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10/02/2013

Le Paysan parvenu - Conférence de Jean Goldzink (programme de khâgne, année universitaire 2012-2013)

 

     [Merci à Jean Goldzink, grand maître des  études  dix-huitièmistes, naguère professeur à l'ENS de St-Cloud, de m'avoir autorisé à mettre en ligne le texte de cette conférence prononcée au Lycée Champollion de Grenoble à l'automne 2012]               

      

SUR  LE PAYSAN PARVENU DE MARIVAUX

 

Je vais aborder Le Paysan parvenu (Pp) par quelques-unes de ses opérations esthétiques constitutives. La première concerne l’exploitation des libertés du genre romanesque.

 

I. Les libertés du roman

Quelles sont ces libertés interdites en dramaturgie classique ? Un roman n’a pas l’obligation de courir vers une fin organiquement achevée, il peut s’arrêter quand et comme il veut. La construction d’un roman n’obéissait donc pas aux mêmes lois qu’une pièce de théâtre. À preuve l’interdiction dramaturgique de se débarrasser d’un personnage par une apoplexie, de faire rebondir un destin à partir d’une rencontre de hasard sur le Pont-Neuf entre Jacob et Mlle Haberd. Ces choses arrivent bien entendu dans la vie, mais la dramaturgie classique vise la vraisemblance, pas la vérité. Si l’on veut définir la mort du maître de Jacob comme un coup de théâtre, il faut mesurer qu’il s’agit d’un coup de théâtre interdit sur scène, car non vraisemblable au sens esthétique du terme. Autre différence : depuis la fin du XVIIe, il est de fait devenu quasiment impossible de parler du christianisme au théâtre, qui rassemble des foules, mais non dans les romans, qu’on lit individuellement. Marivaux, par l’écart frappant, sur ce point, entre son théâtre et ses deux derniers récits, donne la preuve catégorique que le roman n’inspirait pas au pouvoir monarchique la même appréhension politique que les spectacles scéniques, toujours sous l’œil de la police.

C’est pourquoi je suis assez réservé à l’égard de la note 1, p. 26 de la préface d’E. Leborgne dans l’édition GF choisie par les jurys. Il a objectivement tort sur le jeu d’échecs, et selon moi sur le genre romanesque, comme sur l’auteur anonyme de la suite apocryphe, bref, sur le rapprochement répété entre théâtre et roman. Contrairement à une idée trop répandue, un dialogue ne théâtralise pas un récit, car ce sont deux types de dialogues différents, pas soumis aux mêmes exigences esthétiques. D’où les embarras au théâtre de ce virtuose du dialogue narratif et philosophique qu’était Diderot. C’est une possibilité générique du roman (mais pas une obligation) de « fourrer » de nouveaux personnages dans les bras du lecteur, et à mes yeux, elle justifie entièrement l’auteur anonyme de la Suite apocryphe contre l’expert universitaire. La majorité des romans d’Ancien Régime ne se soumettent pas, comme le signale Montesquieu dans ses « Quelques réflexions sur les Lettres persanes », à l’exigence d’une construction organique  avec un commencement, un milieu et une fin, construction tellement unifiée qu’elle interdit selon lui d’insérer ou d’ajouter à son « espèce de roman » des lettres apocryphes. Ces magistrales réflexions méritent à coup sûr d’être méditées.

 

II. Je et il

La seconde opération esthétique ne concerne pas non plus les dramaturges. En effet, un romancier d’Ancien Régime avait à choisir entre le Il et le Je, et s’il optait pour le Je, entre narration à la première personne ou expression épistolaire. Cette dernière forme ne s’oppose pas forcément à l’unification du point de vue (par le Il ou le Je), sous prétexte qu’elle  juxtaposerait des voix narratives contrastées, comme dans les Lettres persanes. Il peut y avoir un seul narrateur épistolier, comme la fameuse Religieuse portugaise ou tel roman de Crébillon. On sait que le roman-mémoires, ou autobiographie fictionnelle, ou récit de soi, domine en France entre 1730-1760, avant de céder la palme à la forme épistolaire, qui disparaît pratiquement après 1805.

