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20/02/2013

Le Plaisir dans la lettre 81 des Liaisons dangereuses

                                         

[Cette étude a été élaborée par Jean Goldzink, spécialiste des Liaisons dangereuses et du libertinage, en référence au thème qui figurait au programme des CPGE commerciales pour l'année universitaire 2012-2013 : le plaisir. Elle est publiée ici avec son aimable autorisation. G.B.]

 

      LE PLAISIR DANS LA LETTRE 81

                                                DES LIAISONS DANGEREUSES

 

Pourquoi Les Liaisons dangereuses ? Parce que le plus fameux roman libertin est l‘exploit inouï d’un militaire désœuvré, d’un amateur qui dame à jamais le pion, d’un coup et d’un seul, aux meilleurs romanciers français du siècle, Crébillon, Diderot, Voltaire, Rétif, voire Marivaux.

Pourquoi la Lettre 81 ? Parce qu’elle joue un rôle stratégique dans ce roman impeccablement pensé de bout en bout. Si impeccable et radicalisé que Laclos ne pourra jamais en écrire un autre. En effet, Mme de Merteuil y dévoile à Valmont, son complice et rival en libertinage, la logique et la genèse de sa conduite dans le monde tel qu’il va. Pourquoi Valmont n’a-t-il pas droit au même traitement, c’est-à-dire à une lettre qui exposerait son propre système de libertinage ? Eh bien, tout simplement parce que c’est un homme, donc un libertin au su et au vu de tous. Au fondement de cette différence entre les deux rivaux qui joutent à distance sur le papier et dans les lits tout en se confiant leurs secrets, il y a donc l’inégalité des sexes. Inégalité instituée, non naturelle, par conséquent arbitraire et oppressive aux yeux de Laclos. Il la juge même plus fondamentale que l’inégalité politico-sociale dénoncée par Rousseau dans son fameux second Discours (1755), muet au demeurant sur la question des femmes.

Je passe pour l’instant sur les raisons qui poussent la marquise de Merteuil à s’expliquer aussi franchement et aussi imprudemment. Elle répond notamment à deux longues Lettres de Valmont (76, 79), où ce dernier lui prodiguait ses conseils de prudence à l’égard d’un libertin nommé Prévan, que Valmont estime trop redoutable pour que la marquise puisse se risquer dans une liaison aussi dangereuse.

Comment procéder à l’analyse de la fameuse Lettre 81 ? Je ne connais en interprétation des textes qu’une seule méthode adéquate : la paraphrase. Nous allons donc suivre le fil de la réponse de Mme de Merteuil. Au minimum, vous saurez au moins ce que le romancier lui fait dire. Et à partir de là, il devient loisible d’interpréter avec quelque rectitude.

 

Sarcasmes

1. Le § 1 laisse éclater l’exaspération et l’orgueil piqué à vif de la marquise, ainsi que son mépris accablant à l’égard de Valmont. La plupart des critiques, notamment féministes, font de Mme de Merteuil un personnage dont la volonté et l’intelligence sont si exceptionnelles qu’elle ne saurait suivre les pulsions du corps et des passions, bonnes pour le vulgaire en général, et Valmont en particulier. Pur fantasme, aussitôt démenti par ce 1er §. Conformément à la définition classique de tout personnage fictionnel, dit « caractère » (article CARACTÈRE de l’Encyclopédie), Mme de Merteuil pourrait bien  obéir elle aussi à une passion rectrice de ses actes et paroles, en l’occurrence l’orgueil. Mais il faudra le démontrer plus amplement, car l’incipit de la lettre 81 n’avoue qu’un mouvement d’« humeur ». En tout cas, cette humeur ne manque pas de vivacité agressive. En société, ce serait impossible, il faudrait passer par l’ironie polie, policer le langage, cacher les affects. Pourquoi est-ce possible ici ? En raison du pacte de franchise qui fonde la correspondance entre elle et Valmont, depuis qu’ils ont substitué la confiance amicale à la liaison sensuelle, autrement dit remplacé une passion par une autre.

2. Le second paragraphe poursuit sur le même ton, mais en laissant éclater l’ironie méprisante, ouvertement satirique : « incroyable gaucherie », « je souris », « effort sublime », « actions d’éclat », « ton doctoral ». Tacitement impliqué dans ces sarcasmes, l’orgueil se manifeste en plein jour dans le second mouvement du § : « Mais que vous puissiez croire que j’aie besoin de votre prudence, que…, que… ». Cependant (habileté rhétorique), c’est à Valmont qu’on reproche de pousser l’orgueil vraiment trop loin, aux dépens de celui de la marquise, infiniment plus légitime selon elle !

C’est à la fin de ce second § qu’apparaît le mot « plaisir » : Mme de Merteuil refuse catégoriquement de « sacrifier un plaisir, une fantaisie », c’est-à-dire son début de jeu libertin avec Prévan, au nom de la « prudence » et donc de la crainte. Ce plaisir n’est certes pas présenté comme un besoin, tout juste une gâterie saisie au passage, un amusement, en langue libertine une occasion, mais il est hors de question de s’en priver. L’enjeu n’est pas dans l’objet ; il est tout entier dans l’idéal du moi : renoncer, c’est se sous-estimer, se rabaisser, se trahir. Chez Corneille, on parlerait de « gloire », d’« honneur ». Mme de Merteuil et Valmont font du libertinage une éthique tendue vers l’exploit, comme si le libertin aspirait à devenir un  héros. Il ne s’agit plus seulement d’avoir (du plaisir), mais d’être – être le meilleur

3. Le 3ème § poursuit le thème méprisant de la « distance », de « l’intervalle » énorme entre elle et Valmont (§ 1) : « Et qu’avez-vous donc fait, que je n’aie surpassé mille fois ? » On est bien dans la rivalité de deux égos libertins en compétition ouverte, comme tous les hommes, dans ce type de mythologie libertine, le sont aussi sur le marché concurrentiel des séducteurs mondains. Mais le § 3, loin de parler d’elle, se délecte à dénigrer Valmont : les exploits dont il se vante (lettres 76 et 79) ne reposent sur aucun mérite réellement personnel. Toute femme (§ 4) le surpasse en prudence et finesse. Pourquoi ? Parce qu’il n’a nul besoin de ces talents, contrairement aux femmes, tenues par l’inégalité de les cultiver sans cesse (§ 5). L’immense écart de valeur entre la marquise et Valmont est donc à la fois individuel et social, personnel et collectif.

À supposer, poursuit la marquise, que les hommes déploient autant d’adresse à vaincre qu’une femme à résister ou céder, il n’en reste pas moins une évidence déclarée triviale, à savoir la différence décisive entre les deux sexes devant la FIN de la liaison : l’homme rompt quand il veut et comme il veut, alors que la femme « est sans ressource » quand une relation lui pèse et qu’elle souhaite en sortir (§ 6-9). En somme, malheur à celle qui rencontre la première le déplaisir ou le dégoût dans une liaison. En finir relève, pour les femmes, de l’exploit presque impossible, sauf consentement improbable du partenaire. Seule la femme est ligotée par la liaison, qui ne vise pourtant que la rupture.

Or la marquise a su se jouer à sa guise, Valmont le sait par leur correspondance, de « ces hommes si redoutables » (§ 10). Redoutables non pas par leurs talents, bien entendu, mais par l’avantage des mœurs, par l’inégalité conventionnelle des sexes devant l’opinion publique, qui dégrade à jamais les femmes pour des actes dont les hommes tirent leur lustre mondain. C’est donc que, « née pour venger mon sexe et maîtriser le vôtre, j’avais su me créer des moyens inconnus jusqu’à moi. » (§ 10).

Résumons : forcément plus habile que les hommes, car femme, Mme de Merteuil est autrement plus adroite et inventive que toutes les autres femmes d’aujourd’hui et d’hier. Elle a découvert comment « maîtriser » les hommes, autrement dit comment renverser la logique sociale, l’inégalité arbitrairement instituée des sexes devant le plaisir sexuel.

Alors, héroïne de la féminité, l’implacable marquise ? C’est l’opinion générale, d’une touchante unanimité. Écoutons pourtant ce qu’elle dit aussitôt après, au § 11 : « Ah ! gardez vos conseils et vos craintes pour ces femmes à délire » qui, ayant  « leurs sens dans leur tête », « croient que celui-là seul avec qui elles ont cherché le plaisir, en est l’unique dépositaire ». Ces femmes délirantes, c’est-à-dire proprement folles, hallucinées, égarées, idolâtrent leur amant, confondent le plaisir organique avec son instrument transitoire. Leur péché d’idolâtrie consiste proprement à prendre le prêtre pour le dieu, le moyen (tel membre viril) pour la fin (le plaisir sensuel).

Autre catégorie extravagante, les femmes qui ne supportent pas qu’on les quitte (§ 12), comme si tout mâle n’en valait pas un autre pour obtenir ce qu’on en attend. Après les femmes sentimentales et les femmes vaniteuses viennent, tout aussi furieusement stupides, les femmes dites « sensibles ». Celles-ci sont tellement sous l’emprise de la sensualité qu’elle doivent sans cesse coucher par écrit leur reconnaissance éperdue, sans penser un seul instant, dans leur sottise imprudente, que « leur Amant actuel » est forcément « leur ennemi futur » (§ 13). Il en va donc des amants comme des États : tout allié est un ennemi potentiel. L’oublier est une redoutable bêtise, qui mène fatalement une femme ou un pays au désastre.

Conclusion : « Mais moi, qu’ai-je de commun avec ces femmes inconsidérées ? quand m’avez-vous vue […] manquer à mes principes ? » (§ 14). Et la marquise de commenter : ces principes « sont le fruit de mes profondes réflexions ; je les ai créés, et je puis dire que je suis mon ouvrage. » Mme de Merteuil n’a donc ni Dieu, ni Père, ni Maître, ni Égal, ni Enfant. Le personnage est par conséquent construit, c’est absolument clair et indiscutable, sur une passion qui, conformément à la doctrine classique évoquée plus haut, règle ses actes et discours : l’orgueil. Et si elle venge son sexe, ce n’est pas au bénéfice des oies stupides qui composent le troupeau affligeant qu’elle vient de ridiculiser avec un mépris écrasant, et qu’elle châtiera sans pitié aucune. Car les femmes réelles, toutes les femmes, sont pour elle un objet de dégoût, voire de honte. Sa vengeance se fait  au bénéfice de son Moi catégoriquement solitaire, orgueilleusement sculpté de ses propres mains. Avant de jouir d’autrui, la marquise jouit d’elle-même, de sa supériorité, de son dédain hautain pour tous et toutes. Les féministes ont apparemment choisi un bien étrange emblème… Il est vrai qu’on peut adorer des divinités dévoratrices, c’est même très banal, l’histoire des religions le prouve d’abondance.

 

Genèse de soi par soi en système inégalitaire

Commence alors, en toute logique, la célèbre généalogie d’elle-même, chargée de raconter la genèse des « principes » qui la guident inflexiblement (§ 15). Une des questions sera de savoir si l’on pourrait mieux comprendre pourquoi Mme de Merteuil, chantre de la prudence féminine, ne saurait renoncer au petit « plaisir », à la « fantaisie » nommée Prévan. On peut élargir l’interrogation : y a-t-il une place, et laquelle, dans cette orgueilleuse vision du monde, pour le plaisir, indissociable  a priori de l’idée de libertinage ?

Entrée toute jeune dans le monde sans passer par le couvent, Mme de M. y apprend aussitôt, dès l’âge de 15 ans,  l’art de la dissimulation, et par exemple à cacher ses chagrins sous « l’expression du plaisir » - et inversement (§ 16) ; à maîtriser ses « discours » au gré des « circonstances » (§ 17), à pénétrer les « physionomies » et tout ce qu’on entendait lui cacher (§ 18). Pourquoi s’acharner à tout dissimuler, tout inverser ? Pour protéger de toute intrusion, dit-elle, son seul bien, sa « pensée » (§ 17. Je passe sur le possible clin d’œil à Descartes). Comme toutes les « jeunes filles », elle cherche aussi « à deviner l’amour et ses plaisirs » (§ 19). Faute d’amie et de voix de la nature, sa « curiosité » a recours à un confesseur, devant lequel elle s’accuse de « tout ce que font les femmes ». Des réponses guère comprises du prêtre, elle déduit « que le plaisir devait être extrême », d’où le désir soudain « de le goûter », ce que son mariage immédiat interdit (§ 20-22).

