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20/02/2013

Le Plaisir dans la lettre 81 des Liaisons dangereuses

                                         

[Cette étude a été élaborée par Jean Goldzink, spécialiste des Liaisons dangereuses et du libertinage, en référence au thème qui figurait au programme des CPGE commerciales pour l'année universitaire 2012-2013 : le plaisir. Elle est publiée ici avec son aimable autorisation. G.B.]

 

      LE PLAISIR DANS LA LETTRE 81

                                                DES LIAISONS DANGEREUSES

 

Pourquoi Les Liaisons dangereuses ? Parce que le plus fameux roman libertin est l‘exploit inouï d’un militaire désœuvré, d’un amateur qui dame à jamais le pion, d’un coup et d’un seul, aux meilleurs romanciers français du siècle, Crébillon, Diderot, Voltaire, Rétif, voire Marivaux.

Pourquoi la Lettre 81 ? Parce qu’elle joue un rôle stratégique dans ce roman impeccablement pensé de bout en bout. Si impeccable et radicalisé que Laclos ne pourra jamais en écrire un autre. En effet, Mme de Merteuil y dévoile à Valmont, son complice et rival en libertinage, la logique et la genèse de sa conduite dans le monde tel qu’il va. Pourquoi Valmont n’a-t-il pas droit au même traitement, c’est-à-dire à une lettre qui exposerait son propre système de libertinage ? Eh bien, tout simplement parce que c’est un homme, donc un libertin au su et au vu de tous. Au fondement de cette différence entre les deux rivaux qui joutent à distance sur le papier et dans les lits tout en se confiant leurs secrets, il y a donc l’inégalité des sexes. Inégalité instituée, non naturelle, par conséquent arbitraire et oppressive aux yeux de Laclos. Il la juge même plus fondamentale que l’inégalité politico-sociale dénoncée par Rousseau dans son fameux second Discours (1755), muet au demeurant sur la question des femmes.

Je passe pour l’instant sur les raisons qui poussent la marquise de Merteuil à s’expliquer aussi franchement et aussi imprudemment. Elle répond notamment à deux longues Lettres de Valmont (76, 79), où ce dernier lui prodiguait ses conseils de prudence à l’égard d’un libertin nommé Prévan, que Valmont estime trop redoutable pour que la marquise puisse se risquer dans une liaison aussi dangereuse.

Comment procéder à l’analyse de la fameuse Lettre 81 ? Je ne connais en interprétation des textes qu’une seule méthode adéquate : la paraphrase. Nous allons donc suivre le fil de la réponse de Mme de Merteuil. Au minimum, vous saurez au moins ce que le romancier lui fait dire. Et à partir de là, il devient loisible d’interpréter avec quelque rectitude.

 

Sarcasmes

1. Le § 1 laisse éclater l’exaspération et l’orgueil piqué à vif de la marquise, ainsi que son mépris accablant à l’égard de Valmont. La plupart des critiques, notamment féministes, font de Mme de Merteuil un personnage dont la volonté et l’intelligence sont si exceptionnelles qu’elle ne saurait suivre les pulsions du corps et des passions, bonnes pour le vulgaire en général, et Valmont en particulier. Pur fantasme, aussitôt démenti par ce 1er §. Conformément à la définition classique de tout personnage fictionnel, dit « caractère » (article CARACTÈRE de l’Encyclopédie), Mme de Merteuil pourrait bien  obéir elle aussi à une passion rectrice de ses actes et paroles, en l’occurrence l’orgueil. Mais il faudra le démontrer plus amplement, car l’incipit de la lettre 81 n’avoue qu’un mouvement d’« humeur ». En tout cas, cette humeur ne manque pas de vivacité agressive. En société, ce serait impossible, il faudrait passer par l’ironie polie, policer le langage, cacher les affects. Pourquoi est-ce possible ici ? En raison du pacte de franchise qui fonde la correspondance entre elle et Valmont, depuis qu’ils ont substitué la confiance amicale à la liaison sensuelle, autrement dit remplacé une passion par une autre.

2. Le second paragraphe poursuit sur le même ton, mais en laissant éclater l’ironie méprisante, ouvertement satirique : « incroyable gaucherie », « je souris », « effort sublime », « actions d’éclat », « ton doctoral ». Tacitement impliqué dans ces sarcasmes, l’orgueil se manifeste en plein jour dans le second mouvement du § : « Mais que vous puissiez croire que j’aie besoin de votre prudence, que…, que… ». Cependant (habileté rhétorique), c’est à Valmont qu’on reproche de pousser l’orgueil vraiment trop loin, aux dépens de celui de la marquise, infiniment plus légitime selon elle !

