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31/01/2012

Pascal et la notion de justice - Qu'est-ce qu'une pensée juste?

[Extrait d'un cours sur Pascal élaboré par Isabelle Bucchioni, professeur en CPGE scientifiques au Lycée Champollion de Grenoble, que je remercie de m'avoir autorisé à publier ce travail. G.B.]

 

Pascal, Pensées

 Qu’est-ce qu’une pensée juste ?

Introduction

- La notion de justice possède une dimension intellectuelle. Nous avons déjà vu que dans l’Orestie, Athéna, déesse de la sagesse, est la figure qui incarne au final la justice. Certes, pour être juste, il ne suffit pas de penser juste ; mais la justesse de la pensée peut être une composante de la justice. L’impartialité, la mesure, la prudence (au sens aristotélicien, c’est-à-dire un mélange de finesse et de pragmatisme) sont des conditions de possibilité pour que justice soit rendue. Chez Platon, la figure du Juste se confond avec celle du philosophe. Il est donc pertinent, pour nous, d’analyser la façon dont Pascal conçoit la justesse de la pensée, d’autant plus que nous avons vu à quel point il souligne la faiblesse de la raison humaine, en faisant le lien entre cette faiblesse et l’injustice fondamentale du règne de la concupiscence.

- Nous avons déjà rencontré deux principes de la pensée juste chez Pascal. Tout d’abord, il établit à plusieurs reprises, et à plusieurs niveaux, l’hétérogénéité entre plusieurs ordres de réalité, et qualifie d’injuste la volonté de dominer hors de son ordre ; la pensée juste est donc la pensée de la distinction des ordres. D’autre part, il propose de nombreux paradoxes, opère des renversements du pour au contre en montrant que la réalité est souvent contradictoire et qu’elle possède plusieurs faces qu’il faut considérer simultanément : ainsi, les opinions du peuple, à propos des lois, sont à la fois vraies et fausses ; la concupiscence est à la fois un péché, et la source d’un ordre admirable, véritable tableau de la charité. Ainsi, le paradoxe et la distinction des ordres sont-ils deux principes de la pensée juste chez Pascal.

Nous allons examiner de plus près ces deux principes, pour répondre à la question suivante : comment penser, avec justesse, la condition de l’Homme ?

I) La pensée juste : une pensée qui pense chaque chose dans son ordre

1) Ordre des corps, des esprits, de la charité

a) Pascal expose cette distinction, fondamentale pour sa pensée, dans le fr 339. L’ordre des corps est le domaine de la chair, et plus largement des puissances matérielles : le pouvoir des grands, ou de l’argent. Les « grands, les riches, les capitaines » sont des « grands de chair ». L’ordre des esprits est le domaine de l’intellect : de la science et des savants. L’ordre de la charité est le domaine de la religion, du moins, si on la considère hors de sa dimension institutionnelle ; le domaine de la foi, de la « sagesse » au sens religieux du terme, des saints.
- Entre ces trois ordres, il y a une distance infinie : cela signifie qu’ils sont entièrement hétérogènes, qu’ils ne se recoupent pas. Ce qui relève de l’un ne relève pas de l’autre. La science n’est pas affaire de foi, ni ne peut être instrument de pouvoir, ni non plus soumise au pouvoir politique ou religieux par exemple. En conséquence, la censure qui s’est exercée sur Galilée (c’est nous qui prenons l’exemple) est injuste parce qu’elle constitue une confusion des ordres. Mais les savants n’ont pas non plus à intervenir dans les affaires religieuses, pas plus que dans les affaires politiques ; ainsi la pensée de Pascal permet de critiquer l’utopie platonicienne de la Cité juste gouvernée par les philosophes. Enfin le pouvoir royal ne saurait non plus trancher des querelles religieuses, comme celles qui affrontent les Jésuites et les Jansénistes.

b) On retrouve là d’une certaine façon la distinction qu’opère Pascal entre les « rois de concupiscence » et le « roi de charité » dans le troisième Discours. Il y explique que la justice du bon prince ne me rendra pas juste aux yeux de Dieu, car les deux justices sont de deux ordres différents. « Ce que je vous dit ne va pas bien loin ; et si vous en demeurez là, vous ne laisserez pas de vous perdre ; mais au moins vous vous perdrez en honnête homme ». On peut donc à la fois être honnête homme (selon la justice des hommes) et se perdre (selon la justice de Dieu) ; si l’ordre social est un tableau de la charité, il n’en est qu’un tableau, la distance infranchissable demeure.

c) Rappelons aussi que Pascal critique la volonté tyrannique d’être admiré hors de son ordre (fr 91 92). Les discours suivants sont faux et tyranniques : « Je suis beau, donc on doit me craindre. Je suis fort, donc on doit m’aimer », etc.

2) Grandeurs d’établissements et grandeurs naturelles

a) Là aussi, on retrouve l’idée de la nécessaire distinction des ordres. Les qualités en vertu desquelles certains ont le pouvoir ne sont pas des qualités qui leur sont intrinsèques, comme la force, la vertu, le savoir ; mais des titres qui leur sont échus de façon doublement arbitraire : parce que le hasard les a fait naître dans telle ou telle condition sociale ; et parce que l’imagination capricieuse des hommes a proposé tel ou tel critère d’attribution du pouvoir. Ces grandeurs ne sont donc qu’ « établies », et l’on a oublié l’usurpation (nécessaire celle-ci, car basée sur la force) qui les a fait naître.

b) Ainsi on ne doit pas confondre le respect et l’estime, qui ne sont pas dus aux mêmes grandeurs ; et il serait injuste de les réclamer alors qu’ils ne sont pas dus.

3) Force et droit

a) Dans le fr 135, Pascal distingue deux ordres hétérogènes et néanmoins complémentaires : celui du droit et celui de la force. Le droit est absolu et constitue une valeur ; la force est relative et constitue une donnée de fait. Le droit est sujet à dispute ; la force est indiscutable. Il ne faut donc ni confondre les deux,  ni croire que les lois sont fondées absolument en justice ; sinon on court le risque du retour à la violence, par la tentation révolutionnaire. La force de la loi relève non pas de la violence, mais du pouvoir, qui est l’institutionnalisation et le dépassement d’une violence première.

b) La pensée juste est la pensée « de derrière » qui obéit aux lois par un légalisme bien compris, mais sans illusions. Elle n’est ni la pensée naïve du peuple, ni la pensée cynique des demi-habiles.

Pourquoi est-ce si difficile de penser l’hétérogénéité des ordres ? Parce que cela demande une auto-limitation, or nous sommes tellement centrés sur notre moi que nous sommes toujours tentés de déborder les limites en en faisant le centre de tout.
D’autre part, nous sommes fondamentalement des êtres composés, à la fois corps et esprits : cela nous rend difficile la pensée juste qui est pensée de la distinction. Notre pensée est naturellement confuse ; dans le fr 78, Pascal prend l’image d’un outil mal taillé : « la justice et la vérité sont deux pointes si subtiles que nos instruments sont trop mousses pour y toucher exactement. Si ils y arrivent, ils en écachent la pointe et appuient tout autour plus sur le faux que sur le vrai ».

