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19/02/2015

Puissances du romanesque : le registre de la symbolisation dans Le Feu de Barbusse

 

 

G. Barthèlemy – Lycée Champollion – Année universitaire  2014-2015

 

 

                        PUISSANCE DU ROMANESQUE : LE REGISTRE DE LA SYMBOLISATION DANS LE FEU       

 

            Partons d’une question naïve mais essentielle : pourquoi écrire des romans de guerre ? Il faut rappeler ici que le roman prend en charge des aspects essentiels de la condition humaine, s’intéresse à des faits ou des expériences universels, par exemple en proposant des récits qui constituent d'innombrables variations sur l'amour, la mort, ou en s’appropriant un phénomène aussi marquant que la guerre.  Le lecteur trouve donc en lui un stock de représentations (des histoires, des images, des symboles) et d'expériences par procuration (celles qu’affrontent  les personnages dans les récits) qui lui offrent des point de repère, qui constituent un cadre à partir duquel il peut penser ou méditer  son existence, le monde, l’Histoire. C’est certes le cas pour l’ensemble de la littérature, mais le roman est le genre le plus ouvert, le plus libre, celui dans lequel « tout » peut entrer.

            Il est aussi par excellence un genre qui va stimuler l’ « appétence imaginative » du lecteur, c’est-à-dire le plaisir que prend celui-ci à se glisser par l’imagination dans un récit, à s’identifier à un personnage, à se projeter dans un univers que crée le langage (ce qui implique la représentation, par le récit et par la description, d’êtres, d’actions, de faits, de paysages, etc.). La guerre, par ses enjeux majeurs, par son retentissement dans la sphère individuelle et collective, par sa dimension spectaculaire, est de toute évidence une matière romanesque ; symétriquement, le roman, par sa capacité à susciter la participation subjective du lecteur, par son recours à la force suggestive du récit et de la description, par sa capacité à restituer ce qui se passe dans les consciences, est un moyen essentiel de parler de la guerre, de la « connaître » et de la penser d’une manière spécifique, aussi précieuse que celle élaborée par les historiens ou les « polémologues » (les spécialistes de la guerre), qui d’ailleurs se réfèrent parfois à lui.

 

            En l’occurrence, je voudrais m’attacher brièvement à l’une des caractéristiques du roman de Barbusse : son recours à la symbolisation. Il faut entendre par là à la fois une « opération » (un certain traitement d’une image, d’un épisode, d’un personnage) et un registre (la symbolisation met l’accent sur un élément particulièrement significatif ou important). La symbolisation peut représenter un pan considérable d’un roman, qu’elle tire alors du côté du mythe ou de l’allégorie,  c’est-à-dire des récits ou des images particulièrement chargés de sens, particulièrement frappants, qui doivent provoquer chez le lecteur une méditation mêlée parfois d’exaltation, ou d’horreur, ou d’un sentiment de sidération. Ajoutons quelque chose d’essentiel et qui peut sembler paradoxal : loin de contrevenir au réalisme, la symbolisation y contribue dans le sens où elle renforce la dénonciation qui est souvent indissociable du réalisme : à la fin de  Nana de Zola, le cadavre de l’héroïne, changé en une sorte de gigantesque pustule,  devient le symbole de la corruption morale caractéristique du Second Empire pour Zola ; de même, le puits de mine décrit au début de Germinal comme un monstre anthropophage devient le symbole de l’inhumanité du capitalisme industriel.  On comprend que Barbusse, qui œuvre dans son roman à la dénonciation de l’horreur de la guerre recourt à la symbolisation, car l’horreur est par excellence, du fait de l’excès et du caractère répulsif qui la distinguent, un motif qui se prête à ce traitement.

 

            Je me contenterai de traiter deux exemples.

