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21/12/2015

Les Femmes fatales dans La Cousine Bette de Balzac

 

G. Barthèlemy Lycée Champollion Classes de Math Spé Année universitaire 2015-2016


« L'amour et la vengeance, chassant de compagnie, n'auront jamais le dessous » (Lisbeth à Valérie, chap.47)

A PROPOS DES FEMMES FATALES


La Cousine Bette est une histoire de femme(s) fatale(s). Quelle est la pertinence de cette histoire dans l’univers balzacien, dont le réalisme s’identifie à un projet de description critique de la société de son temps, et en quoi est-elle éclairante pour nous qui cherchons à nous repérer dans le « monde des passions ? ». Pour répondre à ces questions, il faut nous pencher sur cette catégorie de la femme fatale.
La société bourgeoise du XIXe siècle est une société puritaine, c’est-à-dire une société dans laquelle la sexualité est à la fois l’objet d’une réprobation explicite, d’une peur intense et d’une fascination qui ne l’est pas moins. Ce « complexe puritain » a des conséquences très concrètes : une dégradation de la condition de la femme (car c’est d’elle que vient le danger), traduite en termes légaux par le Code civil, qui en fait une mineure à vie dont le destin se résume à la maternité dans le mariage, et une prolifération des névroses (des psychopathologies si l’on préfère) déclenchées par la répression du désir. La plus fameuse de ces psychopathologies est l’hystérie féminine, dont les crises spectaculaires vont stupéfier les contemporains dans la seconde moitié du siècle.
Un objet qui symbolise la femme du XIXe nous permettra de mieux comprendre sa condition, c’est le corset. Victimes du discours médical et d’une surprenante (quoique…) fixation érotique, les femmes se voient imposer cet instrument de torture dont la faculté déclare qu’il est indispensable à ces faibles créatures, dont le squelette et la musculature sont par nature insuffisamment formés, et l’étroitesse de la taille devient un critère décisif sur le marché matrimonial des classes dominantes. De quoi s’agit-il ? D’un appareil composé de tissu et de baleines semi-rigides, qui comprime la taille et le buste au prix d’un laçage vigoureux. On le porte dès la puberté, et les conséquences sanitaires sont considérables : la taille est étranglée, la cage thoracique se développe mal, la musculature est (en effet !) inexistante, la respiration insuffisante, et nombre de femmes souffrent de « maladies de langueur » (accompagnées parfois d’évanouissements à répétition). Sur le plan esthétique et érotique, le résultat est lui aussi frappant : l’étroitesse de la taille fait saillir les hanches (pour rester décent), et l’impossibilité de bouger la tête donne une allure étrange, solennelle, figée, un peu lointaine, aux victimes. Une femme qui porte un corset entretient un rapport difficile avec son propre corps : ses gestes sont entravés, et elle a besoin de quelqu’un pour le lacer quand elle s’habille et pour le délacer quand elle se déshabille – voir dans notre roman la scène au cours de laquelle Valérie et Wenceslas sont pris en flagrant délit par Henri, au moment même où Valérie se livre à un jeu de mots piteux .
La femme est donc minorée sur le plan social, on prétend exercer sur elle un contrôle vigoureux que rend nécessaire son absence d’autonomie intellectuelle (sic), on nourrit une immense défiance à l’égard de son potentiel érotique (aussi lui prêche-t-on les devoirs et la pudeur), et dans le même temps celui-ci fait l’objet d’un traitement paradoxal, avec ce corps que l’on enferme, que l’on paralyse, que l’on met à distance, y compris avec la prolifération des vêtements de dessous : c’est le règne des jupons et des camisoles, et les hommes fantasment intensément le déshabillage, voué à tirer en longueur, et l’animation d’un corps soudain libéré du corset. Cette fantasmatique cohabite d’ailleurs avec une peur diffuse : la femme ainsi défaite de ses entraves ne va-t-elle pas révéler une nature infernale, un effroyable pouvoir sexuel qui détruira les hommes ?
Ajoutons encore quelques touches au tableau. La société bourgeoise (et puritaine) sépare les sexes, qui de ce fait se connaissent mal. On trouve là un germe d’incompréhension, de misère affective et sexuelle, et aussi une cause supplémentaire du développement de cette combinaison de peur et de fascination, mentionné ci-dessus, chez le mâle des classes supérieures au XIXe. Celui-ci peut-il espérer réaliser dans le mariage son rêve d’une intimité érotique et psychologique avec une femme ? Non : une épouse respectable ne se prête qu’avec réticence à l’acte de chair (elle a en tout cas été conditionnée en ce sens), sans jamais oublier qu’il s’agit pour l’essentiel de procréer (même remarque), et la stature impressionnante de l’Epoux ne l’invite guère à rêver de complicité conjugale (idem) . Quand un époux bourgeois veut se laisser aller, goûter les joies d’une sexualité libre et d’une convivialité détendue entre les sexes, ce n’est pas à son domicile conjugal qu’il se rend, mais au bordel, dont le XIXe est le siècle d’or, et où règne une atmosphère débraillée, bon enfant, qui n’est pas pour rien (certes plutôt après 1850) dans le prestige auprès des étrangers de notre belle capitale.

Le lecteur perspicace aura compris qu’on vient de lui exposer la genèse de l’archétype de la femme fatale, qui prospère précisément entre désirs incandescents et peurs irrépressibles. Il s’agit donc d’une figure spécifique à un contexte historique et culturel bien déterminé, dans lequel la perception de la femme est fortement orientée, et la littérature, mais aussi la peinture, vont donner un écho considérable à cette orientation.
Les œuvres d’art, fussent-elles réalistes, ne recopient pas la réalité, elles en donnent une représentation qui sollicite la sensibilité, l’intelligence, l’imaginaire du lecteur – bref, sa conscience. Pour ce faire, elles convoquent souvent des archétypes, c’est-à-dire des figures qui parlent « directement » à l’imaginaire parce qu’elles incarnent des pulsions, des situations, des questions, qui sont universelles, qui comportent une part d’angoisse ou de fascination que l’être humain ne peut esquiver. En l’occurrence, la femme fatale évoque l’ambivalence de la sexualité, la manière dont se mêlent en elle la promesse de gratifications sans équivalent et le risque d’autodestruction - l’éblouissement et l’aveuglement. Des choses donc qui appartiennent à un fond universel ; mais l’incarnation de celui-ci dans un / des archétypes s’impose lorsque ce complexe connaît une actualité particulière, et c’est le cas dans la société bourgeoise du XIXe. En effet, les sociétés puritaines, qui prétendent neutraliser le potentiel destructeur de la sexualité en éloignant celle-ci et en la diabolisant, laissent leurs membres désarmés face à sa puissance. Elles la refoulent ; or, comme le disent les psychanalystes, le propre du refoulé est de faire retour. C’est ce retour du refoulé de la sexualité que la femme fatale incarne. Il existe une autre raison à son déferlement au XIXe : l’individualisme propre à la modernité fait de la quête du bonheur, du libre épanouissement de l’individu sur tous les plans, un impératif ; mais cette exigence se heurte au puritanisme bourgeois lorsqu’il est question de la composante érotique du bonheur amoureux ; or ce dernier est devenu dans la susdite société le noyau et le symbole du bonheur tout court, de l’accomplissement de l’existence individuelle. Ici encore, la figure de la femme fatale joue un rôle essentiel, puisqu’elle incarne l’ambivalence de la sexualité et le fait que la société puritaine n’a pas appris à ses membres à affronter la puissance de celle-ci. Car c’est bien de puissance, ou de pouvoir qu’il s’agit, comme nous le confirme Balzac au chapitre 52 :

La beauté, c'est le plus grand des pouvoirs humains. Tout pouvoir sans contre-poids, sans entraves autocratiques, mène à l'abus, à la folie. L'arbitraire, c'est la démence du pouvoir. Chez la femme, l'arbitraire, c'est la fantaisie.

Telle est bien la femme fatale : elle est mue par la « fantaisie », c’est-à-dire l’arbitraire de ses passions (qu’il s’agisse du lucre, du stupre ou de l’amour), mais aussi par la libido dominandi ; sa beauté lui assure la toute-puissance, et donc un pouvoir de destruction sans égal. C’est en cela qu’elle est « fatale » : ceux qu’elle captive ne peuvent espérer échapper à son pouvoir .

Dans un livre intitulé La Divine et l’impure (éd. Du Jaguar, 1990), consacré à la peinture de nu au XIXe, voici ce que dit Michèle Haddad (p. 123) à propos de cette hantise d’une femme sursexuée et destructrice telle que les peintres la représentent :

Le sexe féminin est un continent noir, inconnu et satanique. La femme, dans le meilleur des cas, si elle n’est pas une sorcière, est un animal prisonnier de ses instincts. Il faut donc la contenir, la réduire même en esclavage, dénoncer ses pièges et fuir ses sortilèges, car son but est d’attirer l’homme dans les filets qu’elle tisse inlassablement. Pour les peintres comme pour les écrivains, la femme est le Diable en personne : elle fait peur et elle attire.

L’auteure met en regard de ce texte un tableau de Franz Von Stuck intitulé Le Péché (1893) : le corps très blanc d’une femme dont le regard semble une invite au spectateur se découpe sur un fond sombre (avec une touche de jaune, couleur qui symbolise traditionnellement la trahison). Cette blancheur est bordée par le corps d’un énorme serpent à la peau noire et ocellée qui fixe lui aussi de ses yeux, la gueule ouverte, le spectateur. Il semble servir d’écrin au corps nu de la femme, souligner la blancheur des seins et du ventre. C’est bien tentant – et d’ailleurs les peintres, possédés par le vieux thème chrétien de la tentation, vont multiplier les tableaux sur ce thème propre à exalter les pouvoir vénéneux de la femme, notamment lorsqu’elle s’en prend à ceux qui visent la sainteté (voir les innombrables variations sur la Tentation de Saint-Antoine, par exemple celle de Félicien Rops en 1978 ; c’est saint contre seins, si l’on ose dire).
Peinture et Littérature font donc cause commune, en attendant le cinéma, notamment pendant la grande période du cinéma états-unien, qui consacrera la femme fatale dans ce qu’on appelle les « films noirs » : La sublime Ava Gardner ensorcelle Burt Lancaster dans Les Tueurs de Robert Siodmack (1946), et Bette [une autre Bette, digne de celle de Balzac] Davis, si bizarrement laide, saccage la vie de Joseph Cotten dans La Garce de King Vidor (1949 ; l’affiche du film disait : « Nobody is as good as Bette Davis when she’s bad ») : l’image mobile était faite pour immortaliser la femme fatale, son diabolique pouvoir de fascination, et la société états-unienne, obsédée par le mal, puritaine et individualiste, était un terrain d’élection pour elle.