De même, et paradoxalement, nous ne voyons qu’une face des problèmes alors qu’ils en ont toujours deux. D’où le second principe de la pensée juste.

II) La pensée juste : une pensée qui considère et dépasse les contradictions

1) L’homme, à la fois grand et misérable

a) La faiblesse de la raison se traduit entre autres par le fait qu’elle ne sait pas appréhender la contradiction ; elle obéit à une logique trop frustre. Elle ne peut pas affirmer en même temps une chose et son contraire. Bien sûr, la raison possède d’autres limites : notamment, elle est finie, comme tout ce qui est humain ; elle est donc incapable d’appréhender l’infini de l’univers (matériel), comme l’infini de Dieu (immatériel). C’est ce que Pascal explique dans le fragment intitulé « disproportion de l’homme ».
- Or, la condition humaine est profondément contradictoire et on ne peut pas l’appréhender avec justesse si l’on ne regarde à chaque fois qu’une seule face de la vérité. L’homme est en effet à la fois grand et misérable. Il est misérable par la concupiscence ; mais il le sait, il en a conscience ; et par là il est grand, car la conscience est une marque de grandeur. Pascal rend cette contradiction par l’image du roseau pensant. Dans le fr 146, on trouve aussi un jeu de mots paradoxal sur les deux sens du mot « comprendre »: « Par l’espace l’univers me comprend et m’engloutit comme un point, par la pensée je le comprends ».
- La grandeur de l’homme réside en sa pensée : c’est-à-dire en ce qu’il a conscience de lui-même. Les animaux, au contraire, ne pensent pas, ce sont de purs automates comme l’affirme Descartes (fr 143). Ils ne sont donc pas vraiment misérables, ils sont des êtres de pure nature, alors que l’homme garde une trace de sa nature première, qui est la conscience : il se sent comme un roi dépossédé, écrit Pascal, il sent qu’il était destiné à une condition meilleure s’il n’y avait pas eu le péché. Sa misère ne réside pas seulement en sa faiblesse, mais dans le fait qu’il n’était pas destiné à être faible, qu’il le sait, et donc qu’il en souffre. L’homme est donc, paradoxalement, misérable en ce qu’il est grand, et grand en ce qu’il est misérable : ce qui est contradictoire. Résumé de cette contradiction dans le fr 146.

b) Or les philosophes ne pensent pas juste, parce qu’ils ne voient qu’une facette de la condition humaine. En gros, pour Pascal, on peut regrouper toutes les écoles de philosophie en deux tendances. D’un côté, les « sceptiques » ou pyrrhoniens. Ceux-ci, qui doutent de tout, qui affirment qu’il n’existe absolument aucune vérité certaine, ne voient que la misère de l’homme et ignorent sa grandeur ; en quelque sorte, ils l’humilient. Ils ignorent, par exemple, les réussites indéniables de la raison dans son ordre, ils ignorent aussi que le cœur peut être source de certitudes. D’un autre côté, ceux que Pascal appelle les « dogmatistes » affirment qu’il existe de nombreuses vérités certaines que la raison peut connaître ; et même, pour certains comme les stoïciens, que cette même raison peut mener l’homme à la vertu, peut lui permettre d’être un Juste. Les dogmatistes ne voient que la grandeur : ils proposent une image mensongère, très orgueilleuse de l’homme.

c) Pascal entend dépasser cette double cécité, pour affirmer la vérité profondément contradictoire de l’homme. Ainsi, comme le dit l’aphorisme du fr 163 : « S’il se vante, je l’abaisse ; S’il s’abaisse, je le vante Et le contredis toujours Jusqu’à ce qu’il comprenne Qu’il est un monstre incompréhensible ». La même idée se retrouve au fr 164, plus longuement développée, autour de l’affirmation « l’homme passe l’homme ».
- Et comment la dépasse-t-il ? Comment penser avec justesse la condition humaine ? C’est la « sagesse de Dieu » qui va la donner, autrement dit, le dogme chrétien du péché originel. Suite du fr 164. Dans ce passage, Pascal reconnaît que le dogme du péché originel est incompréhensible ; mais il affirme que sans lui, la condition humaine est encore plus incompréhensible : « l’homme est plus inconcevable sans ce mystère, que ce mystère n’est inconcevable à l’homme ». C’est donc la théologie, et non pas la philosophie, qui offre le modèle de la pensée juste. Autre fr sur le même thème : 182.

2) Dieu est caché mais se manifeste par des signes

- Nous irons plus vite sur les deux autres contradictions, que nous avons déjà vues plus haut dans le cours. Le fait que Dieu soit caché, mais qu’il se manifeste tout de même par des signes, entraîne que sa justice se manifeste à notre égard de façon contradictoire : il nous abat en humiliant notre orgueil et en nous plongeant dans l’obscurité, et en même temps il nous promet, par amour, une rédemption toujours possible, et exige alors de nous que nous nous haussions à la hauteur de l’amour de Dieu, pour ne pas le décevoir.
- Ainsi, au fr 383 : « le christianisme est étrange » c’est-à-dire qu’il défie le principe de non contradiction. La même idée est plus longuement développée au fr 240. « Ainsi donnant à trembler à ceux qu’elle justifie et consolant ceux qu’elle condamne, elle tempère avec tant de justesse la crainte avec l’espérance » …

3) L’amour-propre est ce qui perd l’homme, mais aussi ce qui le sauve socialement

- C’est aussi une idée que l’on a vu : renversement du pour au contre et réhabilitation de la concupiscence. C’est par elle que nous ne voulons pas détruire autrui dont nous avons besoin comme d’un miroir flatteur ; c’est par elle que nous vivons dans un monde de signes (plutôt que de qualités réelles) dont nous avons besoin pour établir un ordre social incontestable dans lequel les titres qui attirent le respect sont bien visibles.
- Ainsi, ce qui rend l’institution judiciaire ridicule (le règne du costume) est en même temps ce qui la rend vénérable, en lui attirant le respect.

29/12/2011

Méthodologie de la dissertation de Lettres-Philosophie en Math spé

            VADEMECUM POUR LA DISSERTATION DE MATH SPE (à partir d’une note élaborée par des correcteurs du CCP)

 

Rappel inaugural : tout exercice scolaire est une convention, qui en vaut une autre, et qui vise à repérer chez le candidat certaines qualités (c’est ce qui confère à cet exercice conventionnel sa légitimité). En l’occurrence, le correcteur vérifiera d’abord que vous manipulez correctement le français : vous devez respecter la grammaire, vous exprimer clairement au moyen d’un vocabulaire précis, adapté, et manipuler une syntaxe exempte de confusion – bref, vous devez montrer au correcteur que vous êtes parvenu à échapper à ce syndrome terrible de l’ « approximation consentie » (et inaperçue tant elle est dominante) qui caractérise l’usage du langage aujourd’hui. Il se demandera ensuite si vous avez bien lu, de près, les œuvres au programme, si vous êtes capable, à l’aide d’un cours, de tenir à leur propos des discours sensés, crédibles, voire intéressants. Enfin, il jugera votre capacité à élaborer une démarche intellectuelle cohérente, organisée, destinée à traiter le sujet (c’est cela que l’on nomme, au sens étroit du terme, la « dissertation »). Bonne chance.