De sa nuit de noces avec M. de Merteuil, elle fait une pure « occasion d’expérience », une froide recension des « sensations » éprouvées ;  et elle cache si bien sa sensualité spontanée à son époux qu’il lui fait désormais une « aveugle confiance », ce qu’elle renforce et exploite grâce à un « air d’étourderie » juvénile (§ 23-24). Bref, la jeune épouse joue d’emblée à la femme frigide, pour continuer à tromper son monde et garder sous clé ses affects et idées. Il s’agit de combattre la dépendance féminine en restant maître et possesseur de soi, y compris et surtout contre les élans de la nature.

Emmenée par son époux dans une « triste campagne », elle y découvre une loi universelle : « l’amour, que l’on nous vante comme la cause de nos plaisirs, n’en est au plus que le prétexte. » (§ 25). Il n’y aurait donc pas de lien directement obligé entre passion amoureuse et plaisir sensuel, entre le sentiment et la sensation ; on peut recevoir du plaisir sans donner son cœur (on verra que c’est moins simple en réalité, comme elle l’a d’ailleurs expliqué à Valmont dans la lettre X). Son époux vite expédié au cimetière, elle décide de rester veuve, donc libre, et renforce ses « observations » directes par des lectures, qui lui apprennent la table complète des normes socialement convenables qu’il faut feindre de respecter (§ 27-28). Sa « coquetterie » lui dicte aussi, pour parvenir au « bonheur » (§ 29), non pas de ressentir mais d’inspirer l’amour, tandis que la « prudence » lui gagne le soutien puissant des « prudes » (§ 32). Plaisir et réputation, les deux objectifs indissociables de la marquise, qui la font être ce qu’elle est : un être absolument unique, sont donc selon elle le fruit concerté de calculs stratégiques, de principes politiques clairs et distincts, d’une autogenèse volontaire guidée par le seul entendement. Mme de M. serait la seule femme qui ait réellement mangé et assimilé le fruit de l’arbre de la connaissance.

La traduction pratique consiste à se montrer « comme une femme sensible [pour attirer les hommes dans son salon], mais difficile » (§ 33), quasi « invincible » : il s’agit en effet de résister spectaculairement à ceux qui ne plaisent pas, pour « me livrer sans crainte à l’Amant préféré » - liaison soigneusement cachée sous couleur d’extrême « timidité » (§ 34). Cela implique : 1/ de supprimer les préliminaires, quitte à se tromper dans le choix d’un partenaire ; 2/ « de ne jamais écrire » ; 3/ de surprendre les secrets d’autrui pour se protéger des indiscrétions ; 4/ faute de ces moyens, de prévenir le danger en l’étouffant « d’avance sous le ridicule ou la calomnie » (§ 36).

Et malgré tout cela, s’exclame-t-elle sarcastiquement à l’adresse de Valmont, « vous doutez de ma prudence ! » Malgré son très grand goût passé pour lui, il n’aurait pu la perdre devant l’opinion publique, faute de la moindre preuve crédible. Quant à leur correspondance, il sait ce qui en garantit le secret (§ 37). Pour la femme de chambre, elle est si sûre que Valmont lui a confié « des secrets assez dangereux », et de plus, « j’ai son sort entre les mains » (§ 38-39).

Comment croire alors sans ridicule que « je pusse redouter un homme au point de ne plus voir mon salut que dans la fuite ? Non, Vicomte ; jamais. Il faut vaincre ou périr. Quant à Prévan, je veux l’avoir, et je l’aurai ; il veut le dire, et il ne le dira pas » (§ 41). Comme tout homme en société libertine, car inégalitaire, Prévan « veut le dire » - dire le secret de leur liaison prochaine ; et comme tout amant de la marquise, « il ne le dira pas », faute de pouvoir être cru. Le roman nous expliquera plus loin comment la marquise s’y prendra en fait pour déshonorer Prévan devant l’opinion publique : en l’accusant d’une tentative de viol. C’est un meurtre symbolique, comme ceux des libertins à l’égard des femmes.

 

Commentaire

Cette lettre orgueilleusement cinglante affirme donc une finalité : « le bonheur ». Ce bonheur implique la sensualité, c’est-à-dire les liaisons sexuelles, mais sous la condition rigoureuse du secret ; secret qui vise à sauvegarder à la fois sa réputation de femme vertueuse et la maîtrise sur les partenaires masculins, rendus incapables d’ébruiter leur succès, et donc d’augmenter leur capital libertin, leur lustre viril, leur liste publique de femmes conquises et trahies. Il s’agit de résoudre une aporie à première vue insurmontable de la destinée féminine en société libertine : coucher et le cacher ; s’abandonner sans rien donner ; faire l’amour sans amour tout en faisant croire qu’on aime à la folie. Plus : qu’on cède pour la première fois, par égarement paroxystique, puisque femme invincible et maîtresse invisible. On se donne même, à l’occasion, un plaisir en principe réservé au sexe masculin : celui d’humilier le partenaire. Mais Mme de M. n’exerce cette jouissance extrême, dit-elle, que « quelquefois », avec prudence et parcimonie, quand elle sait qu’elle n’a plus rien à craindre (§ 36). Avec les autres, elle se montre « plus souple », et prépare donc plus adroitement la rupture, moment le plus délicat d’une liaison (ibid.).

Il est clair que le partenaire masculin, dans ce système dicté par l’état contemporain des mœurs (libertinage) et par l’inégalité bien plus ancienne des sexes, se doit de devenir l’instrument du plaisir physique, en perdant toute capacité de nuire à la femme qu’il croit avoir conquise, et dont il savoure la prochaine immolation publique, d’autant plus savoureuse qu’il s’agit d’une prude fausse ou égarée. Il est donc question d’utiliser l’individu viril de telle façon qu’il soit tenu de renoncer, quelle qu’en soit la manière souple ou brutale, aux deux privilèges de la domination masculine : privilège de la rupture, et privilège de la divulgation. De par ses talents, et à son unique profit, Mme de M. serait donc la première et seule femme à rompre le fatal destin des femmes en société.

On comprend dès lors pourquoi il ne saurait être question de renoncer à Prévan ; c’est une question de principe, une question d’honneur, une question vitale, qui touche à la racine même du Moi. Sur ce terrain, comme pour les héros cornéliens, nul compromis n’est envisageable. Car il renierait et dissoudrait le Moi artificialiste auto-construit, sa raison de vivre, sa raison d’être. Mme de M. ne pourra par conséquent que choisir la guerre contre Valmont, en refusant farouchement le raisonnable compromis proposé (une nuit ensemble, comme au bon vieux temps, sans promesse ni tromperie).

En somme, peut-on dire que pour Mme de Merteuil, le bonheur est dans le sexe ? Oui, à condition d’entendre le double sens de l’expression. Il n’y a pas pour elle de bonheur possible sans rapport sexuel, sans inconstance dans ce rapport, c’est-à-dire, au sens strict, sans libertinage. Car le libertinage est d’abord l’inconstance, la circulation incessante des corps pris et abandonnés, circulation qui fait à la fois le prix variable de chaque mâle sur le marché des réputations, et la dévaluation aussitôt irrémédiable de toute femme séduite : là réside l’inégalité des sexes. Mais le plaisir sensuel ne peut à lui seul, dans ce type de libertinage systématisé incontestablement issu de Crébillon, constituer une fin en soi, un but hédoniste autosuffidant.

La jouissance physique de Mme de Merteuil, c’est une condition sine qua non de la satisfaction voluptueuse, doit s’accomplir dans et par l’annihilation, sourde ou ouverte, de la domination masculine. Le plaisir  passe impérativement, pour la marquise en guerre contre tous, hommes et femmes, par la maîtrise du sexe dit fort, dépossédé de ses privilèges génériques, entendons socialement institués et hérités. Peu importe que le partenaire masculin en ait conscience quand il se dépense sur le ventre blanc apparemment offert au plaisir et à la trahison ; il suffit que Mme de M. le sache et puisse s’enivrer de ce savoir et de ce pouvoir jugés uniques. En d’autres termes, l’héroïne est censée jouir doublement : du rapport sexuel et du rapport des sexes. Rapports impérieusement noués, indissociables. Il est question, pour décupler le plaisir, de coupler l’ordre physique de la copulation et le renversement des lois immémoriales de la  physique sociale.

 

Les apories de la révolte solitaire

Mais peut-on prendre entièrement au pied de la lettre cette véhémente apologie de soi par soi ? La marquise, en un effort sublimement solitaire, sans précédent ni successeur, a-t-elle vraiment résolu la quadrature du cercle féminin : coucher hors mariage pour trouver le plaisir, et du coup subir l’inexorable loi qui transforme l’amant en bourreau, la jouissance en douleur, la confiance en humiliation, l’unisson des corps en guerre sociale et totale où les femmes perdent à tout coup, quel que soit leur choix ?

Il faut d’abord se tourner vers l’économie libidinale de ce système de plaisir. Rappelons-en encore une fois la règle : Mme de Merteuil veut obtenir un plaisir sexuel qui n’aliène, contrairement à toutes les femmes présentes et passées, ni sa liberté intime ni sa réputation mondaine. Car cette réputation est bien entendu la condition rigoureuse de sa liberté, de sa maîtrise, le fondement de son Moi. Dès qu’elle la perd, le système du Moi et de son libertinage s’effondre, et ses plaisirs s’évanouissent à jamais. Par plaisir, il faut entendre non pas la satisfaction, modérée ou paroxystique, des divers sens, mais la volupté sexuelle, celle qui seule met en relation avec l’indispensable ennemi – l’homme. L’homme acharné, par pression et oppression sociales, à perdre les femmes, et seul en état de susciter la jouissance.

Autant qu’une mythologie de l’intelligence et de la volonté (Malraux), Les Liaisons dangereuses sont une mythologie de la sexualité. Mythologie à double face : il n’y a de plaisir intense et jouissif que dans le sexe ; et ce plaisir est inséparable de la guerre des sexes. Si l’on se place du point de vue des personnages, on pourrait parler d’une hystérie du plaisir sexuel sous contrainte sociale, pour les hommes comme pour les femmes : tout mondain est voué à la liaison, et à sa trahison. Et du point de vue du romancier, d’une épuration esthétique radicale, homologue à celle des tragédies françaises. Même abstraction en effet du monde réel, mêmes passions obsessionnelles, même unification et purification extrémistes de la représentation fictionnelle. Le pouvoir de fascination du mythe libertin ainsi radicalisé et décanté 50 ans après son invention par Crébillon, tient sans conteste à cette homologie entre roman et théâtre classique, et plus précisément encore, chez Laclos, entre récit libertin et tragédie.

D’après la Lettre 81, donc, tout baigne, Mme de Merteuil, véritable surhomme, a tout concilié, tout résolu, tout maîtrisé. Et c’est ce que répète en chœur la critique. Mais est-ce réellement le cas ? Pas vraiment, si l’on se souvient de la Lettre X au même Valmont, tout aussi hargneuse et dédaigneuse. Dans cette Lettre, la marquise vante à Valmont, follement amoureux d’une dévote au cœur sensible et naturel, l’art du vrai et pur plaisir libertin tel qu’elle le pratique avec son jeune et infatigable amant du moment, Belleroche. Allons droit à l’essentiel : forcée d’éradiquer l’amour pour conserver sa liberté et rester une authentique et souveraine libertine, Mme de Merteuil est mécaniquement contrainte, pour obtenir un plaisir forcément inférieur à celui du vrai désir amoureux partagé, de se choisir des amants naïfs, des ingénus sincères, comme Belleroche puis Danceny. Il n’est pas vrai, elle l’a expliqué elle-même dans la lettre X, que l’amour soit seulement le prétexte du plaisir. Elle a reconnu, c’est une loi sensualiste inexorable, que son absence affaiblit forcément la sensation. Qui aime jouit davantage, c’est une loi sensualiste, une loi géométrique.