 Le premier est le personnage d’Eudoxie. Ce prénom grec signifie étymologiquement « la bonne doctrine » ; c’est le nom d’une d’une martyre des premiers temps du christianisme, et aussi d’une impératrice byzantine. Cette onomastique[1] prestigieuse met d’emblée le personnage sous le signe d’une évidente exceptionnalité, et introduit une rupture avec le prosaïsme,  la trivialité et l'horreur dans laquelle sont plongés les soldats. Le récit semble tout d’abord accomplir cette promesse : Eudoxie est porteuse d'une beauté radieuse,  et  elle est liée par le sentiment amoureux à Farfadet dont le nom désigne un lutin d'une grâce légère et vive.  Tous deux  constituent ainsi un couple d'élus,  c'est à dire de personnages à qui le destin  semble réserver un sort particulier, qui incarnent une forme de grâce en rupture avec le monde de damnés dans lequel vivent les soldats. Au milieu de ce monceau d'horreur, il y aurait donc comme une enclave heureuse, l’espérance d’un monde où le bonheur reste possible, incarné par cet amour qui relèverait de ce que Umberto Eco appelle le « romanesque de la consolation ». Mais Eudoxie meurt d’une balle perdue (ce qu’on appelle un « dégât collatéral », mais qui accomplit également la vocation au martyre inscrite dans son prénom) et la découverte de sa charogne est un épisode aussi intéressant que répugnant, qui montre que la guerre n’épargne rien, annihile (tendanciellement) toute forme de beauté[2]. Son beau corps est affreusement travaillé par la décomposition et c’est Lamuse qui, par une fatalité très romanesque, la trouve, ce qui donne lieu à une scène terriblement ironique (chap. XVII, « La Sape », p. 272-3) : cette femme qu’il a poursuivie et qui  l'a repoussé quand elle était vivante,  il ne peut pas esquiver sa charogne qui lui tombe littéralement dans les bras.   Celle qui était l'incarnation symbolique de la beauté du monde, de la rédemption qu’on peut attendre de la beauté et de l'amour dans cet « enfer » (le terme est récurrent dans le roman), devient le symbole d’une horreur cauchemardesque (car telle est la résonance de ce motif, récurrent par exemple dans les récits d’épouvante, du baiser ou de l’étreinte du mort).

            Ajoutons une autre signification, plus discrète, qu’il ne faut pas négliger : ce que suggère probablement Barbusse, c’est que face à la guerre on ne doit pas chercher la fuite ou la rédemption dans l'amour,  mais s’efforcer d’opérer et de provoquer une prise de conscience morale à laquelle penseurs et romanciers ont pour mission de contribuer[3].

           

 

Deuxième exemple : Le feu comme « anti-Genèse ». Mon hypothèse de lecture est ici que tout un pan du roman de Barbusse doit être lu en référence à l’un des textes les plus célèbres de la littérature universelle, et qui pour un lettré élevé dans un milieu protestant marqué par la culture biblique est une référence de premier plan : il s’agit  du récit mythique de la création de l’univers par Dieu dans les premiers versets de la Genèse (le premier livre de la Bible), avec lequel ses contemporains entretenaient eux aussi forcément (étant donné le poids du catholicisme dans la société française du temps) une certaine familiarité. Voici le début de ce texte, cité dans la traduction de la TOB (Traduction Œcuménique de la Bible).

 

 

1Commencement de la création par Dieu du ciel et de la terre. 2La terre était déserte et vide, et la ténèbre à la surface de l’abîme ; le souffle de Dieu planait à la surface des eaux, 3et Dieu dit : « Que la lumière soit ! » Et la lumière fut. 4Dieu vit que la lumière était bonne. Dieu sépara la lumière de la ténèbre. 5Dieu appela la lumière « jour » et la ténèbre il l’appela « nuit ». Il y eut un soir, il y eut un matin : premier jour.

6Dieu dit : « Qu’il y ait un firmament au milieu des eaux et qu’il sépare les eaux d’avec les eaux ! » 7Dieu fit le firmament et il sépara les eaux inférieures au firmament d’avec les eaux supérieures. Il en fut ainsi. 8Dieu appela le firmament « ciel ». Il y eut un soir, il y eut un matin : deuxième jour.

9Dieu dit : « Que les eaux inférieures au ciel s’amassent en un seul lieu et que le continent paraisse ! » Il en fut ainsi. 10Dieu appela « terre » le continent ; il appela « mer » l’amas des eaux. Dieu vit que cela était bon.

11Dieu dit : « Que la terre se couvre de verdure, d’herbe qui rend féconde sa semence, d’arbres fruitiers qui, selon leur espèce, portent sur terre des fruits ayant en eux-mêmes leur semence ! » Il en fut ainsi. 12La terre produisit de la verdure, de l’herbe qui rend féconde sa semence selon son espèce, des arbres qui portent des fruits ayant en eux-mêmes leur semence selon leur espèce. Dieu vit que cela était bon. 13Il y eut un soir, il y eut un matin : troisième jour.

14Dieu dit : « Qu’il y ait des luminaires au firmament du ciel pour séparer le jour de la nuit, qu’ils servent de signes tant pour les fêtes que pour les jours et les années, 15et qu’ils servent de luminaires au firmament du ciel pour illuminer la terre. » Il en fut ainsi. 16Dieu fit les deux grands luminaires, le grand luminaire pour présider au jour, le petit pour présider à la nuit, et les étoiles. 17Dieu les établit dans le firmament du ciel pour illuminer la terre, 18pour présider au jour et à la nuit et séparer la lumière de la ténèbre. Dieu vit que cela était bon. 19Il y eut un soir, il y eut un matin : quatrième jour.