S’il est tentant d’imaginer, comme le préfacier dans son § 1, que la forme en Je fictionnelle transgresse le monopole aristocratique du récit de soi dès qu’on la remet dans des mains roturières, il faut cependant prendre garde à la tradition religieuse du récit de soi, illustrée par le titre et le Préambule des Confessions de Rousseau. Or, dans l’optique chrétienne, toutes les âmes sont égales a priori. Il ne faut pas non plus oublier l’intense tradition de la transposition comique des genres nobles, par exemple dans les romans picaresques espagnols et les romans comiques français du XVIIe. Enfin, s’il est établi que la forme en Je domine entre 1730-1760, il devient malaisé d’établir une équivalence automatique entre récit de soi roturier et transgression socio-politique du monopole aristocratique, qui a d’ailleurs hésité, à la suite de César, entre le Je et le IL.

Bref, le sens politique du roman, s’il en a un – tout dépend du sens donné à « politique », mot très polyvalent - demande à être creusé. L’usurpation plébéienne de la première personne ne suffit sans doute pas à l’établir, d’autant que le narrateur est un paysan parvenu, autrement dit un être ambivalent, ni paysan, ni bourgeois ni noble de naissance. Mais la noblesse n’est pas un fait de nature, ni un état homogène. Il n’y a pas de noblesse(s) sans anoblissement(s) achetés ou octroyés, et donc sans parvenus. Le tout est de savoir comment on parvient, et à quoi. Marivaux a donc choisi comme Je narrant un type social généralement honni, et par ceux qu’il pressurait fiscalement – les roturiers pour l’essentiel – et par ceux qu’il voulait égaler et éclabousser de son luxe – les aristocrates : le fermier-général, monstrueusement enrichi par la collecte des impôts. La question du récit de soi par soi devient du coup excitante : que raconter sur soi et comment, quand on étale dans le double titre du roman la question de l’ascension sociale, forcément sensible dans une société aristocratique fondée sur la naissance, c’est-à-dire la conservation des statuts ? Il faudra y revenir, car le choix d’un tel narrateur n’est ni évident ni anodin.

 

III. Je narrant et Je narré

La relation entre ces deux JE est au cœur du roman à la première personne. Elle met en jeu la distance temporelle entre les deux MOI, maximale chez Marivaux, minimale dans Manon Lescaut, excellent point de comparaison. Elle soulève la question du rapport entre distance temporelle et distance mentale. Le héros étant généralement jeune, et donc doué de passions vives, qu’en est-il des affects de ces deux MOI qui cohabitent forcément dans ce genre de récits ? Le JE narrant a-t-il lui aussi des affects, sont-ils explicites, constants ou pas ? Se contente-t-il de narrer, ou bien veut-il aussi expliquer le passé, et au nom alors de quelles causalités ? Entreprend-il de le juger, au nom de quelles valeurs ? Du coup, quelle est la part de la narration, de l’explication, du jugement, où, quand, comment, pourquoi ? Bien entendu, il faut aussi se demander si le JE narré a eu accès, dans le passé, à la connaissance de soi et au jugement sur soi, et si ceux-ci coïncident ou pas avec ceux, postérieurs, du JE narrant.

Il apparaît qu’un JE narrant qui se ferait le juge sévère de ses dissipations juvéniles échapperait pour autant difficilement, en cet âge classique et chrétien si préoccupé par l’amour-propre, à tout soupçon de duplicité. Notre parvenu en mal d’écriture explique son entreprise par le désir de se désennuyer dans sa retraite dorée. Ne serait-ce pas fuir (la fuite est une passion classique) dans le passé ce que la religion, par exemple, ou une morale plus sévère, attendraient au seuil de la mort ? N’est-ce pas se livrer au divertissement, à la nostalgie des passions et des plaisirs ?

