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15/03/2014

Les dispositifs textuels dans la lettre 125 des Liaisons dangereuses

 

[Le texte ci-dessous est celui d'une conférence prononcée devant les khâgneuses de l'option Lettres modernes Ulm du Lycée Champollion en février 2014. Merci à son auteur, Dominique Höltze, spécialiste de Crébillon et du libertinage, auteur de  Le Roman libertin du XVIIIe : une esthétique de la séduction (SVEC, 2012), d'en avoir autorisé la publication sur ce blog.]

 

 

Les dispositifs textuels dans la lettre 125 des Liaisons dangereuses

(Commentaire composé de la lettre 125 des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos)

 

 

Dominique Hölzle

 

 

            La lettre 125 qui ouvre la 4e partie des Liaisons dangereuses[1] est une lettre capitale dans l’économie narrative du roman. Elle devrait représenter le point culminant des entreprises de Valmont, puisque la chute de Madame de Tourvel est aussi censée annoncer une réunion avec la Marquise de Merteuil. Cette lettre est donc une lettre de victoire totale du séducteur, destinée à prouver sa capacité à triompher des préventions d’une femme sensible, et à renouer sa liaison galante avec sa correspondante. Cette victoire d’alcôve se double d’un apparent triomphe esthétique : par son maniement virtuose du récit, Valmont entend démontrer sa maîtrise de la poétique libertine, qui suppose vitesse, jeux intertextuels et connivence avec le destinataire, tout en faisant basculer la narration vers une dynamique purement théâtrale, le libertin se présentant en effet dans la lettre 125 à la fois comme un dramaturge habile, et comme un comédien accompli, qui rappelle l’artiste évoqué par Diderot dans son  Paradoxe. Or, une lecture attentive de cette proclamation de victoire révèle que si victoire du libertin, il y a, c’est bien une victoire à la Pyrrhus. On peut en effet se demander qui séduit qui dans ce texte, et si ce que nous raconte ici Valmont, ce n’est pas plutôt sa propre chute, tant il est manifeste que le tableau de la détresse de la Présidente capte le regard de Valmont, et le place dans la position d’un spectateur submergé par la puissance évocatrice de la scène qu’il a mis tant de soin à composer, si bien que l’image du libertin sûr de lui et de sa maîtrise de soi et des autres finit par voler en éclats. C’est cette tension entre une éthique libertine revendiquée, et dont la séduction de Madame de Tourvel représenterait le triomphe, et la réalité d’une contamination de l’écriture de Valmont par les signes de la poétique de la sensibilité qui fait tout l’intérêt d’une lettre qu’il faut bien évidemment lire à la lumière de la lutte que se livrent les deux grands libertins de Laclos ;  mais c’est aussi à partir de la confrontation entre deux esthétiques, qu’il faudra approcher le texte : une esthétique galante, prisée par la destinatrice, reposant sur les principes combinés du rythme, de la distanciation et de la virtuosité intertextuelle, et une esthétique sensible, qui repose au contraire sur une dilatation et même sur une suspension du temps, ainsi que sur une rhétorique des regards et des corps qui se situe dans un au-delà du langage. Pour cela, nous verrons dans la première partie comment Valmont s’emploie à construire son image de libertin dans la lettre ; nous verrons ensuite que cette lettre est aussi étrangement sincère, puisque le Vicomte met en scène ses débats, ses hésitations face à la figure singulière de la Présidente de Tourvel, qui échappe au principe taxinomique qu’affectionnent les libertins ; enfin, c’est en analysant la transformation des dispositifs esthétiques mis en place par le Vicomte dans la lettre que nous essaierons de trouver une clé propre à expliquer l’évolution de Valmont.

 

 

I UN AUTO-PORTRAIT DU VICOMTE EN LIBERTIN

 

 

            Rappelons-le, dans les Liaisons, Valmont poursuit deux objectifs principaux, étroitement liés : conquérir Madame de Tourvel, et renouer avec Madame de Merteuil. Mais pour convaincre la Marquise, il est nécessaire que Valmont mette en avant sa fidélité à une doxa et à une éthique libertine qui sont les fondements de son lien avec elle. C’est ce qu’il fait dans la lettre 125, en reprenant à son compte une théorie des rapports entre les sexes d’inspiration libertine, et qui doit se lire comme un détournement de l’esthétique galante ; en effet, cette théorie se fonde sur une perception des rapports intersexuels comme un champ de bataille, tout en postulant l’universelle faiblesse féminine. Valmont utilise par ailleurs cette lettre pour construire de lui-même une image de libertin accompli – ce que nous appellerons un « éthos libertin » – en nous proposant le portrait d’un personnage sûr de ses talents de séducteur, portrait aussi mobile et versatile que pouvait l’être celui que proposait la Marquise de Merteuil quand elle séduisait Belleroche. Mais cette lettre est aussi pour le scripteur l’occasion de démontrer sa virtuosité d’auteur libertin, et sa fidélité à une poétique libertine prisée par sa destinatrice.