Le cinéma (en tout cas celui dont il vient d’être question) appartient à la culture de masse, aussi ne fait-il pas toujours dans la dentelle, et de ce fait sa dynamique s’harmonise avec celle de l’archétype : pour gagner en force d’expression, on sacrifie la subtilité et la nuance. Et Balzac ? Il fait la même chose dans La Cousine Bette : s’inspirant des codes du roman populaire et du mélodrame, il exalte le pathétique et les effets, donnant une force terrible à cette histoire de vengeance et de déchéance.
Si le mot « passion » n’est pas encore intervenu dans cet exposé, le lecteur perspicace aura deviné que c’est d’elle qu’il s‘agit : la femme fatale est une machine à provoquer les passions et à détruire ceux dont elles s’emparent. Et en l’occurrence, c’est Valérie la diablesse. L’originalité et la force du roman, et donc la dynamique spécifique conférée à l’archétype de la femme fatale tient ici toutefois à deux facteurs : une forme d’incongruité propre au personnage de Valérie qui est à la fois une femme fatale et une petite bourgeoise (une incarnation de la démesure et une incarnation de la médiocrité du conformisme), et le système des personnages. Passons assez vite sur le premier point : la médiocrité morale de Valérie, son absence d’élévation, sont destinées à faire d’elle l’emblème de la monarchie de Juillet c’est-à-dire aussi d’une courbe historique pitoyable : à père maréchal d’Empire, fille épouse d’un bureaucrate inconsistant (dont en outre la sexualité semble assez trouble), vénale et hypocrite, qui ne sait pas faire meilleur usage de sa beauté et de son intelligence que celui qui consiste à capter la richesse de ses amants. Elle n’est pas, toutefois, une « femme sans cœur », comme l’odieuse Foedora de La Peau de chagrin (1836), puisqu’elle-même connaît la passion (avec Henri et avec Wenceslas), mais son goût pour l’argent est impliqué dans sa relation avec le premier, son désir de venger Lisbeth et d’humilier Hortense dans sa passion pour le second.
Venons-en donc maintenant à certains aspects du système des personnages. Commençons par l’essentiel : l’organisation de la convergence dans le récit entre Valérie et Bette, convergence thématisée par la citation qui a donné son titre à cet exposé. Si Valérie incarne (parce qu’elle la provoque et en est l’objet) la passion libidinale, dont nous avons évoqué l’ambivalence, Bette incarne une « passion triste » par excellence, la vengeance. Celle-ci a pour elle, en termes de rendement romanesque, son caractère archaïque et régressif : la vengeance, c’est la tentation pulsionnelle de la régression vers une sphère infra-morale, dans laquelle l’individu qui subit un préjudice ne se préoccupe que d’infliger l’équivalent au coupable – soit le contraire de la justice, qui, elle, vise à restaurer le bien, la paix, au prix d’une réparation, et pas à organiser un cycle potentiellement infini de préjudices et de « contre-préjudices » . Mais la vengeance est elle aussi, comme le désir, de l’ordre de la tentation – tentation de se soustraire aux règles qui balisent l’existence des hommes en société, et à l’effort harassant que nous impose la morale, celle qui dans la version sublimée qu’en offre l’Evangile nous dit que quand on nous frappe la joue gauche il faut tendre la joue droite (ou l’inverse, mais peu importe) : propos surprenants, qui illustrent ce que les théologiens appellent l’ « humour chrétien », c’est-à-dire cette manière paradoxale, sidérante, de prendre position dans le champ moral ou religieux pour signifier la rupture avec un ordre ancien et la nécessité d’instaurer un ordre nouveau entre les hommes ou entre l’homme et Dieu. La vengeance, elle, illustre un ordre ancien dans lequel l’individu érige sa passion en absolu indiscutable, et répond au mal par le mal.
Si l’on se souvient de la définition classique de la passion (« Tous les mouvements de l’âme », dit Furetière), on comprend que la vengeance appartient fondamentalement à cette sphère, et l’on sait à quel point, comme toutes les passions, elle peut conférer un terrible élan unificateur à l’existence individuelle et envahir tout le champ de la conscience, incarner ce que Zola appelait « le clou de l’idée fixe », cela d’autant plus qu’elle est aussi volontiers liée à un fantasme de toute-puissance : celui qui se venge médite et organise la mise à mort, réelle ou symbolique, de son ennemi, manipule les êtres et les circonstances, défie les précautions et les mises en garde, le pouvoir de la loi ou du contrôle social, en tout cas dans la fantasmatique si significative que la littérature populaire du XIXe (nous y revoilà), mais aussi la grande littérature, déchaînent autour d’elle. C’est ainsi qu’Edmond Dantès, le héros du Comte de Monte-Cristo de Dumas (1844) se venge de ceux qui l’ont fait injustement jeter en prison, ou que l’héroïne de La Vengeance d’une femme (1872) de Barbey d’Aurevilly se venge de son époux, aristocrate froid et vaniteux, qui a assassiné son amant et qu’elle a vainement supplier de lui donner le cœur de celui-ci à manger (il a préféré le jeter à ses chiens), en devenant prostituée et syphilitique, traînant ainsi son nom dans la boue. Selon une logique comparable à celle évoquée plus haut, le cinéma états-unien fera là encore grand usage de ce motif, comme dans La vengeance aux deux visages, de et avec Marlon Brando en 1961, ou dans le remarquable Point blank de John Boorman (1966 ; avec Lee Marvin et la merveilleuse Angie Dickinson). La femme possédée par la passion de la vengeance est donc une autre incarnation de la femme fatale, fatale en ce qu’elle engouffre tout son être et toute son existence dans la vengeance, construisant un destin unique pour sa victime et pour elle – et si en plus elle est belle, elle n’en est que plus fatale…
L’alliance (« à la vie, à la mort », comme le dit Bette ) entre Valérie et Bette, c’est-à-dire l’alliance entre le pouvoir de fascination sexuelle, le sortilège érotique, et la passion de détruire, assure donc un formidable moteur au roman , et Balzac souligne le caractère pour ainsi dire idéal de cette fusion des passions en suggérant une relation homosexuelle entre les deux femmes, ce qui constitue une thématisation d’autant plus judicieuse de cette fusion dans le mal que l’homosexualité constitue aux yeux du lecteur contemporain de Balzac une turpitude supplémentaire qui serait en quelque sorte le révélateur d’autres turpitudes qui la fondent ou en ont été l’occasion, l’aboutissement d’une inversion (l’organisation du triomphe du mal). C’est d’ailleurs cette inversion que signale l’hypocoristique « mon ange », moralement antiphrastique, avec lequel Valérie s’adresse à Bette (chap. 53) – elle lui dira aussi (id.) « ma tigresse », ce qui marque sa conscience du potentiel de destruction de son alliée . Cette alliance comporte pour Bette une gratification dont la logique complexe implique aussi bien une émotivité esthétique, voire érotique, que le réconfort apporté par un pacte indéfectible à une femme qui se vit comme une exclue, et qui donc trouve dans celui-ci de quoi mêler et satisfaire des passions multiples (chap. 53) :

- Es-tu belle, ce matin! dit Lisbeth en venant prendre Valérie par la taille et la baisant au front. Je jouis de tous tes plaisirs, de ta fortune, de ta toilette... Je n'ai vécu que depuis le jour où nous nous sommes faites sœurs...

Voici une sororité qui peut attendrir, mais aussi faire peur, car (chap.41) sa dynamique est infernale :

Lisbeth, étrangement émue de cette vie de courtisane, conseillait Valérie en tout, et poursuivait le cours de ses vengeances avec une impitoyable logique. Elle adorait d'ailleurs Valérie, elle en avait fait sa fille, son amie, son amour; elle trouvait en elle l'obéissance des créoles, la mollesse de la voluptueuse; elle babillait avec elle tous les matins avec bien plus de plaisir qu'avec Wenceslas, elles pouvaient rire de leurs communes malices, de la sottise des hommes, et recompter ensemble les intérêts grossissants de leurs trésors respectifs. Lisbeth avait d'ailleurs rencontré, dans son entreprise et dans son amitié nouvelle, une pâture à son activité bien autrement abondante que dans son amour insensé pour Wenceslas. Les jouissances de la haine satisfaite sont les plus ardentes, les plus fortes au cœur. L'amour est en quelque sorte l'or, et la haine est le fer de cette mine à sentiments qui gît en nous. Enfin Valérie offrait dans toute sa gloire, à Lisbeth, cette beauté qu'elle adorait, comme on adore tout ce qu'on ne possède pas, beauté bien plus maniable que celle de Wenceslas, qui, pour elle, avait toujours été froid et insensible.

Après bientôt trois ans, Lisbeth commençait à voir les progrès de la sape souterraine à laquelle elle consumait sa vie et dévouait son intelligence. Lisbeth pensait, Mme Marneffe agissait. Mme Marneffe était la hache, Lisbeth était la main qui la manie, et la main qui démolissait à coups pressés cette famille qui, de jour en jour, lui devenait plus odieuse, car on hait de plus en plus, comme on aime tous les jours davantage, quand on aime. L'amour et la haine sont des sentiments qui s'alimentent par eux-mêmes; mais, des deux, la haine a la vie la plus longue. L'amour a pour bornes des forces limitées, il tient ses pouvoirs de la vie et de la prodigalité; la haine ressemble à la mort, à l'avarice, elle est en quelque sorte une abstraction active, au-dessus des êtres et des choses. Lisbeth, entrée dans l'existence qui lui était propre, y déployait toutes ses facultés; elle régnait à la manière des jésuites, en puissance occulte. Aussi la régénérescence de sa personne était-elle complète. Sa figure resplendissait.

Balzac reprend ici le stéréotype de la renaissance par l’amour, sauf que l’amour de Bette pour Valérie est indissociable de sa haine pour la famille Hulot et du projet de la détruire, et l’anthropologie balzacienne, telle que le narrateur la développe dans ces lignes, fait de la haine et de la vengeance des passions dont la force d’irradiation et de polarisation de l’existence sont supérieures (et pas seulement en durée) à celle de l’amour.

Le lecteur du Comte de Monte-Cristo sympathise volontiers avec Dantès, qui a en effet été ignoblement lésé. Il n’en va pas de même pour le lecteur plongé dans l’histoire de la Cousine Bette. Pourquoi ? Parce que cette « sauvage » (le terme revient plusieurs fois à son propos) s’en prend à des gentils, voire à une sainte (Adeline), et parce que son goût pour le mal, sa capacité à se réjouir du malheur qu’elle inflige à autrui sont insupportables, ce d’autant plus que ses victimes sont ses bienfaiteurs, comme cela apparaissait encore plus clairement aux yeux des contemporains de Balzac, pour lesquels le paternalisme consistant à améliorer le sort d’une cousine tout en lui accordant un statut de membre de seconde zone n’avait rien de choquant. Alors, Bette n’est-elle qu’une folle qui impute à mal l’attitude d’individus qui lui veulent du bien ? Pas seulement, pas essentiellement. Sans doute faut-il considérer que sa vengeance a une dimension métaphysique : elle se venge d’une injustice que rien ne peut compenser, et qui est la disgrâce de la laideur, elle à qui le destin d’Adeline a prouvé que la grâce qu’est la beauté permet de compenser puis d’effacer la disgrâce sociale, et ensuite même de gagner son paradis en faisant le bien – car c’est facile de devenir une sainte quand on est belle et qu’avec la beauté est venu le reste ; on peut bien sombrer dans le malheur, mais on est protégé contre la tentation de faire le mal, comme si cette grâce inaugurale compensait toutes les injustices dont on fera l’épreuve ensuite. A l’inverse, Bette a été sacrifiée à cette créature pleine de grâce, au nom de la disgrâce dont elle-même était affligée, et dans cette injustice réside, selon le narrateur (chapitre 9) le ressort premier de la vocation de Bette au Mal :

Lisbeth Fischer, de cinq ans moins âgée que Mme Hulot, et néanmoins fille de l'aîné des Fischer, était loin d'être belle comme sa cousine; aussi avait-elle été prodigieusement jalouse d'Adeline. La jalousie formait la base de ce caractère plein d'excentricités, mot trouvé par les Anglais pour les folies non pas des petites, mais des grandes maisons. Paysanne des Vosges, dans toute l'extension du mot, maigre, brune, les cheveux d'un noir luisant, les sourcils épais et réunis par un bouquet, les bras longs et forts, les pieds épais, quelques verrues dans sa face longue et simiesque, tel est le portrait concis de cette vierge.

