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19/11/2019

SUR LA DÉMOCRATIE chez Tocqueville (IVe Partie) Jean Goldzink

 

SUR LA DÉMOCRATIE chez Tocqueville (IVe Partie)

 

On peut aborder un texte comme celui de Tocqueville de deux manières principales et légitimes. 1/ En cherchant à le situer, aussi précisément que possible, dans l’histoire des idées politiques, dans la société de son temps, française ou occidentale, dans la vie et la pensée de l’auteur. Il s’agit alors d’une procédure historiciste ou érudite, propre à la méthode universitaire. 2/ En le lisant comme un simple lecteur attentif, qui prend en compte deux éléments : sa propre subjectivité idéologique, et le moment de sa lecture, 2019, soit quasi deux siècles après sa publication. Puisque je choisis la seconde approche, je ne me présente pas devant vous comme un spécialiste patenté de Tocqueville, mais comme un liseur curieux et un citoyen vigilant.

Devant le concept de démocratie, deux conceptions au moins s’offrent également à nous. Ou bien l’on met en avant l’idée de liberté, ou bien l’on insiste d’abord sur celle d’égalité. Exemple : avant les gilets jaunes, E. Macron justifie son action par la libération urgente des énergies entrepreneuriales, d’où la suppression de l’impôt sur les grandes fortunes, l’allègement du Code du travail, etc. Après les gilets jaunes, la réforme drastique des retraites se légitime au nom de l’égalité, poussée jusqu’à l’uniformisation stricte. Quant à la démocratisation, elle s’exerce et se perfectionne sous forme de débats dont vous connaissez la règle : le Président répond aussi longuement qu’il le souhaite à des questions brèves qu’on n’a le droit de poser qu’une fois. Seuls le Président et ses ministres ont droit à la réplique, ce qui ne répond pas tout à fait aux normes des dialogues philosophiques inaugurés par Platon. Mais que peut-on attendre d’un habitant des cavernes antiques ?

L’idée de démocratie nous fait aussi rencontrer un mythe extraordinairement tenace de la conscience occidentale. Seuls les Grecs, nous dit-on, ont inventé la démocratie, qu’ils nous ont infusée via nos racines à la fois gréco-latines et judéo-chrétiennes. Ce qui appelle quelques remarques peut-être utiles.

Je note d’abord que le judéo-christianisme est moyen-oriental, comme l’Islam ; or la thèse dominante est que le continent asiatique est resté en dehors du processus civilisateur initié par le miracle grec. Nous aurions donc des racines démocratiques et despotiques. Ce qui expliquerait au passage les funestes populismes qui rongent notre belle Europe, et même les USA, ce qui est nettement plus grave.

Mais les Grecs ont-ils inventé la démocratie ? Je ne crois pas. Ce qu’ils ont sans conteste inventé, c’est le mot, le concept, et la réflexion sur ce mode de gouvernement et d’autres. Mais la chose, la pratique ? L’ethnologie nous informe qu’il y a eu en Afrique des tribus démocratiques. Des historiens nous signalent qu’une cité-État comme Tyr, en Phénicie sémitique, et comme sa colonie Carthage, élisaient annuellement des magistrats suprêmes, y compris au temps des travaux militaires d’Hannibal. L’Empire carolingien, à première vue chrétien, a fait de l’importation des esclaves une branche importante de son commerce, pour ne rien dire de la traite ultérieure des Noirs par des puissances européennes également chrétiennes. La Russie, apparemment christianisée, n’a aboli le servage que dans la deuxième moitié du XIXe siècle, et la France en 1789 ; quant aux USA démocratico-chrétiens, ils n’ont supprimé l’esclavage qu’au prix incroyablement sanglant de la Guerre de Sécession, un siècle après la Déclaration d’Indépendance à Philadelphie, etc. La mythification ou automystification est flagrante.

Quand on proclame que LES Grecs ont inventé la démocratie, on feint d’oublier qu’il ne s’agit pas des Grecs, mais de certaines cités, dont Athènes. En gros, l’Antiquité classique n’a pas valorisé la démocratie, mais le gouvernement des meilleurs, sens originel des aristoi, comme le prouve l’exemple de Rome, gouvernée avant les empereurs par le Sénat.