Ce que la lettre X révèle, c’est que la marquise est obligée, inflexiblement obligée par la mécanique des sensations découplées de l’amour, de jouir moins de ce qu’elle ressent que des sincères émois du partenaire masculin – émois qu’elle agence en savante comédienne des passions. Autrement dit, elle est tenue de jouir en spectatrice voyeuriste d’un théâtre des sentiments dont elle est l’organisatrice et le seul public. Il lui est par conséquent impossible d’éprouver une jouissance absolue, directe, enivrante, celle que Valmont découvre avec Mme de Tourvel, sous les sarcasmes de sa partenaire, et qu’il va sacrifier par orgueil, mais aussi pour rester ce qu’il est, pour conserver, comme elle, son Moi : un libertin soi-disant souverain, et en réalité entièrement sous l’emprise des mœurs. Le libertinage, voué au plaisir sexuel, se heurte de toute nécessité, en raison même de l’idéal de maîtrise et de traîtrise, à la dégradation absolument fatale, car mécanique, du plaisir. C’est ce manque fondamental, ce vide, cette insatisfaction, sus ou insus, qui poussent sans relâche à l’inconstance et à la surenchère, et du coup vers la guerre et, chez Laclos, la mort.

Cela vaut pour tout candidat à la maîtrise, au statut de roué, pour Valmont comme pour la marquise. Quoi qu’elle prétende ici, c’est une conséquence inéluctable, une loi immanente de l’univers libertin poussé à bout, pensé jusqu’au bout. L’éradication du sentiment amoureux, fondement explicite, loi première de ce libertinage radical, érode inexorablement la sensation, affaiblit le plaisir, réclame de toute nécessité ce qu’on appelle au XVIIIe des « suppléments ». Le libertin doit suppléer, sans fin et sans relâche, au vide creusé par le libertinage, tenu pour exister de couper la racine de l’amour, et donc d’étioler les sensations les plus intenses du plaisir. On ne peut pas lire la Lettre 81 en oubliant la Lettre X, ou plutôt la logique d’ensemble qui mène au dénouement. Il faut absolument saisir la cohérence interne du système libertin ainsi extrémisé. Sinon, on risque fort de ne comprendre rien à rien. C’est-à-dire : pourquoi ce roman est si fort, si inoubliable, pourquoi il surpasse tous les autres. Car si on ne répond pas à cette question, on n’a rien fait. On bousille le métier, on parle pour ne rien dire, on s’agite vainement dans le vide.

C’est cette logique implacable de l’émoussement du plaisir, de l’ennui, qui pousse Valmont, nul hasard en cela, à sortir avec Mme de Tourvel du cercle devenu fastidieux des liaisons libertines à répétition ; et ce point de départ du roman, on le remarque trop rarement, ne doit absolument rien à la marquise, qui en refuse d’emblée rageusement la pertinence. Autre fait fort peu noté : celle qui crible tout au long Valmont de ses railleries méprisantes, doit sortir elle aussi du cercle avec ses amants ingénus, seuls recours contre la diminution fatalement mécanique du plaisir. Mme de Merteuil est de fait hors d’état d’expliquer en quoi un jeune ingénu tout frais sorti de l’école, qu’on manipule comme un jouet, une poupée, un pantin ventriloque, serait moins ridicule qu’une dévote amoureuse. C’est ce que les admirateurs passionnément étourdis du personnage, féministes ou pas, refusent de voir.

Or le fait est là, patent, criant : l’un comme l’autre des deux héros du libertinage extrémiste (faut-il dire pascalien ?), du mensonge érigé en art et en morale, ont un double besoin absolument nécessaire, qui les oblige à sortir du cheptel libertin. Besoin d’abord d’être sincèrement aimés, l’un par Mme de Tourvel, l’autre par ses naïfs jouvenceaux. Et besoin de se confier, pacte d’alliance qui les tuera l’un après l’autre, l’un par l’autre, en raison directe de leur confidence épistolaire. C’est la loi paradoxale mais inéluctable du libertinage poussé à bout, pensé à fond, jusqu’à ses apories internes : le plaisir libertin s’épuise à s’exercer entre libertins vraiment libertins ! Il faut impérativement de la chair fraîche, non encore contaminée par les mœurs dénaturées.

Le seul plaisir que Valmont et Mme de Merteuil peuvent se donner l’un à l’autre, c’est la vérité de leur correspondance, la confiance sous menace réciproque d’anéantissement. Mais elle débouche forcément, si l’on pense la chose à fond, sur la guerre et la mort des rivaux. Reste que Valmont est le seul qui franchisse le seuil interdit, en s’avouant amoureux, et du coup sensible à des émotions inconnues, des plaisirs déjà vertigineux avant même la copulation, plaisirs à jamais interdits à la marquise dans son lit transformé en petit théâtre des simulacres. Sa vraie jouissance sera dès lors de pousser Valmont à détruire son amour, en s’en attribuant évidemment, à tort bien entendu, le seul mérite, aux applaudissements frénétiques des critiques qui font profession de croire tout ce qu’elle dit d’elle-même, au lieu de chercher la logique du système qui broie ces matamores volubiles de la maîtrise.

 

Les deux imprudences fatales de la marquise

Dès lors que tout l’effort de la marquise est tendu vers la revanche sur les hommes par l’imitation maximale des hommes, libertins par obligation sociale, les satisfactions de l’orgueil doivent l’emporter sur le plaisir sensuel, automatiquement affaibli par l’interdiction d’aimer, fondement et tombeau de ce libertinage. Mais est-il au moins possible de concilier l’orgueil avec la prudence, comme le proclame sans cesse la lettre 81 ? La suite du roman démontre le contraire. La marquise tombe et doit tomber, parce que la passion d’orgueil qui la constitue et la dévore pousse à deux imprudences mortelles. La première, violemment contraire à ses principes, est d’écrire à Valmont. C’est évidemment la condition sine qua non de la partie la plus brillante du roman, sans laquelle il s’effondre ; et comme il faut impérativement motiver cette apparente inconséquence, elle est en toute logique justifiée par la passion fondatrice : l’orgueil a besoin d’un témoin, d’une oreille, en l’occurrence un libertin fameux, et donc un rival, un emblème masculin qu’il s’agira fatalement d’écraser à son tour. Le libertinage pensé par Laclos dans le sillage de Crébillon, c’est du Hobbes mis en roman, du Hobbes relu par Rousseau. L’état de nature hobbesien s’est transporté en société monarchique ultra-policée, réglée par les lois entièrement artificieuses du pacte social libertin.

La seconde, tout aussi obligée que la liaison avec Prévan, est de déclarer la guerre à Valmont (« Eh bien, la guerre ! ») : il faut vaincre ou périr, dit fortement et d’avance la Lettre 81. Vaincre Prévan, c’est s’obliger à vaincre Valmont. Mais comment vaincre, vaincre seule, en un système depuis toujours inégalitaire ? On mesure là la niaiserie d’une idée proposée par Tsévan Todorov en 1967, dans une thèse soutenue devant R. Barthes, et qui a fait un tabac unanime, immédiat et durable dans la critique : la fin des « Liaisons dangereuses » serait ironiquement conventionnelle, postiche, sarcastiquement morale, la marquise est bien trop forte pour perdre ainsi la partie, le romancier trop intelligent, trop insolent et inconvenant  pour finir aussi platement ! D’autres ont imaginé, à la suite de cette grande idée, que Mme de M. n’était en fait pas du tout défigurée par la variole, qu’elle partait vivre d’aussi grandioses aventures à l’étranger ! On prend la diligence, on passe la frontière et on recommence. C’est, sous couleur de féminisme, prendre Laclos pour un lecteur de mangas, un auteur pour adolescentes.

Car en fait, bien sûr, aucun héros tragique n’est en fait jamais mort, tout le monde le sait… On nous le demande d’ailleurs instamment : quelle preuve avérée, positive, scientifique, avons-nous de ce ravage facial ? Je ne vais pas perdre le temps que je n’ai plus à critiquer ces sottises, je l’ai déjà fait, et d’ailleurs en vain. Je me contente de rappeler que Laclos a lui-même expliqué, dans un essai philosophique inachevé, que la libération des femmes ne pouvait venir que d’une révolte collective, autrement dit, à moins que je ne comprenne rien, d’un changement de contrat social, qui mettrait donc fin au libertinage, produit obligé de l’oppression des femmes (« Des femmes et de leur éducation »).

Or, ce libertinage issu de la corruption sociale, cette dénaturation de l’amour et du plaisir, Mme de Merteuil, loin de vouloir en sortir, en adopte à l’évidence toutes les règles comme autant de règles morales inflexibles ; sa révolte est une imitation et une adaptation forcenées des rôles virils en société « perfectionnée », c’est-à-dire dégénérée, dénaturée (Rousseau) ; l’auto-éducation qu’elle célèbre avec tant d’orgueil, qu’est-ce, sinon un pastiche frénétique des vices masculins engendrés par l’inégalité au sommet oisif de la société ? Mme de Merteuil va incontestablement au bout d’elle-même, mais elle ne peut que se briser sur l’ordre des choses. Ce que Todorov prend pour une fin postiche, car bêtement moralisatrice, c’est, pour un lecteur conséquent de Rousseau comme Laclos, l’impossibilité catégorique d’une victoire de la marquise. Ou bien l’ordre social inégalitaire demeure, et Mme de Merteuil est anéantie ; ou bien il change, et il n’y a plus de Mme de Merteuil.

Ne pas faire l’effort de comprendre cela, c’est vraiment faire le malin à peu de frais. Telle est du moins ma conviction, qui voit dans Les Liaisons dangereuses le génial roman d’un officier d’artillerie lecteur de Rousseau. Et donc l’antithèse parfaite de La Nouvelle Héloïse, roman des liaisons vertueuses et des plaisirs authentiques, quoique finalement défaillants, puisque humains.

 

Conclusion

1. Il me semble qu’il faut distinguer clairement plusieurs courants dans le libertinage d’Ancien Régime. Les deux premiers sont antérieurs au 18e siècle, et il vaut mieux le savoir. Il s’agit d’abord du libertinage philosophique, conceptuel, argumentatif. Ensuite, du libertinage érotico-obscène, qui exalte la libre jouissance sexuelle voulue par la Nature, mais bridée par les conventions morales et religieuses. Ces deux courants se poursuivent au 18e siècle, le premier se coulant dans la « philosophie » des Lumières, comme les théologiens catholiques ne cessent de le dire et de le reprocher aux « nouveaux philosophes ». Le troisième est le libertinage romanesque inauguré par Crébillon, porté à son comble par Laclos, et le seul spécifique du 18e siècle. Il se présente comme le pseudo-reflet d’un système des mœurs contemporaines qui exclut Dieu et la morale transcendante traditionnelle, au profit d’une quête incessante du plaisir sexuel. Ce plaisir, loin de renvoyer à la Nature, aux besoins naturels étouffés par les préjugés, comme dans la tradition érotique, doit s’éprouver au sein d’une guerre des sexes qui dénaturalise la jouissance sensuelle pour la transformer en jeu pervers et cruel, en désir lancinant  de nuire aux femmes, livrées après usage au mépris public pour accroître le lustre viril. Il s’agit bien d’une logique sociale implacable, d’une guerre généralisée des hommes contre les femmes, et des individus entre eux.

Tout se passe comme si la pulsion de plaisir issue de la nature se trouvait dénaturée, corrompue. Corrompue sans doute, en dernière instance, par le péché originel chez un jansénisant comme Crébillon ; par la socialisation injuste chez un rousseauisant comme Laclos. Il me paraît impossible de confondre ces trois courants sous le chapeau mou, et en vérité informe,  du mot « libertinage » employé sans le moindre désir de définition claire. Un simple effort de distinction permet par exemple de voir que l’originalité de Sade n’est pas dans la combinaison, patente au XVIIe , des deux premiers courants ; elle est dans le fait de pousser la quête du plaisir égoïste jusqu’aux violences les plus monstrueuses. Leur justification  philosophique forcenée par l’instinct naturel exclut du coup le troisième courant, fondé au contraire sur la dénaturation sociale et l’emprise des mœurs mondaines, mœurs fictivement identifiées au libertinage ainsi mis en système. Mais il vous faut savoir que tel n’est pas l’avis de la plupart des spécialistes, comme le prouvent par exemple les diverses anthologies de textes libertins du XVII et XVIIIe, et leurs préfaces, acharnées à tout rassembler sous le même mot.