La famille, qui vivait en commun, avait immolé la fille vulgaire à la jolie fille, le fruit âpre à la fleur éclatante. Lisbeth travaillait à la terre, quand sa cousine était dorlotée; aussi lui arriva-t-il un jour, trouvant Adeline seule, de vouloir lui arracher le nez, un vrai nez grec que les vieilles femmes admiraient. Quoique battue pour ce méfait, elle n'en continua pas moins à déchirer les robes et à gâter les collerettes de la privilégiée.

Lors du mariage fantastique de sa cousine, Lisbeth avait plié devant cette destinée, comme les frères et les soeurs de Napoléon plièrent devant l'éclat du trône et la puissance du commandement. Adeline, excessivement bonne et douce, se souvint à Paris de Lisbeth, et l'y fit venir, vers 1809, dans l'intention de l'arracher à la misère en l'établissant. Dans l'impossibilité de marier aussitôt qu'Adeline l'eût voulu cette fille aux yeux noirs, aux sourcils charbonnés, et qui ne savait ni lire ni écrire, le baron commença par lui donner un état; il mit Lisbeth en apprentissage chez les brodeurs de la cour impériale, les fameux Pons frères .
Cette vocation procède d’un scénario archétypique : c’est l’histoire d’une Cendrillon (Bette dit elle-même au chapitre 26 qu’enfant elle était la « souillon » de la famille, et sa nièce, Hortense, lui prend son prince charmant) qui s’abîme dans la haine, une haine que le narrateur hausse elle aussi au niveau hyperbolique du symbole (chap. 40) :

[Pendant un temps,] l'envie resta cachée dans le fond du coeur, comme un germe de peste qui peut éclore et ravager une ville, si l'on ouvre le fatal ballot de laine où il est comprimé.


Bette, prise en main par Valérie, devient d’une beauté étrange. Que penser de cette évolution, qui est presque une transmutation ? Certes que l’intéressée révèle un potentiel que son absence d’éducation esthétique ne lui avait pas permis d’exprimer, mais l’essentiel n’est pas là. L’essentiel, c’est qu’elle s’épanouit, se « régén[ère] » (chap. 53, cité ci-dessus) et se sublime dans le mal (à mesure que la famille Hulot est dévastée par ses manigances) comme l’indiquent ses couleurs fétiches : le noir, couleur infernale, qui inquiète sans doute, solennise sa présence, souligne son étrangeté physique , aussi parce que le noir est désormais pour l’essentiel la seule couleur autorisée aux hommes des classes dominantes ; et puis le jaune, couleur de la trahison (ainsi qu’on l’a vu plus haut), de manière constante, depuis très longtemps, dans la culture occidentale (elle est notamment attachée au Traître par excellence : Judas). Cette beauté noire souligne aussi ses liens harmonieux et complémentaires avec son Pygmalion, Valérie, qui est blonde, qui l’habille (aux frais de ses amants…) et dont elle souligne ainsi, a contrario, la féminité captieuse et capiteuse. La brune austère et la blonde voluptueuse, belle chacune dans son genre, et donc, aussi, belles l’une pour l’autre, réunifient ainsi comme deux versions antonymiques de la passion mauvaise et de la pulsion : la sexualité destructrice et la « soif du mal », pour reprendre un titre célèbre.

Dans l’incipit de la Fille aux yeux d’or (1835), Balzac décrit Paris comme une chaudière infernale dans laquelle les habitants épuisent leur énergie à rechercher « de l’or et du plaisir ». L’intrication de l’argent et de la sexualité (c’est-à-dire de deux passions) est donc chez Balzac une donnée structurelle, définitionnelle, de la modernité telle que Paris l’incarne. Le ballet des amants de Valérie illustre les variations de ce modèle dynamique : Valérie a besoin de Hulot et de Crevel pour amasser de l’argent et satisfaire son amour-propre (ses talents de « femme comme il en faut » lui permettent de jouer à la « femme comme il faut » - ce sont des formules balzaciennes), Hulot trouve en elle un objet idéal pour la fixation de sa monomanie érotique, au point de se ruiner et de ruiner les siens (ce qui est aussi une manière de signifier l’épuisement historique de la grandeur de l’Empire) ; Crevel fixe sur elle son potentiel érotique, mais lui est une incarnation de la bourgeoisie Louis-Philipparde, ce qui explique 1) qu’il projette aussi en elle des ambitions sociales (elle est sa première « femme comme il faut », sa « duchesse »), 2) que sa passion pour l’argent le protège de la ruine, puisqu’il recouvre par elle sa passion érotique, qui doit elle aussi être un investissement rentable et calculé ! Wenceslas dissipe avec Valérie une libido – une énergie – qui, sublimée, lui aurait permis de devenir un grand artiste, et sa captation érotique par Valérie permet à Bette de se venger d’Hortense. Henri, figure masculine du « sauvage » (comme Bette en est la figure féminine), projette sur Valérie un désir intense, une passion amoureuse qui se résoudra en vengeance par la sexualité (l’inoculation de l’affreuse maladie vénérienne) qui emportera les époux Marneffe, alors que sa fortune permettait à Valérie d’espérer concilier deux passions (passion érotique et passion pour l’argent).
Ce ballet, qui fait de Valérie le foyer vital et mortifère à la fois de l’existence de ces hommes, impose une évidence, celle du pouvoir de fascination érotique de Valérie et de sa capacité à l’instrumentaliser. Le fonctionnement de ce pouvoir est éclairé par les propos que tient Josépha à Adeline (chapitre 106) :

!... Dame, ce pauvre homme [Hulot]! il aime les femmes... Eh bien, si vous aviez eu, voyez-vous, un peu de notre chique, vous l'auriez empêché de courailler; car vous auriez été ce que nous savons être: toutes les femmes pour un homme. Le gouvernement devrait créer une école de gymnastique pour les honnêtes femmes!

Josépha affirme ici qu’il conviendrait de fournir aux épouses une compétence technique en matière de sexualité, qui leur permettrait de capter le désir de leur époux – de faire du mariage le lieu d’un désir toujours renouvelé. On sait que Balzac affirme au contraire l’impossibilité de concilier mariage et désir, et la nécessité de dépasser cette antinomie en privilégiant le mariage et en récusant la fatale instabilité du désir – donc en renonçant à la passion. Un détour par un autre texte viendra éclairer à la fois la position balzacienne et les propos de Josépha. Il s’agit d’un extrait de La Morte amoureuse de Gautier (1836), l’une des plus flamboyantes nouvelles romantiques. Le héros, Romuald, évoque en ces termes sa relation avec Clarimonde, sa maîtresse :

Cependant, malgré la dissipation de cette vie, je restai fidèle à la Clarimonde. Je l'aimais éperdument. Elle eût réveillé la satiété même et fixé l'inconstance. Avoir Clarimonde, c'était avoir vingt maîtresses, c'était avoir toutes les femmes, tant elle était mobile, changeante et dissemblable d'elle-¬même ; un vrai caméléon ! Elle vous faisait commettre avec elle l'infidélité que vous eussiez commise avec d'autres, en prenant complètement le caractère, l'allure et le genre de beauté de la femme qui paraissait vous plaire. Elle me rendait mon amour au centuple (…)

Clarimonde (littéralement « celle [dont la beauté] éclaire le monde », comme le confirme approximativement dans le récit son épitaphe : « Ci-gît Clarimonde / qui fut la plus belle du monde ») incarne en fait dans ce récit, de manière poétique et bouleversante, ce que Josépha évoque sur le ton de la plaisanterie (au demeurant cruelle, et d’un goût douteux, car on devine de quelle « gymnastique » il s’agirait) : la conjuration de la vocation entropique du désir et de la dissolution du lien amoureux qui en résulte. « Avoir Clarimonde c’était avoir toutes les femmes » , cela ne signifie d’ailleurs pas seulement faire l’expérience libidinale de la diversité des incarnations du féminin, mais aussi sans doute accéder à une essence, à la Féminité. On est donc bien loin de la trivialité caractéristique de la proposition de Josépha ; mais il faut dire que La Morte amoureuse est un récit fantastique, et que Clarimonde … n’est pas de ce monde .
Mais n’accablons pas Josépha, qui nous offre une version sur le mode mineur de la rêverie gautiérienne : son réalisme de professionnelle de l’amour physique lui donne un point de vue décapant sur la chose ; elle est payée pour savoir que le carcan de la morale puritaine, l’interdit qui pèse pour les épouses respectables sur la compétence érotique, voire sur le plaisir sexuel, est une condition d’impossibilité majeure dans le mariage. Et Adeline elle-même le sait, qui nourrit une intense curiosité pour le savoir-faire de ces femmes qui déclenchent le réflexe érotomaniaque chez son époux, au point d’interroger Bette à propos des modalités du sortilège érotique chez Valérie (chap 86) :

- Comment font ces femmes? avait demandé la baronne à Lisbeth.

Rien n'égale la curiosité des femmes vertueuses à ce sujet, elles voudraient posséder les séductions du vice et rester pures.

- Mais elles séduisent, c'est leur état, avait répondu la cousine Bette. Valérie était, ce soir-là, vois-tu ma chère, à faire damner un ange.

- Raconte-moi donc comment elle s'y est prise.

- Il n'y a pas de théorie, il n'y a que la pratique dans ce métier, avait dit railleusement Lisbeth.


Au point de susciter un commentaire ému et un peu sarcastique du narrateur, lorsqu’elle tente, avec précisément une absence de moyens pathétiques (elle est pourtant bien belle), de séduire Crevel (même chapitre), et de reprocher à son époux de ne pas l’avoir « formée » (sic !) à ses goûts, ce qui là encore conduit le narrateur à formuler des commentaires lourds de sens (chap 83) :

- Reste avec nous, mon cher Hector. Dis-moi comment elles font, ces femmes, pour t'attacher ainsi; je tâcherai... Pourquoi ne m'as-tu pas formée à ton usage? est-ce que je manque d'intelligence? on me trouve encore assez belle pour me faire la cour.