Après LES Grecs, on situe d’ordinaire l’origine de la démocratie moderne en Grande-Bretagne, à la fin du XVIIe, où surgit la Glorieuse Révolution de 1688-89, philosophiquement légitimée dans le Second Traité sur le Gouvernement civil de Locke (1690). Il s’agit en réalité d’un compromis passé entre deux couches sociales supérieures, la noblesse terrienne et la bourgeoisie marchande, comme le signale la coexistence des deux Chambres. On doit parler d’une libéralisation politique et juridique (l’Habeas Corpus), plutôt que d’une démocratisation. En tout cas, le terme de démocratie serait ici incongru, pour ne pas dire falsificateur.

 

Je passe maintenant à Tocqueville, j’entends à la IVe et dernière Partie de La Démocratie en Amérique. Cette ultime Partie est fondée sur deux idées majeures : 1/ nous entrons dans les « siècles démocratiques », entrée marquée par les USA et la Révolution française ; 2/ ce qui définit la démocratie, c’est l’égalité. Il s’agira donc pour lui de réfléchir sur les principales implications de cette définition.

Quant à nous, ses lecteurs, notre premier souci est de méditer cette définition. Pour ma part, je la trouve tout à fait juste. Pourquoi ? Parce qu’il y a une liberté monarchique, une liberté aristocratique, une liberté tribale, une liberté des chasseurs-cueilleurs – ces derniers jouissant de deux avantages inégalés dans l’histoire de l’humanité : le maximum de liberté et le minimum de travail (quelques heures par jour). On en trouve la trace dans la Genèse : Tu travailleras à la sueur de ton front, régime imposé par l’agriculture sédentarisée et les premières cités-États, apparues en Mésopotamie et en Chine dans les plaines alluviales.

Par conséquent, seule l’égalité est à même de constituer la spécificité de la démocratie, étant entendu qu’une telle égalité reste éminemment relative. La démocratie de certaines cités grecques exclut les femmes, les esclaves, les étrangers ; la Troisième République française exclut les femmes du champ politique jusqu’en 1945, et s’il n’ y avait pas eu la guerre et le Conseil National de la Résistance, l’universalisation du vote serait sans doute apparue encore plus tard.

Autre réflexion : la parité hommes-femmes n’empêche nullement, sous nos yeux, d’autres inégalités flagrantes, liées notamment au système électoral. En France et en Grande-Bretagne, une majorité relative débouche sur une majorité absolue au Parlement. La première réforme démocratique serait donc le vote proportionnel sur listes nationales, comme aux élections européennes. La parité des sexes est une bonne chose, mais très insuffisante : dans l’actuel Parlement français, pas un député d’origine ouvrière, pas un petit employé, soit 50% de la population française. Autre restriction fondamentalement non démocratique : l’extraordinaire concentration des pouvoirs dans les mains présidentielles, accentuée par l’élection des députés après celle du Président, qui transforme le Parlement en Chambre d’enregistrement des décisions de l’exécutif. Il n’y a donc pas seulement confiscation des pouvoirs réels par le gouvernement aux dépens du Parlement. Il faut comprendre qu’en France, depuis 1958, l’exécutif, en fait le Président, nomme les préfets, les hauts fonctionnaires, les procureurs, les directeurs de théâtre et des hôpitaux publics.

N’échappent à sa main que les présidents de régions et les maires. Je rappelle au passage que les procureurs ne sont pas considérés comme des juges indépendants par plusieurs jugements de la Cour européenne de justice, comme le prouve ce procureur de Nice qui falsifie une enquête pour ne pas paraître contredire, explique-t-il, une allocution du Président, qui déniait toute responsabilité policière dans les graves dommages infligés à une femme septuagénaire qui avait osé manifester malgré son âge (sic). Il a depuis été muté et promu.

 

Dans la page inaugurale de la dernière Partie, Tocqueville expose son projet : examiner l’influence des idées et sentiments sur « le gouvernement des sociétés humaines ». En fait, il s’agit essentiellement de la naissante société démocratique moderne. On voit qu’il s’agit d’établir un rapport entre sentiments/idées et gouvernement. Puisqu’il est question d’un rapport, il peut se parcourir dans les deux sens, conformément à la logique de L’Esprit des lois de Montesquieu (1748). Dans le Livre I, chap. 1, § 1, Montesquieu définit la loi, en son sens le plus général, comme un rapport dérivé de la nature des choses ; et au Livre XIX, il renverse la perspective antérieure : « Des lois dans le rapport qu’elles ont avec les principes qui forment l’esprit général, les mœurs et les manières d’une nation », en l’occurrence l’Angleterre et la France. Le projet de Tocqueville s’articule donc nettement à celui de Montesquieu.