 

A) Présence de la doxa libertine

 

            Le libertinage, tel qu’il est pratiqué et conceptualisé par le couple des Liaisons n’est pas théorie de l’amour libre qu’auraient découvert les auteurs du XVIIIͤ  siècle, pas plus qu’il n’est une continuation de la philosophie matérialiste des libertins érudits du siècle précédent, même si on peut retrouver des traces de la pensée de Cyrano de Bergerac ou de Gassendi dans les discours des personnages libertins.  En réalité, le libertinage mondain, celui décrit par Crébillon dans toute son œuvre, ce cadre dans lequel s’inscrit résolument Laclos, doit se comprendre comme un détournement de l’éthique et de l’esthétique galante, née dans la deuxième moitié du XVIIͤ  siècle à la cour de Louis XIV. La galanterie postule la supériorité morale de la femme et son pouvoir civilisateur. Importante avancée féministe dans les cercles aristocratiques, la théorie galante impose aux hommes une soumission de façade aux femmes, qu’il s’agit de respecter, et même, par certains aspects, d’imiter. Le projet des galants est le suivant : proposer un modèle harmonieux et apaisé de relation entre les sexes, dans un cadre essentiellement aristocratique, modèle qui permettrait d’atteindre à une certaine forme de bonheur en s’appuyant sur une théorie particulière du plaisir.         Dans un tel modèle, la place de la femme est prééminente, et la douceur, traditionnellement associée à la féminité, se trouve valorisée. À l’exhibition brutale d’une virilité proclamée, comme avec les Chevaliers, ou les héros de Corneille, le galant doit donc préférer une image de douceur, de modération, au nom d’un idéal de rapprochement entre les caractères des deux sexes, dont les différences se trouveraient en partie gommées par l’effet de l’expérience de la société galante. Dans cette perspective originelle, être galant, c’est faire siennes des valeurs traditionnellement perçues comme féminines. La délicatesse devient le principe sur lequel doit s’appuyer la conversation et le style. Les femmes sont censées être spontanément délicates, et donc se comporter et s’exprimer avec du naturel, de l’aisance, de la simplicité. Le galant homme se doit aussi de proclamer sa soumission à la femme, qui se trouve placée au cœur de la vie mondaine, ce qui constitue un renversement important, le pouvoir politique, juridique, spirituel et même artistique étant tout entier du côté du masculin. Dans la perspective galante, tous les rapports ne peuvent être placés que sous le signe de la séduction, un système de séduction généralisé dans lequel chacun s’emploie à mettre en exergue sa délicatesse et son attention à autrui, système sur lequel se fonde le plaisir galant.

            Il faut bien ici comprendre l’originalité de la conception du plaisir pour les galants. Loin d’être associé au péché comme dans le discours religieux, ou à la subversion comme dans le discours libertin, le plaisir galant est un érotisme « socialisé ». Le plaisir galant repose sur une démultiplication et une atténuation des sollicitations sensuelles, de sorte que l’érotisme, loin de menacer le corps social, vient le consolider. Cette recherche du plaisir est une valeur sociale qui participe à l’amélioration éthique des galants, à travers des phénomènes d'imitation, mais aussi de ce que l'on pourrait appeler une ‘contamination spontanée’ de l'honnêteté et de la galanterie. Devenir honnête homme au sens de l’époque classique ne reposerait plus alors sur une forme d’ascèse, mais sur la fréquentation de ces ‘honnêtes gens’, fréquentation motivée par le plaisir qu’on trouve à s’entretenir avec eux, et qui entraîne ‘naturellement’ une conversion à l’honnêteté, par mimétisme. Or le libertinage pratiqué par Valmont, mais aussi celui décrit dans tous les romans libertins mondains de l’époque, doit se lire comme un renversement complet des principes de la galanterie, renversement d’autant plus difficile à percevoir qu’il s’effectue de manière insidieuse et masquée. En effet, sur le grand théâtre du Monde, tous les libertins, et en particulier Valmont et Merteuil, doivent faire mine de respecter les préceptes galants qui gouvernent les relations mondaines. Le premier objectif du séducteur libertin n’est pas la satisfaction d’une pulsion libidineuse débordante, c’est avant tout de prouver par l’exemple que la prééminence du féminin sur lequel se fonde en apparence la société mondaine est fallacieuse. Pour cela, il suffit d’attaquer la prétention des femmes à la supériorité morale, prétention sur laquelle s’organisent les relations sociales. Dans cette perspective, quel meilleur moyen que de séduire les femmes qui justement fondent leur éthos sur la revendication d’une vertu supérieure, et que les libertins désignent sous le terme de « prudes » ? La fidélité à cette doxa libertine, conçue comme une subversion des valeurs de la galanterie, on la trouve dans le discours de Valmont sur deux plans : le thème de la guerre des sexes, et la reprise d’un postulat : l’universelle faiblesse féminine.