2. Il faut insister sur un point décisif. Le libertinage philosophique et le libertinage érotico-obscène tournent autour de la question antichrétienne du plaisir corporel, du bonheur sensitif. Le libertinage de Crébillon exacerbé par Laclos confronte quant à lui l’aspiration proclamée au plaisir avec ce qui l’exténue et le tue : le refus farouchement obligé de l’amour. Il me paraît impossible de confondre  la visée hédoniste traditionnelle de la satisfaction des sens, et une dénégation mortellement frénétique du sentiment amoureux. L’une est tonique, en dépit de sa simplicité, l’autre catatonique, malgré sa brillance. L’une se réclame de la vie, l’autre mène à la mort. Le sarcasme triomphal des deux libertins de Laclos, dont la lettre 81 donne un exemple éclatant, est en vérité proprement satanique. La quasi-unanimité des critiques contemporains y célèbre pourtant une exceptionnelle audace libératrice. À vous de choisir entre vision rose, ou rouge, et vision noire des « Liaisons dangereuses ».

3. On pourrait ramasser la logique du plaisir libertin ainsi entendu sous quelques lois enchaînées.

Loi I.     Le libertin conséquent éradique l’amour pour conserver la maîtrise, car l’amour implique égalité et réciprocité.

Loi II.  L’éradication de l’amour conserve le plaisir sexuel, mais en l’affaiblissant nécessairement.

Loi III.   L’affaiblissement du plaisir oblige à chercher des compléments.

Loi IV.  Mme de Merteuil les trouve dans le spectacle des émotions sincères qu’elle fait défiler chez ses jeunes partenaires ingénus ; Valmont dans l’humiliation publique des femmes, et tous deux dans la jouissance de leur maîtrise, jouissance à la fois partagée et disputée.

Loi V.  La maîtrise se lasse forcément de la répétition inhérente à ce système de plaisir, fût-elle une répétition de l’inconstance. C’est pourquoi Valmont découvre les plaisirs enivrants de l’amour avant même l’acte sexuel, et pourquoi Mme de Merteuil concocte sa vengeance suicidaire.

Loi VI. Au bout du compte, le système de plaisir libertin n’exclut pas seulement l’amour : il finit par exclure le plaisir intra-libertin. Mme de Merteuil ne peut coucher ni avec Prévan, ni avec Valmont, il lui faut des jouvenceaux ; et Valmont ne jouit qu’avec une dévote.

Loi VII.  Le libertinage comme idéal du plaisir sexuel sans amour est littéralement invivable. Il faut soit en sortir, soit en mourir. Ou, lot commun, y pourrir.

Loi VIII.  Loin de se libérer et de nous libérer, ces libertins supérieurement cyniques ou machiavéliens sont entièrement aliénés, à leur insu, par les mœurs émanées d’une société corrompue.

 

Jean Goldzink (oct. 2012)

 

 

 

 

 

 

 

 

LA PAROLE DANS LES FAUSSES CONFIDENCES : DE LESCALIER AU LIT, DU SILENCE AUX MOTS


[Le texte ci-dessous est celui d'une conférence prononcée par Jean Goldzink, l'un des grands dix-huitièmistes de sa génération, devant les étudiants de math sup - math spé du lycée Champollion à l'automne 2012. Je le remercie de m'avoir confié ce texte pour le faire figurer sur ce blog. G.B.]


                           DE L’ESCALIER AU LIT, ET DU SILENCE AUX MOTS

                                         (Les Fausses Confidences et la parole)

          

Par où commencer l’analyse des Fausses Confidences (FC), dernière pièce en trois actes de Marivaux : par le début du texte, acte I, sc. 1, ou par celui de l’histoire ? Je choisis l’ordre de ce qu’on appelle la fable, c’est-à-dire l’ordre logique des faits ensuite agencés par chaque dispositif narratif ou représentatif.

 

I.  Rencontre à l’Opéra

            La pièce commence et finit dans une luxueuse  demeure, unité de lieu oblige. La rencontre originaire, elle, se fait sur un escalier intérieur de l’Opéra, quelques mois plus tôt. Un séduisant jeune roturier de bonne famille, mais pauvre, y croise une inconnue dont l’apparence, ou plutôt l’apparition, le subjugue instantanément. Tout commence donc par une vision, qui produit un saisissement, une dépossession de soi par fulguration instantanée d’une image. C’est ce qu’on appelle dans l’ordre profane un coup de foudre, et en religion une vision extatique : il y a les coups de foudre et les coups de la grâce. Ces derniers se font rarement à l’Opéra, mais il ne faut jurer de rien. Une de ces visions a bouleversé un homme, Paul, et enfanté du coup le christianisme tel que nous le connaissons, sur le chemin de Damas. La fable des FC commence donc par un commencement absolu : deux inconnus se croisent un instant dans un lieu public, sur un escalier de théâtre, à la lumière des bougies.

Que peut-on tirer de cela ? Beaucoup de choses. A disparu ici, par exemple, ce qui fait la substance, la définition réelle sinon théologique du mariage dans les sociétés précapitalistes : la reproduction si possible élargie et consolidée des alliances familiales par des mariages soigneusement négociés, hors tout hasard, et donc tout coup de foudre, goût ou dégoût subjectifs. Contrairement à Molière, et au profit du rêve esthétique, du fantasme sentimental collectif appelé théâtre, il est assez logique que Marivaux n’ait nul besoin, en général, d’un couple parental complet. Le problème théâtral propre au genre comique depuis les Grecs ne tient plus à l’opposition parentale envers le désir juvénile, il gît dans l’amour lui-même, autrement dit dans le sujet ou déjà amoureux ou en mesure de le devenir, autrement dit dans la subjectivité individualisée. Cette libre détermination de soi par soi dans l’ordre sentimental est devenue notre norme impérieuse, sans rien changer en fait de fondamental, nous le savons bien sans vraiment le savoir,  à la nature logiquement sociale, inflexiblement réglée, de nos accouplements. Le théâtre de Marivaux s’exhibe donc comme fabrique de rêves, et il en tire la substance même de sa dramaturgie, appelée marivaudage.

Quel est l’enjeu, purement littéraire et fantasmatique, de la gratifiante rêverie éveillée posée au seuil de la fable des FC ? Mener d’une rencontre de hasard à un mariage, d’un « escalier » à un « déshabillé », en dépit de l’énorme disparité des fortunes. Dorante et Dubois caressent deux visions, deux fantasmes dont se berce l’imagination ludique du spectateur : Dorante tend à fixer l’escalier de l’apparition magique et inaccessible (c’est le côté de l’adoration pétrifiante, de l’émerveillement muet devant l’idole), et Dubois, il le dit en toutes lettres, le « déshabillé » (I, 2) à portée de main de la possession charnelle (c’est le côté de l’activation rusée inhérente à la comédie depuis les Grecs). 

Le procès amoureux suit donc deux boussoles (adoration/machination, timidité/audace). Le chemin mène de l’extase à la copulation, de la surprise foudroyée de l’amour à l’emprise méthodique, en quête d’un double objet du désir, indissociable car originaire : le cœur et l’or, le corps et le coffre. Coup double, coup parfait, triomphe absolu des désirs communs aux personnages et aux spectateurs. Mais évidemment très délicat à négocier, puisque le dramaturge doit guider fermement les deux chevaux tentés de tirer sans cesse à hue et à dia. C’est pourquoi, lorsque la revue de la Comédie-Française m’avait demandé un article pour une mise en scène de la pièce, je lui avais donné pour titre et pour fil  L’escalier et le déshabillé.

Que peut-on conclure, au moins provisoirement, de cette scène inaugurale si originale, si typiquement marivaudienne ? D’abord, qu’il peut paraître curieux d’appeler « cruelle » une dramaturgie qui cherche apparemment tant à caresser le fantasme dans le sens du poil. C’est pourtant cette vision du théâtre de Marivaux qui a prévalu pendant le dernier demi-siècle, à l’Université, au théâtre, dans les médias. Que de déclarations comparant Marivaux et Sade, Marivaux et tous les maîtres du soupçon (Nietzsche, Marx, Freud...) On est en droit, me semble-t-il, de s’interroger sur cette trop fameuse « cruauté » érigée en dogme branché.[1]

 La deuxième remarque porte évidemment sur la parole. Le propre de cette scène fondatrice est d’être aussi instantanée, aussi fugitive que parfaitement muette. On dira, sans excès d’effort intellectuel, que l’échange des regards vaut communication, échange de signes, bref, que les corps ont parlé, parlé la langue des corps, cette langue que tout courtisan du système monarchique, tout membre d’une société d’ordres se devait d’apprendre à s’incorporer, d’une part, et déchiffrer sans impair d’autre part. Mais il faut soumettre cette incontestable vérité générale à l’épreuve du singulier. En l’occurrence, sur l’escalier, la femme est vue, mais ne voit rien. Ou alors son corps parle mais n’entend rien. Il faudra donc l’éveiller à l’amour par d’autres moyens que cette rencontre.

Ce corps aperçu sur l’escalier, de quoi parle-t-il à l’œil fasciné du jeune homme venu se distraire à l’Opéra pour en sortir ravagé, hystérisé par une image aussi muette qu’anonyme? Il exhibe à l’évidence deux signes : celui de la beauté sublime (sublime au moins pour l’œil de Dorante), et celui de la richesse, qui impressionne forcément un pauvre (une robe Chanel n’a jamais fasciné une robe Dior). On va me dire : Mais où diable voyez-vous ça dans le texte ? Qu’Araminte paraisse fatalement belle à Dorante, cela va de soi si on le croit aussi amoureux qu’il le prétend et le fait dire. Mais la richesse ?

Or la richesse est forcément inscrite dans la vision originaire, puisque Araminte est immensément riche, de sortie à l’Opéra, jeune et veuve. Ce que l’œil du roturier pauvre perçoit, ce que son corps reçoit comme choc fulgurant, c’est l’alliance indéfectible de la beauté et du luxe. C’est la femme parée qui s’empare du jeune voyeur, la femme somptueusement coiffée, habillée, bijoutée, maquillée, comme une star sur l’escalier du festival de Cannes, que vous ne reconnaîtriez pas dans le métro. Dans la rue et en jeans, les stars ressemblent à tout le monde.

D’où un problème immédiat sur le plateau : que fait-on de ce fantasme, dans le choix de l’actrice, des costumes, du maquillage, de la lumière, des décors, et maintenant de la vidéo ? Joue-t-on sur le double registre de l’escalier et du déshabillé ? Ou au contraire, installe-t-on, au profit du comique mais au détriment du rêve, une Araminte banale, falote, voire ingrate, avec le risque presque fatal d’obliger alors le spectateur à croire, devant le langage des signes scéniques, que les paroles amoureuses de Dorante (et Dubois) habillent le pur désir de l’or, maquillent la langue trop nue de l’intérêt ? Et que du coup, Araminte s’achète très cher, comme mari, un bel étalon qu’elle ne pourrait conquérir par elle-même sur le marché de la séduction. C’est là qu’on serait alors dans une mise en scène véritablement cruelle, mais qu’à ma connaissance, nul tenant de cette théorie n’a jamais tentée. C’est qu’au théâtre, il ne faut jamais prendre au comptant les mots des metteurs en scène, il faut regarder ce qu’ils font sur le plateau. Il y a les paroles, et il y a les décisions. Quant aux critiques, ils peuvent raconter n’importe quoi, ça n’a aucune conséquence pratique, pas même sur leur carrière.