Partons du titre du chap. I : « L’égalité donne naturellement aux hommes le goût des institutions libres ». Qu’est-ce qu’un goût ? Un affect, un sentiment, un appétit, bref, une passion au sens antique et classique du terme. Montesquieu l’appelait un « principe », à distinguer de la « nature » d’un gouvernement. La ‘’nature’’ d’un gouvernement définit pour lui le type du pouvoir : despotique, monarchique, aristocratique, démocratique, les deux derniers relevant du mode républicain. Le ‘’principe’’ est la passion collective qui, dans l’idéal, répond exactement à la ‘’nature’’ du type et lui permet de se conserver. C’est par la ‘’corruption’’ du principe que s’opère surtout le changement de nature, qui, selon Montesquieu, conduit fatalement tous les pouvoirs modérés vers le despotisme, comme, dit-il, les fleuves descendent vers la mer.

Le principe du despotisme est la crainte ; celui de la monarchie, la gloire ; celui de l’aristocratie, l’honneur ; celui de la démocratie, la vertu. Vertu n’a pas ici un sens moral, le mot désigne l’amour sacrificiel de la patrie ; c’est un affect politique définitoire.

Reste l’adverbe « naturellement ». Il vient tout droit de L’Esprit des lois, de sa première phrase fameuse : « Les lois, dans la signification la plus étendue, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses. »

Si donc l’égalité caractérise la démocratie, il en découle nécessairement, naturellement, qu’elle donne aux hommes « le goût des institutions libres ». Il va ainsi s’établir un série de corrélations, une chaîne d’équivalences : démocratie = égalité = institutions libres = volonté personnelle, individualisée = goût/affect collectif.

Mis alors que pour Montesquieu il n’y a pas de démocratie saine sans vertu exaltée, et donc fragile, Tocqueville introduit une gradation. En effet, comme l’égalité règle aussi bien la vie privée que publique, le goût et l’habitude de l’indépendance individuelle, en démocratie, s’intensifie en « amour », qui se fixe sur des institutions politiques élues et contrôlées, c’est-à-dire soumises à la « volonté » de citoyens eux-mêmes constamment maîtres de leur libre vouloir privé et public. En somme, le citoyen démocratique considère comme naturel, nécessaire, indispensable, le régime démocratique.

C’est un peu, et même beaucoup tautologique ; car enfin, il en va exactement de même pour l’homme monarchique, despotique, tribal, etc. C’est ma première observation. La seconde revient à constater que Tocqueville ne nous explique pas du tout pourquoi l’homme d’Ancien Régime est devenu l’homme démocratique, pourquoi nous entrons dans les « siècles démocratiques ». En effet, les Déclarations américaine et française des droits de l’homme et du citoyen surgissent dans des sociétés pas encore démocratiques ! L’auteur se situe donc conceptuellement dans une démocratie déjà installée, pour en examiner la logique interne, fonctionnelle, à la manière de Montesquieu et d’autres. Ce qu’il tente d’expliquer, c’est la genèse interne du système démocratique, qu’on peut parcourir en partant du gouvernement ou des idées/sentiments, selon la logique des lois-rapports établie par Montesquieu en 1748, et de la double assise nature/principe.

Cette logique fonctionnelle conduit Tocqueville à cette conclusion présentée comme  nécessaire : « Les hommes qui vivent dans ce temps marchent donc sur une pente naturelle qui les dirige vers les institutions libres. » (je souligne). Malgré l’énergie du « donc » et de la métaphore « pente naturelle », force est d’admettre que Tocqueville n’a pas démontré pourquoi le temps contemporain mène forcément à la démocratie.