Rappelez-vous aussi qu’une méthode n’est pas une recette, et ne dispense surtout pas (Dieu merci !) les candidats de faire usage de leur jugeote. La rhétorique de la dissertation est un moyen, une forme, qui n’est là que pour vous permettre d’élaborer, en vous pliant à des règles conventionnelles, une réflexion digne de ce nom. Le but de cette épreuve n’est pas de recruter des rhéteurs mais de sélectionner de futurs ingénieurs qui seront aussi des citoyens au plein sens du terme, qui donc seront capables de réfléchir, de s’exprimer, et d’organiser leur propos.  

 

 

Ce qui est exigé :

 

1. la présence de la citation dans l’introduction

 

2. une problématisation qui fournit une analyse, une explication des termes du sujet  et de sa cohérence, de manière à en dégager les implicites et les enjeux. Cette problématisation ne se confond pas avec une succession décousue d’interrogatives, et elle ne se ramène pas forcément à une seule question. Rappelons qu’aucun sujet n’est immédiatement « utilisable », qu’il faut absolument procéder à cette analyse pour élaborer la démarche intellectuelle qui sera la vôtre et que vous traduirez dans un plan

 

3. une annonce de plan qu’on souhaite claire même si elle est un peu lourde (« Il faudra donc dans un premier temps se demander si …. ; nous verrons ensuite pourquoi …. Et c’est seulement dans un dernier temps que …. »), plutôt qu’« élégante » mais allusive. Rappelez-vous que l’introduction … introduit : le correcteur, une fois qu’il l’a lue, doit savoir comment vous avez compris le sujet et quelles seront les grandes lignes de votre devoir. N’oubliez pas que, symétriquement, dans votre conclusion, vous reviendrez sur ces grandes étapes et leurs acquis (« Nous nous demandions si … nous avons vu que … que … et que ») avant de formuler une synthèse, qui constituera votre « réponse » (« Nous pouvons donc dire que » / « Aussi sommes-nous maintenant en mesure d’affirmer … », etc.) au sujet

 

4. le traitement du sujet : nous attendons que le candidat dialogue constamment avec le sujet, qu’il s’explique avec la thèse de l’énoncé, qu’il prenne position au regard du problème soulevé. A ce propos, il faut préciser qu’il n’existe pas « une » « vérité » d’un sujet : celui-ci peut toujours être traité de plusieurs manières. En outre, ce qui intéresse le correcteur est moins la « réponse » que donnera le candidat dans la conclusion, que le cheminement intellectuel qui l’y aura conduit et à laquelle correspond le plan qu’il aura adopté. Telle est en effet, la substance du plan : non pas une armature artificielle, purement formelle et scolaire, totalement mécanisée, mais l’élaboration d’une démarche intellectuelle spécifiquement adaptée à un sujet  

On préfèrera donc toujours un traitement partiel, ou un peu maladroit, voire légèrement contestable du sujet, à une stratégie ou une manœuvre visant à le contourner, à le ramener à un développement bien mémorisé mais sans rapport avec le sujet, ou, à l’inverse et de façon complémentaire, à diluer ce sujet dans une question de cours

 

5. une argumentation, une réflexion cohérente, dont la progression doit être claire, sous-tendue par une dynamique intellectuelle, par un ressort dialectique, et qui associe en permanence des analyses et des exemples empruntées aux œuvres. On peut recourir  aussi bien à des analyses approfondies et relativement longues de passages empruntés aux œuvres, en nombre forcément restreint – à condition qu’elles ne se dégradent pas en d’interminables narrations -  que des références courtes, et donc plus fréquentes – à condition qu’elles ne relèvent pas de la simple allusion

 

 

6. une connaissance (de première main), et une exploitation pertinente et judicieuse des œuvres et du cours. Conséquence : pour réussir cette épreuve de dissertation, il faut être rapide, c’est-à-dire avoir une très bonne connaissance des oeuvres et du cours, ce qui vous permet de confronter immédiatement le sujet à ces œuvres (comme une grille de lecture que vous projetteriez sur elles), de voir comment vous allez pouvoir mettre à contribution ces œuvres et le cours. Prenez l’habitude de considérer le cours comme une carrière dans laquelle vous allez puiser des pierres (tel développement général, telle analyse circonstanciée, tel exemple décisif) pour construire votre devoir, et n’oubliez pas qu’on ne peut pas mettre n’importe quelle pierre n’importe où. Adopter ce point de vue vous permettra par ailleurs de développer une écoute plus attentive en cours

7. un « tressage », dans l’ensemble du devoir, des trois œuvres au programme : vous devez montrer en permanence que vous pensez ensemble ces trois œuvres, ce qui peut d’ailleurs (ce n’est pas un paradoxe) vous conduire à mettre en évidence la singularité de l’une d’entre elles : il se peut ainsi, par exemple, que dans une partie vous consacriez une rubrique à l’analyse de tel aspect de telle œuvre, analyse qui fait progresser votre traitement du sujet, mais c’est la logique de votre cheminement qui doit vous conduire à accorder ce privilège (temporaire) à l’une des œuvres , pas la paresse ou la méconnaissance des deux autres œuvres.

 

Ce qui est acceptable :

 

1.l’absence d’ouverture dans la conclusion (mieux vaut ne rien dire plutôt que de lâcher une énormité ou une platitude dans la dernière phrase du devoir).

2. un plan en deux parties. Rappelez-vous toutefois qu’il entre davantage de dialectique dans un plan en trois parties

3. des références extérieures aux trois œuvres du programme, si et seulement si elles sont pertinentes, suggestives, c’est-à-dire si elles ouvrent des perspectives auxquelles le programme ne permettrait pas d’accéder

4. des citations erronées au regard de la lettre, mais fidèles à l’esprit. Une citation inexacte sur la forme, mais judicieuse sur le fond, vaudra toujours mieux qu’une citation littérale et gratuite. 

 

 

 

Ce qui n’est pas acceptable

 

1. la récitation, la régurgitation, le plaquage. Le correcteur sait bien que vous exploitez un cours, mais il doit voir que vous vous l’êtes approprié, c’est-à-dire que vous êtes capable de reprendre une analyse en l’intégrant, de manière parfaitement logique et judicieuse, au moment qui convient, dans votre copie, de manière à faire progresser le raisonnement

2. la  juxtaposition de trois monographies, chacune consacrée à un seul auteur 

3. l’absence de citations

4. à l’inverse, une pléthore, une avalanche, une prolifération de citations, prouvant les jolies facultés mnémoniques des candidats, mais ni leur intelligence, ni même leur bon sens.

