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12/03/2017

LA PAROLE POETIQUE : quelques balises et un choix d’incarnations

            Guy Barthèlemy – Khâgne du Lycée Champollion, Grenoble

 

[L’exposé qu’on va lire procède de mon intervention dans le cadre de la journée d’études organisée à l’Ecole de Commerce de Toulouse autour du thème au programme des CPGE commerciales, la parole. Le temps m’a manqué pour y apporter les dernières finitions : polir les articulations logiques, rédiger complètement certains brefs passages. Il est toutefois exploitable en l’état. Il est accompagné d’un second fichier dans lequel figurent les textes commentés.

Merci à Danielle Baïsse qui m’avait convié à cette journée, et à Michèle Boué pour sa relecture attentive.]  

 

LA PAROLE POETIQUE : quelques balises et un choix d’incarnations

 

                                              

Ce qu’on nomme poésie est d’une infinie diversité, celle d’accomplissements dispersés dans le temps et l’espace, et il ne sera pas question dans cet exposé de vous fournir une synthèse, mais de vous présenter quelques incarnations de la parole poétique que je mettrai d’abord en perspective en vous fournissant quelques points de repères, quelques éléments de réflexion à sauts et à gambades, sans jamais oublier que je m’adresse à des gens qui préparent des concours – traduisons : à qui il faut fournir des munitions et des citations pour une dissertation. J’examinerai ensuite, en m’attardant plus ou moins à chaque fois, quelques incarnations de cette parole poétique susceptibles de constituer pour vous autant de balises.

Commençons par écarter une difficulté : parler de la poésie et parler de la parole poétique, est-ce la même chose ? Il me semble que oui, à ceci près que parler de « parole poétique » c’est souligner la possibilité de surgissement du « dire » poétique dans des contextes qui ne relèvent pas de la poésie ;  c’est aussi insister sur le fait qu’il convient d’appréhender la poésie dans le cadre d’une typologie de  la / des paroles, et c’est de là que je vais partir. 

 

La tradition esthétique nous propose d’emblée une première opposition, entre, précisément, prose et poésie, avec une tension qui court toujours le risque de la tautologie (est poésie ce qui n’entre pas dans la définition de la prose, ou ce qui en est le contraire, et inversement), mais on peut tenter de faire mieux. La prose est à la fois de l’ordre de l’utilité (la langue comme outil de communication et d’information), de la trivialité (ce qui au sein du réel est dépourvu de dimension esthétique, sans rapport avec une transcendance, voire indéfectiblement liée à des choses qu’il est impossible de sublimer), et de la rationalité (avec ses exigences de transparence du sens et les règles de sa construction). La poésie pour sa part est de l’ordre de la beauté, en tout cas de la rupture avec la trivialité, elle vise, y compris de manière paradoxale, des formes de sublimation du réel ou de son expression,  et elle n’est tenue à aucune exigence de transparence car au contraire elle cherche une profondeur qui reste inaccessible tant que l’on conçoit le langage comme une transparence inféodée à la rationalité[1].

Voici pour dire les choses d’une manière brève, à peu près compréhensible (je l’espère !) et pour lancer l’enquête, ce qui nous conduit immédiatement à relever un certain nombre de difficultés.

D’abord dans la question de la beauté et de la sublimation. La poésie a « longtemps » (pardon pour cette facilité) été définie comme une « parole ornée » : le travail sur la matérialité phonique de la langue, sur le jeu des rythmes et des accents – bref, l’exploitation de la musicalité que l‘on peut conférer au langage par l’art (aux deux sens du terme : la maîtrise de techniques, de savoir-faire, et la démarche qui vise à produire une plus-value qu’on appelle la beauté) -, le choix de référents qui par excellence s’harmonisaient avec cette recherche, la prédilection pour l’image[2], tout cela constituait (et constitue sans doute encore dans la conscience commune) l’essentiel de la poésie qui justifiait ainsi son lien essentiel avec le lyrisme[3]. Mais nous avons tous entendu parler d’un type nommé Baudelaire qui a commis un poème intitulé « Une Charogne[4] », dans lequel il rappelle à son âme à quel point elle fut bouleversée par la confrontation inopinée avec cet objet éminemment trivial, mais aussi repoussant et riche à la fois de tout un imaginaire métaphysique et d’une puissance d’évocation sensible redoutable[5]. Donc les relations entre la poésie et la beauté sont plus complexes qu’il n’y paraît, et le poète est celui qui par son dire, sa parole (avec ce que cela implique d’épaisseur subjective, de singularité, de vision irréductible) peut tout sublimer.

J’ai dit « le poète » et pas « la parole poétique », parce qu’il convient d’insister que ce n’est pas une question de  procédés, une simple question de technique. En effet, pourquoi le distique « Emparez-vous de la balayette / et attaquez-vous à la moquette » ne relève-t-il pas de la poésie ? Parce que son référent est  une activité triviale (pas vile pour autant) que rien ne peut sublimer (elle ne comporte pas d’enjeux anthropologiques, pas de projection imaginaire, pas d’émotivité intenses – bref, elle semble ne pas offrir de prise au lyrisme), et la voie de l’épique façon littérature/ iconographie soviétique des années 30 est là également impossible : on peut hausser jusqu’à l’épique la construction des voies ferrées ou l’exploitation minière (voir le personnage de Stakhanov !), pas le nettoyage de la moquette. Ce qui au contraire s’impose en l’occurrence c’est le décalage entre une forme poétique affichée et canonique (la forme versifiée régulière : 9 syllabes et une rime suffisante) et le caractère anti-poétique du propos – cela s’appelle le burlesque ou la parodie, et le caractère poétique de la parodie est au mieux paradoxal, au pire comique, dérisoire (ce qui ne signifie pas qu’elle ne peut pas receler une certaine forme de réussite : humour, brio formel suggestif, créativité imaginaire…). Et pourtant, lorsque je dénie toute virtualité poétique au nettoyage de la moquette, ceci  n’est pas absolument vrai : un spécialiste de Hugo pourrait peut-être m’opposer un poème de son grand homme dans lequel il est question de choses éminemment triviales, et même semblerait-il impossibles à « poétiser », qui deviennent sous sa plume … de la poésie – mais si cette virtualité existe, il est certain qu’elle ne tient pas au jeu « mécanique » de la rime moquette / balayette, la rime (dont nous reparlerons, bien sûr) n’étant une condition ni nécessaire ni suffisante de la poésie. Et si je ne peux pas concevoir cette virtualité poétique, cela prouve simplement que je ne suis pas un poète, et que, à l’inverse, les poètes ont une mission, qui est de nous donner à voir le monde autrement.

 

Partir de l’opposition prose / poésie, c’est valoriser à la fois dans la parole poétique un potentiel d’approfondissement et un potentiel plus difficile à nommer quand on veut éviter des termes qui font directement / naïvement référence à la dimension esthétique (i.e. « l’enjolivement »), et que faute de mieux je nommerais la virtuosité, entendue ici comme ce à quoi on renvoie des processus qui se traduisent par une sorte d’allègement des contraintes qui caractérisent la condition humaine, ou qui semblent autoriser fugacement le franchissement des limites de celle-ci. En l’occurrence, la parole poétique peut dans certains de ses avatars se définir comme une réussite exceptionnelle de l’art de dire, s’incarner dans des énoncés qui semblent constituer en la matière un absolu. J’emprunterai mon premier exemple à Racine (Bérénice) :

Bérénice (à Titus)

 

Je n'écoute plus rien, et pour jamais adieu.
Pour jamais! Ah! Seigneur, songez-vous en vous-même
Combien ce mot cruel est affreux quand on aime?

Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous?
Que le jour recommence et que le jour finisse

Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,

Sans que de tout le jour je puisse voir Titus?

             

« Que le jour recommence et que le jour finisse / sans que jamais Titus puisse voir Bérénice » : le moule de l’alexandrin, le jeu sur la rime, la conjonction de la distance paradoxale (Bérénice devant Titus parle de Bérénice et de Titus) et de l’expression d’une intimité souffrante, la représentation d’un temps existentiel enfermé dans la répétition d’un rythme cosmique qui devient étalon de la souffrance, l’ultime rapprochement par le langage (la syntaxe) de ceux dont on dit qu’ils sont voués à la souffrance de la séparation, tout cela fait de cet énoncé comme un absolu : celui de l’expression élégiaque de la souffrance. 

Notons toutefois ici que cet absolu peut aussi  se réaliser dans la prose et s’en détacher[6] : dans La Morte amoureuse de Gautier (1836), à l’épitaphe rimée qui sur  la tombe de Clarimonde  vient exalter la beauté de l’héroïne(« Ci-gît Clarimonde / qui fut la plus belle du monde » - noter le rythme : 5/5/2  - on va retrouver les pentasyllabes chez Romuald, comme en une terrible assonance qui lie l’hommage à la beauté anéantie, et la ruine spirituelle / existentielle ) fait écho la sentence de Romuald (qui l’a aimée, et qui vient de voir sous ses yeux son cadavre se décomposer au terme d’un rituel de profanation de sépulture et d’exorcisme) commentant sa dévastation intérieure : « Une grande ruine venait de se faire au-dedans de moi » : belle séquence de 3 pentasyllabes dans laquelle la récurrence du [d] semble dire l’effondrement, le chaos, la fracture irréconciliable du moi, que littéralise le motif de la ruine pris en charge par une syntaxe étrange (usage du verbe « faire », choix du substantif « ruine » plutôt que du verbe « ruiner », pour mettre l’accent sur la substance plutôt que sur le processus). Bref, la solennisation de l’énoncé  par son rythme, sa densité et sa noirceur vient « trouer » le texte. Racine ou Gautier, même combat : comment mieux dire la souffrance de la séparation, de la disparition ou de la  destruction de l’amour et de celui qui a aimé? 

            Cette virtuosité, lorsqu’elle « migre » ailleurs que dans le poème, prend volontiers la forme d’énoncés brefs, elliptiques et suggestifs. Barthes a dit que la maxime était « une parole serrée entre deux silences », et le silence qui baigne l’énoncé fragmentaire[7] est alors nécessaire à l’expansion de la parole poétique, grâce à une remarquable dialectique du vide et de la plénitude. On pourrait citer ici d’innombrables formules pascaliennes, j’en retiens une : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie », portée par un remarquable effet rythmique : 3 / 3 / 8 (si l’on fait la liaison du [s], avec le [e] qui n’est plus muet mais devient neutre, et l’accent sur le [a]), puis l’effet couperet de la cadence mineure détachant le pronom et le verbe : « m’effraie »  (2 syllabes). La réussite formelle, harmonique, de l’énoncé – il faudrait ajouter la structuration phonologique par les sifflantes (5[s], 1 [z]), le jeu sur les [e] ouverts et fermés, la trompette des 2 [i], elle-même soulignée par la prolifération des accents rythmiques de l’adjectif trisyllabe « infini », qui vient littéralement faire écho à la même scansion du trisyllabe homologue  (« éternel ») - contribue largement à la création et à l’expression du vertige métaphysique et de son affectivisation sous le signe de la peur.

En revanche, je préfèrerais oublier le terrifiant alexandrin du code pénal : « Tout condamné à mort aura la têt’tranchée » (le malaise naît ici de la discordance entre un rudiment d’harmonie rythmique et l’horreur de la décapitation – comme un cynisme involontaire].  Et puis aussi l’alexandrin trivial expectoré par un Hugo distrait qui rimaillait sans y penser à la gare de Bruxelles : « Donnez-moi je vous prie un billet pour Paris »).

Et je jette un œil incertain sur les slogans, dont la virtuosité peut comporter une suggestion poétique en ce qu’elle sert une thématisation elle-même suggestive (« sous les pavés, la plage », « Travail, famine, pâtes-riz »), qui est hélas parfois au service d’une vision du monde discutable (« femme au volant, mort au tournant »), ou qui met son charme au service d’exigences strictement commerciales (mais tout de même, qui ne s’enorgueillirait d’avoir inventé  « Naf-Naf, le grand méchant look », qui marie le lexique du marketing, la préoccupation de la dimension esthétique du vêtement, et un imaginaire littéraire partagé pas tous ? – bref, une véritable parole poétique, mais prostituée à une marque de vêtements, à moins que son caractère humoristique ne suffise à la blanchir de cette accusation). Voir plus largement la question du jeu de mots[8].

 

            Mais la parole poétique peut aussi choisir une profondeur pleine d’opacité (peut-être pourrait-on dire que ce sont là – virtuosité + absolu d’une part, opacité de l’autre -  les deux grands versants de la parole poétique[9]), qui ne peut qu’être  un défi au commentaire :

René Char, O.C. p.729 : « L’observation et les commentaires d’un poème peuvent être profonds, singuliers, brillants ou vraisemblables, ils ne peuvent éviter de réduire à une signification et à un projet un phénomène qui n’a d’autre raison que d’être ». Affirmation qui permet d’interpréter la formule de Rimbaud – « J’ai seul la clé de cette parade sauvage » -  comme une manière d’esquiver ce réductionnisme du commentaire.