Beaucoup de femmes mariées, attachées à leurs devoirs et à leurs maris, pourront ici se demander pourquoi ces hommes si forts et si bons, si pitoyables à des madame Marneffe, ne prennent pas leurs femmes, surtout quand elles ressemblent à la baronne Adeline Hulot, pour l'objet de leur fantaisie et de leurs passions. Ceci tient aux plus profonds mystères de l'organisation humaine. L'amour, cette immense débauche de la raison, ce mâle et sévère plaisir des grandes âmes, et le plaisir, cette vulgarité vendue sur la place, sont deux faces différentes d'un même fait. La femme qui satisfait ces deux vastes appétits des deux natures est aussi rare, dans le sexe, que le grand général, le grand écrivain, le grand artiste, le grand inventeur le sont dans une nation. L'homme supérieur comme l'imbécile, un Hulot comme un Crevel ressentent également le besoin de l'idéal et celui du plaisir; tous vont cherchant ce mystérieux androgyne, cette rareté, qui, la plupart du temps, se trouve être un ouvrage en deux volumes.

Si Valérie refuse d’acquérir et de mettre en œuvre les techniques de la bonne ménagère (son intérieur, avant sa réussite de courtisane, est très mal tenu), elle dispose manifestement de ce savoir-faire érotique après lequel soupire Adeline. Mais cela ne suffirait pas à faire d’elle une femme fatale : la scène au cours de laquelle Hulot et Crevel, que Valérie s’est arrangée pour éloigner afin de recevoir Henri, et qui s’apprêtent à s’endormir côte à côte dans le logement clandestin que Crevel a aménagé pour abriter ses amours avec sa « duchesse » (la situation est assez cocasse), le dit assez : tout n’est pas qu’affaire de technique et de brutale sensualité , il y a aussi une manière d’être, de parler, de se mouvoir, une personnalité psychologique et physique, qui fait les grandes ensorceleuses (chapitre 52) :

Mais, mon ami, comment renoncer à voir ces belles créatures se déshabillant, roulant leurs cheveux, nous regardant avec un fin sourire à travers leurs doigts quand elles mettent leurs papillotes, faisant toutes leurs mines, débitant leurs mensonges, et se disant peu aimées, quand elles nous voient harassés par les affaires, et nous distrayant malgré tout?

- Oui, ma foi! c'est la seule chose agréable de la vie... s'écria Crevel. Ah! quand un minois vous sourit, et qu'on vous dit: "Mon bon chéri, sais-tu combien tu es aimable!! […]". Et elles accompagnent ces espèces d'aveux de minauderies, de gentillesses, de... Ah! c'est faux comme des programmes d'hôtel de ville...

- Le mensonge vaut souvent mieux que la vérité, dit Hulot en se rappelant quelques scènes charmantes évoquées par la pantomime de Crevel qui singeait Valérie. On est forcé de travailler le mensonge, de coudre des paillettes à ses habits de théâtre...

- Et puis enfin, on les a, ces menteuses! dit brutalement Crevel.

- Valérie est une fée, cria le baron, elle vous métamorphose un vieillard en jeune homme...

- Ah! oui, reprit Crevel, c'est une anguille qui vous coule entre les mains; mais c'est la plus jolie des anguilles... blanche et douce comme du sucre!... drôle comme Arnal, et des inventions! ah!

- Oh! oui, elle est bien spirituelle! s'écria le baron, ne pensant plus à sa femme.

Les deux confrères se couchèrent les meilleurs amis du monde, en se rappelant une à une les perfections de Valérie, les intonations de sa voix, ses chatteries, ses gestes, ses drôleries, les saillies de son esprit, celles de son cœur; car cette artiste en amour avait des élans admirables, comme les ténors qui chantent un air mieux un jour que l'autre. Et tous les deux ils s'endormirent, bercés par ces réminiscences tentatrices et diaboliques, éclairées par les feux de l'enfer.


Cela dit, la pulsion (la passion) d’un érotomane comme Hulot est si forte que point n’est besoin d’une femme fatale comme Valérie, et il se satisfera aisément d’une Olympe puis d’une Atala, c’est-à-dire de filles pauvres qu’il achète (Atala le dit sans ambages, et dans un langage enfantin qui glace le lecteur, au chapitre 127 : s’il n’y avait pas les bonbons pralinés, elle ne supporterait pas la vie érotique avec Hulot). Cette déchéance amoureuse de Hulot, cette complaisance dans des relations asymétriques avec des jeunes filles qui ne se donnent pas même la peine de simuler un attachement amoureux, est révélatrice du regard balzacien sur la passion : si la femme fatale thématise, comme son nom l’indique, la fatalité d’un désir en échappement libre qu’elle s’applique à susciter ou à entretenir, celui qui est habité, possédé par la passion érotique (celui qui, comme ledit le prince de Wissembourg à Hulot, est voué à n’être plus qu’un « tempérament », chap. 93) , n’a pas même besoin de cette créature diabolique : un objet passif lui suffit.
La trajectoire libidinale et biographique de Hulot est en ce sens édifiante. Il part de la rencontre d’Adeline, dont la beauté (on sait que cette beauté est aussi spirituelle et morale) le subjugue, à qui il offre une destinée sociale sans comparaison avec celle à laquelle elle était promise, et avec qui il connaît manifestement sous l’Empire le bonheur. A l’autre bout de la chaîne, il jette son dévolu sur une servante dont on sait seulement qu’elle est laide et désagréable (c’est une « maritorne »), à qui il promet la mort rapide d’Adeline, et le dernier événement rapporté par le récit sera son mariage avec cette Maritorne, dont on voit bien qu’elle est le contraire d’une femme fatale. C’est que la passion n’a en définitive besoin de rien d’autre qu’elle-même pour détruire celui qui en est le lieu : Jupiter rend fou ceux qu’il veut perdre, selon un dicton en vogue dans l’Antiquité …


***

Roman de la dévastation par les passions, roman de la description critique d’une société dans laquelle l’énergie tourne à vide lorsqu’elle n’est pas le combustible de cette dévastation, La Cousine Bette fait de la femme fatale – enchanteresse vénale ou ange noir de la vengeance – une nécessité historique et donc romanesque. Dans ce monde-là, il reste bien une place pour la « femme sublime », qui s’appelle Adeline . Elle naît elle aussi de la passion, mais cette fois spiritualisée, portée vers une dimension christique qui nous renvoie à la polysémie de la notion à laquelle nous nous intéressons cette année. Selon des voies qui là encore nous ramènent au goût chrétien pour le paradoxe (ou à une version chrétienne du paradoxe), Adeline, sainte et martyre, aspire fugitivement à faire folie de son corps, mais c’est en toute innocence, car sa noblesse sauve même le caractère à certains égards dérisoire de sa passion pour un homme qui, il le dit lui-même, ne la mérite pas. Balzac tire du croisement de ces trois fils (les femmes fatales, l’érotomane et la sainte martyre) un pathétique puissant, à la mesure d’un monde dans lequel les passions sont décidément sans frein, et pas seulement pour ceux qui ne cherchent guère que « de l’or et du plaisir » (La Fille aux yeux d’or).

 

 

 

 

 

 

19/02/2015

Puissances du romanesque : le registre de la symbolisation dans Le Feu de Barbusse

 

 

G. Barthèlemy – Lycée Champollion – Année universitaire  2014-2015

 

 

                        PUISSANCE DU ROMANESQUE : LE REGISTRE DE LA SYMBOLISATION DANS LE FEU       

 

            Partons d’une question naïve mais essentielle : pourquoi écrire des romans de guerre ? Il faut rappeler ici que le roman prend en charge des aspects essentiels de la condition humaine, s’intéresse à des faits ou des expériences universels, par exemple en proposant des récits qui constituent d'innombrables variations sur l'amour, la mort, ou en s’appropriant un phénomène aussi marquant que la guerre.  Le lecteur trouve donc en lui un stock de représentations (des histoires, des images, des symboles) et d'expériences par procuration (celles qu’affrontent  les personnages dans les récits) qui lui offrent des point de repère, qui constituent un cadre à partir duquel il peut penser ou méditer  son existence, le monde, l’Histoire. C’est certes le cas pour l’ensemble de la littérature, mais le roman est le genre le plus ouvert, le plus libre, celui dans lequel « tout » peut entrer.

            Il est aussi par excellence un genre qui va stimuler l’ « appétence imaginative » du lecteur, c’est-à-dire le plaisir que prend celui-ci à se glisser par l’imagination dans un récit, à s’identifier à un personnage, à se projeter dans un univers que crée le langage (ce qui implique la représentation, par le récit et par la description, d’êtres, d’actions, de faits, de paysages, etc.). La guerre, par ses enjeux majeurs, par son retentissement dans la sphère individuelle et collective, par sa dimension spectaculaire, est de toute évidence une matière romanesque ; symétriquement, le roman, par sa capacité à susciter la participation subjective du lecteur, par son recours à la force suggestive du récit et de la description, par sa capacité à restituer ce qui se passe dans les consciences, est un moyen essentiel de parler de la guerre, de la « connaître » et de la penser d’une manière spécifique, aussi précieuse que celle élaborée par les historiens ou les « polémologues » (les spécialistes de la guerre), qui d’ailleurs se réfèrent parfois à lui.

 

            En l’occurrence, je voudrais m’attacher brièvement à l’une des caractéristiques du roman de Barbusse : son recours à la symbolisation. Il faut entendre par là à la fois une « opération » (un certain traitement d’une image, d’un épisode, d’un personnage) et un registre (la symbolisation met l’accent sur un élément particulièrement significatif ou important). La symbolisation peut représenter un pan considérable d’un roman, qu’elle tire alors du côté du mythe ou de l’allégorie,  c’est-à-dire des récits ou des images particulièrement chargés de sens, particulièrement frappants, qui doivent provoquer chez le lecteur une méditation mêlée parfois d’exaltation, ou d’horreur, ou d’un sentiment de sidération. Ajoutons quelque chose d’essentiel et qui peut sembler paradoxal : loin de contrevenir au réalisme, la symbolisation y contribue dans le sens où elle renforce la dénonciation qui est souvent indissociable du réalisme : à la fin de  Nana de Zola, le cadavre de l’héroïne, changé en une sorte de gigantesque pustule,  devient le symbole de la corruption morale caractéristique du Second Empire pour Zola ; de même, le puits de mine décrit au début de Germinal comme un monstre anthropophage devient le symbole de l’inhumanité du capitalisme industriel.  On comprend que Barbusse, qui œuvre dans son roman à la dénonciation de l’horreur de la guerre recourt à la symbolisation, car l’horreur est par excellence, du fait de l’excès et du caractère répulsif qui la distinguent, un motif qui se prête à ce traitement.

 

            Je me contenterai de traiter deux exemples.