 

 

18/10/2011

L'évolution historique du concept de justice

[Merci à M. Lahure, professeur en CPGE scientifiques au Lycée Champollion, qui m'a autorisé à mettre en ligne cet exposé]

Mathieu Lahure

 

L’évolution historique du concept de justice

 

 

Préambule

Le découpage historique présente des avantages de simplicité et de clarté. Il ne doit pas conduire pour autant à une compréhension purement relative du concept de justice.

Les mutations historiques du concept de justice qu’il est possible d’observer forment différentes perspectives ou variations sur un ensemble de problèmes qui sont réinterprétés et reformulés. Par delà l’évolution constatée, on observe ainsi des motifs constants.

 

 

Premier moment : la justice-cosmos et la justice comme vertu

 

La réflexion philosophique s’empare de la notion de justice en déplaçant la réflexion des formes et des pratiques de l’institution politico-judiciaire vers les conditions de possibilité à partir desquelles un acte ou un jugement peuvent être qualifiés de juste objectivement. Cela implique d’extirper la justice d’une double orbite :

-         Une conception naturaliste de la justice qui définit celle-ci à partir des rapports de force existant dans la nature. (position défendue par le personnage de Calliclès dans le Gorgias de Platon).

-         Une conception conventionnaliste de la justice qui réduit celle-ci à l’ énoncé de la loi au sens juridique dans un contexte donné (position défendue par les sophistes et les fondateurs de la démocratie athénienne pour lesquels la justice ne peut être que la possibilité pour une cité de se donner ses propres lois).

Dans les deux cas, on établit un énoncé de droit sur un constat de fait et c’est précisément pour échapper à cette continuité que Platon cherche une définition objective de la justice. Dans le Gorgias la justice est présentée par Socrate comme l’objet d’une forme de connaissance raisonnable ayant trait au bien et au mal. Une telle activité cognitive a pour  effet de maintenir en l'âme l'état optimal qui correspond à son bien et d'inspirer les actions destinées à le consolider. Autrement dit, celui qui connaît le juste se trouve placé dans une situation de correspondance avec la réalité objective des choses. La justice est une disposition à être en accord avec la réalité telle qu’elle est rationnellement. En conséquence, celui qui voit ce qui est juste est aussi en position de déterminer ce qui lui est favorable. Inversement il faut plaindre l’état d’ignorance dans laquelle se trouve celui qui se comporte de manière injuste puisqu’il finira par pâtir de la perturbation que représente son action du point de vue de l’ordre des choses. D’où l’hypothèse aussi curieuse que riche de descendance selon laquelle :

-         il vaut mieux subir l'injustice plutôt que la commettre

-         le malheur du coupable impuni est égal -sinon supérieur- à celui de la victime car il reste dans l’ignorance de sa propre situation d’interférence avec l’ordre des choses, laquelle finira par se retourner contre lui

La connaissance de ce qui est juste place l’individu dans une relation de correspondance avec l’ordre raisonnable de l’univers par delà les décisions et les conventions humaines (les distributions de biens, de droits ou de pouvoirs qu’elles impliquent). La justice désigne donc, davantage qu’une institution ou certaines relations au sein des cités, une disposition individuelle à l’universel, une tendance des parties à s’agencer rationnellement au tout.

Les Livres II à IV de la République reprennent cette approche :1) l’action juste finit par profiter à l’agent lui-même ; 2) l’action juste consiste en la relation réglée des parties et du tout qui renvoie à une certaine rationalité de l’univers.

La nouveauté de la République réside dans la continuité que l’analyse établit entre les dispositions d’un individu d’une part et la répartition des pouvoirs et des fonctions dans une cité d’autre part. Ainsi, en chaque individu comme en chaque cité, il est juste que des effets de spécialisation et de hiérarchie se mettent en place sous forme coordonnée. L’univers lui-même offre le modèle de cette organisation différenciée et complémentaire. Pour autant, si plusieurs organisations ou agencements peuvent se développer, toutes ne sont pas justes. La justice n’est pas toute forme spontanée d’organisation, elle est au contraire la plus objective et la plus rationnelle : elle suppose une différenciation de ses parties par fonctions spécifiques et une subordination de ces parties différenciées au tout ordonné qui en est la finalité. Il s’agit de faire correspondre la cité avec un ordre transcendant. La cité est juste si elle répète le rapport réglé du tout et des parties qui caractérise l’univers une fois qu’en a été admise la rationalité. La justice n’est pas ce qui a la plus grande utilité sociale ou ce qui profite au plus grand nombre, c’est un principe de proportion, une correspondance avec l’ordre objectif des choses.

En conséquence, il ne peut y avoir qu’un seul régime politique juste, celui où les individus les plus disposés à la justice (=les plus vertueux) se voient reconnaître le pouvoir de faire les lois et de diriger la cité. La justice ne consiste pas dans l’arbitrage entre des revendications individuelles même agglomérées puisque ni un individu, ni un groupe d’individus (un parti politique, une catégorie sociale) ne pourraient être dépositaires d’une quelconque légitimité à revendiquer des droits pour eux-mêmes et non au regard de l’organisation d’ensemble de la cité.

 

Aristote reprend de Platon :

-      l’idée qu’un jugement selon le juste est un jugement raisonnable où il s’agit  «d’attribuer à chacun ce qui lui revient », ce qui est une manière de reprendre l’idée d’une juste proportion des parties au tout.

-      la mise en relation du juste avec l’idée que l’univers a une certaine organisation, un état optimal qui est sa finalité. Est juste ce qui progresse vers cet état, Aristote utilisant la plupart du temps le terme « par nature » pour qualifier cette tendance de l’être à ce qu’il doit être. 

Néanmoins, le concept de justice subit aussi quelques inflexions qui tiennent principalement à la conscience qu’a Aristote de l’écart entre un usage purement théorique de la raison et la complexité du monde réel. Si la justice est toujours définie comme l’exercice de la vertu, celle-ci tient dans l’Ethique à Nicomaque dans la capacité à se déterminer après délibération sur l’action la plus juste dans chaque contexte particulier. La question du comportement vertueux ne se pose pas en dehors des situations concrètes où des problèmes moraux ou juridiques se posent. Autrement dit, la justice est une vertu en acte, un exercice pratique et non une forme purement théorique de connaissance. C’est pourquoi, si on se déplace à l’échelle juridique et politique, il n’existe pas une seule manière juste d’organiser une cité, c’est-à-dire de répartir les tâches et les pouvoirs. Les Politiques montrent qu’un modèle social et politique pourra être plus ou moins juste selon qu’il sera adapté à l’époque, au contexte, à la situation morale et sociale des individus qui composent la communauté. Aristote conserve de Platon l’idée que la meilleure constitution est celle qui donne le pouvoir à celui qui est le plus capable de l’exercer au service du bien commun. Cependant, ce bien commun n’est pas extérieur à la cité (comme dans l’appel platonicien à un ordre cosmique qui transcende la cité) il consiste dans le bien de la cité elle-même. Et surtout, comme chaque cité présente un contexte particulier,  une loi ou une organisation politique pourront être justes dans un cas mais pas dans un autre.  