C’est à la fin de ce second § qu’apparaît le mot « plaisir » : Mme de Merteuil refuse catégoriquement de « sacrifier un plaisir, une fantaisie », c’est-à-dire son début de jeu libertin avec Prévan, au nom de la « prudence » et donc de la crainte. Ce plaisir n’est certes pas présenté comme un besoin, tout juste une gâterie saisie au passage, un amusement, en langue libertine une occasion, mais il est hors de question de s’en priver. L’enjeu n’est pas dans l’objet ; il est tout entier dans l’idéal du moi : renoncer, c’est se sous-estimer, se rabaisser, se trahir. Chez Corneille, on parlerait de « gloire », d’« honneur ». Mme de Merteuil et Valmont font du libertinage une éthique tendue vers l’exploit, comme si le libertin aspirait à devenir un  héros. Il ne s’agit plus seulement d’avoir (du plaisir), mais d’être – être le meilleur

3. Le 3ème § poursuit le thème méprisant de la « distance », de « l’intervalle » énorme entre elle et Valmont (§ 1) : « Et qu’avez-vous donc fait, que je n’aie surpassé mille fois ? » On est bien dans la rivalité de deux égos libertins en compétition ouverte, comme tous les hommes, dans ce type de mythologie libertine, le sont aussi sur le marché concurrentiel des séducteurs mondains. Mais le § 3, loin de parler d’elle, se délecte à dénigrer Valmont : les exploits dont il se vante (lettres 76 et 79) ne reposent sur aucun mérite réellement personnel. Toute femme (§ 4) le surpasse en prudence et finesse. Pourquoi ? Parce qu’il n’a nul besoin de ces talents, contrairement aux femmes, tenues par l’inégalité de les cultiver sans cesse (§ 5). L’immense écart de valeur entre la marquise et Valmont est donc à la fois individuel et social, personnel et collectif.

À supposer, poursuit la marquise, que les hommes déploient autant d’adresse à vaincre qu’une femme à résister ou céder, il n’en reste pas moins une évidence déclarée triviale, à savoir la différence décisive entre les deux sexes devant la FIN de la liaison : l’homme rompt quand il veut et comme il veut, alors que la femme « est sans ressource » quand une relation lui pèse et qu’elle souhaite en sortir (§ 6-9). En somme, malheur à celle qui rencontre la première le déplaisir ou le dégoût dans une liaison. En finir relève, pour les femmes, de l’exploit presque impossible, sauf consentement improbable du partenaire. Seule la femme est ligotée par la liaison, qui ne vise pourtant que la rupture.

Or la marquise a su se jouer à sa guise, Valmont le sait par leur correspondance, de « ces hommes si redoutables » (§ 10). Redoutables non pas par leurs talents, bien entendu, mais par l’avantage des mœurs, par l’inégalité conventionnelle des sexes devant l’opinion publique, qui dégrade à jamais les femmes pour des actes dont les hommes tirent leur lustre mondain. C’est donc que, « née pour venger mon sexe et maîtriser le vôtre, j’avais su me créer des moyens inconnus jusqu’à moi. » (§ 10).

Résumons : forcément plus habile que les hommes, car femme, Mme de Merteuil est autrement plus adroite et inventive que toutes les autres femmes d’aujourd’hui et d’hier. Elle a découvert comment « maîtriser » les hommes, autrement dit comment renverser la logique sociale, l’inégalité arbitrairement instituée des sexes devant le plaisir sexuel.

Alors, héroïne de la féminité, l’implacable marquise ? C’est l’opinion générale, d’une touchante unanimité. Écoutons pourtant ce qu’elle dit aussitôt après, au § 11 : « Ah ! gardez vos conseils et vos craintes pour ces femmes à délire » qui, ayant  « leurs sens dans leur tête », « croient que celui-là seul avec qui elles ont cherché le plaisir, en est l’unique dépositaire ». Ces femmes délirantes, c’est-à-dire proprement folles, hallucinées, égarées, idolâtrent leur amant, confondent le plaisir organique avec son instrument transitoire. Leur péché d’idolâtrie consiste proprement à prendre le prêtre pour le dieu, le moyen (tel membre viril) pour la fin (le plaisir sensuel).

Autre catégorie extravagante, les femmes qui ne supportent pas qu’on les quitte (§ 12), comme si tout mâle n’en valait pas un autre pour obtenir ce qu’on en attend. Après les femmes sentimentales et les femmes vaniteuses viennent, tout aussi furieusement stupides, les femmes dites « sensibles ». Celles-ci sont tellement sous l’emprise de la sensualité qu’elle doivent sans cesse coucher par écrit leur reconnaissance éperdue, sans penser un seul instant, dans leur sottise imprudente, que « leur Amant actuel » est forcément « leur ennemi futur » (§ 13). Il en va donc des amants comme des États : tout allié est un ennemi potentiel. L’oublier est une redoutable bêtise, qui mène fatalement une femme ou un pays au désastre.