Voir Maulpoix parlant de Char (Maulpoix, foliothèque Fureur et mystère, p. 132-135) : « la poésie n’est pas la pensée » : « Chez Char, la poésie constitue en soi un mode d’interrogation paradoxal [en lequel]  le questionnement même [vaut pour une] réponse. En définissant le poète comme un « grand Commenceur », Char confère à la poésie une valeur de parole inaugurale qui la rapproche et la distingue de la pensée. Multipliant les « débuts de vérité », la parole du poète ne se détache pas du point auroral où elle prend naissance, non plus qu’elle ne se détourne de l’horizon qui demeure son souci. [Mais] si elle livre quelque accès à l’être, ce ne sera que par entrouvertures.

A la différence de la philosophie, la poésie se fixe pour objet de connaître globalement la condition humaine[10], jusque dans ses démangeaisons métaphysiques les plus inguérissables ».

 

Yves Bonnefoy lui aussi se méfiait du concept qui, pensait-il, nous écarte de l’essentiel : voulant à tout prix identifier nos expériences, il les limite, et nous prive, de surcroît, de la présence du monde. « La tâche du poète est de montrer un arbre, avant que notre intellect nous dise que c’est arbre », écrivait-il. Il voyait la poésie comme « la préservation de ce sentiment de présence de tout à tout », qui en faisait « le bonheur, et aussi l’angoisse »[11].

 

            C’est dans le cadre que constitue ce « 2nd versant »  de la poésie qu’il faut appréhender le lien entre certains épisodes de renouvellement de la poésie et la survenue de grandes fractures anthropologiques, dont nous analyserons quelques exemples.

 

Nous abordons maintenant le deuxième temps de cet exposé, c’est-à-dire le commentaire plus ou moins étendu de quelques textes qui feront office de « balises ».  

 

 

                                  

                                   *******

 

                                   NERVAL, « El Desdichado »

 

 

            Toute l’œuvre de Nerval peut être lue comme une enquête sur la notion d’identité et sur le moi. Si cette enquête occupe le premier plan de l’œuvre, c’est en fonction d’un ensemble de facteurs que l’on peut rapidement exposer :

                        - tout d’abord une donnée anthropologique : le romantisme introduit une nouvelle conception du sujet et de son intériorité, dont la profondeur s’accroît considérablement et est valorisée. Dès lors, la quête de l’authenticité individuelle fait l’objet d’une prescription qui conduit le sujet à sonder cette intériorité, cette profondeur, à valoriser la rêverie, les libres associations de la mémoire, à se préoccuper du retentissement en lui des suggestions de l’œuvre d’art ou du paysage. 

                        - Une donnée individuelle : l’individu Nerval connaît, à partir des années 1840 (il est né en 1808) une série de crises psychopathologiques qui renforcent l’urgence de cette enquête et l’assortissent d’une grande angoisse.

            Ce poème,  célèbre à juste titre, offre une véritable mise en scène des interrogations de Nerval sur la question du Moi et de l’identité, et nous allons voir avec quel brio exceptionnel il exploite les virtualités de la parole poétique (lui qui prend la parole et qui dit « je » pour affirmer la caractère problématique de ce je et de ce moi) et les ressources que lui offre une forme poétique particulière, qui vaut pour la densité qu’elle est susceptible de conférer à cette parole, le sonnet. 

 Les vers 1, 2 et 9 proposent une série  de 8 identifications, auxquelles s’ajoute celle qu’impose le titre. Avant même d’entrer dans le détail de ces identifications qui portent les unes sur des situations psychologiques et existentielles (vers 1), les autres sur des personnages mythologiques (vers 9) ou historiques (vers 2 et 9), on comprend que cette prolifération interdit en fait au locuteur de se fixer sur aucune d’entre elles. Or, le mécanisme de l’identification est rassurant et confortable, comme permet de le comprendre la psychologie la plus banale, la plus triviale, lorsqu’il permet de définir une limite, de borner l’universelle rêverie autour de la forme que l’individu souhaite donner à son être et à son existence. A l’inverse, la prolifération des identifications exprime, thématise, une hantise de l’explosion d’un moi écartelé entre différents archétypes culturels ou existentiels, et l’on imagine aisément la charge d’angoisse inhérente à cette situation.

            Il importe de relever la manière dont Nerval met à contribution la ponctuation pour souligner ce caractère « centrifuge » des identifications proposées : dans le vers 1, les deux tirets, qui viennent s’ajouter aux deux virgules (usage qui n’est pas rare au XIXe) insistent sur le caractère discontinu des trois types psychologiques, en même temps qu’ils accentuent le martèlement dramatique du vers et le jeu sur la cadence  [4 / 2 / 4] destiné à valoriser l’identification au « veuf », c’est-à-dire au deuil, à quelque chose qui est de l’ordre de la perte (i.e. de la mélancolie, terme-clé du romantisme et de l’œuvre de Nerval). Le « moi » du locuteur semble ainsi s’organiser autour d’un vide, d’un trou, processus dont les deux autres termes exaltent la charge de souffrance (le second dit d’ailleurs lui aussi le manque, avec le préfixe privatif  « in »). Le personnage mentionné dans le second vers, ou plus précisément sa caractérisation périphrastique, souligne là encore  quelque chose qui est de l’ordre de la perte, de l’épuisement existentiel, avec cette image de la « tour abolie », qui dit clairement la « panne », une panne qui, dans la mesure où elle est figurée dans une image relevant de la mythologie historique (ce personnage indéfini du « prince d’Aquitaine »[12]) est donc peut-être aussi la panne d’une Histoire qui n’offre plus désormais d’identifications gratifiantes. L’adjectif, « abolie »[13], qui signifie étymologiquement « détruire, anéantir » mais aussi « faire perdre le souvenir de », est un terme particulièrement apte à restituer le désarroi du sujet nervalien, qui « égare » aisément son identité, et, de ce fait, se laisse fasciner par le ballet des identifications pour compenser cet oubli, lequel en est au contraire augmenté, comme l’atteste la succession des neuf identifications proposées. La  profondeur historique et mythologique (vers 2 et 9) de celles-ci, au lieu de conforter le moi en l’assimilant à des figures (approximativement) archétypiques, renforce l’angoisse en l’irréalisant et en le menaçant d’ « aboli[tion] ». Cette irréalisation apparaît d’ailleurs dès le titre : « El Desdichado » (que Nerval et ses contemporains traduisaient, fautivement,  par « le déshérité » - il signifie simplement « malheureux »), c’est le nom d’un personnage d’un roman de W. Scott, Ivanhoé (1819) qui se déroule au Moyen-Age, et ce titre pose d’emblée la question du recours à la littérature et à la poésie (nous y reviendrons) dans l’enquête sur le moi.

            Ce n’est au demeurant pas le seul intérêt de ce titre, qui lui aussi met l’accent sur une perte, dénotée là encore par le préfixe privatif (des-dichado / dés-hérité). Le manque à être du sujet est ainsi immédiatement « affiché » ; il sera ensuite thématisé non seulement par les identifications proposées dans le premier quatrain, mais par l’évocation au deuxième quatrain de quatre objets perdus  dont le sujet espère la restitution. Le premier (le « doublet » formé par le Pausilippe et la mer d’Italie) représente métonymiquement le paysage de la baie  de Naples, ville qui chez Nerval (voir Octavie dans les Filles du Feu et Corilla dans les Petits Châteaux de Bohême) est riche d’un imaginaire existentiel et amoureux très ambigu ; la symbolique solaire associée à cette  ville marque ici une tentative de conjuration de l’isotopie mortifère (« Soleil noir » et « nuit du tombeau ») instaurée plus haut. Le « je » réclame cette restitution à un « Toi » indéfini, figure probablement féminine de la « consol[ation] », riche de l’arrière-plan religieux allusivement mobilisé par ce terme, mais dont l’indéfinition fait écho à celle (éminemment problématique et douloureuse) du sujet. Les autres objets (la « fleur », la « rose » et le « pampre ») constituent une isotopie du végétal : la « fleur » est comme un substitut de la consolatrice, puisqu’elle « plaisait [au] cœur désolé » du locuteur ; cette assimilation est confortée par le jeu de la rime antonymique (consolé / désolé) et confère à la « fleur » une valeur talismanique en accord avec la tonalité générale du poème, dans lequel êtres, objets et scénarios tirent leur puissance évocatrice de leur indéfinition, et semblent choisis en raison d’une teneur conjuratoire qui reste indéfinie. La treille vaut par l’« alli[an]ce » du pampre et de la rose, autant dire la conjonction du masculin et du féminin, dont on connaît la difficulté chez Nerval. Par ailleurs, tout comme le Pausilippe et la mer d’Italie reconstituaient une Naples rêvée, le pampre et la rose évoquent une nature esthétisée, épurée, qui se prête à un fort investissement symbolique : avec cette alliance végétale,  le locuteur tente de conjurer sa hantise de la séparation, du clivage externe et interne.

             Comme le dit J. Bony dans son édition des Filles du Feu (GF 1994, p. 397) ces quatre objets talismaniques (Pausilippe et mer d’Italie, fleur, pampre et rose) dont le locuteur espère (et implore) la restitution forment une série dont il faut rapprocher celle des quatre identités proposées dans le premier quatrain, celle des quatre identités interrogées dans le premier tercet et celle des quatre personnages féminins mentionnés dans les cinq derniers vers.  Comment interpréter ces 4 séries de 4 ? Nerval exploite la brièveté et la clôture du sonnet pour organiser un jeu de tension entre ces séries, qui vient redoubler la tension qui à l’intérieur de chacune des séries définit les rapports entre ses éléments. Cette démultiplication des tensions entre des pôles d’identification, des figures du manque ou de la plénitude, thématise un univers (subjectif, poétique existentiel, culturel) habitué par une surintensité mélancolique et paradoxale (dans le sens où la mélancolie est souvent identifiée à une forme d’asthénie, de paralysie – voir infra), et cette généralisation de la tension est très probablement en elle-même, presqu’indépendamment de ses contenus, un  rempart contre la porosité du moi et la prolifération des identifications et des figures archétypales : elle neutralise (un peu) grâce à la clôture du sonnet, le caractère proliférant de ces identifications  et de ces figures qui pourtant la constituent[14]

            Dans le vers 9, les quatre identifications proposées sont laissées en suspens, comme l’indiquent les deux points d’interrogation : du « je suis » du vers 1, qui ouvrait sur trois identifications successives (mais aussi bien : substitutives, ou combinées) à des situations psychologiques et existentielles caractérisées par la souffrance, on passe ici à deux « paires », l’une consacrée à des personnages mythologiques, l’autre à des personnages historiques, avec en fait un processus de contamination de l’une à l’autre : en effet, si Amour et Phébus (Eros et Apollon) sont deux divinités grecques, « Phébus » est aussi le nom d’un personnage historique (Gaston Phébus) auquel Nerval s’est parfois identifié, tandis que dans la paire des personnages historiques, Lusignan est tiré du côté de la légende, puisque la fée Mélusine fait partie de sa généalogie. Pourquoi ce brouillage ? Pour instaurer une équivalence entre histoire et mythologie, c’est-à-dire pour suggérer une équivalence entre deux « répertoires » qui offrent au sujet diverses identifications dont peu importe qu’elles soient cautionnées ou non par la réalité puisque leur intérêt est qu’elles se prêtent à une opération de captation subjective. Mais précisément, c’est l’ambivalence extrême de cette opération que travaille le poème, en montrant qu’elle est sans fin, indéfinie, et qu’au lieu d’autoriser le réancrage du sujet dans le réel en apportant à son moi une indispensable consistance,  elle mine de l’intérieur cette tentative en irréalisant doublement le sujet : par la teneur des références, et par leur chevauchement[15].

             

            A partir du vers 10, le « je », va évoquer trois scénarios caractérisés par une forme d’indéfinition et un caractère composite. L’ensemble recèle une profondeur suggestive qui est celle d’une poésie tentée par l’hermétisme. Un hermétisme simulé : il est vain de chercher derrière les référents convoqués (reine, syrène, etc.) des entités  symboliques, cryptées ; même lorsqu’un tel déchiffrement est possible, il n’épuise nullement le sens de ces figures et des micro-scénarios dans lesquels elles interviennent ; au contraire, ce qui fait l’intérêt des uns et des autres, c’est qu’en l’absence de direction d’interprétation claire, voire d’un quelconque « guidage » herméneutique, ils acquièrent une épaisseur considérable, celle de la rêverie d’un locuteur qui thématise ainsi des situations dans lesquelles, passif (gratifié d’un baiser donné par la reine) ou actif (traversant – nageant donc à son tour ? – l’Achéron ou « modulant » « les soupirs de la Sainte et les cris de la fée »),  il occupe une place ou trouve un statut valorisant, alors que le « faire » - catégorie éminemment problématique chez Nerval – se débloque (au point, donc, qu’il traverse deux fois l’Achéron[16] !). L’accès à des identifications valorisantes et le déblocage du « faire » sont parfaitement simultanés : le « je » accède au « faire » en même temps que le moi réussit à investir des figures positives, dont le caractère énigmatique permet paradoxalement de dépasser l’aporie de l’inconsistance du moi du locuteur.   