La justice trouve alors à s’incarner dans la capacité de l’individu à obéir à la loi mais aussi à l’adapter à la situation. Par exemple, la prudence du juge doit conduire celui-ci à adapter la loi au cas particulier, ce qu’on appelle le jugement en équité. Le juge n’est d’ailleurs qu’une figure particulière de la vertu civique (= la capacité du citoyen à être juste) en général : dans le livre V de l’Ethique à Nicomaque, Aristote définit la vertu de justice comme “ ce qui est conforme à la loi et ce qui respecte l’égalité ”, autrement dit, la vertu de justice cumule le respect de la loi et le respect d’un critère objectif, une « idée de justice » qu’on peut résumer par la notion d’équité (la notion d’égalité étant comprise ici de manière géométrique, c’est-à-dire sous la forme de la proportion). C’est en quelque sorte l’invention de la distinction entre la lettre et l’esprit de la loi ce qui, du point de vue de la définition même de la justice conduit simultanément à :

-         relativiser la dimension cosmique auquel elle se réfère

-         individualiser la responsabilité de celui qui juge ou agit

-         politiser la finalité de la justice (le bien commun de la cité)

 

 

2ième moment : La justice comme charité et la notion de théodicée

 

A rebours du mouvement par lequel, de Platon à Aristote, l’exigence de justice se détache de la référence à un ordre de l’univers pour rejoindre la notion d’utilité sociale, la tradition judéo-chrétienne réhausse la portée métaphysique du concept de justice. Le juste ne relève pas seulement d'une règle sociale et politique, voire d’un calcul, il s'intègre pleinement à une vision religieuse du monde : l’exigence de justice dans le monde est mise en continuité avec une exigence d’ordre et d’objectivité transcendant le monde.

Pourtant, si elle figure parmi les vertus cardinales, la justice n’est pas la valeur primordiale de la morale chrétienne par comparaison avec l’amour :

-         Amour de Dieu qui conduit à accepter sa volonté, y compris lorsqu’elle se manifeste sous une forme incompréhensible (cf La figure d’Abraham qui se soumet à l’exigence de sacrifier son fils sans pouvoir la comprendre).

-         Amour du prochain qui conduit à lui pardonner ses fautes, y compris si elles sont criminelles et pourraient mériter vengeance.

Les deux idées sont en fait liées. Certes, dans l’Ancien Testament, Dieu peut prendre la forme d’un dieu vengeur, mais la justice apparaît plutôt sous la forme de l’obéissance inconditionnée à la volonté de Dieu faite loi. Le juste est modeste et soumis, par opposition avec le sage antique qui sait adapter la règle à la situation, ou encore au héros et à sa démesure défiant la nécessité des choses. Le juste se nourrit de l’amour désintéressé de Dieu pour pardonner à autrui -voire s’abstenir de le condamner - du fait de la conscience que lui-même peut avoir de son caractère pécheur.

 

La thématique de la charité, largement développée par St Augustin dans les Confessions et la Cité de Dieu -et reprise par toute la tradition chrétienne- thématise cette convergence de l’amour de Dieu et de la justice comme vertu :“ la vraie justice est toute intérieure, elle ne juge  point des choses par les coutumes et les pratiques extérieures, mais par la rectitude immuable de la loi éternelle de ce Dieu tout puissant. ” (Confessions, III). La justice réside dans le sentiment que l'homme appartient à Dieu, elle se confond avec sa volonté. Dans la cité chrétienne, dont l’Eglise est la préfiguration,  les hommes vertueux sont gouvernés par les sages et les sages par la loi divine.

La charité présente la vertu de justice sous une forme très épurée, quasi inaccessible à l’existence humaine marquée par le Péché originel et la Chute. D’une certaine manière elle n’est pas de ce monde et c’est pourquoi l'institution judiciaire est fondamentale dans une religion où Dieu ne punit pas immédiatement et diffère la possibilité du pardon. Le tribunal terrestre pourrait alors être de nature théocratique, les lois humaines ayant pour but de sanctifier le monde en institutionnalisant la charité. La justice des hommes se réduirait ici aussi à l’obéissance à Dieu : « ce n’est pas pour rien que l’autorité porte le glaive : elle est un instrument de Dieu pour faire justice et châtier qui fait le mal. » (Paul, Romains, 13,5).  Le tribunal terrestre devrait alors se considérer comme assemblée de Dieu, c’est-à-dire rendant la justice au nom d’une exigence de sainteté..

Mais il se produit un renversement : si le tribunal des hommes tire sa légitimité de ce qu’il se réclame de la justice de Dieu, cette exigence l’expose au risque de perdre sa légitimité en cas de jugement inique. Ce paradoxe s’incarne dans la juxtaposition du tribunal terrestre et du Jugement Dernier : quelle utilité de punir les hommes ici-bas s’ils sont de toute façon punis au moment où leur salut sera mis en jeu ? Si la justice des hommes était  fidèle, elle pourrait se suffire à elle-même et se substituer à la justice de Dieu.  Si au contraire le jugement de Dieu doit « repasser » derrière celui des hommes, c’est bien qu'il demeure de l'injustice dans le monde et que la justice des hommes peut être dite, en un certain sens, injuste.

 

Cela nous conduit à la distinction naissante du temporel et du spirituel, cité humaine et cité de Dieu, justice dans l’ordre de la chair et justice dans l’ordre de la charité. Plus que leur distinction, c’est leur relation qui est problématique : comment forger une notion politique du juste qui s’intègre à la bonté de Dieu tout en reconnaissant le fait de l’injustice humaine ? La justice humaine doit ne pas laisser seule la justice de Dieu, sans pour autant la concurrencer.

Dans la Cité de Dieu, Livre IV et XIX, Saint Augustin est le premier à avoir thématisé une pensée des ordres: Rome est une réalisation de grandeur et de puissance, la plus achevée des cités terrestres, mais elle n'est pas l'idéal de la cité, et encore moins l’image sur Terre de la cité de Dieu. Il y a un seuil qualitatif insurmontable : la cité terrestre demeure sous le principe d'une « vie miséreuse et vaniteuse », alors même que la cité de Dieu est celle des « sages, des saints ou des anges ». La première est fondée sur l'amour de soi et la possession, l'autre sur l'amour de Dieu et l'espérance, la première est imparfaite et finalisée par la seconde, mais la seconde ne sera jamais réalisée entièrement sur Terre.

L’essentielle mobilité des choses humaines interdit de déduire le droit de la morale chrétienne, de constituer un droit positif à partir de la loi naturelle. La conception chrétienne de la justice ne conduit pas à la théocratie.