20Dieu dit : « Que les eaux grouillent de bestioles vivantes et que l’oiseau vole au-dessus de la terre face au firmament du ciel. » 21Dieu créa les grands monstres marins, tous les êtres vivants et remuants selon leur espèce, dont grouillèrent les eaux, et tout oiseau ailé selon son espèce. Dieu vit que cela était bon. 22Dieu les bénit en disant : « Soyez féconds et prolifiques, remplissez les eaux dans les mers, et que l’oiseau prolifère sur la terre ! » 23Il y eut un soir, il y eut un matin : cinquième jour.

24Dieu dit : « Que la terre produise des êtres vivants selon leur espèce : bestiaux, petites bêtes, et bêtes sauvages selon leur espèce ! » Il en fut ainsi. 25Dieu fit les bêtes sauvages selon leur espèce, les bestiaux selon leur espèce et toutes les petites bêtes du sol selon leur espèce. Dieu vit que cela était bon.

26Dieu dit : « Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu’il soumette les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toute la terre et toutes les petites bêtes qui remuent sur la terre ! » 27Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa ; mâle et femelle il les créa.

 

 

            Dieu est ici un démiurge (une divinité créatrice) qui crée l’univers par son « souffle » (on peut aussi traduire par « esprit »). Ce processus est indissociable d’une succession d’opérations de séparations : créer (donner la vie), c'est différencier, organiser et mettre en ordre.  

            Qu'est ce qui fait qu’on peut parler à propos du roman de Barbusse d’une « anti-Génèse » ?  D'abord bien sûr le fait que le roman est consacré au récit d'une entreprise de destruction massive, qui montre que l’homme a cédé à la démesure dans le mal, qu’il a tourné sa capacité d’invention vers le mal. L’Homme dont il est question n’est plus celui à qui Dieu confie le monde pour le faire fructifier, mais une créature qui s’est emparée de la Création pour la saccager : c’est le sens des très nombreuses descriptions des paysages méconnaissables, réduits à l’état de terrains vagues bosselés et creusés par les bombes.  C’est aussi le sens (l’un des sens) de l’omniprésence de la boue, qui évoque un univers retournant à l’informe, à la confusion des éléments (l’eau et la terre) jadis différenciés  par Dieu. Il en va de même pour la confusion, récurrente, entre le jour et la nuit (les fusées éclairantes font le jour la nuit, tandis que l’omniprésence de la boue remplace la lumière diurne par une teinte grisâtre répandue sur une terre dont la végétation, essentielle dans le processus créateur de la Genèse, a été éliminée ; le narrateur à de multiples reprises décrit une aube qui semble ne pas parvenir à se lever). Les oiseaux de la Création divine sont remplacés par les obus (voir l’épisode très significatif dans lequel le narrateur croit entendre siffler une balle alors qu’il s’agit du chant d’un oiseau), et la terre est devenue déserte, stérile elle  est, selon un terme biblique qu’il faut introduire ici pour comprendre ce qu’est la ligne de fuite de ce « retournement » de la Genèse, en proie à la désolation.

 

            Voici, rassemblées ci-dessous, quelques pièces à conviction accompagnées de brefs commentaires.   

 

- Début du récit à proprement parler (chapitre 2 p. 54) :

 

     Le grand ciel pâle se peuple de coups de tonnerre : chaque explosion montre à la fois, tombant d’un éclair roux, une colonne de feu dans le reste de nuit et une colonne de nuée dans ce qu’il y a déjà de jour.

      Là-haut […] un vol d’oiseaux terribles, à l’haleine puissante et saccadée, qu’on entend sans les voir, monte en cercle pour regarder la terre.

      La terre ! Le désert commence à apparaître, immense et plein d’eau, sous la longue désolation de l’aube ! Des mares, des entonnoirs […].

 

[L’anti-Genèse prend la place de la Création, comme le soulignent ironiquement les images : explosion à la place du tonnerre, obus au lieu d’oiseaux ; la terre est un désert[4] (parag.3), sa stérilité paradoxale – elle procède de l’omniprésence de l’eau – suggère le dérèglement mortel du monde. La « désolation » est un motif biblique, qui intervient souvent dans l’Ancien Testament à propos de la situation de ceux qui ont encouru la colère de Dieu]

 

P. 354, chapitre XX :

     1 - […] là où il n’y a pas de morts, la terre elle-même est cadavéreuse.