            L’angoisse (voir supra) est combattue, neutralisée peut-être, par tout ce qui prête ici à la rêverie, au jeu des projections subjectives. La rançon de l’indéfinition suggestive et poétique des scénarios évoqués est, on l’a dit, une large part d’opacité ou plutôt d’incertitude qui constitue un retournement extrêmement brillant de la logique repérée dans les deux quatrains : c’est dans l’ouverture et l’indéfinition du sens que loge la possibilité pour le poète de se rêver dans des situations qui au lieu de lui imposer une captation mécanique lui offrent seulement un cadre narratif et poétique qui comporte une part de « jeu » (à tous les sens du terme) décisive : en effet, quand on passe par exemple de « Phebus » à « la sainte » (ou à « la fée »), on passe d’un personnage mythologique certes archétypique mais enfermé dans une « biographie », des attributs, une fonction, etc., à un personnage générique, donc indéfini, disponible pour un investissement symbolique à la fois plus spécifique (propre au contexte veux-je dire) et  plus suggestif, avec lequel il s’identifie[17] pour accéder, grâce à la lyre du poète (attribut judicieusement emprunté à Orphée, dans le cadre d’une autre identification, certes fonctionnelle mais absolument essentielle) à un lyrisme qui sublime la douleur en poésie.

            Remarquons que cette opération permet au passage d’opérer quatre synthèses, ou quatre fusions qui sont aussi trois dépassements.  Le « je » trouve simultanément une identification féminine (la sainte et / ou la fée) et masculine (Orphée)[18] ; il dépasse le clivage chrétien (la sainte) / païen (la fée) ; il dépasse l’opposition entre le « je » et l’Autre, ce qu’il n’était pas parvenu à faire par le simple jeu de la postulation d’identité analysée plus haut[19] ; il combine la variante élégiaque (la « plainte » ) et la variante convulsive (les « cris ») du lyrisme : c’est donc par la poésie, conçue non plus comme répertoire de types conventionnels mais comme pratique lyrique singulière (désignée métonymiquement par les « soupirs »  et les « cris ») que le « je » peut enfin se « reconnaître » - ou autrement dit :   c’est en définitive cet accès à la parole poétique (d’ailleurs curieusement présentée comme la combinaison de la musique, du soupir et du cri), celle qu’il évoque d’une part  (dans les vers 13 et 14) et celle qu’il accomplit (dans et par le poème lui-même) qui lui donne la pleine existence.

            Entrons maintenant un peu dans le détail des scénarios mentionnés ci-dessus. Le vers 10 vient illuminer tout le poème avec cette couleur rouge, dont la suggestion érotique est manifeste et qui vient conjurer le « soleil noir » du vers 4, tandis que le  scénario reconstitue pour la première fois un présent qui n’est pas sous le signe du deuil ou du manque : le baiser offert par « la reine » est doublement gratifiant, parce qu’il convoque, face au « je », un personnage prestigieux, et parce qu’il s’agit d’un gage érotique dont on ne saurait surestimer le prix chez Nerval, comme le suggère cette « rouge[ur] » pérenne (cela aussi est important) qu’il faut lire comme une soudaine intensification de l’existence.

Le vers 11 lui donne, avec le deuxième scénario, un prolongement ambigu ; d’abord parce que le point virgule qui clôt le vers 10 est lui-même ambigu, incertain : suggère-t-il un lien entre les deux scénarios, ou au contraire une coupure ? Ensuite parce qu’il (je parle du vers 11)  prolonge la tonalité gravement euphorique du vers 10 mais en l’inscrivant dans une autre action elle-même « décrochée » de tout contexte, de toute continuité, ce qui, ici encore, maximalise la charge onirique et poétique de l’évocation, en accord avec la présence du  personnage légendaire de la « syrène » (la graphie archaïsante connote la distance onirique, poétique, et le prestige de la créature concernée).  Ce qui est frappant dans ce vers, c’est sa construction parfaitement binaire, qui instaure une symétrie en forme d’analogie[20] : je + rêvé  =  syrène + nagé. Que peut-on tirer de cette analogie formelle et fonctionnelle ? Il me semble que le parfait équilibre de la forme, l’harmonie rythmique, valent notamment en ce qu’ils connotent la poéticité, et solennisent une scène dont le cadre est lui aussi très chargé sur le plan de l’imaginaire. Cette grotte constitue comme l’écrin rêvé d’un moment dominé par le mystère, celui, précisément, de l’ « équivalence », de l’analogie repérée ci-dessus, qu’il faut peut-être lire comme une proposition du type : « un poète est un homme qui rêve comme nage une syrène, et qui rêve que nage une syrène – ou qui va dans une grotte ou nage « la » syrène pour s’assimiler la charge poético-magique associée à cette créature et à cette nage ». La grotte mobilise  à la fois un imaginaire aquatique (euphorie et apesanteur de la nage) et chtonien (valeur protectrice et régénératrice de la descente dans la terre),  instaure une intimité heureuse et discrètement - ? – érotisée. Cette belle rêverie, riche de suggestions spatiales et plastiques, sanctionne la reterritorialisation du « je » dans la poésie après qu’il a échoué à conquérir des identités entre lesquelles il flottait et auxquelles il renonce  donc pour réaffirmer son identité de poète, vérité essentielle de son être (A Dumas, dans la clausule de la préface des Filles du Feu, à propos des Chimères : « La dernière folie qui me restera probablement, ce sera de me croire poète »). 

            Le « faire » est, on l’a dit,  dès lors libéré, comme le montre le dernier tercet (3e scénario), qui évoque le triomphe sur la mort, avec le double franchissement en vainqueur de l’Achéron[21] (c’est mieux que le Christ, ressuscité une seule fois …), et le « je » peut dès lors se mesurer, en lui empruntant son instrument, à celui qui incarne la poésie, ou plutôt  le poète dans sa capacité à émouvoir la nature elle-même : Orphée[22].

           

            Conclusion

 

            L’art du sonnet nervalien (c’est une remarque banale) vaut par son exceptionnelle  densité : dans ces quatorze vers, Nerval organise un parcours jalonné de figures d’identification proliférantes dont le traitement dramatise d’abord les impasses d’un moi qui se décompose à force de porosité, avant un retournement qui va permettre au « je » du poète de s’affirmer comme tel, et à son moi de trouver sa consistance dans le lyrisme. Le deuxième temps du poème thématise le recours à la poésie et la sublimation du moi accomplie grâce à l’exercice de la capacité poétique du « je ». La démarche, on l’a vu, ne va pas sans une certaine ambiguïté, mais c’est celle que l’on retrouve constamment dans l’œuvre de Nerval, qui se caractérise par une intense réflexivité. L’ensemble offre une incarnation exceptionnelle des pouvoirs de la parole poétique.  

           

                                                ***                            

 

Verlaine,  Romances sans paroles, « Ariettes oubliées, 1 »

            1) Quelques opérations verbales spécifiques et essentielles, emblématiques de la parole verlainienne dans Romances sans paroles et dans ce poème

Verlaine recherche dans les poèmes de ce recueil une oralité à la lisière du silence et du chuchotement, une raréfaction et comme une abréviation de la parole. C’est ainsi qu’il faut comprendre les « petites voix » du vers 5 : elles désignent une brièveté entendue comme densité (qui est moins une question de volume que de rythme : cf. l’importance des mètres courts, le choix de la parataxe, et globalement un discours aux antipodes de l’amplification.

Dès le 1er vers, l’ « extase » enclenche une configuration sensuelle et érotique, une suite diffuse d’états intérieurs qui s’échelonnent du ravissement à la caresse, mêlant ainsi intensité et ténuité. Le lexique de la  ténuité est assez facile à repérer : d’abord avec des termes simples (« murmure » (v.7), « susurre » (v.8)), puis avec le réseau d’une série de nuances : « cri doux », « roulis sourd », « plainte dormante », et enfin « tout bas » (qui synthétise « l’axiologie du mode mineur » propre à Verlaine).

De leur côté, « Cela » / « C’est » fonctionnent comme  des déictiques qui se contentent d’indiquer l’existence des éléments qu’ils introduisent. Ils sont  des instruments privilégiés du « je-ne-sais-quoi », les opérateurs même du « vague » que la parole tente d’explorer.

Le syntagme « tout bas » pour sa part synthétise une atmosphère languissante et crépusculaire, qui concentre la poétique de la sourdine. Cf. Verlaine commentant en 1893 un livre de Francis Poitevin intitulé Tout bas, dans lequel il perçoit une plénitude « de rêves et comme de nuages, de murmures parfois indécis, de chuchotements, de notes éoliennes, dirait-on ».

 

 

2) Essai de commentaire d’ensemble du poème

« Ariettes oubliées » : une séquence qui relaie, dans l’ordre vocal et musical, le titre même du recueil. Cette 1ère pièce elle-même, dans la publication originale (en revue) portait le titre « Romance sans paroles ». « Ariette » = lexique musical : diminutif de « air ». Cohérence de la caractérisation : les ariettes (forme musicale obsolète) sont « oubliées », tout comme les romances sont « sans paroles ». Tension entre chant et parole, le « petit air » représente l’utopie du « dire » verlainien et s’insère dans une perspective de réinvention non seulement d’une écriture mais d’une lecture comme travail d’écoute. Celle-ci doit s’accorder à la ténuité du processus de thématisation tel qu’il est mis en œuvre dans les poèmes de cette section du recueil, où il est laminé par des procédures de caractérisation qui visent davantage à créer un climat – encore une métaphore musicale ! – qu’à construire un référent, une cohérence thématique, des rapports clairs entre un / des thème(s) et un / des prédicat(s). Par exemple  : l’anaphore, dans les 2 1ères strophes, du présentatif « c’est » et du démonstratif « cela » - il s’agit au total de 6 énoncés – construit une dominante : celle d’un discours dans lequel le lien essentiel, sur le plan cognitif, sémantique et grammatical, entre un substantif et une proposition caractérisante apposée (type : « la démocratie, c’est le débat »), entre un référent et le démonstratif qui le reprend pour le caractériser, est défait. Ainsi, à chaque fois, ces 6 énoncés prennent la valeur de caractérisants fonctionnant selon la procédure dite de l’ « anaphorique vague » : c’est donc une entité, ou plutôt un phénomène, indéfini qui est ainsi dépeint – procédure donc éminemment paradoxale (comment peut-on qualifier / caractériser ce qu’on n’a pas nommé ?). Cette posture (car c’en est une : voir infra), qui devrait apparaître comme une déficience (de la capacité à nommer / définir), paradoxalement, fait la force du poème, et illustre le paradoxe fondateur de la « romance  sans parole » : la modeste expansion d’une parole brève autour d’un vide dans lequel la conscience du lecteur va s’absorber, équivalent (mutatis mutandis) du vide qui autour de la maxime est nécessaire à l’expansion de son sens. Autre paradoxe : c’est l’espèce d’impuissance ou de tabou pesant sur la désignation / nomination qui fonde une autre expansion, celle d’une poésie « phénoménologique », i.e. qui se consacre à l’exploration de notations perceptives ténues, qui ne peuvent faire l’objet d’une élaboration discursive  autrement que par la construction d’un « climat », avec ce que cela implique ici de discontinuité et de ténuité. Dans le même temps doit se réinventer une expressivité poétique, qui tient aussi bien au renouvellement d’une culture sensible orientée elle aussi vers la ténuité, presque l’infra-perceptible (thématisés / synthétisés par le « chœur des petites voix », vers 5), mais aussi vers l’antithèse, la paradoxe, l’oxymore (le « cri doux », vers 8), qui ne dédaigne pas la facilité des points de suspension (lesquels suggèrent un implicite, un discours inachevé, un pouvoir … de suggestion attaché à l’énoncé – vers 10), et qui semblent se rapatrier en définitive (dernière strophe) vers un champ poétique bien constitué, celui de la « romance », avec ses motifs sentimentaux. Mais dire cela serait ne pas voir que ce poème fait miraculeusement converger la spiritualité, l’affectivité, la « poéticité » du monde sensible (ici dans sa perception phénoménologique) et le chant : c’est ce qui se produit dans la dernière strophe, dans laquelle il faut évidemment valoriser le dernier énoncé caractérisant, celui sur lequel se clôt (c’est une sorte de métonymie de tout le poème, en tout cas de son climat et de qui est harmonie avec celui-ci) : « tout bas ».