Conclusion : « Mais moi, qu’ai-je de commun avec ces femmes inconsidérées ? quand m’avez-vous vue […] manquer à mes principes ? » (§ 14). Et la marquise de commenter : ces principes « sont le fruit de mes profondes réflexions ; je les ai créés, et je puis dire que je suis mon ouvrage. » Mme de Merteuil n’a donc ni Dieu, ni Père, ni Maître, ni Égal, ni Enfant. Le personnage est par conséquent construit, c’est absolument clair et indiscutable, sur une passion qui, conformément à la doctrine classique évoquée plus haut, règle ses actes et discours : l’orgueil. Et si elle venge son sexe, ce n’est pas au bénéfice des oies stupides qui composent le troupeau affligeant qu’elle vient de ridiculiser avec un mépris écrasant, et qu’elle châtiera sans pitié aucune. Car les femmes réelles, toutes les femmes, sont pour elle un objet de dégoût, voire de honte. Sa vengeance se fait  au bénéfice de son Moi catégoriquement solitaire, orgueilleusement sculpté de ses propres mains. Avant de jouir d’autrui, la marquise jouit d’elle-même, de sa supériorité, de son dédain hautain pour tous et toutes. Les féministes ont apparemment choisi un bien étrange emblème… Il est vrai qu’on peut adorer des divinités dévoratrices, c’est même très banal, l’histoire des religions le prouve d’abondance.

 

Genèse de soi par soi en système inégalitaire

Commence alors, en toute logique, la célèbre généalogie d’elle-même, chargée de raconter la genèse des « principes » qui la guident inflexiblement (§ 15). Une des questions sera de savoir si l’on pourrait mieux comprendre pourquoi Mme de Merteuil, chantre de la prudence féminine, ne saurait renoncer au petit « plaisir », à la « fantaisie » nommée Prévan. On peut élargir l’interrogation : y a-t-il une place, et laquelle, dans cette orgueilleuse vision du monde, pour le plaisir, indissociable  a priori de l’idée de libertinage ?

Entrée toute jeune dans le monde sans passer par le couvent, Mme de M. y apprend aussitôt, dès l’âge de 15 ans,  l’art de la dissimulation, et par exemple à cacher ses chagrins sous « l’expression du plaisir » - et inversement (§ 16) ; à maîtriser ses « discours » au gré des « circonstances » (§ 17), à pénétrer les « physionomies » et tout ce qu’on entendait lui cacher (§ 18). Pourquoi s’acharner à tout dissimuler, tout inverser ? Pour protéger de toute intrusion, dit-elle, son seul bien, sa « pensée » (§ 17. Je passe sur le possible clin d’œil à Descartes). Comme toutes les « jeunes filles », elle cherche aussi « à deviner l’amour et ses plaisirs » (§ 19). Faute d’amie et de voix de la nature, sa « curiosité » a recours à un confesseur, devant lequel elle s’accuse de « tout ce que font les femmes ». Des réponses guère comprises du prêtre, elle déduit « que le plaisir devait être extrême », d’où le désir soudain « de le goûter », ce que son mariage immédiat interdit (§ 20-22).

De sa nuit de noces avec M. de Merteuil, elle fait une pure « occasion d’expérience », une froide recension des « sensations » éprouvées ;  et elle cache si bien sa sensualité spontanée à son époux qu’il lui fait désormais une « aveugle confiance », ce qu’elle renforce et exploite grâce à un « air d’étourderie » juvénile (§ 23-24). Bref, la jeune épouse joue d’emblée à la femme frigide, pour continuer à tromper son monde et garder sous clé ses affects et idées. Il s’agit de combattre la dépendance féminine en restant maître et possesseur de soi, y compris et surtout contre les élans de la nature.

Emmenée par son époux dans une « triste campagne », elle y découvre une loi universelle : « l’amour, que l’on nous vante comme la cause de nos plaisirs, n’en est au plus que le prétexte. » (§ 25). Il n’y aurait donc pas de lien directement obligé entre passion amoureuse et plaisir sensuel, entre le sentiment et la sensation ; on peut recevoir du plaisir sans donner son cœur (on verra que c’est moins simple en réalité, comme elle l’a d’ailleurs expliqué à Valmont dans la lettre X). Son époux vite expédié au cimetière, elle décide de rester veuve, donc libre, et renforce ses « observations » directes par des lectures, qui lui apprennent la table complète des normes socialement convenables qu’il faut feindre de respecter (§ 27-28). Sa « coquetterie » lui dicte aussi, pour parvenir au « bonheur » (§ 29), non pas de ressentir mais d’inspirer l’amour, tandis que la « prudence » lui gagne le soutien puissant des « prudes » (§ 32). Plaisir et réputation, les deux objectifs indissociables de la marquise, qui la font être ce qu’elle est : un être absolument unique, sont donc selon elle le fruit concerté de calculs stratégiques, de principes politiques clairs et distincts, d’une autogenèse volontaire guidée par le seul entendement. Mme de M. serait la seule femme qui ait réellement mangé et assimilé le fruit de l’arbre de la connaissance.

La traduction pratique consiste à se montrer « comme une femme sensible [pour attirer les hommes dans son salon], mais difficile » (§ 33), quasi « invincible » : il s’agit en effet de résister spectaculairement à ceux qui ne plaisent pas, pour « me livrer sans crainte à l’Amant préféré » - liaison soigneusement cachée sous couleur d’extrême « timidité » (§ 34). Cela implique : 1/ de supprimer les préliminaires, quitte à se tromper dans le choix d’un partenaire ; 2/ « de ne jamais écrire » ; 3/ de surprendre les secrets d’autrui pour se protéger des indiscrétions ; 4/ faute de ces moyens, de prévenir le danger en l’étouffant « d’avance sous le ridicule ou la calomnie » (§ 36).