      2 -[…] sur cette débâcle d’ordures et de chairs, sont semées des profusions d’images religieuses, de cartes postales, de brochures pieuses, de feuillets où des prières sont écrites en gothique, et qui se sont répandues […]. Ces paroles font semblant de fleurir de leurs mille blancheurs de mensonges et de stérilité ces rives pestiférées, cette vallée d’anéantissement.

 

           

[1 - La mort n’affecte plus seulement les individus / les hommes, mais aussi la nature / la Création.

  2- L’extrait est marqué par une violente ironie ; en effet, la parole religieuse (la prière) est frappée d’inanité (elle est donc le contraire de la parole démiurgique de la Genèse) : dans le monde dévasté par la guerre (voir l’image très crue de la « débâcle d’ordures et de chairs »), il n’est plus possible de croire aux diverses formes du « verbe » religieux et à sa fécondité,  la prière est un leurre, elle est comme une fleur stérile. La formule finale (la « vallée d’anéantissement »)  semble calquée sur une des formules de l’Ancien Testament qui évoquent la douleur d’exister (par ex. dans les Psaumes : « la vie est une vallée de larmes »). Il faut  prendre ici au pied de la lettre le mot « anéantissement » : qui produit le néant, qui ramène au néant, tandis que les « rives pestiférées » évoquant un monde rendu inhabitable par la souillure de la guerre.]

 

            P. 414, dernier chapitre, « L’Aube »

            C’est la fin de tout. […]

            L’enfer, c’est l’eau.

            […] Sur la plaine déliquescente et naufragée, […] entre ses îlots d’hommes agglutinés ensemble comme des reptiles, sur ce chaos qui s’aplatit et sombre […] on voit se déplacer lentement des bandes. […] L’aube est si sale qu’on dirait que le jour est déjà fini.

            Ces survivants émigrent à travers cette steppe désolée par un grand malheur indicible.

 

[La mention de la « fin de tout », de l’enfer, de la « déliquescence », l’image des reptiles, la mention de survivants errant dans un paysage stérile, la référence à un « malheur indicible », la confusion entre le jour et la nuit, tout cela évoque à la fois une régression vers un avant de la Création et quelque chose comme une apocalypse par l’eau, une fin du monde. La contradiction (on est à la fois « avant » et « après » la Création) constitue une « symbolisation » particulièrement vigoureuse de l’œuvre destructrice de la guerre]

             

            Il faut, pour compléter cette rapide analyse de la symbolique de l’anti-Genèse et de la désolation, examiner un dernier extrait. Il s’agit du discours de Bertrand (chap. XX, « Le Feu », p. 339-341), et plus précisément de ce passage (p. 340-341) :

 

     L’avenir ! L’avenir ! L’œuvre de l’avenir sera d’effacer ce présent-ci […]. Et pourtant ce présent il le fallait […]. Honte à la gloire militaire, […] honte au métier de soldat qui change les hommes tour à tour en stupides victimes et en ignobles bourreaux. Oui, honte, c’est vrai, mais c’est trop vrai, c’est vrai dans l’éternité, pas encore pour nous. Ce sera vrai lorsqu’il y aura une vraie Bible. Ce sera vrai lorsque ce sera écrit parmi d’autres vérités que l’épuration de l’esprit permettra de comprendre en même temps. […]

 

            S’il faut à l’humanité une « vraie Bible », c’est que celle dont elle dispose est incomplète, ou ne contient qu’une fausse révélation, et ce qui le prouve est bien sûr l’existence de la guerre. Mais ce que suggère l’extrait, c’est que cette « vérité » qu’est la nécessité de faire peser sur la guerre une réprobation absolue, qui la rendra impossible, ne peut être accessible seule : il faut que se produise une révolution morale cohérente, et la disparition de la guerre sera accompagnée par la disparition de tout l’ordre ancien. Le lecteur contemporain de Barbusse comprend en fait que cet « avenir » qu’invoque Bertrand est celui dont parle le socialisme depuis le XIXe, et que cette révolution ne sera pas seulement morale, mais globale, et donc politique. Ceci nous conduit à formuler pour finir deux commentaires.

            Le premier porte sur le dernier chapitre et son titre, « L’Aube » : cette aube, comme nous l’a montré l’extrait de la page 414, peine à se lever, et le caractère péniblement messianique, si l’on peut dire, du chœur des soldats débattant de la disparition future de la guerre, n’efface pas ce paysage de chaos et d’apocalypse[5]  - mais peut-être sommes-nous plus difficilement accessible à la veine messianique en ce début de XXIe siècle, notamment parce que nous savons qu’après la première Guerre Mondiale vint la Deuxième, que ne l’étaient les contemporains de Barbusse.