Il faudrait évidemment conforter cette analyse par une analyse des rythmes et de la composition phonologiques du poème, toujours essentiels chez Verlaine.

            L’intérêt de ce poème, dans la perspective qui est ici la nôtre, est de montrer que la poésie peut être le lieu exclusif d’un passage à la limite : il consiste  dans la recherche paradoxale d’une parole ténue, raréfiée, qui en cela même, parce qu’elle instaure  (et est étayée par) un rapport phénoménologique inédit, fondé sur le « vague », l’indéfini et l’infra-perceptible, permet un nouveau lyrisme, une nouvelle expressivité.

            On notera aussi (quand même !) à quel point les années 1870 (première publication de ce poème : 1872) sont marquées par des renouvellements poétiques aussi spectaculaires qu’hétérogènes : les poèmes des Illuminations de Rimbaud sont composés entre 1872 et 1875, les  « lettres du Voyant » datent de 1871…

 

                                               ***

 

RIMBAUD

 

Un commentaire détaillé des deux Lettres du Voyant demanderait un temps considérable. Restons-en à l’essentiel : 1) Rimbaud assigne à la parole poétique une fonction palingénésique et révolutionnaire : y accéder conduira à modifier toutes les coordonnées de l’existence et de la condition des hommes (et même des animaux !). La dimension sociale et politique est notée (plus ou moins clairement certes) par la référence à la question de l’action (dimension praxéologique de la poésie) et par l’insistance sur la rénovation du rôle de la femme (c’et d’ailleurs le 2e aspect capital de cette révolution anthropologique que l’attente d’une parole poétique émanant d’une « essence » féminine, et donc de la production d’un « inconnu » au carré – puisque le poète doit ramener, selon le précepte déjà baudelairien, de l’inconnu).

            2) Le poète devient à la fois un être sacrificiel et christique (ce qui ne va pas sans ironie de la part de Rimbaud), l’acteur d’une révolution, et le héros d’une quête inouïe (enfin pas tant que ça : on retrouve là des choses déjà élaborées / théorisées par le romantisme).

Reste à voir si la poésie de Rimbaud est à la hauteur de ce programme, mais c’est une vaste question.

 

BRETON

2nd Manifeste du surréalisme de Breton en 1929 :

Tout porte à croire qu'il existe un certain point de l'esprit d'où la vie et la mort, le réel et l'imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l'incommunicable, le haut et le bas cessent d'être perçus contradictoirement.

 

Le surréalisme comme entreprise poétique repose 1) sur une anthropologie chamboulée par le freudisme, ce qui le conduit à attendre une forme de rénovation poétique par l’inconscient ou en tout cas la levée de la censure de la conscience, opération censée libérer une authentique parole poétique. La formule a sans doute rarement eu un sens aussi plein : c’est une autre langue, un autre « codage » -et une autre expression- de l’être, de l’intériorité, qui devrait se faire jour. On sait ce qu’ont été les échecs de la pratique : l’inconscient, en tout cas celui qui se manifeste dans l’écriture automatique, n’est pas cette chose inouïe, intacte, colossale, que tout un chacun porterait en lui, mais un réceptacle de contenus de valeurs très inégales et qui ne sont pas nécessairement soustraits à la trivialité, la médiocrité – c’est un peu comme le rêve : tous les individus ne font pas des rêves prodigieux, poétiques, métaphysiques, etc.

            2) sur une théorie de l’image qui s’appuie sur des considérations rhétorique banales (l’image est rendue possible par une intersection entre le comparant et le comparé ; l’intérêt de la métaphore est qu’elle n’exprime pas la comparaison et provoque une éphémère hallucination, et les surréalistes ont prétendu étirer le plus possible la chaîne entre le comparant et le comparé pour créer de l’inédit et renouveler la vision du réel, ou plutôt donner accès à un autre « mode d’être du réel » - malheureusement leur poésie s’est parfois dégradée en procédés décevants : dans l’image du « revolver à cheveux blancs » (titre d’un poème et d’un recueil de Breton), il y a moins une hallucination révélatrice qu’un truc qu’on peut aisément mécaniser et qui consiste à mélanger deux isotopies : il n’existe pas d’intersection entre le revolver et le cheveu, donc l’image est sans fondement et perd son pouvoir de suggestion, à moins qu’elle ne cultive un fantastique au petit pied, aisément reproductible : la trottinette aux yeux chassieux,  le verre à poil graisseux, le gigot à barbe blanche, etc.

            3) Une métaphysique ou plutôt une mystique : la recherche d’un point caché (ou aussi bien d’un code, d’un chiffre) à partir duquel l’univers se révélerait autrement, et en particulier serait débarrassé de la logique de contradiction qui est au fondement de la raison / rationalité tel que la philosophie occidentale l’a codifiée.

Ici bien plus que chez Rimbaud, il faudrait confronter cette théorie on ne peut plus ambitieuse à la réalité des textes… 

 

 

 

ARISITIDE BRUANT, « Rose blanche » (chanson également connue sous le titre « Rue Saint-Vincent »)

La chanson est un art mineur, mais qui vaut par exemple par sa capacité à raconter une vie en quelques couplets grâce à des processus d’extrême stylisation : le choix d’items qui ont en même temps vocation à isoler et à articuler des traits pertinents, et à offrir une prise à l’imaginaire, une plus-value esthétique. Dans sa tonalité mélancolique ou dramatique, cette capacité a donné lieu à la tradition populaire de la complainte. Ajoutons pour en finir avec cette très brève présentation que cet art mineur a pendant longtemps, notamment lorsque la scolarisation de masse n’existait pas ou était destinée à rester sommaire, un élément essentiel de la formation de la conscience esthétique des classes populaires, mais aussi un vecteur de normes morales et affectives.

Au tournant du XIXe et du XXe siècle, A. Bruant exploite habilement, et parfois avec un grand talent, un pittoresque social indissociable de l’espace parisien (qu’il cartographie de manière un peu systématique, voire mécanique), de sa population et d’une sociologie qui fait la part belle aux marginaux (proxénètes, prostituées, délinquants de tout poil, mauvais garçons qu’on envoie aux « bat d’Af », etc.). La chanson que je vais commenter est au-delà de ce pittoresque facile par sa noirceur, par la manière dont elle brasse des archétypes, et notamment celui de l’innocence dévastée[23].

 

Le thème de l’innocence est donné immédiatement : « A’l’avait un p’tit air innocent ». Thème redoublé par l’allusion à l’innocence sexuelle (mais qui signifie aussi le danger virtuel du prédateur) : « Elle sentait bon la fleur nouvelle », et par l’onomastique : « Elle s’appelait rose » (cf. l’un des deux titres de la chanson : « Rose blanche »). Ce thème de l’innocence menacée est renforcé par l’absence de parents : parents morts + « Al’vivait chez sa vieille aïeule / où c’qu’ells’élevait comm’ça tout’seule ». è programmation de la rencontre avec Jules et son dénouement. Programmation à laquelle il faut ajouter un  présage, celui de la « …[lune] blanche et fatidique » : « fatidique » introduit un destin, et la réalisation de celui-ci se traduira par le fait que  Rose dans son cercueil  est « toute blanche », mention qui confère rétrospectivement une valeur terriblement ironique à son prénom : c’était une Rose blanche, vouée à la mort.

Seule oraison funèbre : les croquemorts qui avec leur regard décapant insistent sur le caractère fatidique de la rencontre sexuelle : « …la pov’gosse était crevée [ou : « claquée » - on trouve les deux versions] l’soir de sa noce », i.e. le soir où Jules, comprend-on,  l’a déflorée. Noter le jeu de mot très noir « troua l’ventre » / « crevée ». Rose a-t-elle été déflorée, ou bien l’humour noir des croquemorts identifie-t-il le coup de couteau qui troue le ventre au sexe masculin qui perfore l’hymen ? Les propos des croquemorts constituent donc  une oraison funèbre très noire, qui est heureusement suivie d’une autre: la reprise d’un des  premiers distiques de la chanson et du refrain : « Elle s’app’lait Rose, elle était belle / elle sentait bon la fleur nouvelle, rue St-Vincent ». Bel effet de bouclage, qui souligne l’achèvement de la chanson, et qui joue sur deux valeurs de l’imparfait : dans la 1ère occurrence de l’énoncé, il a une valeur descriptive d’imparfait-cadre : c’est la caractérisation inaugurale du personnage, conventionnelle au début d’un récit ; la 2e occurrence est très différente : l’imparfait a valeur d’oraison funèbre, d’ultime célébration, et l’imparfait prend une valeur mortuaire : un destin s’est accompli, qu’on remet sous le signe de la destruction des valeurs de beauté, de sensualité et d’innocence.

Noter le court-circuit qui se joue autour du personnage du séducteur : « Jules qu’était si caressant » / « d’un coup du surin lui troua l’ventre » / « q’la pauv’gosse était crevée l’soir de sa no-oce » ; la chanson semble d’abord programmer un destin sentimental à la hauteur de l’innocence et de la beauté de l’héroïne, mais celle-ci s’est en fait trompée d’histoire (cf. le « mais » disjoncteur : « Mais le [p’tit] Jules était d’la tierce qui soutient la gerce » - c’est un proxénète) », puis la conséquence : « AUSSI l’adolescent voyant qu’ell’marchait pas au pantre… »), et la caresse devient coup mortel qui prolonge p.ê. une défloration qui de ce fait ne peut plus être réalisation de l’amour mais souillure / préparation d’un destin de prostituée  que le protagoniste veut infliger à l’héroïne. Jules est la figure symétrique de celle de Rose : jeune (« l’adolescent ») comme elle, corrompu (souteneur) et assassin comme elle est, à tous égards, innocente, lui bourreau, elle victime.

Le pittoresque renforce la tonalité dramatique de l’histoire en exploitant la familiarité supposée du lecteur avec un cadre bien défini, sur un territoire exigu (au Nord du XVIIIe arrondissement) : butte Montmartre, basilique, rue des Saules / rue St-Vincent, vieux cimetière (qui de lieu poétique deviendra lieu de sépulture, court-circuit qui se situe dans l’exact prolongement du court-circuit entre la caresse et le coup mortel). Cette inscription dans un cadre pittoresque très défini n’entrave nullement la constitution de Rose en héroïne archétypique, et l’exceptionnelle réussite de la chanson transforme le fait divers (avec son mélange d’horreur superlative et de banalité née d’un terreau social / sociétal connu du lecteur / de l’auditeur) en récit poétique non pas édifiant mais bouleversant et mémorable.

 

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CONCLUSION

 

Si l’on part du principe que notre misérable existence est rongée (sur le plan existentiel et métaphysique par l’inconsistance, une inconsistance à laquelle nous contribuons largement par tant de vaines paroles (dégradation des interactions langagières en lieux communs, dégradation de la parole politique en « éléments de langage »), nul doute que la parole poétique, avec sa consistance si particulière (orientée vers la beauté, riche de son potentiel heuristique) ne nous soit un viatique, un préservatif on ne peut plus précieux. Encore faut-il qu’elle se garde elle-même de la réduction à l’inconsistance qui la guette toujours sous la forme de la stéréotypie, de la mécanisation, voire de la vassalisation (lorsqu’elle devient poésie officielle ou de circonstance).

 

 

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            TEXTES ETUDIES

 

Guy Barthèlemy        

 

LA PAROLE POETIQUE – TEXTES

 

Texte 1,  Baudelaire, « Une charogne » (Les Fleurs du Mal, 1857)

Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d'été si doux :
Au détour d'un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l'air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d'exhalaisons.

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu'ensemble elle avait joint ;

Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s'épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l'herbe
Vous crûtes vous évanouir.

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D'où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.

Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s'élançait en pétillant ;
On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague,
Vivait en se multipliant.

Et ce monde rendait une étrange musique,
Comme l'eau courante et le vent,
Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.

Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve,
Une ébauche lente à venir,
Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève
Seulement par le souvenir.

Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d'un oeil fâché,
Epiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu'elle avait lâché.

- Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
A cette horrible infection,
Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !

Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j'ai gardé la forme et l'essence divine
De mes amours décomposés !

 

 

Texte 2,  El Desdichado, Nerval (Les Chimères, 1854)

Je suis le Ténébreux, - le Veuf, - l'Inconsolé,
Le Prince d'Aquitaine à la Tour abolie :
Ma seule Étoile est morte, - et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.

Dans la nuit du Tombeau, Toi qui m'as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d'Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon coeur désolé,
Et la treille où le Pampre à la Rose s'allie.