 Le premier est le personnage d’Eudoxie. Ce prénom grec signifie étymologiquement « la bonne doctrine » ; c’est le nom d’une d’une martyre des premiers temps du christianisme, et aussi d’une impératrice byzantine. Cette onomastique[1] prestigieuse met d’emblée le personnage sous le signe d’une évidente exceptionnalité, et introduit une rupture avec le prosaïsme,  la trivialité et l'horreur dans laquelle sont plongés les soldats. Le récit semble tout d’abord accomplir cette promesse : Eudoxie est porteuse d'une beauté radieuse,  et  elle est liée par le sentiment amoureux à Farfadet dont le nom désigne un lutin d'une grâce légère et vive.  Tous deux  constituent ainsi un couple d'élus,  c'est à dire de personnages à qui le destin  semble réserver un sort particulier, qui incarnent une forme de grâce en rupture avec le monde de damnés dans lequel vivent les soldats. Au milieu de ce monceau d'horreur, il y aurait donc comme une enclave heureuse, l’espérance d’un monde où le bonheur reste possible, incarné par cet amour qui relèverait de ce que Umberto Eco appelle le « romanesque de la consolation ». Mais Eudoxie meurt d’une balle perdue (ce qu’on appelle un « dégât collatéral », mais qui accomplit également la vocation au martyre inscrite dans son prénom) et la découverte de sa charogne est un épisode aussi intéressant que répugnant, qui montre que la guerre n’épargne rien, annihile (tendanciellement) toute forme de beauté[2]. Son beau corps est affreusement travaillé par la décomposition et c’est Lamuse qui, par une fatalité très romanesque, la trouve, ce qui donne lieu à une scène terriblement ironique (chap. XVII, « La Sape », p. 272-3) : cette femme qu’il a poursuivie et qui  l'a repoussé quand elle était vivante,  il ne peut pas esquiver sa charogne qui lui tombe littéralement dans les bras.   Celle qui était l'incarnation symbolique de la beauté du monde, de la rédemption qu’on peut attendre de la beauté et de l'amour dans cet « enfer » (le terme est récurrent dans le roman), devient le symbole d’une horreur cauchemardesque (car telle est la résonance de ce motif, récurrent par exemple dans les récits d’épouvante, du baiser ou de l’étreinte du mort).

            Ajoutons une autre signification, plus discrète, qu’il ne faut pas négliger : ce que suggère probablement Barbusse, c’est que face à la guerre on ne doit pas chercher la fuite ou la rédemption dans l'amour,  mais s’efforcer d’opérer et de provoquer une prise de conscience morale à laquelle penseurs et romanciers ont pour mission de contribuer[3].

           

 

Deuxième exemple : Le feu comme « anti-Genèse ». Mon hypothèse de lecture est ici que tout un pan du roman de Barbusse doit être lu en référence à l’un des textes les plus célèbres de la littérature universelle, et qui pour un lettré élevé dans un milieu protestant marqué par la culture biblique est une référence de premier plan : il s’agit  du récit mythique de la création de l’univers par Dieu dans les premiers versets de la Genèse (le premier livre de la Bible), avec lequel ses contemporains entretenaient eux aussi forcément (étant donné le poids du catholicisme dans la société française du temps) une certaine familiarité. Voici le début de ce texte, cité dans la traduction de la TOB (Traduction Œcuménique de la Bible).

 

 

1Commencement de la création par Dieu du ciel et de la terre. 2La terre était déserte et vide, et la ténèbre à la surface de l’abîme ; le souffle de Dieu planait à la surface des eaux, 3et Dieu dit : « Que la lumière soit ! » Et la lumière fut. 4Dieu vit que la lumière était bonne. Dieu sépara la lumière de la ténèbre. 5Dieu appela la lumière « jour » et la ténèbre il l’appela « nuit ». Il y eut un soir, il y eut un matin : premier jour.

6Dieu dit : « Qu’il y ait un firmament au milieu des eaux et qu’il sépare les eaux d’avec les eaux ! » 7Dieu fit le firmament et il sépara les eaux inférieures au firmament d’avec les eaux supérieures. Il en fut ainsi. 8Dieu appela le firmament « ciel ». Il y eut un soir, il y eut un matin : deuxième jour.

9Dieu dit : « Que les eaux inférieures au ciel s’amassent en un seul lieu et que le continent paraisse ! » Il en fut ainsi. 10Dieu appela « terre » le continent ; il appela « mer » l’amas des eaux. Dieu vit que cela était bon.

11Dieu dit : « Que la terre se couvre de verdure, d’herbe qui rend féconde sa semence, d’arbres fruitiers qui, selon leur espèce, portent sur terre des fruits ayant en eux-mêmes leur semence ! » Il en fut ainsi. 12La terre produisit de la verdure, de l’herbe qui rend féconde sa semence selon son espèce, des arbres qui portent des fruits ayant en eux-mêmes leur semence selon leur espèce. Dieu vit que cela était bon. 13Il y eut un soir, il y eut un matin : troisième jour.

14Dieu dit : « Qu’il y ait des luminaires au firmament du ciel pour séparer le jour de la nuit, qu’ils servent de signes tant pour les fêtes que pour les jours et les années, 15et qu’ils servent de luminaires au firmament du ciel pour illuminer la terre. » Il en fut ainsi. 16Dieu fit les deux grands luminaires, le grand luminaire pour présider au jour, le petit pour présider à la nuit, et les étoiles. 17Dieu les établit dans le firmament du ciel pour illuminer la terre, 18pour présider au jour et à la nuit et séparer la lumière de la ténèbre. Dieu vit que cela était bon. 19Il y eut un soir, il y eut un matin : quatrième jour.

20Dieu dit : « Que les eaux grouillent de bestioles vivantes et que l’oiseau vole au-dessus de la terre face au firmament du ciel. » 21Dieu créa les grands monstres marins, tous les êtres vivants et remuants selon leur espèce, dont grouillèrent les eaux, et tout oiseau ailé selon son espèce. Dieu vit que cela était bon. 22Dieu les bénit en disant : « Soyez féconds et prolifiques, remplissez les eaux dans les mers, et que l’oiseau prolifère sur la terre ! » 23Il y eut un soir, il y eut un matin : cinquième jour.

24Dieu dit : « Que la terre produise des êtres vivants selon leur espèce : bestiaux, petites bêtes, et bêtes sauvages selon leur espèce ! » Il en fut ainsi. 25Dieu fit les bêtes sauvages selon leur espèce, les bestiaux selon leur espèce et toutes les petites bêtes du sol selon leur espèce. Dieu vit que cela était bon.

26Dieu dit : « Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu’il soumette les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toute la terre et toutes les petites bêtes qui remuent sur la terre ! » 27Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa ; mâle et femelle il les créa.

 

 

            Dieu est ici un démiurge (une divinité créatrice) qui crée l’univers par son « souffle » (on peut aussi traduire par « esprit »). Ce processus est indissociable d’une succession d’opérations de séparations : créer (donner la vie), c'est différencier, organiser et mettre en ordre.  

            Qu'est ce qui fait qu’on peut parler à propos du roman de Barbusse d’une « anti-Génèse » ?  D'abord bien sûr le fait que le roman est consacré au récit d'une entreprise de destruction massive, qui montre que l’homme a cédé à la démesure dans le mal, qu’il a tourné sa capacité d’invention vers le mal. L’Homme dont il est question n’est plus celui à qui Dieu confie le monde pour le faire fructifier, mais une créature qui s’est emparée de la Création pour la saccager : c’est le sens des très nombreuses descriptions des paysages méconnaissables, réduits à l’état de terrains vagues bosselés et creusés par les bombes.  C’est aussi le sens (l’un des sens) de l’omniprésence de la boue, qui évoque un univers retournant à l’informe, à la confusion des éléments (l’eau et la terre) jadis différenciés  par Dieu. Il en va de même pour la confusion, récurrente, entre le jour et la nuit (les fusées éclairantes font le jour la nuit, tandis que l’omniprésence de la boue remplace la lumière diurne par une teinte grisâtre répandue sur une terre dont la végétation, essentielle dans le processus créateur de la Genèse, a été éliminée ; le narrateur à de multiples reprises décrit une aube qui semble ne pas parvenir à se lever). Les oiseaux de la Création divine sont remplacés par les obus (voir l’épisode très significatif dans lequel le narrateur croit entendre siffler une balle alors qu’il s’agit du chant d’un oiseau), et la terre est devenue déserte, stérile elle  est, selon un terme biblique qu’il faut introduire ici pour comprendre ce qu’est la ligne de fuite de ce « retournement » de la Genèse, en proie à la désolation.

 

            Voici, rassemblées ci-dessous, quelques pièces à conviction accompagnées de brefs commentaires.   

 

- Début du récit à proprement parler (chapitre 2 p. 54) :

 

     Le grand ciel pâle se peuple de coups de tonnerre : chaque explosion montre à la fois, tombant d’un éclair roux, une colonne de feu dans le reste de nuit et une colonne de nuée dans ce qu’il y a déjà de jour.

      Là-haut […] un vol d’oiseaux terribles, à l’haleine puissante et saccadée, qu’on entend sans les voir, monte en cercle pour regarder la terre.

      La terre ! Le désert commence à apparaître, immense et plein d’eau, sous la longue désolation de l’aube ! Des mares, des entonnoirs […].

 

[L’anti-Genèse prend la place de la Création, comme le soulignent ironiquement les images : explosion à la place du tonnerre, obus au lieu d’oiseaux ; la terre est un désert[4] (parag.3), sa stérilité paradoxale – elle procède de l’omniprésence de l’eau – suggère le dérèglement mortel du monde. La « désolation » est un motif biblique, qui intervient souvent dans l’Ancien Testament à propos de la situation de ceux qui ont encouru la colère de Dieu]

 

P. 354, chapitre XX :

     1 - […] là où il n’y a pas de morts, la terre elle-même est cadavéreuse.

      2 -[…] sur cette débâcle d’ordures et de chairs, sont semées des profusions d’images religieuses, de cartes postales, de brochures pieuses, de feuillets où des prières sont écrites en gothique, et qui se sont répandues […]. Ces paroles font semblant de fleurir de leurs mille blancheurs de mensonges et de stérilité ces rives pestiférées, cette vallée d’anéantissement.

 

           

[1 - La mort n’affecte plus seulement les individus / les hommes, mais aussi la nature / la Création.

  2- L’extrait est marqué par une violente ironie ; en effet, la parole religieuse (la prière) est frappée d’inanité (elle est donc le contraire de la parole démiurgique de la Genèse) : dans le monde dévasté par la guerre (voir l’image très crue de la « débâcle d’ordures et de chairs »), il n’est plus possible de croire aux diverses formes du « verbe » religieux et à sa fécondité,  la prière est un leurre, elle est comme une fleur stérile. La formule finale (la « vallée d’anéantissement »)  semble calquée sur une des formules de l’Ancien Testament qui évoquent la douleur d’exister (par ex. dans les Psaumes : « la vie est une vallée de larmes »). Il faut  prendre ici au pied de la lettre le mot « anéantissement » : qui produit le néant, qui ramène au néant, tandis que les « rives pestiférées » évoquant un monde rendu inhabitable par la souillure de la guerre.]

 

            P. 414, dernier chapitre, « L’Aube »

            C’est la fin de tout. […]

            L’enfer, c’est l’eau.

            […] Sur la plaine déliquescente et naufragée, […] entre ses îlots d’hommes agglutinés ensemble comme des reptiles, sur ce chaos qui s’aplatit et sombre […] on voit se déplacer lentement des bandes. […] L’aube est si sale qu’on dirait que le jour est déjà fini.