Cependant, cette idée non démontrée, qui a donc statut d’évidence, avance un nouveau concept intéressant : celui de ‘’Zeitgeist’’ = esprit d’une époque. Nous sommes donc entrés dans l’ère démocratique, qui appelle un homme nouveau. Ce qui le caractérise, c’est l’esprit d’indépendance individualiste, la déliaison, et donc, dit Tocqueville, le risque de « l’anarchie », entendons de la dissolution morale, sociale, politique, par effacement des traditions, de l’obéissance, de la connexion. C’est le reproche fondamental des penseurs dits réactionnaires aux idées révolutionnaires, aux Lumières : Burke, Maistre, Bonald, dont vous trouvez l’écho, de nos jours, chez un Éric Zemmour, hanté par la peur d’une dissolution de l’essence française et occidentale dans le pétrole embrasé de l’Islam.

Survient alors une surprise. Car Tocqueville, contrairement aux idéologues réactionnaires sombrement paniqués, ne voit pas de menace réelle dans l’épouvantail de l’anarchie. Pourquoi ? Parce que, dit-il, l’anarchie est trop visible pour ne pas susciter une résistance vitale du corps social, alors que la servitude, elle, agit en silence, suit des chemins secrets. Cette idée d’un travail insidieux du despotisme dans les régimes modérés, et notamment dans les monarchies, vient de Montesquieu, qui parle d’une « lime sourde ».

On rencontre dès lors un vrai paradoxe. Tocqueville évite de nous dire pourquoi on est entré dans les « siècles démocratiques », ce qui relève de l’observation historique, mais n’hésite pas à prédire ce qui risque de survenir dans l’avenir, démarche qui relève de la prophétie politique. Il pourrait répondre que l’astronomie mathématisée permet de prédire la présence encore invisible d’un astre, comme l’avait fait Le Verrier. Le problème est de savoir si comparaison est raison. De fait, Montesquieu avait lui aussi prédit l’universalisation inéluctable du despotisme, quand Tocqueville annonce, cent ans plus tard, que la liberté démocratique menace fort d’accoucher de la « servitude ».

 

Je saute maintenant du chap. I au dernier. Dans mon édition, celle de F. Furet en GF (un des initiateurs du culte tocquevillien dont la cathédrale siège à Sciences po), le chapitre terminal occupe 4 pages. Quel est son sujet ? Une « vue générale du sujet », plus la tâche de « juger enfin de l’influence générale que doit exercer l’égalité sur le sort des hommes ». On a envie de s’exclamer : 4 pages pour ça seulement, n’est-ce pas trop ? Je suis enclin à nommer cela un effet Montesquieu.

La difficulté, note l’auteur, est que cette réflexion porte sur une société naissante, un monde nouveau. Il en découle deux conséquences : 1/ une grande confusion intellectuelle, de vifs conflits interprétatifs ; 2/ une tâche inédite où le passé ne sert plus à rien pour éclairer l’avenir. Cet axiome est important. Il exclut en effet ce que Montesquieu appelait un gouvernement « mixte », comme par exemple le régime anglais, quia associait selon lui monarchie et république (de par l’élection des députés). Dans la Rome républicaine, le Sénat avait également dû concéder l’institution des tribuns du peuple, institution démocratique dans un système aristocratique. La forte résistance actuelle à l’instauration, en France, de procédures référendaires plus aisées peut s’interpréter comme une hostilité du système représentatif et présidentiel à une institution démocratique.

Cependant, (ce second moment est rhétoriquement prévisible) l’obscurité générale n’interdit pas, déclare Tocqueville, de dessiner les traits principaux de cette nouvelle ère.

Premier trait : l’égalité économique, par extinction des grandes fortunes et extension des petites. Deux remarques sur ce point capital. D’abord, l’absence de tout chiffre. Tocqueville fait sans doute allusion aux ventes des biens du clergé (25% des terres françaises) et au démantèlement bien moindre des domaines aristocratiques. Mais il s’agit d’un phénomène français, sans équivalent anglais, germanique, espagnol, italien, russe, etc. En réalité, nous dit T. Piketty dans Capital et idéologie, p. 127, 2019, la période 1800-1920 fut indéniablement celle d’une inégalité extrême, qui revient en force entre 1980 et 2020 partout dans le monde. Donc, sur 220 ans, la démocratie n’a connu une tendance nette à l’égalisation économique que durant 50 à 60 ans, qui coïncident comme par hasard avec l’existence du péril rouge.