Suis-je Amour ou Phoebus ?... Lusignan ou Biron ?
Mon front est rouge encor du baiser de la Reine ;
J'ai rêvé dans la Grotte où nage la Sirène...

Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron :
Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée
Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.

 

Texte 3, Verlaine, « Ariettes oubliées, 1 » 1872 (in Romances sans paroles)

C'est la fatigue amoureuse,
C'est tous les frissons des bois
Parmi l'étreinte des brises,
C'est, vers les ramures grises,
Le choeur des petites voix.

O le frêle et frais murmure !
Cela gazouille et susurre,
Cela ressemble au cri doux
Que l'herbe agitée expire...
Tu dirais, sous l'eau qui vire,
Le roulis sourd des cailloux.

Cette âme qui se lamente
En cette plainte dormante
C'est la nôtre, n'est-ce pas ?
La mienne, dis, et la tienne,
Dont s'exhale l'humble antienne
Par ce tiède soir, tout bas ?

 

 

Texte 4, Rimbaud, lettre à Izambard, mai 1871

 

Je veux être poète, et je travaille à me rendre voyant : vous ne comprendrez pas du tout, et je ne saurais presque vous expliquer. Il s'agit d'arriver à  l'inconnu par le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes, mais il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. Ce n'est pas du tout ma faute. C'est faux de dire : Je pense. On devrait dire : On me pense. Pardon du jeu de mots.

JE est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et nargue aux inconscients, qui ergotent sur ce qu'ils ignorent tout à fait !

 

Texte 5,  Rimbaud, Lettre à Demeny, id.

 

Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène.

Si les vieux imbéciles n’avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, nous n’aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s’en clamant les auteurs !

En Grèce […] vers et lyres rythment l’Action. Après, musique et rimes sont jeux, délassements.

La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend. Dès qu’il la sait, il doit la cultiver ; cela semble simple : en tout cerveau s’accomplit un développement naturel ; tant d’égoïstes se proclament auteurs ; il en est bien d’autres qui s’attribuent leur progrès intellectuel ! — Mais il s’agit de [se ?] faire l’âme monstrueuse : à l’instar des comprachicos, quoi ! Imaginez un homme s’implantant et se cultivant des verrues sur le visage.

Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant.

Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant — Car il arrive à l’inconnu ! Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innombrables : viendront d’autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé !

Donc le poète est vraiment voleur de feu.

Il est chargé de l’humanité, des animaux même ; il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions ; si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme : si c’est informe, il donne de l’informe.

[Il faut] trouver une langue. […]

Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant. Le poète définirait la quantité d’inconnu s’éveillant en son temps dans l’âme universelle : il donnerait plus — que la formule de sa pensée, que la notation de sa marche au Progrès ! Enormité devenant norme, absorbée par tous, il serait vraiment un multiplicateur de progrès !

Cet avenir sera matérialiste, vous le voyez ; — Toujours pleins du Nombre et de l’Harmonie ces poèmes seront faits pour rester. — Au fond, ce serait encore un peu la Poésie grecque. L’art éternel aurait ses fonctions ; comme les poètes sont citoyens. La Poésie ne rhythmera plus l’action, elle sera en avant.

Ces poètes seront ! Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme, jusqu’ici abominable, — lui ayant donné son renvoi, elle sera poète, elle aussi ! La femme trouvera de l’inconnu ! Ses mondes d’idées différeront-ils des nôtres ? — Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses ; nous les prendrons, nous les comprendrons.

En attendant, demandons aux poètes du nouveau, — idées et formes. […]


            Texte 6,  Aristide Bruant, « Rose blanche » [« Rue saint-Vincent »], décennie 1900

Elle avait sous sa toque de martre,
sur la butte Montmartre,
un p'tit air innocent.
On l'appelait rose, elle était belle,
a' sentait bon la fleur nouvelle,
rue Saint-Vincent.

Elle avait pas connu son père,
elle avait p'us d'mère,
et depuis 1900,
al' d'meurait chez sa vieille aïeule
Où qu'al' s'él’vait comme ça toute seule,
rue Saint-Vincent.

A' travaillait déjà pour vivre
et les soirs de givre,
dans l'froid noir et glaçant,
son p'tit fichu sur les épaules,
al' rentrait par la rue des Saules,
rue Saint-Vincent.

Elle voyait dans les nuit gelées,
la nappe étoilée,
et la lune en croissant
qui brillait blanche et fatidique
sur la p'tite croix d'la basilique,
rue Saint-Vincent.

L'été, par les chauds crépuscules,
a rencontré Jules,
qu'était si caressant,
qu'al' restait la soirée entière,
avec lui près du vieux cimetière,
rue Saint-Vincent.

Mais le p'tit Jules était d'la tierce[24]
qui soutient la gerce[25],
aussi l'adolescent,
voyant qu'el’ marchait pas au pantre[26],
d'un coup d'surin lui troua l'ventre,
rue Saint-Vincent.

Quand ils l'ont couchée sur la planche,
elle était toute blanche,
même qu'en l'ens’velissant,
les croque-morts disaient qu'la pauv' gosse
était crevée [claquée] l'soir de sa noce,
rue Saint-Vincent.

Elle avait sous sa toque de martre,
sur la butte Montmartre,
un p'tit air innocent.
On l'appelait rose, elle était belle,
al' sentait bon la fleur nouvelle,
rue Saint-Vincent.

 

            .

 

 

 

           

 

 

 

                                  

 

 

[1] Cette analyse sommaire ne prend pas en compte une forme très particulière, inventée au XIXe et qui a depuis prospéré, le poème en prose.

[2] Rappelons un autre critère essentiel de la différenciation prose / poésie selon les linguistes : la première est de l’ordre de la métonymie (de la contiguïté), puisqu’elle se construit  en organisant des rapports logiques de continuité entre les différentes composantes de l’énoncé.  La seconde est de l’ordre de la métaphore, car elle s’extrait de la platitude de l’usage trivial et communicationnel du langage en élaborant des images (en les transcrivant dans leur brutalité arbitraire, dans les théories les plus radicales, celles qui mettent l’accent sur le mystère et la puissance du processus de la création poétique).

[3] Etymologiquement, le chant, c’est-à-dire une expressivité particulière et particulièrement intense de la parole poétique.

[4] Le texte, ainsi que tous ceux qui sont analysés, figure à la fin de cet exposé.

[5] Dans le deuxième temps du poème, Baudelaire, reprenant avec une exceptionnelle brutalité le thème du saccage de la beauté de la femme par le temps (Ronsard, « Mignonne, allons voir si la rose ») s’adresse cette fois à la femme qu’il aime pour lui annoncer que cette charogne c’est son devenir.

[6] Nous avons dès le début de cet exposé insisté sur cette caractéristique de la « parole poétique ».

[7] Fragmentaire dans la conscience du lecteur : voir ci-dessus la manière dont les propos de Romuald « trouent » le texte, ou objectivement fragmentaire.

[8] Il en est bien entendu de sublimes. Nous reparlerons de l’accomplissement qu’offre la chanson à la parole poétique, mais il est impossible de ne pas citer ici le premier couplet  de l’un des chefs-d’œuvre de Cl. Nougaro, « Le Cinéma » (1962) :

Sur l'écran noir de mes nuits blanches / Moi je me fais du cinéma / Sans pognon et sans caméra / Bardot peut partir en vacances / Ma vedette c'est toujours toi / Pour te dire que je t'aime rien à faire, je flanche / J'ai du cœur mais pas d'estomac / C'est pourquoi je prends ma revanche / Sur l'écran noir de mes nuits blanches / Où je me fais du cinéma.   

[9] Opacité est une autre version de l’absolu, mais un absolu cette fois suggéré, frôlé, voué à rester inaccessible. Elle est ainsi dotée d’une fécondité heuristique paradoxale (l’obscurité, elle, n’est qu’une déficience).

[10] En d’autres termes : la poésie, contrairement à la philosophie, n’est pas analytique.

[11] On pourrait dire que cette version de la parole poétique  se caractérise par son altérité.

[12] Guillaume IX (1071-1127), Comte de Poitiers et Duc d’Aquitaine, l’un des plus anciens troubadours connus, auteur de poèmes chantant l’amour et la femme sur un ton très libre ?

[13] Dans lequel P. Veyne (Le Quotidien et l’intéressant) voit une notation typiquement nervalienne.

[14] A moins que au contraire cette « mathématisation » ne symbolise une sorte de piège à l’intérieur duquel le moi du locuteur est menacé d’implosion.

[15] Aussi comprend-on que la forme parfaitement close du sonnet constitue comme une conjuration de cette indéfinition et de cette prolifération.

[16] On aura relevé la phase transitionnelle entre posture passive (vers 10) / posture active (vers 12) : elle est constituée par la rêverie (plus que le rêve sans doute, mais la polysémie du verbe « rêver » est ici féconde), processus subjectif et poétique qui associe passivité et activité. 

[17] « Moduler » = rendre par des accents poétiques. On relèvera la mise en abyme, redoublée par l’emprunt de la lyre c’est-à-dire de l’instrument du lyrisme.

[18] Il faudrait consacrer une analyse systématique à la présence du féminin dans ce poème. Je me contenterai de remarquer que c’est l’intervention du féminin qui y libère le « faire »,  et que le jeu des rimes dans les deux tercets souligne d’abord la consistance de la sphère féminine (reine / syrène), processus qu’on opposera à la variation sur le manque / le déficit dans le vers 1, avant d’incarner la synthèse poétique (et finale, donc définitive) du masculin et du féminin (lyre d’Orphée / cris de la fée).

[19] Ce troisième dépassement est d’une extrême ambivalence : la distance qui sépare chez Nerval « je » et l’Autre est toujours douloureuse, redouble en somme l’opacité interne du locuteur ; mais la tentation d’abolir cette distance est toujours associée, dans ses textes en prose, où elle est récurrente,  à des menaces de perdition (à cause d’un processus de déréalisation de l’Autre), ce que là encore la psychologie la plus banale permet de comprendre aisément. C’est ici l’écart que constitue fondamentalement, dans une écriture comme celle d’ El desdichado, la parole poétique, qui confère à l’identification avec une figure rêvée, archétypique, une vertu résolutive.

[20] Rappelons la formule de l’analogie : A est à B ce que C est à D.

[21] L’Achéron est le fleuve qui permet aux âmes des morts d’accéder aux régions infernales. Franchir deux fois « en vainqueur » l’Achéron, c’est être revenu deux fois du royaume des morts, sous le patronage œcuménique de la « Sainte » et de la « fée ».

[22] Pas l’Orphée dont il sera question dans Aurélia, dans l’épigraphe de la deuxième partie : celui qui perd deux fois Eurydice; c’est pourtant le même (ce qui pourrait bien nuancer le triomphe du je qui a « deux fois vainqueur traversé l’Achéron »), et on ne saurait passer sous silence cette résurgence finale dans El Desdichado du réseau de la perte funèbre.

[23] Le texte est en lui-même très réussi, mais il ne saurait dispenser d’écouter la chanson. Elle a été exhumée dans les années 1950 par les Frères Jacques, qui ont en donné une interprétation indépassable par un mélange de retenue et d’émotion qui la rend absolument bouleversante. Elle figure sur un CD qui rassemble quelques-unes de leurs interprétations des chansons composées par V. Kosma sur des textes de Prévert (autres interprétations indépassables, notamment celle de « Barbara ») et, donc, deux chansons de Bruant.

[24] Tierce : bande, clique, par extension (et de manière péjorative) : milieu

[25] Gerce : fille (cf. « garce »), ici au sens de prostituée. Jules est un souteneur (un proxénète).

[26] Marcher au pantre : (pour une prostituée) aller chercher le client (un pantre = une dupe, un niais, un bourgeois).

20/02/2013

Le Plaisir dans la lettre 81 des Liaisons dangereuses

                                         

[Cette étude a été élaborée par Jean Goldzink, spécialiste des Liaisons dangereuses et du libertinage, en référence au thème qui figurait au programme des CPGE commerciales pour l'année universitaire 2012-2013 : le plaisir. Elle est publiée ici avec son aimable autorisation. G.B.]

 

      LE PLAISIR DANS LA LETTRE 81

                                                DES LIAISONS DANGEREUSES

 

Pourquoi Les Liaisons dangereuses ? Parce que le plus fameux roman libertin est l‘exploit inouï d’un militaire désœuvré, d’un amateur qui dame à jamais le pion, d’un coup et d’un seul, aux meilleurs romanciers français du siècle, Crébillon, Diderot, Voltaire, Rétif, voire Marivaux.