            Dès les premières lignes de la lettre, la séduction de Madame de Tourvel est présentée comme une victoire militaire, et le champ des relations intersexuelles est clairement marqué comme un champ de bataille : « La voilà donc vaincue, cette femme superbe qui avait osé croire qu'elle pourrait me résister ! Oui, mon amie, elle est à moi, entièrement à moi ; et depuis hier, elle n'a plus rien à m'accorder. » (p. 283).  Cette première phrase est conforme à l’éthos libertin : il s’agit de percevoir la séduction comme une tension entre des attaques et une résistance, avec pour finalité l’instauration d’une relation d’emprise sur la femme séduite (« entièrement à moi »), le tout révélant également un goût caractéristique pour l’implicite et le gazé (« elle n’a plus rien à m’accorder »).  Valmont s’inscrit résolument dans un contexte de guerre des sexes, si bien que son recours à un lexique militaire ne peut être uniquement interprété comme une démonstration de virtuosité stylistique, destiné à prouver l’habileté narrative du scripteur, mais  correspond à une volonté de révéler la violence que les libertins entendent réintroduire dans les relations intersexuelles.

             C’est ce que confirme le communiqué de victoire, donné dans les pages 288-89, après le tableau de la chute de la Présidente, où les références militaires abondent. Valmont parle « des vrais principes de cette guerre », de l’ « ennemi », évoque ses « savantes manœuvres », « le choix du terrain », et il affirme qu’il n’a engagé l'action qu'avec une retraite assurée ». Le champ lexical de la guerre, les allusions à des grands conquérants, comme Frédéric II ou Turenne, participent bien sûr d’une volonté de distanciation ironique, caractéristique des échanges entre les deux libertins, et renforcée par la connivence établie par l’interpellation en ouverture (« ma chère amie »). Cependant, ce lexique militaire a aussi pour fonction de renvoyer à une réalité dans le monde des roués, réalité exacerbée dans le cas de Merteuil et de Valmont : les allusions guerrières sont révélatrices de la volonté libertine de réintroduire le conflit dans cette utopie d’harmonie des sexes qui fondait le projet galant. Pour Valmont, triompher de la vertu de Tourvel, qu’il aime présenter comme une prude, c’est aussi d’une certaine manière réintroduire un principe de domination masculine dans la vie mondaine.

            Outre le thème de la guerre des sexes, on trouve dans la lettre 125 le topos libertin de l’universelle faiblesse féminine, manière pour Valmont de rassurer sa correspondante sur sa fidélité à ses principes. Dans l’anthropologie libertine, alors que l’homme est mû par une énergie et une volonté qui à tout moment doivent être canalisées par une maîtrise de soi qui peut confiner à l’ascèse, la femme est essentiellement désirante, créature sensuelle qui se pare d’une vertu factice pour masquer une faiblesse que les séducteurs prétendent universelle. Dominées par leurs sens, les femmes, même les plus prudes, ne peuvent que céder face à une attaque bien menée, lorsque les circonstances s’y prêtent : c’est la théorie du moment, élaborée en particulier par les héros de Crébillon, et reprise par Valmont. L’art du séducteur, c’est justement de savoir repérer ces moments de faiblesse, afin de triompher des prétentions à la vertu de la victime. Dans la lettre 125, Valmont propose à la Marquise le récit d’un de ces moments, qui vient en principe prouver que les principes vertueux mis en avant par la prude Présidente étaient factices.           

            C’est toujours dans le but de rassurer sa correspondante que Valmont souligne dans sa lettre sa fidélité à l’éthos libertin, et en se peignant sous les traits les plus divers, pour faire surgir dans son texte une figure protéiforme, aussi changeante qu’insaisissable, l’ambition étant de dissoudre l’être derrière une sarabande de masques aussi plaisants qu’inconséquents.

 

B) L’éthos intertextuel de Valmont

 

            Le goût pour la lutte et la domination s’étend jusqu’aux pratiques d’écriture des libertins. Les grands séducteurs de Crébillon, et plus encore les héros de Laclos, se caractérisent par le plaisir du texte, et par la volonté, dans leurs discours, d’afficher une virtuosité rhétorique et artistique propre à éblouir, et même à subjuguer leurs destinataires, et dans le cadre des romans épistolaires, leurs correspondants. Par un jeu subtil de citations, d’allusions, de détournements ou de pastiches, les roués construisent des images d’eux-mêmes kaléidoscopiques, aussi brillantes que fugaces, un éthos qu’on pourrait qualifier d’éthos intertextuel. Ce travail est manifeste dans la lettre 125. Si l’on a jusqu’ici interprété le détournement du lexique guerrier et héroïque dans le cadre de la guerre des sexes, ce détournement contribue aussi à l’élaboration d’un éthos intertextuel qui se constitue à travers un jeu avec le registre épique. Les deux libertins de Laclos aimant se peindre sous les images de grands conquérants ou de personnages mythiques (Les allusions à Frédéric II, à Alexandre pour Valmont, à Dalila pour la Marquise). Il n’est dès lors pas étonnant de retrouver des échos cornéliens dans les paroles du libertin, avec la phrase d’ouverture dont la première partie pourrait constituer un alexandrin tragique : « La voilà donc vaincue, cette femme superbe […] » (p. 283).