            Ces survivants émigrent à travers cette steppe désolée par un grand malheur indicible.

 

[La mention de la « fin de tout », de l’enfer, de la « déliquescence », l’image des reptiles, la mention de survivants errant dans un paysage stérile, la référence à un « malheur indicible », la confusion entre le jour et la nuit, tout cela évoque à la fois une régression vers un avant de la Création et quelque chose comme une apocalypse par l’eau, une fin du monde. La contradiction (on est à la fois « avant » et « après » la Création) constitue une « symbolisation » particulièrement vigoureuse de l’œuvre destructrice de la guerre]

             

            Il faut, pour compléter cette rapide analyse de la symbolique de l’anti-Genèse et de la désolation, examiner un dernier extrait. Il s’agit du discours de Bertrand (chap. XX, « Le Feu », p. 339-341), et plus précisément de ce passage (p. 340-341) :

 

     L’avenir ! L’avenir ! L’œuvre de l’avenir sera d’effacer ce présent-ci […]. Et pourtant ce présent il le fallait […]. Honte à la gloire militaire, […] honte au métier de soldat qui change les hommes tour à tour en stupides victimes et en ignobles bourreaux. Oui, honte, c’est vrai, mais c’est trop vrai, c’est vrai dans l’éternité, pas encore pour nous. Ce sera vrai lorsqu’il y aura une vraie Bible. Ce sera vrai lorsque ce sera écrit parmi d’autres vérités que l’épuration de l’esprit permettra de comprendre en même temps. […]

 

            S’il faut à l’humanité une « vraie Bible », c’est que celle dont elle dispose est incomplète, ou ne contient qu’une fausse révélation, et ce qui le prouve est bien sûr l’existence de la guerre. Mais ce que suggère l’extrait, c’est que cette « vérité » qu’est la nécessité de faire peser sur la guerre une réprobation absolue, qui la rendra impossible, ne peut être accessible seule : il faut que se produise une révolution morale cohérente, et la disparition de la guerre sera accompagnée par la disparition de tout l’ordre ancien. Le lecteur contemporain de Barbusse comprend en fait que cet « avenir » qu’invoque Bertrand est celui dont parle le socialisme depuis le XIXe, et que cette révolution ne sera pas seulement morale, mais globale, et donc politique. Ceci nous conduit à formuler pour finir deux commentaires.

            Le premier porte sur le dernier chapitre et son titre, « L’Aube » : cette aube, comme nous l’a montré l’extrait de la page 414, peine à se lever, et le caractère péniblement messianique, si l’on peut dire, du chœur des soldats débattant de la disparition future de la guerre, n’efface pas ce paysage de chaos et d’apocalypse[5]  - mais peut-être sommes-nous plus difficilement accessible à la veine messianique en ce début de XXIe siècle, notamment parce que nous savons qu’après la première Guerre Mondiale vint la Deuxième, que ne l’étaient les contemporains de Barbusse.

            Le second nous ramène à l’analyse des manipulations dont les références bibliques font l’objet dans le roman. On pourrait opposer d’un côté un traitement qui relève de la symbolisation poétique, et qui concerne ce que j’appelle l’anti-Genèse, qui procède grâce à une thématique et des images, de l’autre le recours à un symbole philosophique (au sens très large de ce dernier terme), celui de la Bible – Le Livre par excellence dans la culture occidentale, le livre que cette culture a pendant longtemps associé à la vérité et à la sagesse. Il s’agit donc de deux maniements très différents de la référence religieuse, mais leur portée est identique, et cette convergence donne une grande force à ce travail romanesque opéré par Barbusse : il s’agit de dire que la guerre constitue la grande réfutation de la prétention de la religion chrétienne à penser le monde, puisque avec la guerre s’effondre aussi bien la vision d’un monde soumis à un ordre (et le « désordre » que la guerre inscrit dans le paysage réactive la leçon de la philosophie grecque selon laquelle l’ordre équivaut au Bien et le désordre au mal) que la conviction selon laquelle  l’humanité dispose avec la Bible (qui symbolise sans doute ici l’ensemble et la cohérence de la culture léguée par le passé dont les belligérants sont les héritiers) d’une vérité, d’une sagesse.

 

 

             Les deux exemples du travail de symbolisation que nous avons examinés au cours de cet exposé – le personnage d’Eudoxie, la thématique de l’anti-Genèse et de la désolation – constituent une sorte de limite dans le roman : celle d’une expressivité romanesque portée jusqu’à une dimension presque mythologique  en jouant sur l’intertextualité, sur la culture du lecteur. Barbusse confère ainsi  une vigueur hyperbolique à la dénonciation de la guerre en contournant l’obstacle de la grandiloquence des discours de principe (ce à quoi n’échappent, on l’a dit, ni le discours de Bertrand ni le chœur des soldats dans le dernier chapitre). Le romancier  nous montre ainsi que la littérature, et plus précisément, en  l’occurrence, le roman, peut, par les moyens qui lui sont propres, aider le lecteur à comprendre[6]  la guerre et sa démesure essentielle.

 



[1] L’onomastique est ce qui se rapporte aux noms appréhendés dans leur dimension signifiante ou symbolique.

[2] Cette « tendance » terrifiante fait tout le prix de l’épisode poétique et fétichiste (car l’un n’empêche pas l’autre, qu’on se le dise) au cours duquel (chapitre XVI, « Idylle », p. 268-9) Paradis (peut-être Barbusse ne lui a-t-il donné ce nom que pour le conduire à cet épisode …) cire amoureusement et innocemment (« … comme si c’étaient des reliques », p. 268) les chaussures d’une jeune fille dont il refuse de recueillir les remerciements - c’est-à-dire qu’il refuse de la voir et de lui parler ; on mesure ici la pertinence du choix du mot « reliques »  et la signification du culte que rend Paradis à celles-ci : ces chaussures sont comme l’espoir de la subsistance de la beauté et de la possibilité du bonheur amoureux, bien au-delà de la personne de cette jeune fille. On est donc aux antipodes de l’histoire d’Eudoxie, mais, de manière à obtenir une tension entre les deux épisodes plutôt qu’une contradiction, Barbusse ne donne aucune existence à cette jeune fille dans le récit, et ses chaussures, aussi délicates et suggestives soient-elles pour Paradis, ne font pas le poids face au cadavre décomposé d’Eudoxie.

[3] Le dernier chapitre illustre avec maladresse une prise de conscience de cet ordre. Voir infra.

[4] Le terme est récurrent ;  à l’inverse du processus décrit dans la Genèse, qui consiste à injecter progressivement la vie dans la Création, la guerre, dans Le Feu, semble vouée à ramener brutalement la terre à son état inaugural, qui serait aussi un état terminal : « déserte et vide ».

[5] Le lecteur le ressent d’autant plus que ce chapitre est,  esthétiquement parlant, raté,  comme l’est le premier : autant Barbusse est capable, en tant que romancier, de « porter », de faire vivre la symbolique de l’anti-Genèse et de la désolation, peut-être précisément parce qu’il dispose d’une matière « première » à travailler et à retourner, celle que lui fournit sa culture biblique, autant il échoue dans la veine solennelle de la condamnation du chap. 1 et dans la veine messianique de ce dernier chapitre (ou du discours de Bertrand).

[6] C’est une banalité, mais rappelons que dans son sens étymologique « comprendre » signifie « prendre avec soi », c’est-à-dire, s’agissant ici de la guerre, éprouver au plus profond de soi  son horreur incomparable.  

02/12/2013

Sylvie de Nerval : un récit nostalgique ou ironique?

            Sylvie : nostalgie ou ironie?[1]

 

 

            La doxa la plus répandue voudrait que Sylvie fût un récit nostalgique : l’histoire, racontée à la première personne, de la tentative qui a été menée  par un homme jeune de se réapproprier un passé qui était  à la fois celui de l’enfance, de l’adolescence et de la toute fin de celle-ci, et qui lui est apparu, à un moment stratégique de son existence, comme une promesse de plénitude ancrée aussi dans un passé historico-régional qui garantissait une sorte de stabilité et d’authenticité à la fois individuelle et collective. Mais cette promesse n’a pas été tenue, parce que l’Histoire est passée par là, que les êtres ont changé et qu’il y avait dans tout cela une part d’illusion, que les paradis, c’est bien connu, sont faits pour être perdus ; il resterait donc au narrateur du récit-cadre (celui qui se détache du Dernier Feuillet), ce sentiment d’une plénitude enfuie (« Baisers volés … ») qu’il contemplerait avec attendrissement et que le récit serait voué à nous exposer platement : la nostalgie.

            La nostalgie, c’est le succès assuré : nous savons tous que la littérature a une dimension existentielle, qu’elle nous aide à penser notre existence, et pour qu’elle remplisse cette fonction il faut bien que nous retrouvions dans les textes des affects, des perspectives, dont l’expérience est assez courante  - bref, des choses qui nous donnent à penser le temps vécu. Comme le ratage et l’insatisfaction sont une dimension essentielle de l’existence des gens de bonne foi (« essayer encore pour échouer mieux », comme dit à peu près Beckett), et que le ratage attise la nostalgie, il est commode de lire Nerval ainsi ; et comme le romantisme est suspect de complaisance et de pleurnicheries (c’est le nom que donnent au lyrisme – « T’en souvient-il ? Nous voguions ensemble », etc. – les gens de mauvaise foi), tout cela est du pain bénit, béni voici très très longtemps par une certaine critique qui faisait de Nerval un petit maître gentil et un peu niais, une sorte de pré-Alain Fournier (horresco referens !), tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.

            Sauf que le romantisme est une littérature critique, et que Nerval est un champion de la réflexivité, un grand styliste et un auteur mélancolique, c’est-à-dire au total quelqu’un qui s’applique à penser et à écrire l’état de sécession qu’il entretient avec le monde, avec lui-même, avec les autres, avec l’Histoire, et à qui l’ironie permet de déstabiliser en permanence son propre texte, son propre point de vue, très loin de l’inertie et de la platitude qui caractérisent la nostalgie : quelqu’un qui nous apprend que le temps vécu ne doit pas être contemplé, comme dans la nostalgie, mais travaillé, comme dans son récit, et que même ainsi, la conscience parvient difficilement à statuer sur lui. Précisons un peu les lignes de clivage entre nostalgie et mélancolie. Dans la première, la perte est référencée, identifiée, tandis que dans la seconde elle est diffuse et recouvre en fait les insuffisances (historiques ou métaphysiques) du réel. La nostalgie est univoque, simple, quand la mélancolie (chez Nerval) est un point d’équilibre instable entre l’abandon à une illusion dangereuse et l’indispensable pérennisation de l’imaginaire, lequel permet de survivre aux frustrations et aux amertumes que le réel inflige au sujet. Cette complexité est celle de la « chimère », une notion dont le lecteur nervalien doit mesurer la fécondité et l’ambivalence :  elle renvoie aussi bien à l’illusion, à la tentation de ce que l’on peut nommer la « déprise » (le mouvement d’émancipation du réel, qui comporte aussi le risque d’une rupture avec celui-ci, c’est-à-dire de la sécession radicale, de la folie : voir le paragraphe 4 de la nouvelle), qu’à la poésie, la dynamique d’un imaginaire salvateur et qui est riche aussi de divers idéaux régulateurs (voir la figure d’Isis dans le même paragraphe 4)[2]

            Comme je n’aurais pas le temps de tout dire, ce qui est assez nervalien (« la Pandora, c’est tout dire, car je ne peux pas dire tout »), je voudrais insister sur deux éléments de ce complexe d’ironie, de réflexivité et de mélancolie : le dénivelé et le suspens.