Ce jugement moral du lecteur est-il cependant la bonne approche ? Il est frappant que Marivaux déteste deux figures ostentatoirement vertueuses : le dévot, fustigé dans ses deux romans, et le philosophe austère, brocardé dans certaines comédies. On peut y ajouter le nouveau philosophe des Lumières, que Marivaux juge effronté, peu sérieux, avide de succès irresponsables, en l’occurrence l’auteur des Lettres persanes, critiquées dès la parution, et celui des Lettres philosophiques (1734), un certain Voltaire contre lequel le parti dévot l’élira à l’Académie française. Il paraît en fait délicat de définir le point de vue de Marivaux : sur scène, parce qu’il n’a pas de porte-parole ; dans le roman, en raison de la forme en JE, qui fait prévaloir le point de vue du narrateur sur celui du romancier, et du coup délègue au lecteur la fonction du jugement moral, ainsi que le partage délicat entre plaisir et instruction, deux postulations plus conflictuelles qu’harmonieusement préétablies. Car le lecteur lui aussi est le siège d’affects, et forcément duplice, comme le romancier, le narrateur, le JE narré et les autres acteurs du récit.

 

IV. Passions classiques ou pulsions freudiennes ?

Page 26 de la préface du GF, on lit ceci : « Marivaux abandonne son Paysan au seuil des passions, c’est-à-dire de ce qu’il a toujours refusé de traiter dans son théâtre comme dans ses deux romans-Mémoires. » Cette assertion catégorique légitime la quête de pulsions freudiennes, et trace le passage de « la satisfaction pulsionnelle » dans une « culture du sentiment », ce qu’on appelle en principe une sublimation, terme absent. Il en découlerait cette loi générale : « Besoins, pulsions, sentiment, amour : telles sont les étapes du développement intérieur du sujet marivaudien ». Cette loi anthropologique du monde marivaudien ferait donc du procès de sublimation  le support d’un roman de formation, ou Bildungsroman, termes également évités.

Je laisse le freudisme de côté, faute de toute compétence non livresque. Mais je peux m’interroger sur ce dogme inébranlable de la critique universitaire depuis un bon demi-siècle : l’absence de passions chez Marivaux. À mes yeux, comme je l’ai expliqué dans un livre paru en 2001 (Comique et comédie au siècle des Lumières, partie III consacrée au théâtre de Marivaux, chez L’Harmattan), il s’agit d’une pure impossibilité : Marivaux ne pouvait ni concevoir ni conduire le projet de s’arrêter « au seuil des passions », quand Descartes, Hobbes, Spinoza, Hume, Adam Smith écrivaient des traités des passions ; quand penser l’homme (philosophie) et représenter l’hommes (arts) passait obligatoirement par la catégorie des passions. Il s’agissait d’une frontière épistémologique historiquement infranchissable.

Qu’est-ce qu’une passion ? Un affect doux ou violent, fugace ou fixe. Donc, la tranquillité d’Araminte au début des Fausses Confidences, la fuite finale de la Princesse de Clèves et de la marquise de Merteuil dans les romans de Mme de La Fayette et Laclos sont des passions classiques, comme la fameuse surprise de l’amour des comédies marivaudiennes, etc. D’ailleurs, qu’appelait-on un « caractère », c’est-à-dire un personnage fictionnel construit par l’art ? Les actes et paroles produits par sa passion cardinale (art. « Caractère » de l’Encyclopédie Diderot-d’Alembert, illustré d’exemples théâtraux). Étudier une œuvre d’art d’alors, c’est donc d’abord  examiner l’affect dominant du héros, et la combinatoire des passions qu’agence chaque texte, adroitement ou génialement.

Ouvrir le théâtre de Marivaux au hasard, c’est tomber à coup sûr sur des passions en action ou gestation, à condition d’admettre que la tranquillité, la confiance, la surprise, la timidité, etc., sont des passions, qui entrent dans des séries et des oppositions pensées. Par exemple, Jaucourt, auteur de l’article « Caractère », y monte la série ascendante suivante : Irrésolution-Timidité-Saisissement-Crainte-Peur-Fuite-Frayeur-Terreur-Épouvante. Loin de se figer devant la porte interdite des passions, Le Pp en offre à ciel ouvert un festival éblouissant, qu’il serait imprudent de manquer a priori.