 

2/ L’énonciation théâtrale de l’image muette

Cette vision originelle silencieuse mais foudroyante, il revient au théâtre de lui donner la parole. Comment ? De façon vraiment complexe, tout à fait caractéristique du travail théâtral en général, et marivaudien en particulier. C’est d’abord un récit rapporté par un valet rusé dans le cadre d’un plan de séduction au service d’un tiers complice soi-disant paralysé par l’excès d’amour : disons que le coup de foudre lui coupe le sifflet. Ensuite, un récit qui se prétend imposé par le devoir moral propre au bon serviteur, arraché par loyauté à une ancienne loyauté, et du coup soi-disant inspiré aussi par la pitié à l’égard de l’amant, énamouré au point de devenir intendant, dans le seul espoir d’approcher l’aimée, de la contempler en silence. Le récit  se transforme donc en révélation inopinée, et du coup violente, d’un secret à la fois surprenant et très embarrassant pour la destinataire, soumise au  double choc émotionnel de la stupéfaction et de la confusion. Il est encore  un conseil pratique qui veut obtenir l’inverse de ce qu’il feint avec force de conseiller - le renvoi immédiat de Dorante. Il se mue également en assurance énergique, en quasi-serment, au moment même où l’on en parle, que l’adorateur ne parlera jamais de son amour extatique, en raison même de son adoration foudroyée ! Il promet le silence, le secret, et promeut du coup l’irrépressible désir de l’aveu. C’est enfin un message qui porte l’empreinte ironique de son émetteur à l’égard du coup de foudre amoureux, des sentiments exaltés, des extravagances du cœur, ironie indulgente qu’on feint, entre gens raisonnables étrangers à de tels émois, de partager avec la destinataire, tout en ne cessant d’en marquer l’intensité fabuleuse. Intensité pour laquelle on va aux spectacles, et ironie pour laquelle on court aux comédies…

Il y a donc eu métamorphose d’une histoire muette (l’escalier et ses suites) en discours exceptionnellement dense et intense, en mots électrisés. Électrisées, dramatisés, actualisés, incarnés, mais aussi irisés, à multiples facettes, fonctions, tonalités, sans oublier leur double réception simultanée : par Araminte qui reçoit à son tour une commotion, un coup de poing au cœur qu’elle doit aussitôt s’efforcer de masquer, et par un public à la fois uni et divisé dans ses réactions devant une émission verbale aussi rapide et complexe, remise aux interprétations de comédiens eux-mêmes divers. Il ne s’agit pas seulement de surprendre violemment Araminte, comme en écho différé de la scène de l’escalier qui lui a totalement échappé ; il faut aussi surprendre le spectateur par ce coup inattendu, non annoncé, de la fausse confidence inaugurale et de la demande paradoxale  de renvoi. Car si l’on sait d’emblée qu’il y a machination, tromperie, piège, complicité secrète (I, 2), on n’en sait pas plus sur le détail du plan de manipulation. On connaît d’emblée la finalité et même le dénouement, pas les moyens. Il en découle que devant un médiateur aussi rusé et effronté, un doute s’instille forcément : si Dubois n’invente pas de toutes pièces cette histoire romanesque de coup de foudre, de quête et enquête fascinées (hypothèse radicale  et improbable),  jusqu’où va sa broderie fabulatrice ?

Je ne crois pas qu’aucune tragédie classique ait jamais agencé une situation de parole aussi complexe, aussi subtile, aussi vive et mobile, où le su et l’insu s’intriquent aussi étroitement. Surprise de l’amour par coup de foudre muet devant une inconnue aperçue sur un escalier bondé de l’Opéra ; surprise naissante, encore évanescente quoique programmée, de l’amour par révélation piégée, piégée car enivrante, dudit coup de foudre : le secret dévoilé cache d’autres secrets ; surprise du spectateur devant le coup hardiment paradoxal du valet dramaturge ; surprises rebondissantes du dialogue de mauvaise foi entre Dubois, qui suit un plan mais doit s’adapter aux aléas de l’échange verbal,  et Araminte qui doit réagir dans l’instant à des impulsions diverses et obscures, aux mots et aux émois qui l’assaillent à l’improviste sans lui laisser le temps de respirer. Araminte est tiraillée entre le désir de fuir (c’est une passion, une émotion) et celui d’écouter, mais écouter oblige à parler, à improviser, à décider ; tandis que Dubois, en même temps qu’il joue sur la pression de l’instant, la surprise concertée de l’instant, escompte aussi un effet différé des paroles, une diffusion insidieuse, une insistance et une persistance insues, obscures, des impressions imprimées par les mots. Impressions confuses, quoique perceptibles aussitôt du dehors, et qui seront parfois aperçues au passage, avec surprise, par le personnage ainsi  investi par une émotion à la fois involontaire et secrètement désirée, car profondément  désirable...

On comprend mieux dès lors pourquoi cette densification et cette complexification si extrêmes de l’échange verbal, sans précédent me semble-t-il, conduisent en toute logique à RARÉFIER LA TIRADE, ce mode discursif compact et structuré si caractéristique des pièces de l’âge classique et même romantique. Comment accorder la tirade avec tout ce qu’on vient de décrire, avec le flux et la mobilité des paroles, le clair-obscur des sentiments saisis souvent à l’état naissant, car suscités, comme ici, par la surprise des mots  et de l’instantanéité qui les presse - instantanéité inhérente à l’art théâtral, mais exploitée ici à fond, comme jamais avant Marivaux ?

C’est pourquoi, dans son théâtre, il faut toujours s’interroger sur l’apparition forcément insulaire d’une tirade au milieu du flot des répliques. Et pourquoi on ne peut jamais, en art, séparer la forme du fond, ni espérer saisir quelque chose de consistant, de cohérent, par le seul canal du champ lexical et de la figure de style. Mais on constate aussi qu’on ne saisit ici guère plus par la situation historique, la biographie et la sociologie. Il suffit au fond de savoir que la société d’Ancien Régime pratiquait le mariage arrangé et rêvait avec la littérature du mariage sentimental, et de constater que la rêverie marivaudienne ne va pas jusqu’à transgresser l’ordre des rangs, càd la barrière qui séparait l’aristocratie de la roture. Dorante et Dubois ne tentent pas de séduire une aristocrate, tout en inscrivant explicitement la question du mérite – d’où la tirade de M. Rémy. Il s’agit donc clairement pour Marivaux d’allier rêverie et prise en compte de la réalité extra-théâtrale, sans transformer la scène en tribune philosophique, comme Diderot en fera la théorie grandiose exactement 20 ans plus tard. L’exploit esthétique des FC est d’allier le maximum de rêve (le coup de foudre, le mariage sentimental entre pauvre et riche, la manipulation infaillible des cœurs) avec le maximum de détails concrets, dits réalistes (chiffres, objets, lieux, etc.). L’un appelle l’autre, comme Dorante requiert Dubois, et réciproquement. L’escalier et le déshabillé. La scène et les coulisses.

 

 

3/ Métaphysique du cœur ou physique des forces ?

Le plan de Dubois, qui fait la pièce, repose donc sur une surprise de l’amour à travers la révélation brusquée d’un secret amoureux. À dévoiler d’entrée de jeu, contre toute attente et toute prudence ordinaire, l’amour caché d’un tiers, on amorce irrésistiblement une naissance insue de l’amour chez la destinataire involontaire de la confidence et de l’adoration. C’est la surprise violente de la confidence qui doit déclencher la surprise programmée du sentiment amoureux. Il faut cependant se garder d’attribuer aux seules paroles un pouvoir quasi magique. Au commencement, il n’y a pas le verbe, pas plus dans la maison d’Araminte que sur l’escalier de l’Opéra. La confidence stratégique obtient son pouvoir ravageur, là aussi, à partir d’un regard antérieur, et donc muet, sur le corps séduisant et le salut gracieux du candidat à l’intendance retiré sur la terrasse. Pour Araminte comme Dorante, tout part, sans mots, d’une impression des sens, d’un coup d’œil sur les corps. Au théâtre aussi, comme au cinéma, on voit autant qu’on entend parler.

Ce coup d’œil, qui devient coup de foudre chez Dorante et anéantirait la pièce en s’emparant d’emblée d’Araminte, enveloppe chez lui la beauté et le luxe, et chez elle le charme physique et l’élégance éduquée, signe d’une bonne naissance, d’un statut social à première vue surprenant chez un futur intendant. La première surprise d’Araminte (rappelons que la surprise est une passion, une émotion, une force essentielle en esthétique comme en politique et dans l’art militaire) est donc liée à la saisie d’un écart entre le service et la personne, le statut et l’individu, thème posé d’emblée par Dubois : le viatique physique de Dorante, autrement dit son allure de bel homme de bonne famille, vaut tout à fait, dit-il, la richesse inouïe d’Araminte (I, 2). C’est poser la question, historiquement  centrale, du mérite personnel, mais en la maintenant dans la sphère roturière, ou bourgeoise. Après 1789 et le triomphe démocratico-capitaliste, il est évidemment impossible qu’un spectateur des FC n’aille pas au-delà des paroles du texte, n’entende pas un autre écho. Il y a eu, depuis 1737, suppression des ordres, et généralisation sinon universalisation du rapport salarié et du mariage d’inclination.

Si la question des privilèges légaux liés aux ordres est esquivée par la pièce, il n’en va pas de même pour le salariat et le mariage d’amour. Il est même patent, quoique peu glosé dans la critique littéraire, que les personnages discutent au moins autant de la problématique du service (de ses obligations et transgressions) que de l’amour, et cela dès la première grande scène entre Dubois et Araminte. Si l’on en discute, c’est bien entendu parce que s’est introduit dans la maison un intendant amoureux de sa patronne, mais le fait n’en demeure pas moins flagrant : la parole ne peut remplir, nourrir la pièce, engendrer du dialogue qu’en nouant l’amour et le service, LA PHYSIQUE DU DÉSIR ET LA PHYSIQUE SOCIALE. Ce qu’on obtient dans Le Jeu de l’amour et du hasard par l’échange parallèle des rôles entre maîtres et serviteurs : le jeu n’y est pas entre amour et hasard, mais entre amour et statut, comme dans Les FC.

J’y insiste : il n’y aurait pas de paroles, c’est-à-dire de dialogues, ou ce serait une tout autre pièce, sans la transformation de l’adorateur en serviteur salarié. Service gradé (intendant), mais salarié, donc dégradé dans une société aristocratique.

Le coup de foudre ne peut se muer en paroles dramatiques que par cette métamorphose sociale d’un chevalier servant impuissant et muet en serviteur rétribué, complice d’un valet qu’il ne peut plus payer, dont il suit les ordres et auquel il abandonne d’abord le dire de l’amour. Force est de constater, si l’on veut bien se forcer à observer la lettre du texte, qu’on y parle bien davantage d’intérêts, de droits et devoirs liés au service, de mariages aux raisons chiffrées, que d’amour, que d’analyses psychologiques du cœur, la fameuse « métaphysique du cœur » censée définir, dès l’époque de Marivaux, sa singulière dramaturgie.

 

Mais par physique des forces, il faut aussi entendre autre chose, d’autres mécanismes. En effet, comment faire naître et croître, chez Araminte, l’amour qu’elle a déclenché d’un coup sans le vouloir ni le savoir ? Comment prolonger l’effet de la première confidence, autrement dit, comment écrire la suite de la pièce ? Le plan de Dubois (dont on ne saura jamais si Dorante en connaît les ressorts secrets, autrement dit les principes, les lois, ou simplement les applications pratiques, le mode d’emploi) repose me semble-t-il sur une LOGIQUE DE L’ATTRACTION. Attraction d’abord physique, avivée par la surprise d’un écart entre l’individu et la fonction, on l’a vu. Mais que faire ensuite ? La logique de l’attraction va consister à organiser une CONTAGION VERBALE, c’est-à-dire à baigner la maison, métonymie théâtrale du cœur d’Araminte, dans un flot ininterrompu de paroles en rapport avec l’amour de Dorante, soi-disant inexprimable et remis à un tiers. Dubois concocte un plan, un plan qui fait la pièce, où tout va parler d’un amour retenu de parler par excès d’amour, pour susciter chez Araminte comme chez le spectateur, le désir d’aveu. Aveu savamment suspendu de la parole d’amour directe, moment  toujours enrobé de silence chez Marivaux, toujours furtif et laconique.

Le sentiment amoureux d‘Araminte va donc naître, à partir de la sensation liée au premier regard sur la terrasse, de la propagation incessante et rythmée de la sémantique amoureuse. Cette sémantique est évidemment portée par les mots, même s’ils s’articulent à la question du service et des mariages de raison. Mais elle passe aussi par les corps, gestes, mimiques, objets, qui cristallisent sur eux un vaste registre d’émotions précipitées.