            Le dénivelé, c’est le retraitement, par exemple de part et d’autre de la fracture du chapitre 7, d’éléments qui structurent le récit. Prenons un exemple : celui de la « réincarnation » de la tante d’Othys en Père Dodu. Le chapitre 6 est indéniablement plein de nostalgie, et même d’une double nostalgie ;  celle d’abord du narrateur Gérard qui a vu là de près le bonheur sous la forme d’un simulacre qui promettait le mariage avec Sylvie, et cette promesse (un avenir donc, et quel avenir : si Sylvie est « la fée des légendes éternellement jeune », le bonheur sera pour toujours lui aussi !), devenu un passé, a eu un présent, et même un présent miraculeux sous la forme d’un furtif commerce érotique avec Sylvie dont le texte étire subtilement la durée : non seulement le choix étonnant d’un verbe duratif permet à Gérard de contempler le moment béni du déshabillage de Sylvie pour l’éternité (« Et déjà Sylvie avait dégrafé sa robe d’indienne et la laissait tomber à ses pieds »), mais notre héros s’attarde bien plus que de raison dans l’opération de rhabillage (« Mais finissez-en ! Vous ne savez donc pas agrafer une robe ! » - Si Gérard était un mauvais plaisant un peu faraud, il répondrait qu’il sait bien comment on déshabille les filles, mais pas comment on les rhabille) : doit-on voir ici la trace d’une simple maladresse ? Peut-être ; mais surtout, celle d’une heureuse sidération qu’éprouve notre héros au contact du corps de Sylvie, lui qui, dans le prodigieux paragraphe 4 du chapitre 1 (un chapitre pour lequel on donnerait tout Duras, enveloppé dans tout Saint-Exupéry) nous a expliqué que ses amis et lui  ne toléraient les femmes qu’à l’état de rêverie sublime et surtout pas à l’état de corps saisissable. Deuxième cran : la nostalgie de la tante, qui est bouleversée par le simulacre qu’ont organisé les deux jeunes gens, en qui elle se revoit en compagnie de son époux le jour de son mariage (Gérard a d’ailleurs beaucoup insisté sur le fait que la robe épousait – si j’ose dire – parfaitement le corps de Sylvie) ; le choc émotionnel qu’elle éprouve la conduit à se plonger dans ce passé heureux, à ressusciter les paroles poétiques rituelles qui accompagnaient les noces et que les deux tourtereaux vont répéter avec elle. Ce franchissement du temps grâce à un simulacre plus fort que l’épaisseur du temps (et quel temps ! celui des « charmes évanouis » de la tante, mais celui, aussi, à vue de nez, qui a précédé immédiatement la Révolution – cette spéculation chronologique me semble assez conforme à la logique de la nouvelle) est pour toutes ces raisons un moment de plénitude absolue. Le simulacre s’est haussé à la hauteur du rituel authentique, et les deux jeunes gens ont rejoint la sphère des archétypes, comme l’indique vigoureusement la clausule du chapitre : « […] nous étions l’époux et l’épouse pour tout un beau matin d’été ».

            Mais comme Nerval se méfie plus que tout de l’automystification (donc de la nostalgie), il dispose un premier contre-feu ironique : un excès rhétorique qui « troue » le texte et crée une distance  (« Ô jeunesse, Ô vieillesse sainte ! – Qui donc eût songé à ternir la pureté d’un premier amour dans ce sanctuaire des souvenirs fidèles ? ») ; puis un second, avec une référence culturelle (L’Accordée de village de Greuze, tableau dont la tonalité est assez peu nervalienne) qui remplit la même fonction, d’autant plus qu’elle est appliquée à Sylvie, à qui elle est sociologiquement totalement hétérogène et qui procède donc d’un « décalage » comme ceux que reflètera plus tard la culture néo-bourgeoise de notre héroïne, dont on sait à quel point elle horrifiera Gérard …

            Voyons maintenant les répondants de cette scène au-delà de la fracture du chapitre 7, et prenons les choses par le bout que nous avons annoncé – Le père dodu, à qui est dédié, par son titre éponyme, le chapitre 12. Il est, comme la tante d’Othys, un « ancien », incarnation donc du passé, et en l’occurrence d’un passé prestigieux : il a connu Jean-Jacques. Il est même capable de le citer : « J.J. avait bien raison de dire ‘’L’homme se corrompt dans l’air empoisonné des villes’’ ». Mais c’est une remarque sans pertinence, qui est censée légitimer l’hostilité bonasse d’un homme de la campagne à l’égard des citadins, et dont Gérard dénonce l’inanité, en faisant appel non pas à rousseau mais au simple bon sens de l’intéressé : « Père Dodu, vous savez trop bien que l’homme se corrompt partout »[3]. C’est par ailleurs un personnage entièrement folklorisé, dont l’inconsistance est ainsi dénoncée par le texte : il est caractérisé par une faconde un rien vulgaire qui tranche sur la digne réserve de la tante au chapitre VI, il chante des chansons scabreuses, fait des allusions vaguement érotiques (le loup et les brebis …) et vit en partie d’une activité de guide auprès des touristes anglais désireux de visiter ce lieu empreint de facticité qu’est Ermenonville. Enfin, il est l’un des deux personnages[4] par qui le malheur arrive : il lui révèle que Sylvie va épouser le « grand frisé », qui ambitionne de devenir pâtissier.

            Du même coup, voici Sylvie devenue pâtissière. C’était écrit : elle l’a proclamé elle-même à la fin du chapitre XI : « Il faut songer au solide ». Attardons-nous un instant sur cette dynamique textuelle. On sait que l’une des deux grandes variétés de l’ironie est dite « syntagmatique » (Philippe Hamon) et repose sur un jeu de programmation / déprogrammation. Sylvie en use largement, comme le montre précisément la dégradation de notre fée en pâtissière. Or, il se produit ici, du chapitre XI au chapitre XII, quelque chose de très remarquable : le texte accomplit presque immédiatement une  promesse  (celle que comporte, en somme, l’énoncé gnomique que formule Sylvie à la fin du chapitre XI), mais c’est une promesse peu réjouissante en elle-même et par ailleurs sa réalisation correspond à la déprogrammation définitive des promesses que Gérard attachait à Sylvie : on peut donc lire dans cette accélération et cet accomplissement d’une promesse accablante une variété particulièrement brillante et grinçante d’ironie.

            Voici donc notre fée devenue pâtissière …. Ce n’est pas affreux, mais cela ne prête pas au rêve. J’y insiste : c’est cruel, mais ce n’est pas affreux, ce n’est pas indigne : Sylvie n’est pas un texte satirique ; certes Nerval « liquide » Sylvie, en montrant qu’elle ne peut pas tenir la promesse qu’avait projetée en elle Gérard ;  elle n’est pas à la hauteur : elle chante désormais des airs à la mode, elle est habillée comme une petite bourgeoise des villes, elle a refait la décoration de sa chambre à la même mode, son langage est fâcheusement moderne (« cela donne beaucoup dans  ce moment », chapitre X) ; mais elle a gardé son « sourire athénien » (Dernier Feuillet), et si son goût pour le « solide » et le respect des horaires de travail (voir la clausule du chapitre 11 : « ne rentrons pas trop tard : il faut que demain je sois levée avec le soleil ») en font une fourmi bien plus qu’une cigale, c’est une fourmi qui a du cœur, et c’est ce qu’il reste en elle, ironiquement, de la fée (clausule chap. 11) : « Je comprenais que Sylvie n’était plus une paysanne. Ses parents seuls étaient restés dans leur condition, et elle vivait au milieu d’eux comme une fée industrieuse, répandant l’abondance autour d’elle ». Il est d’ailleurs intéressant de reconstituer la logique qui conduit  Gérard à faire cette remarque.  Il s’est d’abord étonné que Sylvie se fût rendue à un bal masqué ;  comment l’a-t-il appris ? En demandant ce qu’était devenue la robe de mariée de la tante (le fétichisme est  une tentation nostalgique que le texte s’emploie à conjurer ici) ; voici la réponse de Sylvie : « […] Elle m’avait prêté sa robe pour aller danser au carnaval […] il y a de cela deux ans. L’année d’après elle est morte ». Dans la logique même du discours de Sylvie, on lit une transgression – la robe est devenue non plus l’occasion d’un rituel qui abolit le passage du temps, mais un déguisement qu’on revêt au cours de réjouissances vulgarisées  (le bal masqué est une « scie » de la littérature du XIXe -  qui a bien pu causer la mort de la tante. Du port transgressif de la robe de mariée de la tante à l’état de « fée industrieuse », le parcours dit bien la complexité du personnage et l’ambivalence de son destin dans le récit.

            J’ai dit que Sylvie n’était pas à la hauteur – à la hauteur de quoi ? D’un système de projections que l’on peut analyser notamment au regard d’un grille de lecture que je transpose des travaux de Gilles Kepel sur la réappropriation et la réinvention de la tradition par les mouvements islamistes[5]. Adoptant la démarche qui est celle de tous les apologistes de la tradition, Gérard a projeté sur Sylvie une essence, il a voulu voir en elle un archétype, l’a ainsi soustraite à la réalité sous prétexte qu’elle devait en incarner une qui était plus belle, et il s’est offusqué lorsqu’il a constaté qu’elle trahissait cette essence. Il lui a reproché (souvent en son for intérieur) sa liberté à l’égard de la tradition et de la requête de conformité et de conformisme qui définit toujours celle-ci, requête à laquelle Sylvie s’est soustraite pour se rallier à un autre conformisme, celui de la société bourgeoise (qui veut que l’on ait des pratiques culturelles « modernes », que l’on renonce aux chansons traditionnelles pour des opéras à la mode, et que l’on s’applique avant tout à gagner de l’argent). Mais comme nous n’avons pas affaire à un texte satirique, avec ce que cela impliquerait de manichéisme, la nouvelle ne dissimule pas que Sylvie, portée d’abord par ses talents d’ouvrière, puis par ceux de son pâtissier de mari (qu’elle a mérité par sa beauté et les autres agréments de sa personne : le mariage est un marché, tous les sociologues vous le diront), a manifestement accompli un beau cheminement sur le plan social, qui lui a permis de s’extraire de son milieu. Elle a certes perdu au passage une identité traditionnelle et l’authenticité que Gérard y associait fantasmatiquement[6], mais il faut être un intellectuel mélancolique en déshérence comme l’est Gérard pour le regretter – Sylvie, elle, ne le regrette pas.