Quelle serait alors la passion directrice de Jacob ? D’après le titre, ce pourrait être de parvenir. Parvenir à quoi ? Très probablement, peut-on penser, à satisfaire une concupiscence. Expert reconnu, saint Augustin en distingue trois principales sortes : sentir, savoir, dominer.[1] Dès lors, il faut se demander si Jacob jouit ou veut jouir d’une de ces concupiscences, de deux, ou des trois, d’emblée ou successivement, pourquoi, comment. Ou bien le texte laisse-t-il ces questions et ces raisons à l’état implicite, à la charge du lecteur, ce qui serait tout aussi significatif sur le projet esthétique du romancier, sur le su et l’insu, le dit et le tu des JE narré et narrant.

Je passe sur la première, la libido sentiendi, elle saute aux yeux : nourriture, sexualité, parures… Ce qu’on pourrait demander au lecteur moderne et aux commentateurs censés l’éclairer, ce serait de réveiller les souvenirs sur la théologie des sept péchés capitaux, élaborée au VIe siècle par Grégoire le Grand, magnifiée par Dante. La libido sciendi n’est pas moins visible : non seulement parce que Jacob s’instruit vite et bien, mais aussi par le projet même de la rétrospection finale. Dès lors, l’inachèvement pourrait prendre un autre sens que la lassitude du romancier. Il pourrait suggérer que la jouissance du savoir sur soi et le monde s’épuise spectaculairement sous nos yeux, comme la libido sentiendi sous l’effet de l’âge et de la retraite. L’inachèvement pourrait donc relever d’une option générique propre au roman ; d’une fatigue du romancier ; de l’épuisement de la concupiscence de curiosité qui nous bouta hors du jardin d’Eden ; d’un ethos aristocratique qui veut bien commencer comme les professionnels du livre, par un « préambule » en forme, mais pas par une fin achevée, un parcours bouclé. Je proposerai plus loin une cinquième hypothèse sur l’interruption du récit. Ces strates de sens au sein d’une même opération esthétique, ici l’inachèvement, sont tout à fait typiques du travail marivaudien, y compris au théâtre (j’en donne un exemple, sur le même site, dans un exposé sur la parole dans Les Fausses Confidences).

Reste alors la libido dominandi. En est-il question, ou le récit balance-t-il entre le désir de l’avoir sensitif et celui du savoir, en faisant l’impasse sur le pouvoir ? À lire les premières pages, cela ne semble vraiment pas le cas ! Mais de quelle délectation s’agit-il précisément ? On songe d’abord, spontanément, à l’exercice actif de la domination sur autrui, dont le roman multiplie les exemples. Mais est-ce le fait de Jacob ? Quand on part de si bas, la jouissance est d’abord moins de dominer, que de se libérer, se soulager du poids d’autrui, et cela, le romancier le montre admirablement : entrer à Paris, c’est humer la liberté ; c’est ensuite quitter l’état de domestique, choisir son épouse, échapper à la fixité des statuts, à l’obligation du travail salarié, à la dépendance humiliante des pauvres, des maladroits, des malchanceux. La domination est riche d’affects, de situations, de personnages, de rapports sociaux. C’est sans doute la fibre la plus vibrante du roman, de sorte que Le Pp peut passer pour le premier grand roman français sur l’humiliation que les hommes semblent aimer s’infliger.

Les trois libido augustiniennes sont donc bien là, posées d’emblée, sans suivre apparemment la progression proposée par le préfacier du GF, des pulsions à l’amour, en passant par les besoins et le sentiment, qui sont tous, en fait, des affects appelés autrefois passions. Je propose de terminer par l’examen rapide d’une cinquième opération esthétique : le commencement du roman, nommé « préambule » et « réflexion » par le narrateur. On constate sans peine que les passions s’y pressent d’emblée ; que nombre d’entre elles s’y nomment ou s’y définissent clairement ; qu’elles s’enchaînent ; de sorte que parler du héros, de la société et de leurs rapports, c’est parler de passions, et de passions manifestement liées à la libido dominandi.

 

V. À propos du « préambule » et d’une autre hypothèse sur l’inachèvement

Tout récit est tenu de commencer, mais cela ne signifie pas qu’il obéit pour autant à l’obligation d’avoir un milieu et une fin au sens de la dramaturgie classique et de Montesquieu.