La clé de la stratégie de Dubois et des FC est donc une hystérisation systématique de l’espace théâtral. Tout, absolument tout ce qui se passe sur scène, pas seulement ce qui passe par la bouche, nourrit le sentiment amorcé par le premier coup d’œil surpris d’Araminte sur Dorante, sur l’élégance inattendue de sa silhouette et de son salut. Quelle est l’idée implicite, sous-jacente ? Une idée classique : Que tout agite le cœur humain et conforte le désir d’aimer, qui est d’abord le désir d’être aimé – et donc  valorisé. La machination se doit de marcher, parce qu’elle lance à fond le moteur des passions, passions activées par l’amour de soi.

Nul hasard donc si Araminte, idole inaccessible aux yeux de Dorante, est aussi posée comme une FEMME TRANQUILLE, bien trop tranquille et raisonnable aux yeux de sa mère et Dubois (la tranquillité est bien entendu un affect, une passion). Pour faire naître à l’amour cette femme tranquille, au risque, à l’aventure, au rêve, pour la rendre au désir voulu par la Nature, il faut la remuer ; pour la remuer, il faut l’agiter ; pour l’agiter, il faut la secouer ; et pour la secouer, il faut aussi secouer tout le bocal, ou si l’on préfère le local tout entier. En charge de ce travail de réactivation des passions, d’arrachement à une indolence passive, Dubois use et abuse de la fausse confidence, ni tout à fait vraie, car concertée, ni vraiment fausse, car sensible, incarnée dans des objets et des voix : il y a de la passion dans l’air, une odor di amore chargée d’enivrer Araminte et le public. Pourquoi est-ce si excitant ? Un psy répondrait mieux que moi. Sans doute, pour rester au plus apparent, parce qu’il y a alliance captivante de la parole et du secret, du mensonge et de la vérité, de la timidité et de l’audace, attente délicieuse de l’aveu pressé par le temps, fantasme de bonheur amoureux conjugué avec l’or, alliance du coup de foudre et des coups tordus. Les FC font sans doute vibrer un fantasme de toute-puissance du désir et de l’intelligence rusée, dans une optique évidemment non-sadienne.

Avant de conclure, il faut insister sur un point crucial : dans la dramaturgie marivaudienne,  la naissance de l’amour par surprise spontanée ou machinée coexiste avec  l’extrême difficulté d’une expression directe de l’amour. L’aveu qui fait tomber le rideau s’esquisse et s’esquive en quelques mots murmurés, échappés, aussitôt happés par le silence ; il touche à l’ineffable. Quand une parole amoureuse s’élance et déploie son chant, c’est qu’elle est insincère, trompeuse, comme le prouvent les magnifiques tirades de l’héroïne du Triomphe de l’amour, parmi les plus belles de la littérature française, et pourtant totalement mensongères. Chez Marivaux, l’amour sincère ignore la rhétorique, fuit le discours, s’exprime dans le silence.

Si tel est bien le cas, largement confirmé dans Les FC[2], alors un point de convergence majeur se dessine entre Platon, Marivaux et Verlaine : dans les trois textes, il s’agit de couper le cou à l’éloquence, par les moyens propres au dialogue philosophique, à la comédie et à la poésie. Comment déjouer les pièges de la parole rhétorique, comment parvenir au ton juste, au ton naturel, effacer l’artifice de la parole déjà écrite et prescrite, voilà certainement un objectif commun aux trois œuvres, genres, auteurs, époques. Mais c’est au théâtre qu’il revient d’inscrire dans son essence générique la métamorphose permanente de l’écriture en parole apparemment improvisée, réinventée, présentifiée, incarnée.

 

Conclusion

On pourrait aussi résumer tout cela en termes de poétique, de poétique classique : pour écrire les paroles des FC,  rapt rusé d’un cœur et d’un coffre au nom d’un raptus, il faut  nouer trois passions en lutte pour la main d’Araminte : l’ambition, l’amour, et la tranquillité qui les annule. Chacune de ces passions débouche sur un statut social de la femme : le veuvage pour la tranquillité maximale ; le mariage de raison, entendons normal, avec le Comte pour l’ambition et une tranquillité un peu moindre ; et le mariage sentimental pour l’amour, mariage purement fictionnel, le plus contraire à la tranquillité, le plus instable, de loin le plus tordu, et pourtant choisi par l’héroïne et le public, qui payait pour voir sur scène ce qu’on ne voyait pas hors du théâtre.

La naissance accélérée et assistée de l’amour s’opère donc par l’électrisation générale des passions, objet central des véhémentes condamnations chrétiennes du théâtre. Tel est le double paradoxe des FC. Le plus sincèrement catholique des grands écrivains français du siècle des Lumières nous propose :

A/ de regarder en face, dans le sujet même des FC,  non seulement l’excitation exhibée et proclamée des passions, mais, de la bouche même d’Araminte, l’extraterritorialité morale de l’amour, homologue en quelque sorte à celle de la politique dans la doctrine de la raison d’État, où le succès justifie également les moyens. Ne pourrait-on pas alors conclure que cette neutralisation axiologique de l’amour, d’antique tradition (L’Art d’aimer d’Ovide, De l’amour de Stendhal), vaut également pour le théâtre, puisque le plan de Dubois est parfaitement adéquat à celui de la pièce, inhérent à son écriture ? La différence tient au fait que l’amour est explicitement mis à l’écart des règles morales, que cette idée accède à la parole, sans que rien soit dit de la politique et de l’art (sauf une allusion de Dubois au terme dramaturgique de « crise », mais que pèse un mot dans une pièce ?).

B/ de contempler ce sujet moralement et théologiquement scabreux avec une sympathie amusée, ni dédaigneuse ni encore moins cruelle, et même avec jouissance : la jouissance propre à l’art d’un voir et d’un savoir sensibles, à distance de la charité comme du jugement moral. Il faut admettre que se tenir en équilibre sur cette crête absolument non sadienne, ni rigoriste ni même amère, sans que le su nuise au plaisir ni n’épuise l’insu, est un assez incroyable défi, à la fois esthétique et conceptuel. Car tout texte artistique invente des opérations de pensée esthétiques non conceptualisées, mais parfaitement cohérentes dans leur ordre propre. Ce sont ces opérations de pensée proprement esthétiques qui constituent l’objet spécifique de la critique littéraire ou picturale.

L’ambivalence est en effet si impeccable qu’on ne saurait même s’arrimer à l’absolution profane qu’Araminte accorde à toutes les manigances amoureuses. Pourquoi ? Eh bien, tout  simplement parce qu’elle est juge et partie ! Et donc le spectateur aussi. Et Marivaux tout autant en tant qu’artiste, comme il ne peut l’ignorer, puisque auteur du sujet. Un sujet qui touche à l’essence du théâtre, lieu par excellence des fausses confidences telles que Dubois les agence, lieu de l’excitation délibérée des passions par une parole ni vraie ni fausse, qui trompe et éclaire à seule fin de faire plaisir. On devrait alors en inférer que pour Marivaux, il ne faut ni faire l’ange (condamner l’amour, archétype des passions, et du coup les duplices jouissances du théâtre, et du coup la nature humaine), ni faire la bête (sanctifier la passion, l’art et l’homme). On est manifestement sorti de l’augustinisme sombre (misère de l’homme et salut immérité pour quelques élus), sans entrer pour autant dans le pathos romantique et ses succédanés modernes, dont celui, particulièrement crétin et actuel, de la transparence pour tous et tout.

 

(Jean Goldzink, sept. 2012)

 

 

 

 

 

           



[1] La tentation cruelle et branchée serait par exemple d’imaginer que Dorante et Dubois inventent de toute pièce l’histoire de l’escalier, tout juste bonne pour les spectateurs ingénus et les lecteurs benêts, abonnés aux courriers du cœur. L’interprète sagace, à qui on ne la fait pas, sait bien que nos deux canailles ne peuvent songer qu’à l’or, que Marivaux est de toute évidence un libertin cynique. Faute de pouvoir en appeler ici, contre l’indigence du cynisme esthétique et moral, à l’esprit de finesse, on ne mobilisera que l’esprit de géométrie. Pourquoi cette interprétation, injurieuse pour l’art marivaudien, est-elle tout bonnement fausse ? 1/ Parce qu’elle ignore, avant même la règle des trois unités, l’existence d’une autre loi du théâtre classique, qui interdit au dramaturge non seulement de mentir au public, mais de ne pas tout lui expliquer avant la fin (cela vaut encore de nos jours dans l’immense majorité des récits policiers). Si Dorante et Dubois étaient deux purs fripons en quête de magot, cette loi obligerait Marivaux à le dire en toute clarté. Or, où le voit-on ? On remarquera au passage la grande et naïve ignorance de Hugo : le pauvre sot plaignait Marton ! Mais que ne réservait-il sa pitié à Araminte, tombée à jamais dans les griffes rapaces de deux escrocs sans aucun scrupule ni sentiment… Marton, au contraire, échappe au pire. Comment peut-on imaginer qu’un dramaturge classique laisse sortir le spectateur sans avoir tranché cette question cruciale : Araminte est-elle aimée ou grugée jusqu’à l’os ? Ce n’est pas une querelle d’interprétation, mais une erreur avérée. On pourrait se raccrocher alors à une solution de compromis : Dorante, entré sans le moindre émoi dans la maison, y tomberait amoureux ! Les FC seraient alors le siège d’une DOUBLE surprise de l’amour. Problème : Où le voit-on ? Où est-ce écrit ? Ce seul premier argument suffit. Mais on peut en ajouter un second : 2/ Que fait des apartés de Dorante l’interprétation cynique ? Le pacte tacite, ou contrat classique d’association théâtrale entre auteur et public, exige que les apartés ne mentent pas. 3/ Enfin, que faire, tout bêtement, tout littéralement, de la scène 2 de l’acte I, où Dorante déclare à… Dubois : « Je l’aime avec passion, et c’est ce qui fait que je tremble ! » ??? Bien entendu, on peut imaginer un scénario, inventer encore et sans cesse : Une canaille s’amuserait avec une autre canaille à jouer son prochain rôle, à faire ses gammes dans la timidité amoureuse, pour ricaner de sa future victime. ON PEUT LE JOUER, comme on peut parodier une tragédie sans y changer un mot. La vraie question demeure : Qu’y gagne-t-on, à part le plaisir de faire le malin ? Pour Marivaux, ici comme ailleurs, un désir peut être ambivalent. Pour le cynisme à courte vue, l’intelligence de l’art consiste à refuser toute ambivalence, toute complexité. Puisque Araminte est belle et riche, il irait de soi qu’on ne peut désirer que son or, tout le reste n’est que bêtise et niaiserie sentimentale. Malheureusement, Marivaux ne met pas en scène la philosophie d’Helvétius, faute d’être aussi intelligent que certains de ses lecteurs d’aujourd’hui, tenants du libéralisme pur et dur sans le savoir. Car c’est bien l’option de l’anthropologie libérale qu’ils défendent à leur insu dans cette interprétation au forceps. Mais à une épouse de Picasso, est-on tenu de dire : « Vous ne l’aimez que pour son argent » ? Est-il catégoriquement impossible d’être, avec Marivaux, un peu plus subtil ? De concevoir que Picasso pouvait séduire par son charme, son génie, sa gloire et sa richesse ? Bref : si l’on prend au sérieux l’hypothèse ici discutée, Marivaux aurait écrit, avec Les FC, sa pièce de loin la plus noire, puisqu’elle débouche, sans aucune contrepartie, sur la déconvenue de Marton, l’absolue tromperie d’Araminte, et le triomphe catégorique des canailles cupides, sans que le spectateur en soit dûment averti, comme le prouvent et le texte et sa réception ! Comment croire à de telles inventions, fondées sur un cynisme en réalité assez ingénu sous ses airs affranchis, et en manque aussi cruel d’esprit de finesse que de sens esthétique ?

[2] Autre indice que Dorante est amoureux. S’il mentait, il débiterait des tirades !