            Ce discours tragique est combiné avec des éléments du discours pathétique de la sensibilité, dont le modèle reste la Nouvelle Héloïse de Rousseau, afin de subjuguer Madame de Tourvel : « Ah ! Cruelle, me suis-je écrié, peut-il exister pour moi un bonheur que vous ne partagiez pas ? Où donc le retrouver loin de vous ? Ah ! Jamais ! Jamais ! (p. 286). La période haletante de la phrase, les alternances entre exclamatives et interrogatives, l’emphase du discours, les répétitions sont autant de caractéristiques d’un discours qui prétend épouser les contours d’une émotion censée être d’autant plus authentique qu’elle s’exprime de manière maladroite et heurtée.

            Valmont s’amuse aussi avec le goût des précieux pour l’hyperbole, lorsqu’il annonce :  « C'est après ces préliminaires, nécessaires à savoir, qu'hier Jeudi 28, jour préfix et donné par l'ingrate, je me suis présenté chez elle en esclave timide et repentant, pour en sortir en vainqueur couronné. » (p. 284)

            Dans la lettre 125, Valmont apparaît donc tour à tour comme un héros épique, irrésistible stratège militaire, comme un amant précieux et soumis, comme un héros sensible, puis, lors du point culminant de sa scène de séduction, comme un héros tragique prêt à mourir, lorsqu’il s’exclame : Hé bien ! La mort ! (p. 287)

 

C) Poétique libertine du récit

 

            Ces jeux intertextuels qui permettent au libertin de se constituer à travers un composé d’images aussi fluctuantes qu’inconséquentes sont caractéristiques de cette poétique d’écriture libertine qu’affectionne Merteuil, et que Valmont s’efforce de reprendre. On retrouve d’autres traits d’écriture dans la lettre du Vicomte qui sont autant de proclamations de fidélité à une esthétique libertine : goût pour l’allusion, souci du rythme, rapport ludique au langage, inclusion du destinataire… Il est ainsi intéressant de remarquer combien Valmont, bien plus que ne le fait Merteuil dans ses lettres, s’efforce d’inclure sa correspondante dans son récit, la convoquant tantôt comme témoin, tantôt comme complice, le plus souvent comme spectatrice. Cette volonté de Valmont est manifeste dès le début de la lettre. Après la captatio benevolentiae, ces deux pages de proclamation triomphale de victoire, qui reste cependant marquées par des ambiguïtés, on le verra plus tard, Valmont interrompt son exercice d’auto-glorification et s’exclame : « Mais déjà je vous parle de ma rupture ; et vous ignorez encore par quels moyens j'en ai acquis le droit ; lisez donc, et voyez à quoi s'expose la sagesse, en essayant de secourir la folie. » (p. 284) On retrouve ici  au moins deux caractéristiques de la poétique galante et libertine, pas si éloignée de celle que l’on trouve dans les Contes de La Fontaine, auteur que les libertins aiment à citer. Première caractéristique : le respect du destinataire, constamment inclus dans le récit. Derrière cela, c’est le modèle conversationnel qui apparaît en filigrane, modèle que l’on retrouve dans la plupart des grandes œuvres galantes. Deuxième caractéristique : la prédilection pour un ton ironique et léger, qui privilégie ouvertement le détournement. Avec son conseil (lisez donc, et voyez à quoi s’expose la sagesse…), Valmont singe le style des Contes Moraux de Marmontel, alors en vogue.

            Significativement, le début du récit de la séduction est conçu pour plaire à Merteuil. Le Vicomte commence par détourner le lexique religieux, lorsqu’il évoque le stratagème par lequel il a obtenu l’entrevue avec la Présidente, en désignant l’entremetteur, le confesseur de son « austère dévote », comme un « Saint personnage ». (284-85). Il poursuit sur ce ton sarcastique et désinvolte, qu’on retrouve chez les libertins de Crébillon :

Après avoir exposé, en peu de mots, que le Père Anselme l'avait dû informer des motifs de ma visite, je me suis plaint du traitement rigoureux que j'avais éprouvé ; et j'ai particulièrement appuyé sur le mépris qu'on m'avait témoigné. On s'en est défendu, comme je m'y attendais ; et, comme vous vous y attendiez bien aussi j'en ai fondé la preuve sur la méfiance et l'effroi que j'avais inspirés, sur la fuite scandaleuse qui s'en était suivie, le refus de répondre à mes Lettres, celui même de les recevoir, etc. (p. 285)

En utilisant un « on » impersonnel pour désigner la présidente, Valmont l’éloigne et la réduit, stratégie de dénigrement que ne peut qu’apprécier la Marquise. Quand Valmont écrit à Merteuil « et comme vous vous y attendiez bien aussi », il installe sa correspondante dans une position de spectatrice éclairée, et il place la correspondance sous le signe de cette connivence qui devait unir les deux libertins avant le début de l’intrigue des Liaisons. Par ailleurs, en ne reprenant pas directement les paroles prononcées, allant même jusqu’à conclure son texte par un etc., il accélère sa narration, et respecte des impératifs de rythme et de vitesse que Merteuil s’impose aussi dans sa propre prose.