            Le second nous ramène à l’analyse des manipulations dont les références bibliques font l’objet dans le roman. On pourrait opposer d’un côté un traitement qui relève de la symbolisation poétique, et qui concerne ce que j’appelle l’anti-Genèse, qui procède grâce à une thématique et des images, de l’autre le recours à un symbole philosophique (au sens très large de ce dernier terme), celui de la Bible – Le Livre par excellence dans la culture occidentale, le livre que cette culture a pendant longtemps associé à la vérité et à la sagesse. Il s’agit donc de deux maniements très différents de la référence religieuse, mais leur portée est identique, et cette convergence donne une grande force à ce travail romanesque opéré par Barbusse : il s’agit de dire que la guerre constitue la grande réfutation de la prétention de la religion chrétienne à penser le monde, puisque avec la guerre s’effondre aussi bien la vision d’un monde soumis à un ordre (et le « désordre » que la guerre inscrit dans le paysage réactive la leçon de la philosophie grecque selon laquelle l’ordre équivaut au Bien et le désordre au mal) que la conviction selon laquelle  l’humanité dispose avec la Bible (qui symbolise sans doute ici l’ensemble et la cohérence de la culture léguée par le passé dont les belligérants sont les héritiers) d’une vérité, d’une sagesse.

 

 

             Les deux exemples du travail de symbolisation que nous avons examinés au cours de cet exposé – le personnage d’Eudoxie, la thématique de l’anti-Genèse et de la désolation – constituent une sorte de limite dans le roman : celle d’une expressivité romanesque portée jusqu’à une dimension presque mythologique  en jouant sur l’intertextualité, sur la culture du lecteur. Barbusse confère ainsi  une vigueur hyperbolique à la dénonciation de la guerre en contournant l’obstacle de la grandiloquence des discours de principe (ce à quoi n’échappent, on l’a dit, ni le discours de Bertrand ni le chœur des soldats dans le dernier chapitre). Le romancier  nous montre ainsi que la littérature, et plus précisément, en  l’occurrence, le roman, peut, par les moyens qui lui sont propres, aider le lecteur à comprendre[6]  la guerre et sa démesure essentielle.

 



[1] L’onomastique est ce qui se rapporte aux noms appréhendés dans leur dimension signifiante ou symbolique.

[2] Cette « tendance » terrifiante fait tout le prix de l’épisode poétique et fétichiste (car l’un n’empêche pas l’autre, qu’on se le dise) au cours duquel (chapitre XVI, « Idylle », p. 268-9) Paradis (peut-être Barbusse ne lui a-t-il donné ce nom que pour le conduire à cet épisode …) cire amoureusement et innocemment (« … comme si c’étaient des reliques », p. 268) les chaussures d’une jeune fille dont il refuse de recueillir les remerciements - c’est-à-dire qu’il refuse de la voir et de lui parler ; on mesure ici la pertinence du choix du mot « reliques »  et la signification du culte que rend Paradis à celles-ci : ces chaussures sont comme l’espoir de la subsistance de la beauté et de la possibilité du bonheur amoureux, bien au-delà de la personne de cette jeune fille. On est donc aux antipodes de l’histoire d’Eudoxie, mais, de manière à obtenir une tension entre les deux épisodes plutôt qu’une contradiction, Barbusse ne donne aucune existence à cette jeune fille dans le récit, et ses chaussures, aussi délicates et suggestives soient-elles pour Paradis, ne font pas le poids face au cadavre décomposé d’Eudoxie.

[3] Le dernier chapitre illustre avec maladresse une prise de conscience de cet ordre. Voir infra.

[4] Le terme est récurrent ;  à l’inverse du processus décrit dans la Genèse, qui consiste à injecter progressivement la vie dans la Création, la guerre, dans Le Feu, semble vouée à ramener brutalement la terre à son état inaugural, qui serait aussi un état terminal : « déserte et vide ».

[5] Le lecteur le ressent d’autant plus que ce chapitre est,  esthétiquement parlant, raté,  comme l’est le premier : autant Barbusse est capable, en tant que romancier, de « porter », de faire vivre la symbolique de l’anti-Genèse et de la désolation, peut-être précisément parce qu’il dispose d’une matière « première » à travailler et à retourner, celle que lui fournit sa culture biblique, autant il échoue dans la veine solennelle de la condamnation du chap. 1 et dans la veine messianique de ce dernier chapitre (ou du discours de Bertrand).

[6] C’est une banalité, mais rappelons que dans son sens étymologique « comprendre » signifie « prendre avec soi », c’est-à-dire, s’agissant ici de la guerre, éprouver au plus profond de soi  son horreur incomparable.