10/02/2013

Le Paysan parvenu - Conférence de Jean Goldzink (programme de khâgne, année universitaire 2012-2013)

 

     [Merci à Jean Goldzink, grand maître des  études  dix-huitièmistes, naguère professeur à l'ENS de St-Cloud, de m'avoir autorisé à mettre en ligne le texte de cette conférence prononcée au Lycée Champollion de Grenoble à l'automne 2012]               

      

SUR  LE PAYSAN PARVENU DE MARIVAUX

 

Je vais aborder Le Paysan parvenu (Pp) par quelques-unes de ses opérations esthétiques constitutives. La première concerne l’exploitation des libertés du genre romanesque.

 

I. Les libertés du roman

Quelles sont ces libertés interdites en dramaturgie classique ? Un roman n’a pas l’obligation de courir vers une fin organiquement achevée, il peut s’arrêter quand et comme il veut. La construction d’un roman n’obéissait donc pas aux mêmes lois qu’une pièce de théâtre. À preuve l’interdiction dramaturgique de se débarrasser d’un personnage par une apoplexie, de faire rebondir un destin à partir d’une rencontre de hasard sur le Pont-Neuf entre Jacob et Mlle Haberd. Ces choses arrivent bien entendu dans la vie, mais la dramaturgie classique vise la vraisemblance, pas la vérité. Si l’on veut définir la mort du maître de Jacob comme un coup de théâtre, il faut mesurer qu’il s’agit d’un coup de théâtre interdit sur scène, car non vraisemblable au sens esthétique du terme. Autre différence : depuis la fin du XVIIe, il est de fait devenu quasiment impossible de parler du christianisme au théâtre, qui rassemble des foules, mais non dans les romans, qu’on lit individuellement. Marivaux, par l’écart frappant, sur ce point, entre son théâtre et ses deux derniers récits, donne la preuve catégorique que le roman n’inspirait pas au pouvoir monarchique la même appréhension politique que les spectacles scéniques, toujours sous l’œil de la police.

C’est pourquoi je suis assez réservé à l’égard de la note 1, p. 26 de la préface d’E. Leborgne dans l’édition GF choisie par les jurys. Il a objectivement tort sur le jeu d’échecs, et selon moi sur le genre romanesque, comme sur l’auteur anonyme de la suite apocryphe, bref, sur le rapprochement répété entre théâtre et roman. Contrairement à une idée trop répandue, un dialogue ne théâtralise pas un récit, car ce sont deux types de dialogues différents, pas soumis aux mêmes exigences esthétiques. D’où les embarras au théâtre de ce virtuose du dialogue narratif et philosophique qu’était Diderot. C’est une possibilité générique du roman (mais pas une obligation) de « fourrer » de nouveaux personnages dans les bras du lecteur, et à mes yeux, elle justifie entièrement l’auteur anonyme de la Suite apocryphe contre l’expert universitaire. La majorité des romans d’Ancien Régime ne se soumettent pas, comme le signale Montesquieu dans ses « Quelques réflexions sur les Lettres persanes », à l’exigence d’une construction organique  avec un commencement, un milieu et une fin, construction tellement unifiée qu’elle interdit selon lui d’insérer ou d’ajouter à son « espèce de roman » des lettres apocryphes. Ces magistrales réflexions méritent à coup sûr d’être méditées.

 

II. Je et il

La seconde opération esthétique ne concerne pas non plus les dramaturges. En effet, un romancier d’Ancien Régime avait à choisir entre le Il et le Je, et s’il optait pour le Je, entre narration à la première personne ou expression épistolaire. Cette dernière forme ne s’oppose pas forcément à l’unification du point de vue (par le Il ou le Je), sous prétexte qu’elle  juxtaposerait des voix narratives contrastées, comme dans les Lettres persanes. Il peut y avoir un seul narrateur épistolier, comme la fameuse Religieuse portugaise ou tel roman de Crébillon. On sait que le roman-mémoires, ou autobiographie fictionnelle, ou récit de soi, domine en France entre 1730-1760, avant de céder la palme à la forme épistolaire, qui disparaît pratiquement après 1805.

S’il est tentant d’imaginer, comme le préfacier dans son § 1, que la forme en Je fictionnelle transgresse le monopole aristocratique du récit de soi dès qu’on la remet dans des mains roturières, il faut cependant prendre garde à la tradition religieuse du récit de soi, illustrée par le titre et le Préambule des Confessions de Rousseau. Or, dans l’optique chrétienne, toutes les âmes sont égales a priori. Il ne faut pas non plus oublier l’intense tradition de la transposition comique des genres nobles, par exemple dans les romans picaresques espagnols et les romans comiques français du XVIIe. Enfin, s’il est établi que la forme en Je domine entre 1730-1760, il devient malaisé d’établir une équivalence automatique entre récit de soi roturier et transgression socio-politique du monopole aristocratique, qui a d’ailleurs hésité, à la suite de César, entre le Je et le IL.

Bref, le sens politique du roman, s’il en a un – tout dépend du sens donné à « politique », mot très polyvalent - demande à être creusé. L’usurpation plébéienne de la première personne ne suffit sans doute pas à l’établir, d’autant que le narrateur est un paysan parvenu, autrement dit un être ambivalent, ni paysan, ni bourgeois ni noble de naissance. Mais la noblesse n’est pas un fait de nature, ni un état homogène. Il n’y a pas de noblesse(s) sans anoblissement(s) achetés ou octroyés, et donc sans parvenus. Le tout est de savoir comment on parvient, et à quoi. Marivaux a donc choisi comme Je narrant un type social généralement honni, et par ceux qu’il pressurait fiscalement – les roturiers pour l’essentiel – et par ceux qu’il voulait égaler et éclabousser de son luxe – les aristocrates : le fermier-général, monstrueusement enrichi par la collecte des impôts. La question du récit de soi par soi devient du coup excitante : que raconter sur soi et comment, quand on étale dans le double titre du roman la question de l’ascension sociale, forcément sensible dans une société aristocratique fondée sur la naissance, c’est-à-dire la conservation des statuts ? Il faudra y revenir, car le choix d’un tel narrateur n’est ni évident ni anodin.

 

III. Je narrant et Je narré

La relation entre ces deux JE est au cœur du roman à la première personne. Elle met en jeu la distance temporelle entre les deux MOI, maximale chez Marivaux, minimale dans Manon Lescaut, excellent point de comparaison. Elle soulève la question du rapport entre distance temporelle et distance mentale. Le héros étant généralement jeune, et donc doué de passions vives, qu’en est-il des affects de ces deux MOI qui cohabitent forcément dans ce genre de récits ? Le JE narrant a-t-il lui aussi des affects, sont-ils explicites, constants ou pas ? Se contente-t-il de narrer, ou bien veut-il aussi expliquer le passé, et au nom alors de quelles causalités ? Entreprend-il de le juger, au nom de quelles valeurs ? Du coup, quelle est la part de la narration, de l’explication, du jugement, où, quand, comment, pourquoi ? Bien entendu, il faut aussi se demander si le JE narré a eu accès, dans le passé, à la connaissance de soi et au jugement sur soi, et si ceux-ci coïncident ou pas avec ceux, postérieurs, du JE narrant.

Il apparaît qu’un JE narrant qui se ferait le juge sévère de ses dissipations juvéniles échapperait pour autant difficilement, en cet âge classique et chrétien si préoccupé par l’amour-propre, à tout soupçon de duplicité. Notre parvenu en mal d’écriture explique son entreprise par le désir de se désennuyer dans sa retraite dorée. Ne serait-ce pas fuir (la fuite est une passion classique) dans le passé ce que la religion, par exemple, ou une morale plus sévère, attendraient au seuil de la mort ? N’est-ce pas se livrer au divertissement, à la nostalgie des passions et des plaisirs ?

Ce jugement moral du lecteur est-il cependant la bonne approche ? Il est frappant que Marivaux déteste deux figures ostentatoirement vertueuses : le dévot, fustigé dans ses deux romans, et le philosophe austère, brocardé dans certaines comédies. On peut y ajouter le nouveau philosophe des Lumières, que Marivaux juge effronté, peu sérieux, avide de succès irresponsables, en l’occurrence l’auteur des Lettres persanes, critiquées dès la parution, et celui des Lettres philosophiques (1734), un certain Voltaire contre lequel le parti dévot l’élira à l’Académie française. Il paraît en fait délicat de définir le point de vue de Marivaux : sur scène, parce qu’il n’a pas de porte-parole ; dans le roman, en raison de la forme en JE, qui fait prévaloir le point de vue du narrateur sur celui du romancier, et du coup délègue au lecteur la fonction du jugement moral, ainsi que le partage délicat entre plaisir et instruction, deux postulations plus conflictuelles qu’harmonieusement préétablies. Car le lecteur lui aussi est le siège d’affects, et forcément duplice, comme le romancier, le narrateur, le JE narré et les autres acteurs du récit.

 

IV. Passions classiques ou pulsions freudiennes ?

Page 26 de la préface du GF, on lit ceci : « Marivaux abandonne son Paysan au seuil des passions, c’est-à-dire de ce qu’il a toujours refusé de traiter dans son théâtre comme dans ses deux romans-Mémoires. » Cette assertion catégorique légitime la quête de pulsions freudiennes, et trace le passage de « la satisfaction pulsionnelle » dans une « culture du sentiment », ce qu’on appelle en principe une sublimation, terme absent. Il en découlerait cette loi générale : « Besoins, pulsions, sentiment, amour : telles sont les étapes du développement intérieur du sujet marivaudien ». Cette loi anthropologique du monde marivaudien ferait donc du procès de sublimation  le support d’un roman de formation, ou Bildungsroman, termes également évités.

Je laisse le freudisme de côté, faute de toute compétence non livresque. Mais je peux m’interroger sur ce dogme inébranlable de la critique universitaire depuis un bon demi-siècle : l’absence de passions chez Marivaux. À mes yeux, comme je l’ai expliqué dans un livre paru en 2001 (Comique et comédie au siècle des Lumières, partie III consacrée au théâtre de Marivaux, chez L’Harmattan), il s’agit d’une pure impossibilité : Marivaux ne pouvait ni concevoir ni conduire le projet de s’arrêter « au seuil des passions », quand Descartes, Hobbes, Spinoza, Hume, Adam Smith écrivaient des traités des passions ; quand penser l’homme (philosophie) et représenter l’hommes (arts) passait obligatoirement par la catégorie des passions. Il s’agissait d’une frontière épistémologique historiquement infranchissable.

Qu’est-ce qu’une passion ? Un affect doux ou violent, fugace ou fixe. Donc, la tranquillité d’Araminte au début des Fausses Confidences, la fuite finale de la Princesse de Clèves et de la marquise de Merteuil dans les romans de Mme de La Fayette et Laclos sont des passions classiques, comme la fameuse surprise de l’amour des comédies marivaudiennes, etc. D’ailleurs, qu’appelait-on un « caractère », c’est-à-dire un personnage fictionnel construit par l’art ? Les actes et paroles produits par sa passion cardinale (art. « Caractère » de l’Encyclopédie Diderot-d’Alembert, illustré d’exemples théâtraux). Étudier une œuvre d’art d’alors, c’est donc d’abord  examiner l’affect dominant du héros, et la combinatoire des passions qu’agence chaque texte, adroitement ou génialement.

Ouvrir le théâtre de Marivaux au hasard, c’est tomber à coup sûr sur des passions en action ou gestation, à condition d’admettre que la tranquillité, la confiance, la surprise, la timidité, etc., sont des passions, qui entrent dans des séries et des oppositions pensées. Par exemple, Jaucourt, auteur de l’article « Caractère », y monte la série ascendante suivante : Irrésolution-Timidité-Saisissement-Crainte-Peur-Fuite-Frayeur-Terreur-Épouvante. Loin de se figer devant la porte interdite des passions, Le Pp en offre à ciel ouvert un festival éblouissant, qu’il serait imprudent de manquer a priori.