Si ces chiffres étayés de Piketty et l’Observatoire Mondial des Inégalités sont exacts, ils posent une question assez salace : puisque, selon Tocqueville lui-même, démocratie signifie égalité, y compris économique, et que les statistiques prouvent le contraire, que veut dire exactement le mot démocratie invoqué avec ferveur par tous et chacun ?

Ensuite, cela dit, il convient de souligner la force idéologique de cet argument sans cesse rebattu jusqu’à nos jours. Tocqueville semble prédire la thématique de la classe moyenne, typique de l’idéologie libérale moderne. On sait qu’en France comme ailleurs, la science économique et journalistique nous l’assure, la population se divise en 3 couches : la couche moyenne inférieure, la couche moyenne mitoyenne, la couche moyenne supérieure. À défaut d’être crédibles, ces ritournelles sont au moins aussi galantes que les cache-sexes des effeuilleuses en bar louche. Le discours du comte de Tocqueville fait donc silence sur la misère ouvrière, pourtant patente en France et en Angleterre sous ses yeux, de retentissantes enquêtes le montreront très peu après, dont celle de Marx et Engels sur l’Angleterre.

Le second trait a lui aussi un immense avenir ; il s’agit du consumérisme : « les désirs et les jouissances se multiplient ».

Le troisième trait concerne le rapport État/individu : « les particuliers font de petites choses, et l’État d’immenses. » Dans son futur et ambitieux ouvrage, paru 20 ans plus tard, L’Ancien Régime et la Révolution, Tocqueville défendra une thèse contraire à celle de La Démocratie en Amérique : à la discontinuité historique ici affirmée, il opposera le renforcement continu d’un l’État de plus en plus intrusif avant, pendant et après la Révolution française. Faut-il dès lors conclure que l’État serait l’institution démocratique la plus menaçante pour la liberté ? Le § suivant (6) ne va pas dans ce sens ; il passe en fait au plan du droit et des mœurs ; en démocratie, dit Tocqueville, « Les âmes ne sont pas énergiques ; mais les mœurs sont douces et les législations humaines. »

Cette double idée étant posée comme une évidence, le lecteur est tenu de la déduire du travail de l’égalité, qui isole et affaiblit chaque individu en quête d’autonomie ; quant à la douceur des lois et des mœurs, elle pourrait s’expliquer aussi logiquement : quel serait l’intérêt pour chacun de s’appliquer des lois inhumaines, d’entretenir des mœurs cruelles ? Bref, ce qu’on perd en énergie mentale, voire corporelle, on le regagne en humanité et douceur. Il faudrait ici évoquer Nietzsche, mais ce serait trop long.

Cependant, ce trait n’est-il pas un peu et même très lénifiant ? Tocqueville passe allègrement sur le travail des enfants dans les mines et usines, sur l’exploitation féroce des salariés, sur la colonisation, l’esclavage, les rivalités impérialistes qui causeront 50 à 100 millions de morts au siècle suivant, l’écrasement des révolutions de1830 en Europe, de la Commune en 1871, les innombrables mutilations dans les fabriques, etc. Quel siècle plus barbare que le XXe ?

Je termine sur une prédiction intéressante posée au chap. II : l’égalité, en toute logique selon l’auteur, doit raréfier les génies, en dispersant les Lumières. On voit que cette déduction repose sur un postulat implicite, celui, comme chez Malthus à propos du rapport entre nourriture et population, d’une quantité constante de lumières, à partager désormais entre bien plus de consommateurs.

Or le fait est que ni le XIXe ni le XXe ne manquent de génies, pas plus qu’Athènes n’a souffert sur ce plan. Cette déduction est à la fois conceptuellement logique et empiriquement fausse. Pour Tocqueville, la démocratie moderne doit faire triompher la médiocrité de tous et de chacun, par le jeu fatal, car mathématique, de l’égalité. Il se trompe totalement, comme Malthus, quoique celui-ci repointe actuellement son nez dans certains discours écologistes.

Je termine avant la fin du dernier chap., car je tiens à vous infliger une longue conclusion, et que ce que j’ai fait jusqu’ici illustre assez ce que j’entends par une lecture non obsédée par la genèse érudite d’un texte, ni bridée par l’hagiographie.