Et malgré tout cela, s’exclame-t-elle sarcastiquement à l’adresse de Valmont, « vous doutez de ma prudence ! » Malgré son très grand goût passé pour lui, il n’aurait pu la perdre devant l’opinion publique, faute de la moindre preuve crédible. Quant à leur correspondance, il sait ce qui en garantit le secret (§ 37). Pour la femme de chambre, elle est si sûre que Valmont lui a confié « des secrets assez dangereux », et de plus, « j’ai son sort entre les mains » (§ 38-39).

Comment croire alors sans ridicule que « je pusse redouter un homme au point de ne plus voir mon salut que dans la fuite ? Non, Vicomte ; jamais. Il faut vaincre ou périr. Quant à Prévan, je veux l’avoir, et je l’aurai ; il veut le dire, et il ne le dira pas » (§ 41). Comme tout homme en société libertine, car inégalitaire, Prévan « veut le dire » - dire le secret de leur liaison prochaine ; et comme tout amant de la marquise, « il ne le dira pas », faute de pouvoir être cru. Le roman nous expliquera plus loin comment la marquise s’y prendra en fait pour déshonorer Prévan devant l’opinion publique : en l’accusant d’une tentative de viol. C’est un meurtre symbolique, comme ceux des libertins à l’égard des femmes.

 

Commentaire

Cette lettre orgueilleusement cinglante affirme donc une finalité : « le bonheur ». Ce bonheur implique la sensualité, c’est-à-dire les liaisons sexuelles, mais sous la condition rigoureuse du secret ; secret qui vise à sauvegarder à la fois sa réputation de femme vertueuse et la maîtrise sur les partenaires masculins, rendus incapables d’ébruiter leur succès, et donc d’augmenter leur capital libertin, leur lustre viril, leur liste publique de femmes conquises et trahies. Il s’agit de résoudre une aporie à première vue insurmontable de la destinée féminine en société libertine : coucher et le cacher ; s’abandonner sans rien donner ; faire l’amour sans amour tout en faisant croire qu’on aime à la folie. Plus : qu’on cède pour la première fois, par égarement paroxystique, puisque femme invincible et maîtresse invisible. On se donne même, à l’occasion, un plaisir en principe réservé au sexe masculin : celui d’humilier le partenaire. Mais Mme de M. n’exerce cette jouissance extrême, dit-elle, que « quelquefois », avec prudence et parcimonie, quand elle sait qu’elle n’a plus rien à craindre (§ 36). Avec les autres, elle se montre « plus souple », et prépare donc plus adroitement la rupture, moment le plus délicat d’une liaison (ibid.).

Il est clair que le partenaire masculin, dans ce système dicté par l’état contemporain des mœurs (libertinage) et par l’inégalité bien plus ancienne des sexes, se doit de devenir l’instrument du plaisir physique, en perdant toute capacité de nuire à la femme qu’il croit avoir conquise, et dont il savoure la prochaine immolation publique, d’autant plus savoureuse qu’il s’agit d’une prude fausse ou égarée. Il est donc question d’utiliser l’individu viril de telle façon qu’il soit tenu de renoncer, quelle qu’en soit la manière souple ou brutale, aux deux privilèges de la domination masculine : privilège de la rupture, et privilège de la divulgation. De par ses talents, et à son unique profit, Mme de M. serait donc la première et seule femme à rompre le fatal destin des femmes en société.

On comprend dès lors pourquoi il ne saurait être question de renoncer à Prévan ; c’est une question de principe, une question d’honneur, une question vitale, qui touche à la racine même du Moi. Sur ce terrain, comme pour les héros cornéliens, nul compromis n’est envisageable. Car il renierait et dissoudrait le Moi artificialiste auto-construit, sa raison de vivre, sa raison d’être. Mme de M. ne pourra par conséquent que choisir la guerre contre Valmont, en refusant farouchement le raisonnable compromis proposé (une nuit ensemble, comme au bon vieux temps, sans promesse ni tromperie).

En somme, peut-on dire que pour Mme de Merteuil, le bonheur est dans le sexe ? Oui, à condition d’entendre le double sens de l’expression. Il n’y a pas pour elle de bonheur possible sans rapport sexuel, sans inconstance dans ce rapport, c’est-à-dire, au sens strict, sans libertinage. Car le libertinage est d’abord l’inconstance, la circulation incessante des corps pris et abandonnés, circulation qui fait à la fois le prix variable de chaque mâle sur le marché des réputations, et la dévaluation aussitôt irrémédiable de toute femme séduite : là réside l’inégalité des sexes. Mais le plaisir sensuel ne peut à lui seul, dans ce type de libertinage systématisé incontestablement issu de Crébillon, constituer une fin en soi, un but hédoniste autosuffidant.