Marivaux décide de débuter en donnant la parole au seul JE narrant. C’est de fait le seul moment où l’on entend pleinement la voix sérieuse, moralisatrice, pleinement assurée et même tranchante, du parvenu retiré dans son château. Le préambule ferait donc pendant à l’inachèvement, en laissant entendre la transformation de la voix au cours d’une vie non racontée.

Que dit-elle, cette voix de l’après-coup avide de revenir sur ses commencements ? Le 1er § souligne d’emblée non pas un écart entre le deux Moi, mais la permanence d’une « franchise » sur l’origine sociale, dès que questionnée par autrui. Mais comment expliquer une  constance aussi paradoxale, si l’envie de parvenir consiste bien à vouloir changer d’états, de noms, de manières, de milieux, comme le manifestent les deux titres du roman ? L’effet de surprise est double : pourquoi cette franchise spectaculairement inscrite sur la couverture, et pourquoi obtient-elle, selon le JE narrant, malgré l’universel désaveu des parvenus, un bénéfice déclaré infaillible d’« égard » et d’« estime » ? Comment expliquer un tel succès dans une société fondée sur la conservation héréditaire de statuts inégaux, et presque unanime à condamner ce type d’ascension ?

L’explication aussitôt fournie relève d’une mécanique des passions : ceux qui, par un orgueil imbécile, assimilent naissance et mérite, ne peuvent accéder à la jouissance du mépris que par la servitude volontaire des dominants dominés, les parvenus humiliés par leur basse extraction. Dévorés par cette idéologie aristocratique stupide, ils fuient par honte dans l’affabulation d’une belle origine, infailliblement démasquée. S’installe donc un engrenage de passions mauvaises (Spinoza dirait : tristes) entre les deux couches dominantes. Or il suffirait, selon le narrateur, pour déjouer facilement et infailliblement ce système d’affects et de rapports empoisonnés, de substituer la franchise à la honte, l’humilité volontaire à l’humiliation subie. Pourquoi ? Parce qu’on frustre alors le désir de jouissance orgueilleuse en le devançant sans retard ni confusion. On peut supposer même sans trop de peine que la délectation change de camp, comme la confusion. Quel affect joue en sous-main dans ce véritable miracle social, qui obtient à tout coup  une sorte de salut intramondain pour le parvenu capable de renverser la honte inefficace en franchise victorieuse ? Très certainement la surprise, qui désarme la bêtise agressive impulsée par l’orgueil trop assuré de son triomphe.

Cela relève incontestablement de la politique au sens classique, tel qu’illustré chez B. Gracian ou G. Naudé, par la simplicité, la rapidité et l’efficacité de la parade, qui métamorphose la faiblesse en victoire sans appel. Naudé parle alors de « coup d’État » (y compris dans l’ordre familial, privé), et Gracian de « héros ».

Mais l’explication requise par le double paradoxe du § 1 n’en reste pas là. On change en effet de plan, on passe de la double mécanique des passions que je viens d’évoquer – l’idéale et la vulgaire - à un plan métaphysique, très probablement malebranchien (p. 50, § 2). L’idiote malignité de l’orgueil fondé sur la seule naissance est aussi désarmée par un ressort plus secret encore que la surprenante virtuosité de la parade, un ressort qui touche à la nature même de l’âme. L’aristocrate imbu de vanité n’est pas seulement frustré de sa délectation, pas seulement habité en silence par le dépit, ou la rage, ou le désarroi, ou la stupéfaction. Malgré lui, parce qu’il a une âme, il est contraint à une autre passion, cette fois positive : l’admiration aussi innée qu’irrésistible pour le « beau » moral, pour le « courage », pour la justice, pour une autre « noblesse » que celle du ventre et du parchemin.

Ce sentiment, chez Malebranche, renverrait évidemment à Dieu, mais le roman ne vise pas si haut, il reste dans son ordre. Il n’en demeure pas moins que le ressort malebranchien efface et remplace deux passions lourdement corrompues et corruptrices, au lourd passé théologique : l’orgueil et la curiosité, sources du péché originel. Il ramène l’âme, dit le narrateur méditatif, « à la raison » ; il substitue la vraie noblesse des vrais mérites à la noblesse factice des conventions humaines. L’humilité volontaire se révèle du coup une « fierté sensée », fort différente de « l’orgueil impertinent », doublement défait : d’abord par la confusion née de la surprise, ensuite par l’admiration innée pour le beau et le juste. Faut-il convoquer ici la différence canonique entre amour de soi légitime et sa corruption en amour-propre ?