 

Conclusion

 Qu’est-ce qui nous surprend, en 2019 ? Évidemment que Tocqueville définisse, tout au long de cette Quatrième Partie, la démocratie par l’égalité, et non la liberté. Liberté, égalité, fraternité, déclare la devise française. L’équivalence devenue spontanée entre démocratie et liberté est en réalité le fruit d’une inculcation massive, par tous les canaux possibles ; elle n’a rien de naturel. La meilleure preuve en est qu’on peut opposer, qu’on a opposé ou mis sous tension liberté et égalité.

Montesquieu, quant à lui, n’attache pas la liberté à un régime particulier, monarchie, aristocratie, démocratie, condamnés d’ailleurs, selon lui, à verser inexorablement dans le despotisme, seul régime à vocation universelle. La liberté politique réside pour lui dans la balance des pouvoirs – et non, comme on le répète à tort, dans leur ‘’séparation’’, qui interdirait leur capacité de se freiner mutuellement au bénéfice des libertés, ou plutôt de certaines libertés.

Le titre et le contenu de la quatrième et ultime Partie de l’ouvrage installe donc l’égalité comme concept fondateur et définitoire de la nouvelle ère démocratique. Du coup, la liberté, la prospérité, la culture, deviennent une conséquence possible mais non certaine de l’égalité. L’Histoire installe bien un nouvel âge, mais l’issue n’est pas jouée. Elle est même dramatiquement ouverte. Énoncer que la logique démocratique implique le meilleur ou le pire (une chose et son contraire !) laisse cependant en suspens deux gros problèmes.

1/ En quoi est-il assuré que telle possibilité antithétique soit une spécificité démocratique ? La position de Montesquieu me paraît plus logique : tout régime politique non despotique par essence peut et sans doute doit à terme dégénérer en servitude ; le mal est dans le fruit, en raison, dit De l’esprit des lois, des deux faces inégales de la liberté humaine : la liberté d’agir en connaissance de cause, et celle d’ignorer, d’errer (Livre I). L’actuelle question du climat l’illustrerait à merveille…

2/ Ne serait-il pas plus cohérent d’avancer que, l’égalité signifiant la médiocrité (le texte le martèle sans cesse), l’avenir le plus probable soit au milieu de ‘’la’’ liberté et de ‘’la’’ servitude, bref, un moyen terme fluctuant, comme nous le constatons depuis deux siècles ? En lieu et place d’une seule alternative (= servitude ou liberté), il paraît plus logique, à partir des prémisses posées par Tocqueville, de concevoir une pluralité de possibilités. (Parmi ces possibilités, Tocqueville ne retient que A et C).

A/ Conservation ou extension des libertés, prospérités, lumières.

B/ Diminution des libertés, prospérités, lumières.

C/ Disparition des libertés.

D/ Rétablissement des libertés.

E/ Médiocrité des libertés, prospérités, lumières.

F/ Inégalité des libertés, prospérités, lumières.

G/ Baisse des libertés et hausse des prospérités, lumières, etc.

Tocqueville a d’évidence choisi une rhétorique de l’antithèse prédictive (= paradis vs enfer), en omettant l’invention médiévale du Purgatoire.

 

On rencontre par conséquent plusieurs opérations conceptuelles qui me  paraissent plus rhétoriques que foncièrement logiques, par exemple le surgissement d’un Dieu intimement préoccupé par les progrès du « bien-être » sur terre ; l’exaltation métaphysique d’une liberté humaine originaire ; l’écartèlement dramatisé du destin démocratique entre liberté et servitude, lumières et barbarie, prospérité et misère. Car enfin, les ex-dragons asiatiques et la Chine semblent montrer que la prospérité peut naître avec la contrainte politique, qui n’exclut pas toute extension des lumières, ne serait-ce que par l’alphabétisation et la production accélérée de chercheurs, ingénieurs, techniciens, statisticiens, etc.