Pourquoi la Lettre 81 ? Parce qu’elle joue un rôle stratégique dans ce roman impeccablement pensé de bout en bout. Si impeccable et radicalisé que Laclos ne pourra jamais en écrire un autre. En effet, Mme de Merteuil y dévoile à Valmont, son complice et rival en libertinage, la logique et la genèse de sa conduite dans le monde tel qu’il va. Pourquoi Valmont n’a-t-il pas droit au même traitement, c’est-à-dire à une lettre qui exposerait son propre système de libertinage ? Eh bien, tout simplement parce que c’est un homme, donc un libertin au su et au vu de tous. Au fondement de cette différence entre les deux rivaux qui joutent à distance sur le papier et dans les lits tout en se confiant leurs secrets, il y a donc l’inégalité des sexes. Inégalité instituée, non naturelle, par conséquent arbitraire et oppressive aux yeux de Laclos. Il la juge même plus fondamentale que l’inégalité politico-sociale dénoncée par Rousseau dans son fameux second Discours (1755), muet au demeurant sur la question des femmes.

Je passe pour l’instant sur les raisons qui poussent la marquise de Merteuil à s’expliquer aussi franchement et aussi imprudemment. Elle répond notamment à deux longues Lettres de Valmont (76, 79), où ce dernier lui prodiguait ses conseils de prudence à l’égard d’un libertin nommé Prévan, que Valmont estime trop redoutable pour que la marquise puisse se risquer dans une liaison aussi dangereuse.

Comment procéder à l’analyse de la fameuse Lettre 81 ? Je ne connais en interprétation des textes qu’une seule méthode adéquate : la paraphrase. Nous allons donc suivre le fil de la réponse de Mme de Merteuil. Au minimum, vous saurez au moins ce que le romancier lui fait dire. Et à partir de là, il devient loisible d’interpréter avec quelque rectitude.

 

Sarcasmes

1. Le § 1 laisse éclater l’exaspération et l’orgueil piqué à vif de la marquise, ainsi que son mépris accablant à l’égard de Valmont. La plupart des critiques, notamment féministes, font de Mme de Merteuil un personnage dont la volonté et l’intelligence sont si exceptionnelles qu’elle ne saurait suivre les pulsions du corps et des passions, bonnes pour le vulgaire en général, et Valmont en particulier. Pur fantasme, aussitôt démenti par ce 1er §. Conformément à la définition classique de tout personnage fictionnel, dit « caractère » (article CARACTÈRE de l’Encyclopédie), Mme de Merteuil pourrait bien  obéir elle aussi à une passion rectrice de ses actes et paroles, en l’occurrence l’orgueil. Mais il faudra le démontrer plus amplement, car l’incipit de la lettre 81 n’avoue qu’un mouvement d’« humeur ». En tout cas, cette humeur ne manque pas de vivacité agressive. En société, ce serait impossible, il faudrait passer par l’ironie polie, policer le langage, cacher les affects. Pourquoi est-ce possible ici ? En raison du pacte de franchise qui fonde la correspondance entre elle et Valmont, depuis qu’ils ont substitué la confiance amicale à la liaison sensuelle, autrement dit remplacé une passion par une autre.

2. Le second paragraphe poursuit sur le même ton, mais en laissant éclater l’ironie méprisante, ouvertement satirique : « incroyable gaucherie », « je souris », « effort sublime », « actions d’éclat », « ton doctoral ». Tacitement impliqué dans ces sarcasmes, l’orgueil se manifeste en plein jour dans le second mouvement du § : « Mais que vous puissiez croire que j’aie besoin de votre prudence, que…, que… ». Cependant (habileté rhétorique), c’est à Valmont qu’on reproche de pousser l’orgueil vraiment trop loin, aux dépens de celui de la marquise, infiniment plus légitime selon elle !

C’est à la fin de ce second § qu’apparaît le mot « plaisir » : Mme de Merteuil refuse catégoriquement de « sacrifier un plaisir, une fantaisie », c’est-à-dire son début de jeu libertin avec Prévan, au nom de la « prudence » et donc de la crainte. Ce plaisir n’est certes pas présenté comme un besoin, tout juste une gâterie saisie au passage, un amusement, en langue libertine une occasion, mais il est hors de question de s’en priver. L’enjeu n’est pas dans l’objet ; il est tout entier dans l’idéal du moi : renoncer, c’est se sous-estimer, se rabaisser, se trahir. Chez Corneille, on parlerait de « gloire », d’« honneur ». Mme de Merteuil et Valmont font du libertinage une éthique tendue vers l’exploit, comme si le libertin aspirait à devenir un  héros. Il ne s’agit plus seulement d’avoir (du plaisir), mais d’être – être le meilleur

3. Le 3ème § poursuit le thème méprisant de la « distance », de « l’intervalle » énorme entre elle et Valmont (§ 1) : « Et qu’avez-vous donc fait, que je n’aie surpassé mille fois ? » On est bien dans la rivalité de deux égos libertins en compétition ouverte, comme tous les hommes, dans ce type de mythologie libertine, le sont aussi sur le marché concurrentiel des séducteurs mondains. Mais le § 3, loin de parler d’elle, se délecte à dénigrer Valmont : les exploits dont il se vante (lettres 76 et 79) ne reposent sur aucun mérite réellement personnel. Toute femme (§ 4) le surpasse en prudence et finesse. Pourquoi ? Parce qu’il n’a nul besoin de ces talents, contrairement aux femmes, tenues par l’inégalité de les cultiver sans cesse (§ 5). L’immense écart de valeur entre la marquise et Valmont est donc à la fois individuel et social, personnel et collectif.

À supposer, poursuit la marquise, que les hommes déploient autant d’adresse à vaincre qu’une femme à résister ou céder, il n’en reste pas moins une évidence déclarée triviale, à savoir la différence décisive entre les deux sexes devant la FIN de la liaison : l’homme rompt quand il veut et comme il veut, alors que la femme « est sans ressource » quand une relation lui pèse et qu’elle souhaite en sortir (§ 6-9). En somme, malheur à celle qui rencontre la première le déplaisir ou le dégoût dans une liaison. En finir relève, pour les femmes, de l’exploit presque impossible, sauf consentement improbable du partenaire. Seule la femme est ligotée par la liaison, qui ne vise pourtant que la rupture.

Or la marquise a su se jouer à sa guise, Valmont le sait par leur correspondance, de « ces hommes si redoutables » (§ 10). Redoutables non pas par leurs talents, bien entendu, mais par l’avantage des mœurs, par l’inégalité conventionnelle des sexes devant l’opinion publique, qui dégrade à jamais les femmes pour des actes dont les hommes tirent leur lustre mondain. C’est donc que, « née pour venger mon sexe et maîtriser le vôtre, j’avais su me créer des moyens inconnus jusqu’à moi. » (§ 10).

Résumons : forcément plus habile que les hommes, car femme, Mme de Merteuil est autrement plus adroite et inventive que toutes les autres femmes d’aujourd’hui et d’hier. Elle a découvert comment « maîtriser » les hommes, autrement dit comment renverser la logique sociale, l’inégalité arbitrairement instituée des sexes devant le plaisir sexuel.

Alors, héroïne de la féminité, l’implacable marquise ? C’est l’opinion générale, d’une touchante unanimité. Écoutons pourtant ce qu’elle dit aussitôt après, au § 11 : « Ah ! gardez vos conseils et vos craintes pour ces femmes à délire » qui, ayant  « leurs sens dans leur tête », « croient que celui-là seul avec qui elles ont cherché le plaisir, en est l’unique dépositaire ». Ces femmes délirantes, c’est-à-dire proprement folles, hallucinées, égarées, idolâtrent leur amant, confondent le plaisir organique avec son instrument transitoire. Leur péché d’idolâtrie consiste proprement à prendre le prêtre pour le dieu, le moyen (tel membre viril) pour la fin (le plaisir sensuel).

Autre catégorie extravagante, les femmes qui ne supportent pas qu’on les quitte (§ 12), comme si tout mâle n’en valait pas un autre pour obtenir ce qu’on en attend. Après les femmes sentimentales et les femmes vaniteuses viennent, tout aussi furieusement stupides, les femmes dites « sensibles ». Celles-ci sont tellement sous l’emprise de la sensualité qu’elle doivent sans cesse coucher par écrit leur reconnaissance éperdue, sans penser un seul instant, dans leur sottise imprudente, que « leur Amant actuel » est forcément « leur ennemi futur » (§ 13). Il en va donc des amants comme des États : tout allié est un ennemi potentiel. L’oublier est une redoutable bêtise, qui mène fatalement une femme ou un pays au désastre.

Conclusion : « Mais moi, qu’ai-je de commun avec ces femmes inconsidérées ? quand m’avez-vous vue […] manquer à mes principes ? » (§ 14). Et la marquise de commenter : ces principes « sont le fruit de mes profondes réflexions ; je les ai créés, et je puis dire que je suis mon ouvrage. » Mme de Merteuil n’a donc ni Dieu, ni Père, ni Maître, ni Égal, ni Enfant. Le personnage est par conséquent construit, c’est absolument clair et indiscutable, sur une passion qui, conformément à la doctrine classique évoquée plus haut, règle ses actes et discours : l’orgueil. Et si elle venge son sexe, ce n’est pas au bénéfice des oies stupides qui composent le troupeau affligeant qu’elle vient de ridiculiser avec un mépris écrasant, et qu’elle châtiera sans pitié aucune. Car les femmes réelles, toutes les femmes, sont pour elle un objet de dégoût, voire de honte. Sa vengeance se fait  au bénéfice de son Moi catégoriquement solitaire, orgueilleusement sculpté de ses propres mains. Avant de jouir d’autrui, la marquise jouit d’elle-même, de sa supériorité, de son dédain hautain pour tous et toutes. Les féministes ont apparemment choisi un bien étrange emblème… Il est vrai qu’on peut adorer des divinités dévoratrices, c’est même très banal, l’histoire des religions le prouve d’abondance.

 

Genèse de soi par soi en système inégalitaire

Commence alors, en toute logique, la célèbre généalogie d’elle-même, chargée de raconter la genèse des « principes » qui la guident inflexiblement (§ 15). Une des questions sera de savoir si l’on pourrait mieux comprendre pourquoi Mme de Merteuil, chantre de la prudence féminine, ne saurait renoncer au petit « plaisir », à la « fantaisie » nommée Prévan. On peut élargir l’interrogation : y a-t-il une place, et laquelle, dans cette orgueilleuse vision du monde, pour le plaisir, indissociable  a priori de l’idée de libertinage ?

Entrée toute jeune dans le monde sans passer par le couvent, Mme de M. y apprend aussitôt, dès l’âge de 15 ans,  l’art de la dissimulation, et par exemple à cacher ses chagrins sous « l’expression du plaisir » - et inversement (§ 16) ; à maîtriser ses « discours » au gré des « circonstances » (§ 17), à pénétrer les « physionomies » et tout ce qu’on entendait lui cacher (§ 18). Pourquoi s’acharner à tout dissimuler, tout inverser ? Pour protéger de toute intrusion, dit-elle, son seul bien, sa « pensée » (§ 17. Je passe sur le possible clin d’œil à Descartes). Comme toutes les « jeunes filles », elle cherche aussi « à deviner l’amour et ses plaisirs » (§ 19). Faute d’amie et de voix de la nature, sa « curiosité » a recours à un confesseur, devant lequel elle s’accuse de « tout ce que font les femmes ». Des réponses guère comprises du prêtre, elle déduit « que le plaisir devait être extrême », d’où le désir soudain « de le goûter », ce que son mariage immédiat interdit (§ 20-22).

De sa nuit de noces avec M. de Merteuil, elle fait une pure « occasion d’expérience », une froide recension des « sensations » éprouvées ;  et elle cache si bien sa sensualité spontanée à son époux qu’il lui fait désormais une « aveugle confiance », ce qu’elle renforce et exploite grâce à un « air d’étourderie » juvénile (§ 23-24). Bref, la jeune épouse joue d’emblée à la femme frigide, pour continuer à tromper son monde et garder sous clé ses affects et idées. Il s’agit de combattre la dépendance féminine en restant maître et possesseur de soi, y compris et surtout contre les élans de la nature.

Emmenée par son époux dans une « triste campagne », elle y découvre une loi universelle : « l’amour, que l’on nous vante comme la cause de nos plaisirs, n’en est au plus que le prétexte. » (§ 25). Il n’y aurait donc pas de lien directement obligé entre passion amoureuse et plaisir sensuel, entre le sentiment et la sensation ; on peut recevoir du plaisir sans donner son cœur (on verra que c’est moins simple en réalité, comme elle l’a d’ailleurs expliqué à Valmont dans la lettre X). Son époux vite expédié au cimetière, elle décide de rester veuve, donc libre, et renforce ses « observations » directes par des lectures, qui lui apprennent la table complète des normes socialement convenables qu’il faut feindre de respecter (§ 27-28). Sa « coquetterie » lui dicte aussi, pour parvenir au « bonheur » (§ 29), non pas de ressentir mais d’inspirer l’amour, tandis que la « prudence » lui gagne le soutien puissant des « prudes » (§ 32). Plaisir et réputation, les deux objectifs indissociables de la marquise, qui la font être ce qu’elle est : un être absolument unique, sont donc selon elle le fruit concerté de calculs stratégiques, de principes politiques clairs et distincts, d’une autogenèse volontaire guidée par le seul entendement. Mme de M. serait la seule femme qui ait réellement mangé et assimilé le fruit de l’arbre de la connaissance.