Les lois profanes, les lois de la cité terrestre, sont fondamentalement injustes. La Cité de Dieu met l’accent sur l’injustice fondamentale des institutions temporelles. Le jus humanum (le droit des hommes) n’est pas même un droit. La justice, même si il est une loi, est toujours extérieure, relative, amenée à être modifiée. Et pourtant, la pensée augustinienne de la justice préfigure bien l’apparition d’une référence explicite à une loi naturelle, c’est-à-dire un ensemble de principes fondamentaux qui s’adressent à l’individu. Et si cette loi naturelle est absorbée par l’ordre de la charité, la référence à un au-delà du monde, elle laisse deviner comment apparaissent les conceptions modernes du droit naturel. La recherche de la paix civile, même fondée sur l’injustice, est préférable au désordre des remises en cause du pouvoir en place, des coutumes, des traditions. Thomas d’Aquin accentue cette analyse qui anticipe la constitution du droit naturel et ouvre la perspective d’une autonomisation de la justice politique par rapport à la religion (voir partie suivante).

 

Parallèlement à ce mouvement de sécularisation de la justice politique,  l’articulation de l’existence de Dieu et de l’exigence de justice prend un autre aspect problématique : dans une représentation théologique le monde est l’œuvre de la volonté divine, et la justice un attribut du monde voulu par Dieu. Mais s’il existe des injustices dans le monde c’est qu’elles ont été voulues par Dieu, ce qui conteste sa bonté (Dieu a-t-il voulu les injustices du monde ?), ou bien que ces injustices existent sans que Dieu ne les ait voulues,  ce qui limite son pouvoir (Le monde aurait-il pu être meilleur que Dieu ne l’a fait ?).   Cet écart entre le monde tel qu’il est et le monde tel qu’il devrait être revient à admettre que le monde est autrement qu’il devrait être (autonomisant la Création de son Créateur). Il s’agit de comprendre en quoi le monde aurait pu être moins bon qu’il n’est et pourquoi il n’aurait pas pu être meilleur.  La justice divine est l’œuvre d’une transcendance, dont la pensée humaine ne pourrait faire que la Théodicée, i.e.  comprendre en quoi le monde est nécessairement juste et Dieu bon, ou encore expliquer comment Dieu, infiniment bon, avait pu vouloir le mal et l’inscrire dans le plan de la Providence.

Parmi les multiples écrits qui portent sur ces questions nous pouvons retenir ceux de Leibniz, son discours de Métaphysique (1686) et son Essai de Théodicée (), significativement sous-titré La cause de Dieu plaidée par sa justice, elle-même conciliée avec toutes ses autres perfections et la totalité de ses actions. On y retrouve l’argumentation suivante :

·        Dieu a bien voulu et créé le meilleur des mondes possibles

·        Dans le meilleur des mondes possibles, l’homme est libre

·        la liberté humaine implique la possibilité du mal et de l’injustice

·        Il n’y a pas de contradiction entre la bonté et la toute puissance de Dieu d’une part, et l’existence d’injustices dans le monde d’autre part

Du point de vue de Dieu, l’injustice n'a rien de positif, elle n'est que privation, son origine n'est pas en Dieu, mais dans la finitude de l'homme. Il ne faut donc envisager les intentions de Dieu à l’égard de sa création que du point de vue de l’harmonie globale du Tout, au regard duquel les injustices ne sont que des « détails » relativement à l'économie générale du meilleur des mondes possibles (la réflexion de Leibniz porte aussi sur la pluralité des mondes et le développement des probabilités en mathématiques). De même, Dieu ne dispense pas ses grâces arbitrairement mais pour des raisons qui nous dépassent et qui appartiennent au principe du meilleur. La grâce est un don gratuit qui ne dépend pas du mérite de l'homme puisque les dispositions humaines qui pourraient conduire à faire des élus ont elles-mêmes été distribuées par Dieu. Le fait que l’homme pèche librement est inscrit dans la vision que Dieu a eu des choses dans son calcul des mondes possibles. L’harmonie naturelle du tout aurait été perturbée si Dieu était intervenu contre son principe du meilleur, lequel impose que l’homme soit libre (cette liberté dut-elle se retourner contre lui). La Chute se trouve permise dans la série du meilleur comme une nécessité impliquée par l’imperfection originelle des créatures. La nature peccamineuse de la créature (cause de l’existence d’injustices) n’est donc pas le fruit d’une punition de Dieu mais du mauvais choix de la créature même, choix rendu possible par la bonté de Dieu dans sa conception du meilleur.

Il est de nombreux évènements dans le cours des phénomènes qui nous apparaissent contraire au dessein infiniment bon de Dieu, mais c’est que  connaissance rationnelle et  confiance en la bonté de Dieu nous font défaut. Leibniz reprend l’argument traditionnel de la pensée chrétienne du caractère partiellement impénétrable des intentions divines : il y a une raison impérieuse à ce que Dieu permette et même facilite le pêché au nom du principe du meilleur. La justice dans un sens chrétien demeure affaire de soumission confiante à l’autorité impénétrable de Dieu, confiance dans son caractère juste y compris lorsque les apparences disent le contraire.

 

 

3ième moment : La justice politique

 

La philosophie grecque proposait déjà une forme politique de justice : est juste ce qui concourt au bien commun. Ce qui revenait à faire de la loi et du pouvoir qui la soutient l’organe principal de la justice. Mais chez les Grecs cette affirmation associait au droit en place des déterminations morales et une certaine représentation générale de la réalité.

Dès lors qu’il n’est plus possible de faire reposer la justice sur des caractéristiques supposées objectives de la réalité, il faut bien que la définition politique de la justice s’autonomise et produise sa propre objectivité, son propre ordre de réalité.

Dans le Prince, Machiavel est un des premiers penseurs à analyser la politique selon sa propre logique, i.e. sans référence à des normes transcendantes comme l’idée d’une finalité de la nature ou encore une volonté divine (devenue inaccessible). Mais le concept de justice se limite chez Machiavel à des critères de maintien et d’efficacité du pouvoir. Et lorsque Machiavel vante les mérites des cités libres dans son Discours sur la Première Décade de Tite-Live, c’est principalement au regard de ces critères politiques de stabilité, d’efficacité et de puissance.

 

Il revient à l’Ecole du Droit Naturel (Grotius, Pufendorf ...) de créer les conditions d’une définition juridique et politique du concept de justice : en cherchant à préciser le concept de souveraineté (quelle est l’origine du pouvoir politique ?), c’est aussi une théorie du droit qui se trouve formulée (n’est-il pas juste de reconnaître aux individus des droits fondamentaux ?). Le pouvoir politique est reconnu dans son caractère conventionnel. Il ne découle ni d’une filiation divine, ni de la loi du plus fort, mais d’une forme de contrat entre le souverain et le peuple. Un pouvoir est juste lorsqu’ il est reconnu par les membres du corps politique comme nécessaire. La justice au sens politique n’est plus pensée en continuité avec un ordre transcendant, elle possède sa propre réalité qui est déduite du contrat originaire. En revanche, les individus existent indépendamment du contrat par lequel se forme une communauté politique. En conséquence, la relation de détermination entre le tout et les parties s’inverse progressivement : la justice n’est plus une exigence du tout envers les parties, elle devient l’adaptation du tout à l’existence des parties.