Comment l’expliquer ? Je me contente d’esquisser des hypothèses qui renvoient à Montesquieu. De l’esprit des lois avait caractérisé la démocratie comme le régime non despotique le plus fragile, en raison du dévouement patriotique qu’il exige de chacun des citoyens. Le même ouvrage définissait la bonne liberté politique comme l’art très difficile de la modération du pouvoir principal – le peuple, l’aristocratie, le monarque - par d’autres pouvoirs. Tocqueville a-t-il joué Montesquieu contre Montesquieu ? A-t-il craint, en repoussant la médiocrité, solution la plus adéquate à son propre propos terminal, de trop frôler la fameuse ‘’modération’’, qui est au contraire le comble de la raison politique ? A-t-il redouté une fin trop plate, quand le moment semblait appeler les trompettes ? En tout cas, ni Montesquieu ni Voltaire n’aimaient finir ainsi. Ils s’en gardaient même avec soin. Serait-ce alors la faute à Rousseau ? En tout cas, on ne trouve pas dans ces deux chapitres la moindre trace de causticité. L’ère de l’égalité à la Tocqueville ignore et l’ironie et l’humour. C’est un autre trait, quasi ontologique, du style professoral, devenu universel.

 

Résumons. La démocratie moderne, qui ouvre une ère historique nouvelle, porterait en elle la liberté autant que la servitude, remises toutes deux à l’ontologique liberté humaine sous le regard attentif de Dieu. Mais s’il semble aller de soi que l’égalité des individus puisse engendrer leur liberté, d’où viendrait sa confiscation ? On ne voit que trois sources : le pouvoir législatif, exécutif et militaire (collectif ou solitaire). Il est frappant que Tocqueville n’en dise rien. Car enfin, les deux issues antithétiques de l’égalité démocratique ne semblent pas, en bonne logique, égales entre elles. ‘’La’’ liberté est une conséquence obligée de l’égalité non servile, la servitude une éventualité. La symétrie affichée tient de la fausse fenêtre.

On objectera aussitôt que de l’égalité surgissent obligatoirement l’uniformité des lois, et donc aussi la toute-puissance de l’État démocratique (chap. 2-3-6). Mais : 1/ Tocqueville défendra la thèse inverse dans L’Ancien Régime et la Révolution, où l’État absolutiste prépare l’État moderne sans solution de continuité ; 2/ la distinction des instances étatiques est au cœur des institutions démocratiques modernes (Chambres, gouvernement, justice, cours suprêmes, pouvoirs régionaux et municipaux, institutions internationales, etc.) ; 3/ l’uniformité des lois n’implique pas de soi « servitude ». Ni les citoyens russes sous Poutine ni les concitoyens de Trump ne sont encore en état de servitude ; 4/ il est à noter que Tocqueville, contemporain de la révolution industrielle, ne dit rien de l’asservissement par le salariat et la discipline d’usine, va même jusqu’à nier l’existence d’inférieurs et de supérieurs en démocratie, alors qu’elle est inhérente au contrat salarial.

On retrouve ici la permanente ambivalence du discours libéral. L’égalité menacerait la liberté, l’intervention publique mènerait à la servitude. Cette thématique a servi contre la réglementation du travail, contre l’impôt progressif sur le revenu, contre les nationalisations, etc. Son usage est inusable.

J’aimerais finir sur deux remarques. 1/ Prédire une chose et son contraire, comme Tocqueville, a l’avantage de limiter les risques d’erreur. 2/ Contrairement à ce que semble bien insinuer Tocqueville, prévoir n’est pas voir (le terme voir revient sans cesse).

Cependant, il faut bien ajouter un bilan. Tocqueville n’a vu ou prévu ni les immenses progrès des sciences et des techniques ; ni l’industrialisation et donc l’expansion du salariat ; ni le partage colonial du monde et le heurt des impérialismes. Sa réflexion morale et politique s’arrête net au seuil des colonies, des usines, des taudis, des hospices et hôpitaux, des champs de bataille, des cimetières. La cruauté inouïe du monde nouveau brille par son absence ; elle est même par avance déniée.

Bien qu’il pose à bon droit l’égalité comme principe démocratique fondateur, Tocqueville, ici, n’a pas entrevu non plus que les régimes dits démocratiques devaient la restreindre à travers son expression directement politique – le vote, et à travers la représentation, qui tourne le plus souvent à la confiscation. Tous les systèmes électoraux, et notamment celui de la Ve République ou de la Grande-Bretagne, visent à transformer une majorité relative dans les urnes en majorité absolue au Parlement, autrement dit à dévier l’égalité politique fondamentale. Ce sont moins les libertés canoniques qui embarrassent les régimes de l’ère démocratique que l’égalité électorale réelle, assurée par la représentation proportionnelle. La démocratie se trouve obligée, dans les faits, à concilier l‘égalité principielle du droit de vote avec la charcuterie électorale, cette branche des beaux-arts où fleurit de par le monde une imagination vivace.