            C’est, répétons-le, un personnage plus complexe qu’il n’y parâitparaît, et cela rend compte du statut ambigu qui est le sien à la fin du récit : elle est certes discréditée en tant que sauveur(e), potentiel(le)[7], mais elle témoigne de qualités morales qui la rendent respectable et pas ridicule : elle vit au milieu des siens « comme une fée industrieuse qui répand l’abondance autour d’elle »[8]. Ce n’est certes plus la fée qui fait rêver d’une vie radicalement autre, mais celle qui met ses proches à l’abri du besoin, ce qui n’est pas rien. Ce faisant, Gérard lui prête une attitude bienveillante qui corrige l’espèce d’âpreté au gain que laissait deviner sa fameuse formule du chapitre 11 XI (« Il faut songer au solide ») : c’est au fond une fourmi bienveillante, et sensible, comme l’indique la compassion dont elle fait montre à l’égard d’Adrienne lors de son ultime prise de parole (« pauvre Adrienne ! »). En définitive, le narrateur ne saurait lui reprocher d’avoir résisté à sa tentative de l’enfermer dans le rôle (revoilà le théâtre !) qu’il avait conçu pour elle comme il avait écrit le rôle de Laura pour Aurélie (chapitre 13XIII), comme il voyait en Adrienne l’« esprit », l’ange exterminateur qu’elle incarnait dans le mystère du chapitre VII : dans Sylvie comme bien souvent dans les textes de Nerval, les rêveries que projette sur elles le narrateur-personnage menacent les femmes de les priver de toute consistance autre que celle qu’il veut bien leur prêter. On comprend toutefois que, envers et contre tout, Gérard ait décidé de conserver, comme un viatique ou un talisman, l’image d’une Sylvie qui aurait pu le sauver, qui l’a d’une certaine manière sauvé (chapitre 13XIII) :

 

Sylvie m'échappait par ma faute; mais la revoir un jour avait suffi pour relever mon âme : je la plaçais désormais comme une statue souriante dans le temple de la Sagesse. Son regard m'avait arrêté au bord de l'abîme[9].

 

 

            Je voudrais pour finir évoquer une autre modalité de l’ironie qui me paraît particulièrement digne d’intérêt : elle fonctionne par superposition, par brouillage, et se prête particulièrement à l’entreprise de  déstabilisation à laquelle je m’intéresse dans cet exposé. Il s’agit d’une procédure à la fois subtile et qui, une fois qu’on l’a repérée, se passe de commentaire. C’est celle qui accompagne l’épisode que j’appellerais volontiers du « coup de bourse » (chapitre I). Je me contenterai, pour l’essentiel, de décrire les étapes constitutives de  la séquence ; il importe toutefois de souligner d’abord que, pour parodier une formule célèbre, l’intervention de la finance et de la politique dans un récit qui se déroule aux environs de 1830 et qui est censément une sorte de bluette nostalgique vouée aux prestiges de l’imaginaire (Ah ! le décor magique du chant d’Adrienne dans le chapitre 2 !), c’est vraiment le « coup de pistolet au milieu du concert ».

1) Suite à un « changement de ministère » (donc de politique, donc de clientèle électorale), des titres boursiers en lesquels consistent une partie de l’héritage de Gérard retrouvent une valeur.

2) « Je redevenais riche » : c’est une procédure de requalification miraculeuse du héros, comme il s’en produit dans les contes (grâce à un outil, une arme, un talisman, etc., le héros dispose soudain des moyens d’accomplir son destin).

3) Ce processus suscite immédiatement un danger éthique : la richesse, c’est la domination, en l’occurrence la possibilité d’acheter l’actrice, et la figure de Moloch, dieu-démon incarnation, sur le plan spirituel, de toutes les  anti-valeurs, relaie dans le texte celle d’Isis (avec ses promesses de « régénér[ation], paragraphe 4). Mais si Isis est un idéal du moi, un idéal régulateur, elle est hors du réel, elle appartient à la sphère ambivalente de la chimère (idéal et déprise, poésie et folie). Moloch, lui – l’argent, donc – est un levier essentiel dans le réel, et il permet d’acheter des femmes (des femmes, car dans le chapitre III Gérard se réjouit de la pauvreté supposée de Sylvie, qui fait que sans doute personne n’a voulu d’elle[10])  qui appartiennent (certes pas de la manière dont Gérard le croit) au réel. La requalification miraculeuse conduit donc à un péril de disqualification radicale (de Gérard lui-même, et d’Aurélie, dont il a supposé un instant qu’elle était vénale), que notre héros esquive finalement.

4) Mais finalement, la délicatesse de Gérard est déplacée : Sylvie épouse un pâtissier « plein d’avenir » (c’est le Père Dodu qui le dit au chapitre 12), elle a bien compris comment fonctionnait le marché matrimonial, elle a fait valoir ses qualités et a négocié une ascension sociale. Quant à Aurélie, elle se donne à quelqu’un qui lui a « rendu des services », et qui a été ironiquement disqualifié par les « boitements » qui l’affectent : c’est un « jeune premier ridé », qui fait encore de l’effet « dans les provinces » …

 

           

                                               ***

 

            Je voudrais avoir convaincu le lecteur qu’il est moins question dans Sylvie d’une perte située sur l’axe du temps que des boitements du réel, de celui des êtres dans le réel, des boitements que construit et médite, et de la souffrance qui en résulte. Mais ce récit est magnifiquement  concerté, et met ainsi à distance  cette souffrance ; il navigue en permanence entre l’amertume et la sécession, entre une forme de drôlerie agressive et un suspens qui le dispense de s’abîmer dans l’agressivité, comme le montre exemplairement dans le dernier chapitre le traitement de Sylvie, qui en définitive a bien le droit d’être heureuse. C’est tout cela qu’il convient de ranger derrière le terme de mélancolie.

 

Guy Barthèlemy,

Khâgne du Lycée Champollion (Grenoble)

              



[1] J’ai conservé  la tonalité orale qui était celle de cette intervention. J’ai repris et complété quelques développements, ce qui se traduit parfois par des redites : le lecteur voudra bien me pardonner. J’ai ajouté un développement sur l’épisode du « coup de bourse », que je n’avais pas eu le temps d’oraliser.

Merci au public attentif et bienveillant de la journée d’études du 23 novembre, et à ses organisateurs de l’UPLS.

[2] J’invite le lecteur à relire, dans la perspective que dessinent (hâtivement) ces propos, le premier paragraphe du Dernier Feuillet, qui offre un excellent exemple de la manière dont la réflexivité ironique déstabilise en permanence le texte : si l’on admet l’ambivalence du mot « chimère » on comprend pourquoi sa célèbre phrase d’attaque (« Telles sont les chimères qui charment et égarent au matin de la vie ») se prolonge par un topos phraséologique sur l’illusion, dont le narrateur lui-même dénonce ensuite l’excès phraséologique.

On comprend aussi pourquoi l’ensemble du chapitre revient sur la liquidation agressive dont Sylvie, fée devenue pâtissière, a fait l’objet dans les chapitres X à XIII. Gérard reconstitue le paradigme que formaient Adrienne et Sylvie, « les deux moitiés d’un seul amour. L’une était l’idéal sublime, l’autre la douce réalité », alors que le récit a invalidé chacun des termes (Adrienne est une version hyperbolique de la tentation morbide de la déprise, et Sylvie est devenue une jeune femme moderne, en rupture avec l’archétype auquel l’identifiait Gérard). Cette résurgence, et, plus largement,  cette dynamique complexe, sont significatives de la nature et de l’opérativité de la chimère, de son irréductible ambivalence, que Gérard s’applique à préserver,  qui est infiniment plus riche que le paradigme illusion / désillusion, et qui vaut pour ses vertus que l’on pourrait qualifier de suspensives. C’est important, parce que dans ce suspens, dans l’ambivalence dont il procède, à l’inverse de toute logique de la liquidation, de la désillusion, de l’ « apprentissage » (au sens où on parle de « roman d’apprentissage »),  Gérard ménage une continuité, une forme d’adhésion qui disent que tout ceci n’était pas vain, n’était  dépourvu ni de sens ni de profondeur.  On pourrait (il faut) commenter de la même manière le ton du paragraphe 4 (« Nous vivions alors dans une époque étrange »), fait d’une ironie repérable dans l’excès phraséologique, et d’une empathie manifeste.

[3] Pas étonnant que Gérard, après sa conversation avec le Père Dodu, refuse de poser au sage dans le premier paragraphe du Dernier Feuillet («[…] qu’on me pardonne ce style vieilli … ». Voir plus loin dans l’exposé l’analyse de cet extrait).

[4]  L’autre est une vieille femme, qui a révélé à Gérard que l’amoureux de Sylvie était son frère de lait, qu’il ne reconnaissait pas – et pour cause : cela ne lui fait guère plaisir, et surtout il s’agit là d’un scénario fantasmatique, d’un sortilège dont il existe d’autres exemples chez Nerval, celui dans lequel le sujet est victime de son double.

[5] Voir par exemple Terreur et martyre (Flammarion 2008).

[6] Est-il nécessaire de souligner cet autre paradoxe, que Nerval met en scène de manière très remarquable : l’authenticité, c’est-à-dire ce qui est censé conférer la plus grande et la meilleure réalité aux êtres et aux situations, est un fantasme, et aussi, de manière peut-être plus significative ici, un artefact, à tous les sens du terme.

[7] Chapitre VIII : « Je me jetai à ses pieds ; je confessai en pleurant à chaudes larmes mes irrésolutions, mes caprices ; j’évoquai le spectre funeste qui traversait ma vie.

‘’Sauvez-moi ! ajoutai-je, je reviens à vous pour toujours’’ ».

[8] On se rappelle que dans le chapitre 3 III le narrateur l’imaginait pauvre, ce qui l’arrangeait bien… Encore un phénomène de déprogrammation ironique, qui s’exerce ici au détriment du narrateur-personnage.

[9] Elle reste en cela une figure propice, un idéal régulateur qui ressemble bien plus à l’Isis du paragraphe 4 (« [Isis] nous apparaissait dans les nuits, et nous faisait honte de nos heures de jour perdues ») qu’à Adrienne dont on se souvient qu’au chapitre VII, déguisée en ange exterminateur, elle montait de … l’abîme.

[10] Cette disponibilité supposée de Sylvie, qui conduit d’ailleurs à la représenter comme une Belle au bois dormant qui l’attend (« Elle dort .. ») permet à Gérard de développer au chapitre III un projet qui s’inspire d’une vieille thématique propre au conte, celle de l’échange des qualifications : Sylvie lui donnera ses vertus préservatrices (de l’argent, qui devient ici – il suffit de relire le texte -  l’équivalent d’un principe vitaliste) , et Gérard lui confiera son argent et sa vie pour les faire fructifier. Mais dans un récit qui s’en prend à l’ordre bourgeois des choses (encore le paragraphe 4 …), cet échange fait la part trop belle à l’argent pour ne pas être suspect. Comme dit Sartre, tous les moyens sont bons, sauf ceux qui dénaturent la fin : on ne se sauve pas du monde bourgeois en recourant au moyen caractéristique de l’ordre bourgeois, on n’achète pas les fées avec les armes de Moloch …