La jouissance physique de Mme de Merteuil, c’est une condition sine qua non de la satisfaction voluptueuse, doit s’accomplir dans et par l’annihilation, sourde ou ouverte, de la domination masculine. Le plaisir  passe impérativement, pour la marquise en guerre contre tous, hommes et femmes, par la maîtrise du sexe dit fort, dépossédé de ses privilèges génériques, entendons socialement institués et hérités. Peu importe que le partenaire masculin en ait conscience quand il se dépense sur le ventre blanc apparemment offert au plaisir et à la trahison ; il suffit que Mme de M. le sache et puisse s’enivrer de ce savoir et de ce pouvoir jugés uniques. En d’autres termes, l’héroïne est censée jouir doublement : du rapport sexuel et du rapport des sexes. Rapports impérieusement noués, indissociables. Il est question, pour décupler le plaisir, de coupler l’ordre physique de la copulation et le renversement des lois immémoriales de la  physique sociale.

 

Les apories de la révolte solitaire

Mais peut-on prendre entièrement au pied de la lettre cette véhémente apologie de soi par soi ? La marquise, en un effort sublimement solitaire, sans précédent ni successeur, a-t-elle vraiment résolu la quadrature du cercle féminin : coucher hors mariage pour trouver le plaisir, et du coup subir l’inexorable loi qui transforme l’amant en bourreau, la jouissance en douleur, la confiance en humiliation, l’unisson des corps en guerre sociale et totale où les femmes perdent à tout coup, quel que soit leur choix ?

Il faut d’abord se tourner vers l’économie libidinale de ce système de plaisir. Rappelons-en encore une fois la règle : Mme de Merteuil veut obtenir un plaisir sexuel qui n’aliène, contrairement à toutes les femmes présentes et passées, ni sa liberté intime ni sa réputation mondaine. Car cette réputation est bien entendu la condition rigoureuse de sa liberté, de sa maîtrise, le fondement de son Moi. Dès qu’elle la perd, le système du Moi et de son libertinage s’effondre, et ses plaisirs s’évanouissent à jamais. Par plaisir, il faut entendre non pas la satisfaction, modérée ou paroxystique, des divers sens, mais la volupté sexuelle, celle qui seule met en relation avec l’indispensable ennemi – l’homme. L’homme acharné, par pression et oppression sociales, à perdre les femmes, et seul en état de susciter la jouissance.

Autant qu’une mythologie de l’intelligence et de la volonté (Malraux), Les Liaisons dangereuses sont une mythologie de la sexualité. Mythologie à double face : il n’y a de plaisir intense et jouissif que dans le sexe ; et ce plaisir est inséparable de la guerre des sexes. Si l’on se place du point de vue des personnages, on pourrait parler d’une hystérie du plaisir sexuel sous contrainte sociale, pour les hommes comme pour les femmes : tout mondain est voué à la liaison, et à sa trahison. Et du point de vue du romancier, d’une épuration esthétique radicale, homologue à celle des tragédies françaises. Même abstraction en effet du monde réel, mêmes passions obsessionnelles, même unification et purification extrémistes de la représentation fictionnelle. Le pouvoir de fascination du mythe libertin ainsi radicalisé et décanté 50 ans après son invention par Crébillon, tient sans conteste à cette homologie entre roman et théâtre classique, et plus précisément encore, chez Laclos, entre récit libertin et tragédie.

D’après la Lettre 81, donc, tout baigne, Mme de Merteuil, véritable surhomme, a tout concilié, tout résolu, tout maîtrisé. Et c’est ce que répète en chœur la critique. Mais est-ce réellement le cas ? Pas vraiment, si l’on se souvient de la Lettre X au même Valmont, tout aussi hargneuse et dédaigneuse. Dans cette Lettre, la marquise vante à Valmont, follement amoureux d’une dévote au cœur sensible et naturel, l’art du vrai et pur plaisir libertin tel qu’elle le pratique avec son jeune et infatigable amant du moment, Belleroche. Allons droit à l’essentiel : forcée d’éradiquer l’amour pour conserver sa liberté et rester une authentique et souveraine libertine, Mme de Merteuil est mécaniquement contrainte, pour obtenir un plaisir forcément inférieur à celui du vrai désir amoureux partagé, de se choisir des amants naïfs, des ingénus sincères, comme Belleroche puis Danceny. Il n’est pas vrai, elle l’a expliqué elle-même dans la lettre X, que l’amour soit seulement le prétexte du plaisir. Elle a reconnu, c’est une loi sensualiste inexorable, que son absence affaiblit forcément la sensation. Qui aime jouit davantage, c’est une loi sensualiste, une loi géométrique.