 

Faut-il reprocher tout cela à l’auteur ? Ce serait absurde, à moins de croire aux prophètes. En revanche, on peut s’étonner que ses thuriféraires extasiés chantent en chœur la génialité inégalée de ces prédictions contradictoires sur la démocratie. L’admiration ne suppose pas l’aveuglement volontaire. Mieux vaut raison garder. J’irais même plus loin : je doute que la confuse notion de démocratie soit une clé décisive pour comprendre le monde moderne.

La Ve République française est-elle une pure démocratie ? À l’évidence, non, si l’on admet que celle-ci devrait tendre sans cesse vers cet horizon : Tout pour le peuple, rien sans le peuple. Notre régime tient aussi de la monarchie (élective), de la république (parlementaire), de l’oligarchie, de l’aristocratie (pas seulement d’État), etc. C’est ce que Montesquieu nommait un régime mixte, notion dont la Quatrième Partie non seulement ne fait aucun usage, mais rejette sans hésiter, au nom d’une spécificité absolue du régime dit démocratique. En revanche, Tocqueville, comme Montesquieu, y dessine un idéaltype qui, pour son devancier mort en 1755, n’avait pas d’avenir historique. Mais qu’est-ce que les régimes représentatifs, dès l’Angleterre du XVIIIe siècle, ont tous démontré ? Qu’ils obéissent à une même logique, baptisée ‘’démocratique’’ en dépit de Rousseau : Un peu pour et par le peuple, le plus possible par des représentants (de la commune à l’État, des États à l’Union Européenne).

Demeure une question : l’égalisation supposée des fortunes, la substitution des « grandes actions » étatiques à celles des individus amoindris, la médiocrité générale des lumières et des énergies, la douceur des lois et mœurs, la double tendance à la liberté ou à la servitude sous l‘égide de la seule « volonté » inscrite dans la nature humaine par un Dieu épris du « bien-être de tous », tout cela suffit-il à définir la démocratie moderne – et selon quel ordre d’importance, d’articulation ?

Autre interrogation : qu’est-ce que Tocqueville entend exactement par la servitude démocratique ? L’omnipotence de l’État ? du parlement ? d’un parti ? d’un civil ? d’un militaire ? de l’opinion publique ? de la misère ? de l’ignorance ? de l’apathie généralisée ?

La péroraison tocquevillienne confirmerait donc trois précieux axiomes. 1/ Les seules bonnes prophéties sont celles qui prévoient le passé. 2/ Les seules efficaces auto-réalisent les croyances qui, de gré ou de force, conviennent aux dominants. 3/ Les idées non scientifiques peuvent être testées, mais pas effacées si elles sont socialement utiles.

Il va de soi, mais encore mieux en le disant, que ce commentaire de la IVe Partie n’a nulle vocation à porter un jugement sur le reste de l’ouvrage. Inversement, la qualité de ce qui précède ne doit pas préjuger du mérite de la conclusion.[1]

 

 

Jean Goldzink, avril 2019.

 

(Exposé prononcé le 14 octobre 2019 au lycée Saint-Louis à Paris, devant les classes de Mme Florence Chapiro)

[Jean Goldzink a été Professeur à l'ENS de St-Cloud Fontenay et chargé d'enseignement à Sciences Po (Paris). Il est l'auteur de nombreux ouvrages sur la littérature et la pensée du XVIIIe siècle]

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] On ne saurait trop conseiller la lecture de nombreux chapitres (notamment à propos du système chinois), dans T. Piketty, Capital et idéologie, Seuil, 2019, 1198 p. L’intérêt de cette magistrale synthèse est d’articuler les approches historiques, économiques, politiques, idéologiques, statistiques, dans une perspective comparative et critique à l’échelle mondiale. On peut considérer cet ouvrage comme indispensable pour toute réflexion rationnelle, donc non européo-centrée, sur la démocratie.

 

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