La traduction pratique consiste à se montrer « comme une femme sensible [pour attirer les hommes dans son salon], mais difficile » (§ 33), quasi « invincible » : il s’agit en effet de résister spectaculairement à ceux qui ne plaisent pas, pour « me livrer sans crainte à l’Amant préféré » - liaison soigneusement cachée sous couleur d’extrême « timidité » (§ 34). Cela implique : 1/ de supprimer les préliminaires, quitte à se tromper dans le choix d’un partenaire ; 2/ « de ne jamais écrire » ; 3/ de surprendre les secrets d’autrui pour se protéger des indiscrétions ; 4/ faute de ces moyens, de prévenir le danger en l’étouffant « d’avance sous le ridicule ou la calomnie » (§ 36).

Et malgré tout cela, s’exclame-t-elle sarcastiquement à l’adresse de Valmont, « vous doutez de ma prudence ! » Malgré son très grand goût passé pour lui, il n’aurait pu la perdre devant l’opinion publique, faute de la moindre preuve crédible. Quant à leur correspondance, il sait ce qui en garantit le secret (§ 37). Pour la femme de chambre, elle est si sûre que Valmont lui a confié « des secrets assez dangereux », et de plus, « j’ai son sort entre les mains » (§ 38-39).

Comment croire alors sans ridicule que « je pusse redouter un homme au point de ne plus voir mon salut que dans la fuite ? Non, Vicomte ; jamais. Il faut vaincre ou périr. Quant à Prévan, je veux l’avoir, et je l’aurai ; il veut le dire, et il ne le dira pas » (§ 41). Comme tout homme en société libertine, car inégalitaire, Prévan « veut le dire » - dire le secret de leur liaison prochaine ; et comme tout amant de la marquise, « il ne le dira pas », faute de pouvoir être cru. Le roman nous expliquera plus loin comment la marquise s’y prendra en fait pour déshonorer Prévan devant l’opinion publique : en l’accusant d’une tentative de viol. C’est un meurtre symbolique, comme ceux des libertins à l’égard des femmes.

 

Commentaire

Cette lettre orgueilleusement cinglante affirme donc une finalité : « le bonheur ». Ce bonheur implique la sensualité, c’est-à-dire les liaisons sexuelles, mais sous la condition rigoureuse du secret ; secret qui vise à sauvegarder à la fois sa réputation de femme vertueuse et la maîtrise sur les partenaires masculins, rendus incapables d’ébruiter leur succès, et donc d’augmenter leur capital libertin, leur lustre viril, leur liste publique de femmes conquises et trahies. Il s’agit de résoudre une aporie à première vue insurmontable de la destinée féminine en société libertine : coucher et le cacher ; s’abandonner sans rien donner ; faire l’amour sans amour tout en faisant croire qu’on aime à la folie. Plus : qu’on cède pour la première fois, par égarement paroxystique, puisque femme invincible et maîtresse invisible. On se donne même, à l’occasion, un plaisir en principe réservé au sexe masculin : celui d’humilier le partenaire. Mais Mme de M. n’exerce cette jouissance extrême, dit-elle, que « quelquefois », avec prudence et parcimonie, quand elle sait qu’elle n’a plus rien à craindre (§ 36). Avec les autres, elle se montre « plus souple », et prépare donc plus adroitement la rupture, moment le plus délicat d’une liaison (ibid.).

Il est clair que le partenaire masculin, dans ce système dicté par l’état contemporain des mœurs (libertinage) et par l’inégalité bien plus ancienne des sexes, se doit de devenir l’instrument du plaisir physique, en perdant toute capacité de nuire à la femme qu’il croit avoir conquise, et dont il savoure la prochaine immolation publique, d’autant plus savoureuse qu’il s’agit d’une prude fausse ou égarée. Il est donc question d’utiliser l’individu viril de telle façon qu’il soit tenu de renoncer, quelle qu’en soit la manière souple ou brutale, aux deux privilèges de la domination masculine : privilège de la rupture, et privilège de la divulgation. De par ses talents, et à son unique profit, Mme de M. serait donc la première et seule femme à rompre le fatal destin des femmes en société.

On comprend dès lors pourquoi il ne saurait être question de renoncer à Prévan ; c’est une question de principe, une question d’honneur, une question vitale, qui touche à la racine même du Moi. Sur ce terrain, comme pour les héros cornéliens, nul compromis n’est envisageable. Car il renierait et dissoudrait le Moi artificialiste auto-construit, sa raison de vivre, sa raison d’être. Mme de M. ne pourra par conséquent que choisir la guerre contre Valmont, en refusant farouchement le raisonnable compromis proposé (une nuit ensemble, comme au bon vieux temps, sans promesse ni tromperie).

En somme, peut-on dire que pour Mme de Merteuil, le bonheur est dans le sexe ? Oui, à condition d’entendre le double sens de l’expression. Il n’y a pas pour elle de bonheur possible sans rapport sexuel, sans inconstance dans ce rapport, c’est-à-dire, au sens strict, sans libertinage. Car le libertinage est d’abord l’inconstance, la circulation incessante des corps pris et abandonnés, circulation qui fait à la fois le prix variable de chaque mâle sur le marché des réputations, et la dévaluation aussitôt irrémédiable de toute femme séduite : là réside l’inégalité des sexes. Mais le plaisir sensuel ne peut à lui seul, dans ce type de libertinage systématisé incontestablement issu de Crébillon, constituer une fin en soi, un but hédoniste autosuffidant.

La jouissance physique de Mme de Merteuil, c’est une condition sine qua non de la satisfaction voluptueuse, doit s’accomplir dans et par l’annihilation, sourde ou ouverte, de la domination masculine. Le plaisir  passe impérativement, pour la marquise en guerre contre tous, hommes et femmes, par la maîtrise du sexe dit fort, dépossédé de ses privilèges génériques, entendons socialement institués et hérités. Peu importe que le partenaire masculin en ait conscience quand il se dépense sur le ventre blanc apparemment offert au plaisir et à la trahison ; il suffit que Mme de M. le sache et puisse s’enivrer de ce savoir et de ce pouvoir jugés uniques. En d’autres termes, l’héroïne est censée jouir doublement : du rapport sexuel et du rapport des sexes. Rapports impérieusement noués, indissociables. Il est question, pour décupler le plaisir, de coupler l’ordre physique de la copulation et le renversement des lois immémoriales de la  physique sociale.

 

Les apories de la révolte solitaire

Mais peut-on prendre entièrement au pied de la lettre cette véhémente apologie de soi par soi ? La marquise, en un effort sublimement solitaire, sans précédent ni successeur, a-t-elle vraiment résolu la quadrature du cercle féminin : coucher hors mariage pour trouver le plaisir, et du coup subir l’inexorable loi qui transforme l’amant en bourreau, la jouissance en douleur, la confiance en humiliation, l’unisson des corps en guerre sociale et totale où les femmes perdent à tout coup, quel que soit leur choix ?

Il faut d’abord se tourner vers l’économie libidinale de ce système de plaisir. Rappelons-en encore une fois la règle : Mme de Merteuil veut obtenir un plaisir sexuel qui n’aliène, contrairement à toutes les femmes présentes et passées, ni sa liberté intime ni sa réputation mondaine. Car cette réputation est bien entendu la condition rigoureuse de sa liberté, de sa maîtrise, le fondement de son Moi. Dès qu’elle la perd, le système du Moi et de son libertinage s’effondre, et ses plaisirs s’évanouissent à jamais. Par plaisir, il faut entendre non pas la satisfaction, modérée ou paroxystique, des divers sens, mais la volupté sexuelle, celle qui seule met en relation avec l’indispensable ennemi – l’homme. L’homme acharné, par pression et oppression sociales, à perdre les femmes, et seul en état de susciter la jouissance.

Autant qu’une mythologie de l’intelligence et de la volonté (Malraux), Les Liaisons dangereuses sont une mythologie de la sexualité. Mythologie à double face : il n’y a de plaisir intense et jouissif que dans le sexe ; et ce plaisir est inséparable de la guerre des sexes. Si l’on se place du point de vue des personnages, on pourrait parler d’une hystérie du plaisir sexuel sous contrainte sociale, pour les hommes comme pour les femmes : tout mondain est voué à la liaison, et à sa trahison. Et du point de vue du romancier, d’une épuration esthétique radicale, homologue à celle des tragédies françaises. Même abstraction en effet du monde réel, mêmes passions obsessionnelles, même unification et purification extrémistes de la représentation fictionnelle. Le pouvoir de fascination du mythe libertin ainsi radicalisé et décanté 50 ans après son invention par Crébillon, tient sans conteste à cette homologie entre roman et théâtre classique, et plus précisément encore, chez Laclos, entre récit libertin et tragédie.

D’après la Lettre 81, donc, tout baigne, Mme de Merteuil, véritable surhomme, a tout concilié, tout résolu, tout maîtrisé. Et c’est ce que répète en chœur la critique. Mais est-ce réellement le cas ? Pas vraiment, si l’on se souvient de la Lettre X au même Valmont, tout aussi hargneuse et dédaigneuse. Dans cette Lettre, la marquise vante à Valmont, follement amoureux d’une dévote au cœur sensible et naturel, l’art du vrai et pur plaisir libertin tel qu’elle le pratique avec son jeune et infatigable amant du moment, Belleroche. Allons droit à l’essentiel : forcée d’éradiquer l’amour pour conserver sa liberté et rester une authentique et souveraine libertine, Mme de Merteuil est mécaniquement contrainte, pour obtenir un plaisir forcément inférieur à celui du vrai désir amoureux partagé, de se choisir des amants naïfs, des ingénus sincères, comme Belleroche puis Danceny. Il n’est pas vrai, elle l’a expliqué elle-même dans la lettre X, que l’amour soit seulement le prétexte du plaisir. Elle a reconnu, c’est une loi sensualiste inexorable, que son absence affaiblit forcément la sensation. Qui aime jouit davantage, c’est une loi sensualiste, une loi géométrique.

Ce que la lettre X révèle, c’est que la marquise est obligée, inflexiblement obligée par la mécanique des sensations découplées de l’amour, de jouir moins de ce qu’elle ressent que des sincères émois du partenaire masculin – émois qu’elle agence en savante comédienne des passions. Autrement dit, elle est tenue de jouir en spectatrice voyeuriste d’un théâtre des sentiments dont elle est l’organisatrice et le seul public. Il lui est par conséquent impossible d’éprouver une jouissance absolue, directe, enivrante, celle que Valmont découvre avec Mme de Tourvel, sous les sarcasmes de sa partenaire, et qu’il va sacrifier par orgueil, mais aussi pour rester ce qu’il est, pour conserver, comme elle, son Moi : un libertin soi-disant souverain, et en réalité entièrement sous l’emprise des mœurs. Le libertinage, voué au plaisir sexuel, se heurte de toute nécessité, en raison même de l’idéal de maîtrise et de traîtrise, à la dégradation absolument fatale, car mécanique, du plaisir. C’est ce manque fondamental, ce vide, cette insatisfaction, sus ou insus, qui poussent sans relâche à l’inconstance et à la surenchère, et du coup vers la guerre et, chez Laclos, la mort.

Cela vaut pour tout candidat à la maîtrise, au statut de roué, pour Valmont comme pour la marquise. Quoi qu’elle prétende ici, c’est une conséquence inéluctable, une loi immanente de l’univers libertin poussé à bout, pensé jusqu’au bout. L’éradication du sentiment amoureux, fondement explicite, loi première de ce libertinage radical, érode inexorablement la sensation, affaiblit le plaisir, réclame de toute nécessité ce qu’on appelle au XVIIIe des « suppléments ». Le libertin doit suppléer, sans fin et sans relâche, au vide creusé par le libertinage, tenu pour exister de couper la racine de l’amour, et donc d’étioler les sensations les plus intenses du plaisir. On ne peut pas lire la Lettre 81 en oubliant la Lettre X, ou plutôt la logique d’ensemble qui mène au dénouement. Il faut absolument saisir la cohérence interne du système libertin ainsi extrémisé. Sinon, on risque fort de ne comprendre rien à rien. C’est-à-dire : pourquoi ce roman est si fort, si inoubliable, pourquoi il surpasse tous les autres. Car si on ne répond pas à cette question, on n’a rien fait. On bousille le métier, on parle pour ne rien dire, on s’agite vainement dans le vide.