Ce que la lettre X révèle, c’est que la marquise est obligée, inflexiblement obligée par la mécanique des sensations découplées de l’amour, de jouir moins de ce qu’elle ressent que des sincères émois du partenaire masculin – émois qu’elle agence en savante comédienne des passions. Autrement dit, elle est tenue de jouir en spectatrice voyeuriste d’un théâtre des sentiments dont elle est l’organisatrice et le seul public. Il lui est par conséquent impossible d’éprouver une jouissance absolue, directe, enivrante, celle que Valmont découvre avec Mme de Tourvel, sous les sarcasmes de sa partenaire, et qu’il va sacrifier par orgueil, mais aussi pour rester ce qu’il est, pour conserver, comme elle, son Moi : un libertin soi-disant souverain, et en réalité entièrement sous l’emprise des mœurs. Le libertinage, voué au plaisir sexuel, se heurte de toute nécessité, en raison même de l’idéal de maîtrise et de traîtrise, à la dégradation absolument fatale, car mécanique, du plaisir. C’est ce manque fondamental, ce vide, cette insatisfaction, sus ou insus, qui poussent sans relâche à l’inconstance et à la surenchère, et du coup vers la guerre et, chez Laclos, la mort.

Cela vaut pour tout candidat à la maîtrise, au statut de roué, pour Valmont comme pour la marquise. Quoi qu’elle prétende ici, c’est une conséquence inéluctable, une loi immanente de l’univers libertin poussé à bout, pensé jusqu’au bout. L’éradication du sentiment amoureux, fondement explicite, loi première de ce libertinage radical, érode inexorablement la sensation, affaiblit le plaisir, réclame de toute nécessité ce qu’on appelle au XVIIIe des « suppléments ». Le libertin doit suppléer, sans fin et sans relâche, au vide creusé par le libertinage, tenu pour exister de couper la racine de l’amour, et donc d’étioler les sensations les plus intenses du plaisir. On ne peut pas lire la Lettre 81 en oubliant la Lettre X, ou plutôt la logique d’ensemble qui mène au dénouement. Il faut absolument saisir la cohérence interne du système libertin ainsi extrémisé. Sinon, on risque fort de ne comprendre rien à rien. C’est-à-dire : pourquoi ce roman est si fort, si inoubliable, pourquoi il surpasse tous les autres. Car si on ne répond pas à cette question, on n’a rien fait. On bousille le métier, on parle pour ne rien dire, on s’agite vainement dans le vide.

C’est cette logique implacable de l’émoussement du plaisir, de l’ennui, qui pousse Valmont, nul hasard en cela, à sortir avec Mme de Tourvel du cercle devenu fastidieux des liaisons libertines à répétition ; et ce point de départ du roman, on le remarque trop rarement, ne doit absolument rien à la marquise, qui en refuse d’emblée rageusement la pertinence. Autre fait fort peu noté : celle qui crible tout au long Valmont de ses railleries méprisantes, doit sortir elle aussi du cercle avec ses amants ingénus, seuls recours contre la diminution fatalement mécanique du plaisir. Mme de Merteuil est de fait hors d’état d’expliquer en quoi un jeune ingénu tout frais sorti de l’école, qu’on manipule comme un jouet, une poupée, un pantin ventriloque, serait moins ridicule qu’une dévote amoureuse. C’est ce que les admirateurs passionnément étourdis du personnage, féministes ou pas, refusent de voir.

Or le fait est là, patent, criant : l’un comme l’autre des deux héros du libertinage extrémiste (faut-il dire pascalien ?), du mensonge érigé en art et en morale, ont un double besoin absolument nécessaire, qui les oblige à sortir du cheptel libertin. Besoin d’abord d’être sincèrement aimés, l’un par Mme de Tourvel, l’autre par ses naïfs jouvenceaux. Et besoin de se confier, pacte d’alliance qui les tuera l’un après l’autre, l’un par l’autre, en raison directe de leur confidence épistolaire. C’est la loi paradoxale mais inéluctable du libertinage poussé à bout, pensé à fond, jusqu’à ses apories internes : le plaisir libertin s’épuise à s’exercer entre libertins vraiment libertins ! Il faut impérativement de la chair fraîche, non encore contaminée par les mœurs dénaturées.

Le seul plaisir que Valmont et Mme de Merteuil peuvent se donner l’un à l’autre, c’est la vérité de leur correspondance, la confiance sous menace réciproque d’anéantissement. Mais elle débouche forcément, si l’on pense la chose à fond, sur la guerre et la mort des rivaux. Reste que Valmont est le seul qui franchisse le seuil interdit, en s’avouant amoureux, et du coup sensible à des émotions inconnues, des plaisirs déjà vertigineux avant même la copulation, plaisirs à jamais interdits à la marquise dans son lit transformé en petit théâtre des simulacres. Sa vraie jouissance sera dès lors de pousser Valmont à détruire son amour, en s’en attribuant évidemment, à tort bien entendu, le seul mérite, aux applaudissements frénétiques des critiques qui font profession de croire tout ce qu’elle dit d’elle-même, au lieu de chercher la logique du système qui broie ces matamores volubiles de la maîtrise.