 

 

II DÉNÉGATIONS, CONFUSIONS, CONTRADICTIONS

 

 

            Cette assurance de Valmont, sûr de sa plume libertine et de ses effets, s’entretenant avec Merteuil sur un ton à la fois joueur et complice, on la retrouve à bien d’autres endroits de la lettre. Pour autant, cet éthos libertin n’est pas la seule image que le Vicomte élabore dans son texte. Dans de nombreux passages, l’image du conquérant distancié et sûr de lui se fissure, et s’ouvrent dans le texte des interrogations qui témoignent d’une sincérité paradoxale du roué dans sa correspondance avec la Marquise. Le Valmont de la Lettre 125 est un héros qui doute, qui hésite et surtout qui s’interroge sur la nature de l’expérience qu’il vient de vivre avec Madame de Tourvel. Ce doute se traduit par d’inhabituels exercices d’introspection, et il s’explique par la singularité absolue du personnage de la Présidente, qui bouleverse les repères d’un libertin qui ne cesse de s’éloigner de la Marquise, son ancienne complice.

 

A) La valse des aveux de Valmont

 

            Valmont ouvre sa lettre en reconnaissant la singularité de l’expérience qu’il vient de vivre : « Je suis encore trop plein de mon bonheur, pour pouvoir l'apprécier, mais je m'étonne du charme inconnu que j'ai ressenti. Serait−il donc vrai que la vertu augmentât le prix d'une femme, jusque dans le moment même de sa faiblesse ? » (p. 283) On peut ici remarquer la double modalisation (conditionnel présent puis subjonctif. Imparfait), qui permet de mettre à distance une proposition hérétique dans le catéchisme libertin : la vertu reste présente même lors de la chute, alors que l’objet de la séduction libertine est justement de détruire la prétention à la vertu des femmes en séduisant les plus prudes, et en publiant ensuite cet exploit. Une telle proposition étant susceptible de mettre à bas tout l’édifice de la doxa libertine, fondé sur le double postulat de la corruption et de la faiblesse de la femme, le Vicomte s’empresse de la repousser, et la suite peut se lire comme un rétropédalage aussi frénétique que maladroit, pour contrer l’énormité de ce qui vient être dit :  « Mais reléguons cette idée puérile avec les contes de bonnes femmes. » (p. 283)

            Le Vicomte continue en revenant à un double principe de l’orthodoxie libertine : la dissimulation et la faiblesse féminine : « Ne rencontre-t-on pas presque partout une résistance plus ou moins bien feinte au premier triomphe ? » (p. 283) Mais ce retour, prenant la forme d’une question, perd de sa force, et ne permet pas de dissiper le doute qui s’est installé. Le Vicomte poursuit d’ailleurs avec une dénégation qui pourrait avoir valeur d’aveu sur la nature du charme qu’il vient d’éprouver (« ce n'est pourtant pas non plus celui de l'amour », p. 283). Valmont conserve une sincérité déconcertante : « Car enfin, si j'ai eu quelquefois auprès de cette femme étonnante des moments de faiblesse qui ressemblaient à cette passion pusillanime, j'ai toujours su les vaincre et revenir à mes principes » (p. 283). Une fois encore, il fait un demi aveu, puisqu’après avoir parlé d’amour, il parle de « passion », demi-aveu qu’il contre par une proclamation de fidélité aux principes libertins (ascèse et observation de règles de maîtrise de soi). La suite est tout aussi problématique : « Quand même la scène d'hier m'aurait, comme je le crois, emporté un peu plus loin que je ne comptais ; quand j'aurais, un moment, partagé le trouble et l'ivresse que je faisais naître : cette illusion passagère serait dissipée à présent ; et cependant le même charme subsiste. » (p. 283). Les efforts de Valmont sont manifestes dans ce passage. Il enchaine deux concessions, puis ajoute une modalisation, autant de manière à éloigner le sentiment. L’entreprise est cependant vaine, puisqu’il continue avec une nouvelle concession « cependant », suivi d’un indicatif : le charme subsiste. » Cette pente entraine le Vicomte, qui continue à s’interroger sur ce sentiment : « J'aurais même, je l'avoue, un plaisir assez doux à m'y livrer, s'il ne me causait quelque inquiétude. Serai−je donc, à mon âge, maîtrisé comme un écolier, par un sentiment involontaire et inconnu ? » (p. 283). On retrouve la peur d’être maîtrisé par le sentiment, qui équivaut à une forme d’infantilisation, caractéristique du discours des libertins qui associent puérilité et sensibilité. Aussi le séducteur convoque-t-il toute son énergie, pour affirmer sa détermination  à rester fidèle à l’éthique libertine : « Non : il faut, avant tout, le combattre et l'approfondir. » (p. 283)

            Pour dépasser ce sentiment envahissant, il a recours au champ lexical de la guerre, déjà étudié, et parle d’un triomphe, ainsi que du sentiment de la « gloire » (p. 284). Cependant, ces Proclamations triomphales sont suivies par un nouvel aveu de faiblesse.