C’est ici qu’intervient la méthode de l’état de nature dont on trouve une version particulièrement spectaculaire chez Hobbes dans son Léviathan : à l’état de nature, c’est-à-dire en l’absence de lois et d’autorité pour les faire respecter, les individus ne connaissent comme règle que l’exigence de leur propre conservation ; il n’existe ni conscience morale, ni règle spontanément formée par la vie en société (et pour cause puisque celle-ci y est impossible). Les individus sont naturellement égaux dans la peur de la mort, dans la faiblesse des moyens de se maintenir en vie, dans l’illusion de pouvoir satisfaire leurs prétentions individuelles, dans les dangers qu’ils représentent les uns pour les autres. C’est pourquoi la sécurité d’un individu ne peut être assurée que s’il accepte que celle des autres le soit aussi. L’exigence d’établir des lois, et donc une forme de justice, obéit à une nécessité fonctionnelle qui conditionne la vie en société. C’est alors que se forme un pacte de soumission dans lequel l’autorité souveraine et les individus qui y sont soumis échangent la garantie de leur sécurité contre le renoncement à l’usage de leur propre liberté. En clair, la justice n’est que le nom donné à l’action de l’Etat lequel se voit reconnaître par contrat la fonction d’assurer l’ordre et la sécurité. A l’état de nature, les droits des individus sont inexistants puisque rien ne les garantit, à l’état civil, les droits des individus sont relatifs à l’exercice par l’Etat de sa souveraineté.

 

Le modèle politique de Hobbes consiste à définir la justice comme l’ensemble des pratiques par lesquelles l’Etat dissuade les individus d’un retour à l’état de nature. Ce modèle se trouve nuancé par d’autres auteurs qui discutent avec les théories politiques du contrat. Dans son Second Traité du Gouvernement Civil, Locke part lui aussi de l’état de nature mais sous une forme moins radicale que celle de la guerre de tous contre tous. Une forme élémentaire de coopération sociale peut exister antérieurement à la fondation de l’Etat ; c’est pourquoi le contrat qui institue celui-ci ne fait qu’accompagner le développement de la vie en société. Les individus ne sont donc pas supposés être dans une situation de dépendance absolue par rapport à l’Etat. Le degré d’emprise de l’Etat sur les comportements des individus a des limites : la loi doit respecter la liberté et l’égalité qui caractérisent les hommes à l’état de nature. Les individus se voient reconnaître des droits imprescriptibles, tenus comme naturels, qui désignent une forme de justice à partir de laquelle on évaluera celle des lois : est juste la loi qui rend compatible la coexistence d’individus libres et égaux. Nous avons ici une conception libérale (au sens politique) de la justice où l’exigence d’ordre et de sécurité n’est pas le seul réquisit : la loi doit permettre la vie en société de sorte que les individus puissent s’y épanouir, mener leur vie comme ils l’entendent dans les limites de leur coexistence. A ce titre, la défense de la liberté de travailler et des fruits de cette activité –en clair la propriété privée- constitue une mission centrale de l’Etat comme instrument de justice.

RQ : chez Locke, le droit naturel à la propriété ne doit pas contredire le droit plus fondamental à la subsistance pour les sans propriété, c’est pourquoi l’Etat peut et doit  mettre des limites à l'appropriation individuelle des biens car la concentration des terres et des richesses nuirait à la conservation de tous.

 

On trouve chez Locke l’idée selon laquelle la loi est juste lorsqu’elle est dans l’intérêt général mais cette hypothèse est surtout présente chez Rousseau dans le Contrat Social où elle prend une forme plus radicale : la communauté sous forme instituée, c’est-à-dire l’Etat, ne défend pas les intérêts privés, elle a vocation à assurer le bonheur de cette communauté prise comme un tout. C’est pourquoi les intérêts individuels sont subordonnés à la souveraineté de la Volonté Générale. Celle-ci est l’expression à part égale de tous les citoyens ce qui permet d’éviter de faire de cette association unilatérale entre le tout et les individus membres une forme masquée d’assujettissement. L’Etat (comme chez Hobbes) est le seul organe de la justice mais il ne l’est que dans la mesure où il incarne la Volonté Générale dans laquelle la volonté de chacun se retrouve. Cette position est typique de la pensée républicaine, elle propose une version de la justice où tout et parties trouvent un point d’équilibre (précaire !). S’il peut paraître optimiste de viser la quasi unanimité des citoyens dans l’assentiment donné aux lois c’est parce que la plupart du temps ceux-ci les jugent en fonction de leur intérêt propre et non du point de vue de l’intérêt général au nom duquel une règle de justice peut être établie.

 

Pour conclure, on peut croiser la conception libérale (au sens politique) de la justice et la conception républicaine, et obtenir une compréhension démocratique de la justice politique : est juste une loi résultant d’un processus démocratique par lequel les citoyens ont pu faire valoir des points de vue et des intérêts divergents de sorte que la loi exprime au final un consensus prenant en compte l’ensemble des intérêts en présence et susceptible d’être acceptée par tous.

 

 

4ième moment : La justice sociale

 

Pour le libéralisme politique les lois sont justes lorsqu’elles assurent la coexistence des individus en protégeant leurs droits élémentaires. Chacun peut ainsi profiter de sa liberté sans faire de tort à autrui. Cela installe l’Etat comme garant de la justice mais cela implique aussi de la part de celui-ci une capacité à l’autolimitation (ou encore à la neutralité) puisque toute extension du pouvoir de l’Etat risque d’entraîner son empiétement sur la  liberté des individus.

A la fin du 18ième siècle, des penseurs comme A. Smith dans la Richesse des Nations radicalisent cette analyse pour donner au libéralisme sa version plus spécifiquement économique. Plusieurs arguments sont mobilisés :

-         un argument libéral hérité de Locke selon lequel la propriété privée découle directement du travail individuel qui lui-même découle de la liberté naturelle ; l’Etat ne doit donc pas intervenir dans la libre coopération que constitue le marché économique sans quoi il interfère avec la logique du mérite individuel (qui veut que chacun ne tienne sa situation que de lui-même) et accapare une partie des biens dont les individus sont les propriétaires légitimes

-         un argument de type utilitariste qui constate que dans un contexte d’échange et de coopération économiques, le recours à un tiers (l’Etat) dans le règlement d'un conflit freine l'expression de la confiance (pilier de la prospérité économique), exacerbe la conflictualité, et implique des formalités qui alourdissent le rythme et le coût des échanges

De ces arguments émerge l’idée selon laquelle en matière socio-économique la justice découle de la non intervention de l’Etat. Il existerait une forme spontanée de justice dans la coopération entre les hommes, une justice sociale (ou sociétale), hors de toute institution politique, et notamment du processus régulier de la justice étatique. Les individus font des affaires, c’est-à-dire passent des contrats,  échangent des marchandises et des services, bref ont des intérêts convergents. Cette justice immanente aux rapports socio-économiques est résumée par la fameuse image de la main invisible  qui signale la capacité du marché économique à s’autoréguler.