 

Les deux imprudences fatales de la marquise

Dès lors que tout l’effort de la marquise est tendu vers la revanche sur les hommes par l’imitation maximale des hommes, libertins par obligation sociale, les satisfactions de l’orgueil doivent l’emporter sur le plaisir sensuel, automatiquement affaibli par l’interdiction d’aimer, fondement et tombeau de ce libertinage. Mais est-il au moins possible de concilier l’orgueil avec la prudence, comme le proclame sans cesse la lettre 81 ? La suite du roman démontre le contraire. La marquise tombe et doit tomber, parce que la passion d’orgueil qui la constitue et la dévore pousse à deux imprudences mortelles. La première, violemment contraire à ses principes, est d’écrire à Valmont. C’est évidemment la condition sine qua non de la partie la plus brillante du roman, sans laquelle il s’effondre ; et comme il faut impérativement motiver cette apparente inconséquence, elle est en toute logique justifiée par la passion fondatrice : l’orgueil a besoin d’un témoin, d’une oreille, en l’occurrence un libertin fameux, et donc un rival, un emblème masculin qu’il s’agira fatalement d’écraser à son tour. Le libertinage pensé par Laclos dans le sillage de Crébillon, c’est du Hobbes mis en roman, du Hobbes relu par Rousseau. L’état de nature hobbesien s’est transporté en société monarchique ultra-policée, réglée par les lois entièrement artificieuses du pacte social libertin.

La seconde, tout aussi obligée que la liaison avec Prévan, est de déclarer la guerre à Valmont (« Eh bien, la guerre ! ») : il faut vaincre ou périr, dit fortement et d’avance la Lettre 81. Vaincre Prévan, c’est s’obliger à vaincre Valmont. Mais comment vaincre, vaincre seule, en un système depuis toujours inégalitaire ? On mesure là la niaiserie d’une idée proposée par Tsévan Todorov en 1967, dans une thèse soutenue devant R. Barthes, et qui a fait un tabac unanime, immédiat et durable dans la critique : la fin des « Liaisons dangereuses » serait ironiquement conventionnelle, postiche, sarcastiquement morale, la marquise est bien trop forte pour perdre ainsi la partie, le romancier trop intelligent, trop insolent et inconvenant  pour finir aussi platement ! D’autres ont imaginé, à la suite de cette grande idée, que Mme de M. n’était en fait pas du tout défigurée par la variole, qu’elle partait vivre d’aussi grandioses aventures à l’étranger ! On prend la diligence, on passe la frontière et on recommence. C’est, sous couleur de féminisme, prendre Laclos pour un lecteur de mangas, un auteur pour adolescentes.

Car en fait, bien sûr, aucun héros tragique n’est en fait jamais mort, tout le monde le sait… On nous le demande d’ailleurs instamment : quelle preuve avérée, positive, scientifique, avons-nous de ce ravage facial ? Je ne vais pas perdre le temps que je n’ai plus à critiquer ces sottises, je l’ai déjà fait, et d’ailleurs en vain. Je me contente de rappeler que Laclos a lui-même expliqué, dans un essai philosophique inachevé, que la libération des femmes ne pouvait venir que d’une révolte collective, autrement dit, à moins que je ne comprenne rien, d’un changement de contrat social, qui mettrait donc fin au libertinage, produit obligé de l’oppression des femmes (« Des femmes et de leur éducation »).

Or, ce libertinage issu de la corruption sociale, cette dénaturation de l’amour et du plaisir, Mme de Merteuil, loin de vouloir en sortir, en adopte à l’évidence toutes les règles comme autant de règles morales inflexibles ; sa révolte est une imitation et une adaptation forcenées des rôles virils en société « perfectionnée », c’est-à-dire dégénérée, dénaturée (Rousseau) ; l’auto-éducation qu’elle célèbre avec tant d’orgueil, qu’est-ce, sinon un pastiche frénétique des vices masculins engendrés par l’inégalité au sommet oisif de la société ? Mme de Merteuil va incontestablement au bout d’elle-même, mais elle ne peut que se briser sur l’ordre des choses. Ce que Todorov prend pour une fin postiche, car bêtement moralisatrice, c’est, pour un lecteur conséquent de Rousseau comme Laclos, l’impossibilité catégorique d’une victoire de la marquise. Ou bien l’ordre social inégalitaire demeure, et Mme de Merteuil est anéantie ; ou bien il change, et il n’y a plus de Mme de Merteuil.

Ne pas faire l’effort de comprendre cela, c’est vraiment faire le malin à peu de frais. Telle est du moins ma conviction, qui voit dans Les Liaisons dangereuses le génial roman d’un officier d’artillerie lecteur de Rousseau. Et donc l’antithèse parfaite de La Nouvelle Héloïse, roman des liaisons vertueuses et des plaisirs authentiques, quoique finalement défaillants, puisque humains.