Je chéris cette façon de voir, qui me sauve l'humiliation de penser que je puisse dépendre en quelque manière de l'esclave même que je me serais asservie ; que je n'aie pas en moi seul la plénitude de mon bonheur ; et que la faculté de m'en faire jouir dans toute son énergie soit réservée à telle ou telle femme, exclusivement à toute autre Ici, Valmont Reconnaît un sentiment si fort qu’il asservit les deux amants. Bonheur forcément intersubjectif, partagé, contraire au plaisir libertin auto-centré. (p. 284)

On le voit, Valmont est un personnage qui a perdu ses repères, qui a du mal à comprendre ses propres mouvements intérieurs, hanté et en même temps tenté par cette perspective nouvelle d’un bonheur fondé sur une union des corps et des consciences. Ce bouleversement est causé par la présence d’un personnage qui échappe à toutes les velléités de catégorisation, et qui vient ainsi déjouer la passion taxinomique des libertins. En effet, pour eux, la subjectivité féminine peut se réduire à quelques grands types : la sensuelle, la coquette, la courtisane, la prude… Chacun de ces types est mû par des passions simples, comme la volupté ou la vanité, et elles sont pour les libertins aisément manipulables. Pensant avoir affaire à une prude, le séducteur est vite déconcerté. Il semble dès lors avoir de réelles difficultés à cerner sa victime. Cette maladresse

 

B) Les hésitations et les maladresses du Vicomte

 

            Valmont avoue sa surprise dès la première page de la lettre, face à la résistance inhabituelle de Mme de Tourvel :

Dans la foule des femmes auprès desquelles j'ai rempli jusqu'à ce jour le rôle et les fonctions d'Amant, je n'en avais encore rencontré aucune qui n'eût, au moins, autant d'envie de se rendre que j'en avais de l'y déterminer ; je m'étais même accoutumé à appeler prudes celles qui ne faisaient que la moitié du chemin, par opposition à tant d'autres, dont la défense provocante ne couvre jamais qu'imparfaitement les premières avances qu'elles ont faites. (p. 283)

Une fois ces résistances levées, non sans une violence qui s’apparente au viol, puisqu’il profite de l’inconscience de sa victime, Valmont s’avoue pareillement surpris : « Je m'attendais bien qu'un si grand événement ne se passerait pas sans les larmes et le désespoir d'usage ; et si je remarquai d'abord un peu plus de confusion, et une sorte de recueillement, j'attribuai l'un et l'autre à l'état de Prude. » (p. 289)On le verra par la suite, tout, dans le comportement de la Présidente, va  venir invalider ce caractère de prude. La Présidente est fascinante justement parce qu’elle échappe à toute tentative de catégorisation, et Valmont semble désemparé.

            Ce désarroi pourrait venir expliquer l’étrange sincérité, et, pour tout dire, l’extraordinaire maladresse dont il fait preuve dans ses échanges avec la Marquise.Nous en arrivons ici à un problème majeur de la lettre 125. La maîtrise de soi, la sublimation du sentiment et la défiance à l’égard des emportements du cœur sont au fondement de l’éthique libertine, comme le montre de manière exemplaire la lettre 81 de Merteuil. Comment dès lors expliquer, alors que les relations entre les deux anciens complices sont déjà sérieusement compromises, cette sincérité de Valmont, dont les atermoiements ne peuvent être interprétés que comme un aveu de faiblesse, et ce portrait flatteur de la Présidente qui va forcément exaspérer sa correspondante ?

            La première piste est que Valmont, désemparé, en appelle à Merteuil pour lutter contre un sentiment qu’il perçoit comme aliénant. Une deuxième lecture possible de la lettre est de la lire sur le mode du persiflage : l’apparente sincérité de Valmont doit se comprendre alors dans le cadre de la lutte entre les deux libertins, et chaque proclamation d’attachement à l’égard de la Présidente devient un coup de poignard qui dévalorise du même coup la relation que le Vicomte entretenait auparavant avec la Marquise. Nous allons cependant voir qu’il existe une troisième hypothèse, qui tiendrait aux dispositifs esthétiques mis en place dans la lettre. En essayant de sublimer sa passion par le récit, Valmont met en place à son insu un mécanisme qui va au contraire agir comme un catalyseur de cette même passion, et qui explique qu’il perde sa maîtrise discursive, contaminé qu’il est par le sentiment.