 

Esquissons quelques conclusions, partielles et  évidemment  rapides.

1/ Loin de s’arrêter « au seuil des passions », le texte nous y plonge d’emblée. C’est un constat indiscutable. Il conviendrait donc d’examiner, au fil du roman, la combinatoire des passions classiques narrativement efficaces, avant de s’aventurer dans les pulsions freudiennes.

2/ Le narrateur, fils de fermier et laquais devenu fermier-général, enrichi et anobli, est donc en quête d’estime auprès des aristocrates bien nés, mais aussi des lecteurs, à rebours d’un préjugé quasi universel envers sa caste qui, historiquement, ne comptait évidemment aucun ancien laquais dans ses rangs, contrairement à un mythe alors répandu). La franchise sur l’origine, présentée comme l’axe de sa vie au travers de ses métamorphoses socialement scandaleuses, engage la sincérité du récit de soi à venir.

3/ Force est de constater que ce récit s’interrompt non pas au seuil des passions et du grand amour, comme l’avance le préfacier au nom d’une hypothèse générale sur l’anthropologie du « sujet marivaudien », mais au seuil de la carrière de financier, au seuil donc d’une plongée dans l’arène de l’or et du pouvoir. Il n’est pas assuré que le narrateur puisse se désennuyer, s’estimer et se faire estimer aussi aisément au-delà du seuil pas encore trop souillé de sa vie, une vie désormais vouée à la soif de l’argent, de l’avancement, des calculs comptables et politiques. On pourrait donc ajouter une cinquième hypothèse sur l’inachèvement : le récit s’arrêterait en toute logique sur Versailles et ses bureaux. Jacob alias M. de la Vallée alias M*** n’aura d’autre choix moral, vu sa profession, que devenir M. de Fécour ou M. Bonno : rigoureusement impitoyable, c’est-à-dire conforme à son métier, ou clandestinement sensible à l’occasion, notamment aux jolies solliciteuses.

La formidable ellipse de la narration prend du coup un sens saisissant, quoique implicite et laissé à l’appréciation du lecteur. La captation du lecteur par un narrateur avide d’estime, mais devenu très sûr de lui, passe par la franchise affichée dans le titre, le préambule et le récit, mais aussi l’éclipse de toute sa vie au-delà des premiers mois à Paris. Pourtant,  l’essentiel est esquissé dans l’épisode versaillais, et quel lecteur d’alors pouvait ignorer ce qu’on pensait, à tort ou à raison, des financiers ? On mesure là les roueries du récit à la première personne, et la virtuosité du romancier.

En somme, la « franchise » plaît à Dieu ; elle plaît aussi à l’âme et à la raison ; elle devrait plaire enfin aux lecteurs, à condition toutefois de s’interrompre à temps. Dans cette hypothèse, il n’y aurait pas vraiment d’inachèvement, la remémoration s’arrêterait là où elle le doit, du point de vue d’un narrateur en quête d’une estime publique qui ne lui est pas acquise, loin s’en faut.

Cette interprétation peut paraître un peu retorse. Mais faut-il croire que l’amour-propre manque de ruse, et Marivaux de finesse ? Force est de constater que l’opération, rendue très délicate par le métier exercé, est somme toute réussie : le fermier-général immensément enrichi sur le dos des contribuables s’est bel et bien rendu sympathique, et par ce qu’il choisit de dire, et par ce qu’il décide de taire ! Si réussie que  le préfacier du GF lit dans ce parcours une sublimation par la « culture du sentiment ». Montesquieu, lui, tenait à voir dans Manon Lescaut l’histoire bizarrement sublimée d’un escroc et d’une catin. On mesure là toute l’ambivalence des récits à la première personne à l’âge classique.

 

Jean Goldzink (octobre 2012)

 

 

 

 

 

 

 



[1] On peut bien entendu choisir d’autres entrées, théologiques ou purement philosophiques.

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