 

Conclusion

1. Il me semble qu’il faut distinguer clairement plusieurs courants dans le libertinage d’Ancien Régime. Les deux premiers sont antérieurs au 18e siècle, et il vaut mieux le savoir. Il s’agit d’abord du libertinage philosophique, conceptuel, argumentatif. Ensuite, du libertinage érotico-obscène, qui exalte la libre jouissance sexuelle voulue par la Nature, mais bridée par les conventions morales et religieuses. Ces deux courants se poursuivent au 18e siècle, le premier se coulant dans la « philosophie » des Lumières, comme les théologiens catholiques ne cessent de le dire et de le reprocher aux « nouveaux philosophes ». Le troisième est le libertinage romanesque inauguré par Crébillon, porté à son comble par Laclos, et le seul spécifique du 18e siècle. Il se présente comme le pseudo-reflet d’un système des mœurs contemporaines qui exclut Dieu et la morale transcendante traditionnelle, au profit d’une quête incessante du plaisir sexuel. Ce plaisir, loin de renvoyer à la Nature, aux besoins naturels étouffés par les préjugés, comme dans la tradition érotique, doit s’éprouver au sein d’une guerre des sexes qui dénaturalise la jouissance sensuelle pour la transformer en jeu pervers et cruel, en désir lancinant  de nuire aux femmes, livrées après usage au mépris public pour accroître le lustre viril. Il s’agit bien d’une logique sociale implacable, d’une guerre généralisée des hommes contre les femmes, et des individus entre eux.

Tout se passe comme si la pulsion de plaisir issue de la nature se trouvait dénaturée, corrompue. Corrompue sans doute, en dernière instance, par le péché originel chez un jansénisant comme Crébillon ; par la socialisation injuste chez un rousseauisant comme Laclos. Il me paraît impossible de confondre ces trois courants sous le chapeau mou, et en vérité informe,  du mot « libertinage » employé sans le moindre désir de définition claire. Un simple effort de distinction permet par exemple de voir que l’originalité de Sade n’est pas dans la combinaison, patente au XVIIe , des deux premiers courants ; elle est dans le fait de pousser la quête du plaisir égoïste jusqu’aux violences les plus monstrueuses. Leur justification  philosophique forcenée par l’instinct naturel exclut du coup le troisième courant, fondé au contraire sur la dénaturation sociale et l’emprise des mœurs mondaines, mœurs fictivement identifiées au libertinage ainsi mis en système. Mais il vous faut savoir que tel n’est pas l’avis de la plupart des spécialistes, comme le prouvent par exemple les diverses anthologies de textes libertins du XVII et XVIIIe, et leurs préfaces, acharnées à tout rassembler sous le même mot.

2. Il faut insister sur un point décisif. Le libertinage philosophique et le libertinage érotico-obscène tournent autour de la question antichrétienne du plaisir corporel, du bonheur sensitif. Le libertinage de Crébillon exacerbé par Laclos confronte quant à lui l’aspiration proclamée au plaisir avec ce qui l’exténue et le tue : le refus farouchement obligé de l’amour. Il me paraît impossible de confondre  la visée hédoniste traditionnelle de la satisfaction des sens, et une dénégation mortellement frénétique du sentiment amoureux. L’une est tonique, en dépit de sa simplicité, l’autre catatonique, malgré sa brillance. L’une se réclame de la vie, l’autre mène à la mort. Le sarcasme triomphal des deux libertins de Laclos, dont la lettre 81 donne un exemple éclatant, est en vérité proprement satanique. La quasi-unanimité des critiques contemporains y célèbre pourtant une exceptionnelle audace libératrice. À vous de choisir entre vision rose, ou rouge, et vision noire des « Liaisons dangereuses ».

3. On pourrait ramasser la logique du plaisir libertin ainsi entendu sous quelques lois enchaînées.

Loi I.     Le libertin conséquent éradique l’amour pour conserver la maîtrise, car l’amour implique égalité et réciprocité.

Loi II.  L’éradication de l’amour conserve le plaisir sexuel, mais en l’affaiblissant nécessairement.

Loi III.   L’affaiblissement du plaisir oblige à chercher des compléments.

Loi IV.  Mme de Merteuil les trouve dans le spectacle des émotions sincères qu’elle fait défiler chez ses jeunes partenaires ingénus ; Valmont dans l’humiliation publique des femmes, et tous deux dans la jouissance de leur maîtrise, jouissance à la fois partagée et disputée.

Loi V.  La maîtrise se lasse forcément de la répétition inhérente à ce système de plaisir, fût-elle une répétition de l’inconstance. C’est pourquoi Valmont découvre les plaisirs enivrants de l’amour avant même l’acte sexuel, et pourquoi Mme de Merteuil concocte sa vengeance suicidaire.

Loi VI. Au bout du compte, le système de plaisir libertin n’exclut pas seulement l’amour : il finit par exclure le plaisir intra-libertin. Mme de Merteuil ne peut coucher ni avec Prévan, ni avec Valmont, il lui faut des jouvenceaux ; et Valmont ne jouit qu’avec une dévote.

Loi VII.  Le libertinage comme idéal du plaisir sexuel sans amour est littéralement invivable. Il faut soit en sortir, soit en mourir. Ou, lot commun, y pourrir.

Loi VIII.  Loin de se libérer et de nous libérer, ces libertins supérieurement cyniques ou machiavéliens sont entièrement aliénés, à leur insu, par les mœurs émanées d’une société corrompue.

 

Jean Goldzink (oct. 2012)

 

 

 

 

 

 

 

 

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