 

III LES DISPOSITIFS ESTHÉTIQUES MIS EN PLACE PAR VALMONT DANS LA LETTRE 125

 

A) Valmont dramaturge et comédien

 

On le voit, la lettre 125 se caractérise par son caractère hybride et insaisissable : à la fois proclamation de fidélité à l’éthique libertine et aveu d’amour, récit d’un viol et naissance d’une passion fusionnelle, démonstration de maîtrise stylistique qui laisse souvent la place au désarroi de l’épistolier, la lettre est parcourue par des forces contradictoires qui en font toute la richesse. Or cette complexité ne se limite pas uniquement à un éblouissant exercice de virtuosité stylistique de Laclos, et la tension, les ruptures qui parsèment le texte peuvent s’expliquer si on lit la prose de Valmont à travers un prisme esthétique. La recherche de l’émotion esthétique constitue en effet l’ambition première des roués. Il est nécessaire d’expliquer cette importance des questions esthétiques dans le cadre des romans libertins mondains.

            Les roués ont un rapport esthétique au monde et aux autres. En perpétuelle représentation sur la scène sociale où la quête de gloire les conduit à multiplier les aventures scandaleuses et les coups d'éclat, les roués orchestrent leurs entreprises de séduction comme des pièces de théâtre. Cette mise en fiction du réel leur confère une maîtrise sur les événements et sur eux-mêmes qui leur permet non seulement d'échapper à l'ennui mais surtout d'échapper au sentiment, perçu par les roués comme une force aliénante. Cette esthétisation du réel, qui consiste à appréhender les événements comme des fictions et des œuvres d'art, s'opère en deux temps. Tout d'abord, elle passe par la préparation minutieuse des entreprises de séduction que les libertins règlent comme s'il s'agissait d'une pièce de théâtre ou d'un tableau de peinture dont ils arrangeraient la composition, ce qui est manifeste dans le rituel de séduction décrit dans la lettre 125, qui repose sur une scénographie précise maîtrisée par Valmont et sur un travail rigoureux de comédien. Ensuite, les roués procèdent à une seconde esthétisation en mettant en récit leurs aventures, ce qui leur permet de construire leur personnage de libertin et de présenter leurs victimes comme des héroïnes de roman. Ceci explique que les lettres des libertins soient le lieu d'une vaste intertextualité, les roués utilisant par exemple les citations pour comparer leurs entreprises de séduction à des fictions. C'est dans le même esprit qu'ils pastichent les œuvres littéraires pour souligner la dimension esthétique de leurs aventures. En esthétisant ainsi leurs rapports aux autres, les libertins pensent créer une distance qui leur épargne toute implication affective. Mais ce n'est qu'un leurre car ils ne sont pas simplement auteurs de leurs lettres : ils en sont aussi les premiers lecteurs et, en tant que tels, ils finissent par être touchés par les souffrances des belles-âmes et les scènes pathétiques dont ils sont les investigateurs. Ce paradoxe de l'écriture libertine est celui qui explique la dynamique profonde de la lettre 125.

            La séduction de Madame de Tourvel est conçue comme entreprise théâtrale, dans laquelle Valmont se met en scène, à la fois comme démiurge et comme comédien habile, et il prend soin, dans le récit qu’il propose à la Marquise, de souligner la théâtralité de l’ensemble. Pour cela, il exploite un dispositif esthétique complexe, de manière à mettre en place cette mise en fiction du réel qui est censé lui permettre de jouir de « fantômes de passions », ou d’émotions virtualisées par leur représentation. L’objectif est double : impressionner Merteuil par la virtuosité de ses talents de dramaturge, de comédien et d’écrivain, mais aussi essayer, en sublimant l’émotion par le récit, de mettre en place un mécanisme cathartique qui est censé déréaliser les sentiments qui l’entrainent vers Tourvel, et dont il sent le potentiel aliénant. Le récit de Valmont est conçu en fonction du point culminant, un tableau dramatique caractéristique de l’esthétique théâtrale de la deuxième moitié du XVIIIͤ siècle, tableau dans lequel il met en scène son propre désespoir, pour convaincre la Présidente de céder, et dans lequel il exhibe ses talents de comédien, pour captiver sa victime, et pour éblouir Merteuil. Pourtant, ce n’est pas ce tableau du désespoir feint de Valmont qui sera le tableau le plus puissant de la lettre. L’absolue détresse de Tourvel lors de son réveil, après que Valmont eut abusé d’elle, devient un spectacle fascinant pour le Vicomte, qui se laisse tout entier absorber par la rhétorique purement corporelle de la femme séduite et bouleversée. Le séducteur entreprenant bascule alors dans une position de spectateur, un spectateur capté, profondément ému, comme si l’émotion esthétique ressentie devant la puissance silencieuse de la scène pathétique, loin d’être inconséquente, agissait comme un catalyseur de ses sentiments.