C’est cette logique implacable de l’émoussement du plaisir, de l’ennui, qui pousse Valmont, nul hasard en cela, à sortir avec Mme de Tourvel du cercle devenu fastidieux des liaisons libertines à répétition ; et ce point de départ du roman, on le remarque trop rarement, ne doit absolument rien à la marquise, qui en refuse d’emblée rageusement la pertinence. Autre fait fort peu noté : celle qui crible tout au long Valmont de ses railleries méprisantes, doit sortir elle aussi du cercle avec ses amants ingénus, seuls recours contre la diminution fatalement mécanique du plaisir. Mme de Merteuil est de fait hors d’état d’expliquer en quoi un jeune ingénu tout frais sorti de l’école, qu’on manipule comme un jouet, une poupée, un pantin ventriloque, serait moins ridicule qu’une dévote amoureuse. C’est ce que les admirateurs passionnément étourdis du personnage, féministes ou pas, refusent de voir.

Or le fait est là, patent, criant : l’un comme l’autre des deux héros du libertinage extrémiste (faut-il dire pascalien ?), du mensonge érigé en art et en morale, ont un double besoin absolument nécessaire, qui les oblige à sortir du cheptel libertin. Besoin d’abord d’être sincèrement aimés, l’un par Mme de Tourvel, l’autre par ses naïfs jouvenceaux. Et besoin de se confier, pacte d’alliance qui les tuera l’un après l’autre, l’un par l’autre, en raison directe de leur confidence épistolaire. C’est la loi paradoxale mais inéluctable du libertinage poussé à bout, pensé à fond, jusqu’à ses apories internes : le plaisir libertin s’épuise à s’exercer entre libertins vraiment libertins ! Il faut impérativement de la chair fraîche, non encore contaminée par les mœurs dénaturées.

Le seul plaisir que Valmont et Mme de Merteuil peuvent se donner l’un à l’autre, c’est la vérité de leur correspondance, la confiance sous menace réciproque d’anéantissement. Mais elle débouche forcément, si l’on pense la chose à fond, sur la guerre et la mort des rivaux. Reste que Valmont est le seul qui franchisse le seuil interdit, en s’avouant amoureux, et du coup sensible à des émotions inconnues, des plaisirs déjà vertigineux avant même la copulation, plaisirs à jamais interdits à la marquise dans son lit transformé en petit théâtre des simulacres. Sa vraie jouissance sera dès lors de pousser Valmont à détruire son amour, en s’en attribuant évidemment, à tort bien entendu, le seul mérite, aux applaudissements frénétiques des critiques qui font profession de croire tout ce qu’elle dit d’elle-même, au lieu de chercher la logique du système qui broie ces matamores volubiles de la maîtrise.

 

Les deux imprudences fatales de la marquise

Dès lors que tout l’effort de la marquise est tendu vers la revanche sur les hommes par l’imitation maximale des hommes, libertins par obligation sociale, les satisfactions de l’orgueil doivent l’emporter sur le plaisir sensuel, automatiquement affaibli par l’interdiction d’aimer, fondement et tombeau de ce libertinage. Mais est-il au moins possible de concilier l’orgueil avec la prudence, comme le proclame sans cesse la lettre 81 ? La suite du roman démontre le contraire. La marquise tombe et doit tomber, parce que la passion d’orgueil qui la constitue et la dévore pousse à deux imprudences mortelles. La première, violemment contraire à ses principes, est d’écrire à Valmont. C’est évidemment la condition sine qua non de la partie la plus brillante du roman, sans laquelle il s’effondre ; et comme il faut impérativement motiver cette apparente inconséquence, elle est en toute logique justifiée par la passion fondatrice : l’orgueil a besoin d’un témoin, d’une oreille, en l’occurrence un libertin fameux, et donc un rival, un emblème masculin qu’il s’agira fatalement d’écraser à son tour. Le libertinage pensé par Laclos dans le sillage de Crébillon, c’est du Hobbes mis en roman, du Hobbes relu par Rousseau. L’état de nature hobbesien s’est transporté en société monarchique ultra-policée, réglée par les lois entièrement artificieuses du pacte social libertin.

La seconde, tout aussi obligée que la liaison avec Prévan, est de déclarer la guerre à Valmont (« Eh bien, la guerre ! ») : il faut vaincre ou périr, dit fortement et d’avance la Lettre 81. Vaincre Prévan, c’est s’obliger à vaincre Valmont. Mais comment vaincre, vaincre seule, en un système depuis toujours inégalitaire ? On mesure là la niaiserie d’une idée proposée par Tsévan Todorov en 1967, dans une thèse soutenue devant R. Barthes, et qui a fait un tabac unanime, immédiat et durable dans la critique : la fin des « Liaisons dangereuses » serait ironiquement conventionnelle, postiche, sarcastiquement morale, la marquise est bien trop forte pour perdre ainsi la partie, le romancier trop intelligent, trop insolent et inconvenant  pour finir aussi platement ! D’autres ont imaginé, à la suite de cette grande idée, que Mme de M. n’était en fait pas du tout défigurée par la variole, qu’elle partait vivre d’aussi grandioses aventures à l’étranger ! On prend la diligence, on passe la frontière et on recommence. C’est, sous couleur de féminisme, prendre Laclos pour un lecteur de mangas, un auteur pour adolescentes.

Car en fait, bien sûr, aucun héros tragique n’est en fait jamais mort, tout le monde le sait… On nous le demande d’ailleurs instamment : quelle preuve avérée, positive, scientifique, avons-nous de ce ravage facial ? Je ne vais pas perdre le temps que je n’ai plus à critiquer ces sottises, je l’ai déjà fait, et d’ailleurs en vain. Je me contente de rappeler que Laclos a lui-même expliqué, dans un essai philosophique inachevé, que la libération des femmes ne pouvait venir que d’une révolte collective, autrement dit, à moins que je ne comprenne rien, d’un changement de contrat social, qui mettrait donc fin au libertinage, produit obligé de l’oppression des femmes (« Des femmes et de leur éducation »).

Or, ce libertinage issu de la corruption sociale, cette dénaturation de l’amour et du plaisir, Mme de Merteuil, loin de vouloir en sortir, en adopte à l’évidence toutes les règles comme autant de règles morales inflexibles ; sa révolte est une imitation et une adaptation forcenées des rôles virils en société « perfectionnée », c’est-à-dire dégénérée, dénaturée (Rousseau) ; l’auto-éducation qu’elle célèbre avec tant d’orgueil, qu’est-ce, sinon un pastiche frénétique des vices masculins engendrés par l’inégalité au sommet oisif de la société ? Mme de Merteuil va incontestablement au bout d’elle-même, mais elle ne peut que se briser sur l’ordre des choses. Ce que Todorov prend pour une fin postiche, car bêtement moralisatrice, c’est, pour un lecteur conséquent de Rousseau comme Laclos, l’impossibilité catégorique d’une victoire de la marquise. Ou bien l’ordre social inégalitaire demeure, et Mme de Merteuil est anéantie ; ou bien il change, et il n’y a plus de Mme de Merteuil.

Ne pas faire l’effort de comprendre cela, c’est vraiment faire le malin à peu de frais. Telle est du moins ma conviction, qui voit dans Les Liaisons dangereuses le génial roman d’un officier d’artillerie lecteur de Rousseau. Et donc l’antithèse parfaite de La Nouvelle Héloïse, roman des liaisons vertueuses et des plaisirs authentiques, quoique finalement défaillants, puisque humains.

 

Conclusion

1. Il me semble qu’il faut distinguer clairement plusieurs courants dans le libertinage d’Ancien Régime. Les deux premiers sont antérieurs au 18e siècle, et il vaut mieux le savoir. Il s’agit d’abord du libertinage philosophique, conceptuel, argumentatif. Ensuite, du libertinage érotico-obscène, qui exalte la libre jouissance sexuelle voulue par la Nature, mais bridée par les conventions morales et religieuses. Ces deux courants se poursuivent au 18e siècle, le premier se coulant dans la « philosophie » des Lumières, comme les théologiens catholiques ne cessent de le dire et de le reprocher aux « nouveaux philosophes ». Le troisième est le libertinage romanesque inauguré par Crébillon, porté à son comble par Laclos, et le seul spécifique du 18e siècle. Il se présente comme le pseudo-reflet d’un système des mœurs contemporaines qui exclut Dieu et la morale transcendante traditionnelle, au profit d’une quête incessante du plaisir sexuel. Ce plaisir, loin de renvoyer à la Nature, aux besoins naturels étouffés par les préjugés, comme dans la tradition érotique, doit s’éprouver au sein d’une guerre des sexes qui dénaturalise la jouissance sensuelle pour la transformer en jeu pervers et cruel, en désir lancinant  de nuire aux femmes, livrées après usage au mépris public pour accroître le lustre viril. Il s’agit bien d’une logique sociale implacable, d’une guerre généralisée des hommes contre les femmes, et des individus entre eux.

Tout se passe comme si la pulsion de plaisir issue de la nature se trouvait dénaturée, corrompue. Corrompue sans doute, en dernière instance, par le péché originel chez un jansénisant comme Crébillon ; par la socialisation injuste chez un rousseauisant comme Laclos. Il me paraît impossible de confondre ces trois courants sous le chapeau mou, et en vérité informe,  du mot « libertinage » employé sans le moindre désir de définition claire. Un simple effort de distinction permet par exemple de voir que l’originalité de Sade n’est pas dans la combinaison, patente au XVIIe , des deux premiers courants ; elle est dans le fait de pousser la quête du plaisir égoïste jusqu’aux violences les plus monstrueuses. Leur justification  philosophique forcenée par l’instinct naturel exclut du coup le troisième courant, fondé au contraire sur la dénaturation sociale et l’emprise des mœurs mondaines, mœurs fictivement identifiées au libertinage ainsi mis en système. Mais il vous faut savoir que tel n’est pas l’avis de la plupart des spécialistes, comme le prouvent par exemple les diverses anthologies de textes libertins du XVII et XVIIIe, et leurs préfaces, acharnées à tout rassembler sous le même mot.

2. Il faut insister sur un point décisif. Le libertinage philosophique et le libertinage érotico-obscène tournent autour de la question antichrétienne du plaisir corporel, du bonheur sensitif. Le libertinage de Crébillon exacerbé par Laclos confronte quant à lui l’aspiration proclamée au plaisir avec ce qui l’exténue et le tue : le refus farouchement obligé de l’amour. Il me paraît impossible de confondre  la visée hédoniste traditionnelle de la satisfaction des sens, et une dénégation mortellement frénétique du sentiment amoureux. L’une est tonique, en dépit de sa simplicité, l’autre catatonique, malgré sa brillance. L’une se réclame de la vie, l’autre mène à la mort. Le sarcasme triomphal des deux libertins de Laclos, dont la lettre 81 donne un exemple éclatant, est en vérité proprement satanique. La quasi-unanimité des critiques contemporains y célèbre pourtant une exceptionnelle audace libératrice. À vous de choisir entre vision rose, ou rouge, et vision noire des « Liaisons dangereuses ».

3. On pourrait ramasser la logique du plaisir libertin ainsi entendu sous quelques lois enchaînées.

Loi I.     Le libertin conséquent éradique l’amour pour conserver la maîtrise, car l’amour implique égalité et réciprocité.

Loi II.  L’éradication de l’amour conserve le plaisir sexuel, mais en l’affaiblissant nécessairement.

Loi III.   L’affaiblissement du plaisir oblige à chercher des compléments.

Loi IV.  Mme de Merteuil les trouve dans le spectacle des émotions sincères qu’elle fait défiler chez ses jeunes partenaires ingénus ; Valmont dans l’humiliation publique des femmes, et tous deux dans la jouissance de leur maîtrise, jouissance à la fois partagée et disputée.

Loi V.  La maîtrise se lasse forcément de la répétition inhérente à ce système de plaisir, fût-elle une répétition de l’inconstance. C’est pourquoi Valmont découvre les plaisirs enivrants de l’amour avant même l’acte sexuel, et pourquoi Mme de Merteuil concocte sa vengeance suicidaire.

Loi VI. Au bout du compte, le système de plaisir libertin n’exclut pas seulement l’amour : il finit par exclure le plaisir intra-libertin. Mme de Merteuil ne peut coucher ni avec Prévan, ni avec Valmont, il lui faut des jouvenceaux ; et Valmont ne jouit qu’avec une dévote.

Loi VII.  Le libertinage comme idéal du plaisir sexuel sans amour est littéralement invivable. Il faut soit en sortir, soit en mourir. Ou, lot commun, y pourrir.

Loi VIII.  Loin de se libérer et de nous libérer, ces libertins supérieurement cyniques ou machiavéliens sont entièrement aliénés, à leur insu, par les mœurs émanées d’une société corrompue.

 

Jean Goldzink (oct. 2012)