Quelle serait alors la passion directrice de Jacob ? D’après le titre, ce pourrait être de parvenir. Parvenir à quoi ? Très probablement, peut-on penser, à satisfaire une concupiscence. Expert reconnu, saint Augustin en distingue trois principales sortes : sentir, savoir, dominer.[1] Dès lors, il faut se demander si Jacob jouit ou veut jouir d’une de ces concupiscences, de deux, ou des trois, d’emblée ou successivement, pourquoi, comment. Ou bien le texte laisse-t-il ces questions et ces raisons à l’état implicite, à la charge du lecteur, ce qui serait tout aussi significatif sur le projet esthétique du romancier, sur le su et l’insu, le dit et le tu des JE narré et narrant.

Je passe sur la première, la libido sentiendi, elle saute aux yeux : nourriture, sexualité, parures… Ce qu’on pourrait demander au lecteur moderne et aux commentateurs censés l’éclairer, ce serait de réveiller les souvenirs sur la théologie des sept péchés capitaux, élaborée au VIe siècle par Grégoire le Grand, magnifiée par Dante. La libido sciendi n’est pas moins visible : non seulement parce que Jacob s’instruit vite et bien, mais aussi par le projet même de la rétrospection finale. Dès lors, l’inachèvement pourrait prendre un autre sens que la lassitude du romancier. Il pourrait suggérer que la jouissance du savoir sur soi et le monde s’épuise spectaculairement sous nos yeux, comme la libido sentiendi sous l’effet de l’âge et de la retraite. L’inachèvement pourrait donc relever d’une option générique propre au roman ; d’une fatigue du romancier ; de l’épuisement de la concupiscence de curiosité qui nous bouta hors du jardin d’Eden ; d’un ethos aristocratique qui veut bien commencer comme les professionnels du livre, par un « préambule » en forme, mais pas par une fin achevée, un parcours bouclé. Je proposerai plus loin une cinquième hypothèse sur l’interruption du récit. Ces strates de sens au sein d’une même opération esthétique, ici l’inachèvement, sont tout à fait typiques du travail marivaudien, y compris au théâtre (j’en donne un exemple, sur le même site, dans un exposé sur la parole dans Les Fausses Confidences).

Reste alors la libido dominandi. En est-il question, ou le récit balance-t-il entre le désir de l’avoir sensitif et celui du savoir, en faisant l’impasse sur le pouvoir ? À lire les premières pages, cela ne semble vraiment pas le cas ! Mais de quelle délectation s’agit-il précisément ? On songe d’abord, spontanément, à l’exercice actif de la domination sur autrui, dont le roman multiplie les exemples. Mais est-ce le fait de Jacob ? Quand on part de si bas, la jouissance est d’abord moins de dominer, que de se libérer, se soulager du poids d’autrui, et cela, le romancier le montre admirablement : entrer à Paris, c’est humer la liberté ; c’est ensuite quitter l’état de domestique, choisir son épouse, échapper à la fixité des statuts, à l’obligation du travail salarié, à la dépendance humiliante des pauvres, des maladroits, des malchanceux. La domination est riche d’affects, de situations, de personnages, de rapports sociaux. C’est sans doute la fibre la plus vibrante du roman, de sorte que Le Pp peut passer pour le premier grand roman français sur l’humiliation que les hommes semblent aimer s’infliger.

Les trois libido augustiniennes sont donc bien là, posées d’emblée, sans suivre apparemment la progression proposée par le préfacier du GF, des pulsions à l’amour, en passant par les besoins et le sentiment, qui sont tous, en fait, des affects appelés autrefois passions. Je propose de terminer par l’examen rapide d’une cinquième opération esthétique : le commencement du roman, nommé « préambule » et « réflexion » par le narrateur. On constate sans peine que les passions s’y pressent d’emblée ; que nombre d’entre elles s’y nomment ou s’y définissent clairement ; qu’elles s’enchaînent ; de sorte que parler du héros, de la société et de leurs rapports, c’est parler de passions, et de passions manifestement liées à la libido dominandi.

 

V. À propos du « préambule » et d’une autre hypothèse sur l’inachèvement

Tout récit est tenu de commencer, mais cela ne signifie pas qu’il obéit pour autant à l’obligation d’avoir un milieu et une fin au sens de la dramaturgie classique et de Montesquieu.

Marivaux décide de débuter en donnant la parole au seul JE narrant. C’est de fait le seul moment où l’on entend pleinement la voix sérieuse, moralisatrice, pleinement assurée et même tranchante, du parvenu retiré dans son château. Le préambule ferait donc pendant à l’inachèvement, en laissant entendre la transformation de la voix au cours d’une vie non racontée.

Que dit-elle, cette voix de l’après-coup avide de revenir sur ses commencements ? Le 1er § souligne d’emblée non pas un écart entre le deux Moi, mais la permanence d’une « franchise » sur l’origine sociale, dès que questionnée par autrui. Mais comment expliquer une  constance aussi paradoxale, si l’envie de parvenir consiste bien à vouloir changer d’états, de noms, de manières, de milieux, comme le manifestent les deux titres du roman ? L’effet de surprise est double : pourquoi cette franchise spectaculairement inscrite sur la couverture, et pourquoi obtient-elle, selon le JE narrant, malgré l’universel désaveu des parvenus, un bénéfice déclaré infaillible d’« égard » et d’« estime » ? Comment expliquer un tel succès dans une société fondée sur la conservation héréditaire de statuts inégaux, et presque unanime à condamner ce type d’ascension ?

L’explication aussitôt fournie relève d’une mécanique des passions : ceux qui, par un orgueil imbécile, assimilent naissance et mérite, ne peuvent accéder à la jouissance du mépris que par la servitude volontaire des dominants dominés, les parvenus humiliés par leur basse extraction. Dévorés par cette idéologie aristocratique stupide, ils fuient par honte dans l’affabulation d’une belle origine, infailliblement démasquée. S’installe donc un engrenage de passions mauvaises (Spinoza dirait : tristes) entre les deux couches dominantes. Or il suffirait, selon le narrateur, pour déjouer facilement et infailliblement ce système d’affects et de rapports empoisonnés, de substituer la franchise à la honte, l’humilité volontaire à l’humiliation subie. Pourquoi ? Parce qu’on frustre alors le désir de jouissance orgueilleuse en le devançant sans retard ni confusion. On peut supposer même sans trop de peine que la délectation change de camp, comme la confusion. Quel affect joue en sous-main dans ce véritable miracle social, qui obtient à tout coup  une sorte de salut intramondain pour le parvenu capable de renverser la honte inefficace en franchise victorieuse ? Très certainement la surprise, qui désarme la bêtise agressive impulsée par l’orgueil trop assuré de son triomphe.

Cela relève incontestablement de la politique au sens classique, tel qu’illustré chez B. Gracian ou G. Naudé, par la simplicité, la rapidité et l’efficacité de la parade, qui métamorphose la faiblesse en victoire sans appel. Naudé parle alors de « coup d’État » (y compris dans l’ordre familial, privé), et Gracian de « héros ».

Mais l’explication requise par le double paradoxe du § 1 n’en reste pas là. On change en effet de plan, on passe de la double mécanique des passions que je viens d’évoquer – l’idéale et la vulgaire - à un plan métaphysique, très probablement malebranchien (p. 50, § 2). L’idiote malignité de l’orgueil fondé sur la seule naissance est aussi désarmée par un ressort plus secret encore que la surprenante virtuosité de la parade, un ressort qui touche à la nature même de l’âme. L’aristocrate imbu de vanité n’est pas seulement frustré de sa délectation, pas seulement habité en silence par le dépit, ou la rage, ou le désarroi, ou la stupéfaction. Malgré lui, parce qu’il a une âme, il est contraint à une autre passion, cette fois positive : l’admiration aussi innée qu’irrésistible pour le « beau » moral, pour le « courage », pour la justice, pour une autre « noblesse » que celle du ventre et du parchemin.

Ce sentiment, chez Malebranche, renverrait évidemment à Dieu, mais le roman ne vise pas si haut, il reste dans son ordre. Il n’en demeure pas moins que le ressort malebranchien efface et remplace deux passions lourdement corrompues et corruptrices, au lourd passé théologique : l’orgueil et la curiosité, sources du péché originel. Il ramène l’âme, dit le narrateur méditatif, « à la raison » ; il substitue la vraie noblesse des vrais mérites à la noblesse factice des conventions humaines. L’humilité volontaire se révèle du coup une « fierté sensée », fort différente de « l’orgueil impertinent », doublement défait : d’abord par la confusion née de la surprise, ensuite par l’admiration innée pour le beau et le juste. Faut-il convoquer ici la différence canonique entre amour de soi légitime et sa corruption en amour-propre ?

 

Esquissons quelques conclusions, partielles et  évidemment  rapides.

1/ Loin de s’arrêter « au seuil des passions », le texte nous y plonge d’emblée. C’est un constat indiscutable. Il conviendrait donc d’examiner, au fil du roman, la combinatoire des passions classiques narrativement efficaces, avant de s’aventurer dans les pulsions freudiennes.

2/ Le narrateur, fils de fermier et laquais devenu fermier-général, enrichi et anobli, est donc en quête d’estime auprès des aristocrates bien nés, mais aussi des lecteurs, à rebours d’un préjugé quasi universel envers sa caste qui, historiquement, ne comptait évidemment aucun ancien laquais dans ses rangs, contrairement à un mythe alors répandu). La franchise sur l’origine, présentée comme l’axe de sa vie au travers de ses métamorphoses socialement scandaleuses, engage la sincérité du récit de soi à venir.

3/ Force est de constater que ce récit s’interrompt non pas au seuil des passions et du grand amour, comme l’avance le préfacier au nom d’une hypothèse générale sur l’anthropologie du « sujet marivaudien », mais au seuil de la carrière de financier, au seuil donc d’une plongée dans l’arène de l’or et du pouvoir. Il n’est pas assuré que le narrateur puisse se désennuyer, s’estimer et se faire estimer aussi aisément au-delà du seuil pas encore trop souillé de sa vie, une vie désormais vouée à la soif de l’argent, de l’avancement, des calculs comptables et politiques. On pourrait donc ajouter une cinquième hypothèse sur l’inachèvement : le récit s’arrêterait en toute logique sur Versailles et ses bureaux. Jacob alias M. de la Vallée alias M*** n’aura d’autre choix moral, vu sa profession, que devenir M. de Fécour ou M. Bonno : rigoureusement impitoyable, c’est-à-dire conforme à son métier, ou clandestinement sensible à l’occasion, notamment aux jolies solliciteuses.

La formidable ellipse de la narration prend du coup un sens saisissant, quoique implicite et laissé à l’appréciation du lecteur. La captation du lecteur par un narrateur avide d’estime, mais devenu très sûr de lui, passe par la franchise affichée dans le titre, le préambule et le récit, mais aussi l’éclipse de toute sa vie au-delà des premiers mois à Paris. Pourtant,  l’essentiel est esquissé dans l’épisode versaillais, et quel lecteur d’alors pouvait ignorer ce qu’on pensait, à tort ou à raison, des financiers ? On mesure là les roueries du récit à la première personne, et la virtuosité du romancier.

En somme, la « franchise » plaît à Dieu ; elle plaît aussi à l’âme et à la raison ; elle devrait plaire enfin aux lecteurs, à condition toutefois de s’interrompre à temps. Dans cette hypothèse, il n’y aurait pas vraiment d’inachèvement, la remémoration s’arrêterait là où elle le doit, du point de vue d’un narrateur en quête d’une estime publique qui ne lui est pas acquise, loin s’en faut.

Cette interprétation peut paraître un peu retorse. Mais faut-il croire que l’amour-propre manque de ruse, et Marivaux de finesse ? Force est de constater que l’opération, rendue très délicate par le métier exercé, est somme toute réussie : le fermier-général immensément enrichi sur le dos des contribuables s’est bel et bien rendu sympathique, et par ce qu’il choisit de dire, et par ce qu’il décide de taire ! Si réussie que  le préfacier du GF lit dans ce parcours une sublimation par la « culture du sentiment ». Montesquieu, lui, tenait à voir dans Manon Lescaut l’histoire bizarrement sublimée d’un escroc et d’une catin. On mesure là toute l’ambivalence des récits à la première personne à l’âge classique.

 

Jean Goldzink (octobre 2012)

 

 

 

 

 

 

 



[1] On peut bien entendu choisir d’autres entrées, théologiques ou purement philosophiques.