Pour autant, les libéraux ne sont pas favorables à la pure dissolution de l’Etat dans le sens où l'augmentation exponentielle des échanges et des rapports contractuels induit la constitution d'un marché riche de situations virtuellement contentieuses. Quel que soit le degré de privatisation des contentieux, la justice étatique doit continuer à exister, à tout le moins marginalement pour remplir une fonction de dissuasion: les parties antagonistes cherchent précisément à s'entendre pour éviter l'intervention de l'Etat.

 

Les 19ième et 20ième siècles voient apparaître une contestation des analyses libérales : les individus ne tiennent pas leur situation socio-économique de leur seul mérite, il existe des relations d’exploitation subies et transmises, intrinsèquement injustes, contre lesquelles l’Etat est impuissant s’il se contente de garantir les droits individuels. S’il existe une forme sociale de déterminisme (un destin immanent à la société) il faut remettre en cause l’idée selon laquelle c’est sous l’effet de leur libre volonté, de leur responsabilité, que les individus se trouvent dans la situation qui est la leur.

On trouve cette analyse sous de nombreuses formes mais c’est évidemment chez Marx qu’elle prend sa forme la plus emblématique (Manifeste du parti communiste, Le Capital). La possession des moyens de production (agricoles ou industriels) est l’enjeu de luttes sociales incessantes qui conduisent mécaniquement à l’exploitation d’une classe dominée par une classe dominante. La classe dominante profite de sa position de force sur le marché économique pour imposer à la classe dominée une coopération inique. Par exemple, les ouvriers sont contraints pour survivre d’accepter des salaires dérisoires de sorte que les propriétaires accaparent l’essentiel de la richesse produite par le travail.  

Dans cette lutte pour le monopole des moyens de production, l’Etat n’est pas l’institution neutre qu’il prétend être, il est lui-même un agent indirect de la classe dominante, un appareil institutionnel et idéologique qui hérite des rapports de force sociaux. Le droit n’est pas le juge impartial des échanges économiques, il entretient les rapports de domination en protégeant la propriété privée ou encore en retardant la prise de conscience par la classe dominée de sa propre situation (l’égalité promise par la loi est une fiction qui masque l’injustice réelle). D’où la promotion de l’action révolutionnaire : la véritable justice –sociale- passera par le renversement de l’Etat garant des droits individuels (au premier rang desquels la propriété privée) et allié objectif de la classe dominante.

Les analyses de Marx constituent ainsi une déconstruction de la justice sous la forme du droit : l’idée de justice n’est valable que dans des circonstances de justice, c’est-à-dire une situation marquée par des conflits sociaux et des rapports de domination. Dans une communauté de type familiale, les liens de solidarité et d’affection font qu’il n’est nul besoin de justice (au sens juridique): mais à l’inverse, se considérer comme détenteur de droits, c’est entériner la nécessité d’avancer ses propres exigences. Le concept de droit est l’exacerbation de celui d’intérêt individuel. Mieux vaut agir spontanément par amour réciproque que se considérer soi-même et tous ses semblables comme détenteurs de droits légitimes.

 

Parallèlement, les concepts de domination et de lutte des classes portent un coup sévère à la  notion d'intérêt général : si la société est composée de classes antagonistes, il n'y a plus de subsomption possible de l'intérêt particulier sous l’intérêt général.  La justice ne peut alors plus consister qu’en l’arbitrage entre des intérêts de groupes qui sont présentés comme une variation sur  l'intérêt général. La loi n’est plus tant l'expression de la volonté générale que le résultat de négociations, la forme prise par des transactions sans cesse renouvelées de la société avec elle-même. Elle est à la fois l'effet et l'enjeu des intérêts particuliers en conflit, sa valeur ne tient plus à son statut constitutionnel mais à ses avantages techniques comme instruments de gestion de la société.

D’où un nouveau renversement conceptuel : alors que l’analyse marxiste promettait la dilution de l’Etat, celui-ci prend au contraire une forme extensive qui conforte l’idée que la société n’a plus d’extérieur. La justice paraît toujours plus socialisée et relativisée : elle est un compromis permanent, animé par une rationalité purement pratique fondé sur un seuil minimal en dessous duquel l’ordre social se trouve menacé (puisqu’ un ordre social qui serait ressenti par tous comme injuste ne pourrait subsister longtemps). La justice est ce qui fait qu'une société persiste, légitimant jusqu’à un certain point les privations que l'individu consent à l'ordre social. La justice ne se réfère plus à la nature mais à la société objectivée comme fait, comme ensemble de biens collectifs, en fonction duquel on envisage leur répartition entre les individus. La justice devient véritablement sociale et corrective puisqu’il s’agit de réduire les inégalités dans la répartition des charges sociales, bref de passer d’une égalité purement formelle devant la loi à une action corrective sur les inégalités matérielles qui conditionnent l’usage réellement égal des droits. L’Etat ne doit pas seulement stabiliser l’exercice du pouvoir politique mais aussi réguler la distribution des biens matériels et assurer les individus contre les accidents de la vie et les risques attenants à la vie en société.  C’est la perspective de l’Etat-Providence dans laquelle on passe du régime libéral de responsabilité individuelle au régime solidariste de partage des biens et des maux, des risques et des bénéfices. L’expression même d’Etat-Providence en dit long sur le degré de socialisation du concept de justice, manifestant une double sécularisation :

-         de la notion de destin, devenue risque social

-         de la vertu de charité devenue solidarité sociale

 

Le renouvellement des théories de la justice dans le débat politique contemporain, notamment nord-américain, apporte un dernier complément à la socialisation de la justice. Il s’agit de mettre en forme l’idée que la loi doit prêter une attention ou une considération égale aux attentes de chacun. Ce qui implique notamment une réflexion sur :

-         le degré de redistribution des richesses que doivent intégrer les politiques de protection sociale ; d’où la légitimité de certains droits sociaux

-         la reconnaissance des droits des minorités et des groupes socialement défavorisés (du point de vue historique, culturel, sexuel, racial, religieux ...)

On trouve dans la Théorie de la Justice de J Rawls une position emblématique : celui-ci cherche à maintenir un lien de type contractuel entre des individus libres et égaux devant la loi, tout en faisant la promotion d’une politique de redistribution des richesses portant prioritairement attention aux populations les plus défavorisées par la coopération sociale. Rawls n’a de cesse d’insister sur l’absence de toute assise métaphysique et morale de son concept de justice comme équité, lequel convient à une société marquée par la pluralité des cultures et des valeurs morales (ce qu’on nomme « les conceptions du Bien »).