         Dans la lettre 125, la dramatisation du récit passe par un recours au dialogue, assez rare dans le roman, et par une utilisation de tableaux pathétiques. Après avoir détaillé les circonstances de l’entrevue, il passe rapidement – au discours indirect – sur le début de la conversation, et en arrive au dialogue de séduction proprement dit, dont il paraît reprendre l’intégralité, la lettre devenant alors une scène de théâtre, les dialogues étant uniquement interrompues par des précisions qui sont autant de didascalies. Il commence par une « cajolerie », qui reste influencée par le ton de la galanterie : « Si tant de charmes, ai-je donc repris, ont fait sur mon cœur une impression si profonde, tant de vertus n'en ont pas moins fait sur mon âme. » (p. 285) La maladresse des réponses de la Présidente, ses hésitations, sont autant de signes de son trouble, et de l’efficacité de la stratégie de Valmont, signes que le Vicomte, en bon comédien, toujours vigilant et observateur, perçoit immédiatement. A l’instar des héroïnes du sentiment, l’agitation se traduit immédiatement physiquement, et son corps est parfaitement lisible pour le roué : « [L]a voix de la tendre Prude était oppressée, et […] ses yeux ne s’élevaient pas jusqu’à moi. » (p. 286)

Afin de profiter de l’occasion, le Vicomte décide alors d’organiser un tableau pathétique, et de jouer une de « ces scènes de désespoir » (p. 287) pour vaincre les résistances de la Présidente. Après avoir menacé sa victime d’une séparation irrémédiable (évoquant même implicitement la perspective du suicide), il se précipite aux genoux de la jeune femme, reprenant une pose classique dans les entreprises de séduction libertine, et en essayant – vainement – de pleurer, révélant ainsi, par ailleurs, ses limites de comédien. En l’absence de larmes, il décide, par une réplique, de faire basculer la scène dans le tragique : « Oui, […] j’en fais le serment à vos pieds, vous posséder ou mourir ». La vive réaction de la jeune femme, que lui confirme un échange de regards, lui indique la validité de sa stratégie, aussi décide-t-il d’ajouter, ‘d’un ton bas et sinistre, mais de façon qu’elle pût [l]’entendre : “Hé bien ! La mort !” » (p. 287)  Observant le corps de Madame de Tourvel, il s’aperçoit qu’il trahit ses tourments, mais il est trop éloigné d’elle pour profiter de sa faiblesse, aussi choisit-il de passer du registre tragique à un registre plus sentimental, en jouant le désarroi de l’amant éconduit, ce qui lui permet de se situer dans une temporalité plus longue et de se rapprocher. Le Vicomte se risque à une proclamation sentimentale : « Femme adorable, lui dis-je en risquant l'enthousiasme, vous n'avez pas d'idée de l'amour que vous inspirez ; vous ne saurez jamais à quel point vous fûtes adorée, et de combien ce sentiment m'était plus cher que l'existence! […] Adieu. » Les palpitations du cœur de la jeune femme, l’ « altération de sa figure » (p. 288), les larmes qui la suffoquent, témoignent de la réussite de la mise en scène pathétique du roué.

            Une fois la Présidente subjuguée par sa mise en scène, il peut faire mine de s’éloigner. Les supplications de sa victime, puis son évanouissement, sont pour le roué le signal de son triomphe. Aussi la porte-t-il vers « le lieu précédemment désigné pour le champ de [sa] gloire », identifié par Jean Goldzink comme étant le fauteuil,  si bien que, lorsqu’elle revient à elle, elle a déjà été « livrée à son heureux vainqueur ». Tout au long de cette scène de séduction, il s’assure de l’efficacité de sa séduction en mettant en scène sa propre souffrance, pour  impressionner sa spectatrice première, la Présidente. Dans le récit qu’il fait de l’épisode, il a cependant recours aux caractéristiques de l’écriture libertine (commentaires ironiques, périphrases, ellipses, inclusion complice du destinataire), pour impressionner une autre spectatrice, Madame de Merteuil, laquelle, à la différence de Madame de Tourvel, ignorante de l’artificialité de la scène, peut goûter au spectacle donné sur la scène épistolaire en esthète complice.

 

B) Le tableau du désespoir de la Présidente

 

Après cette démonstration, le Vicomte anticipe une réaction traditionnelle de sa victime, « les larmes et le désespoir d’usage », première étape de « la grande route des consolations. » (p 289) Mais, au lieu d’une réconciliation amenée par des contacts physiques répétés, comme il s’y attendait, il se trouve confronté à un singulier tableau, dont il ne contrôle aucun des éléments :

Figurez-vous une femme assise, d'une raideur immobile, et d'une figure invariable ; n'ayant l'air ni de penser, ni d'écouter, ni d'entendre ; dont les yeux fixes laissent échapper des larmes assez continues, mais qui coulent sans effort. Telle était Madame de Tourvel, pendant mes discours ; mais si j'essayais de ramener son attention vers moi par une caresse, par le geste même le plus innocent, à cette apparente apathie succédaient aussitôt la terreur, la suffocation, les convulsions, les sanglots, et quelques cris par intervalles, mais sans un mot articulé. (p. 289)

Au tableau théâtral du désespoir du Vicomte, joué, succède donc le tableau autrement puissant – parce qu’authentique – de la détresse de la Présidente. Alors que dans le premier tableau, l’insincérité affichée, l’outrance soulignée des poses et des discours trahissent une ironie que Madame de Merteuil ne peut que goûter, et sont le signe de la volonté de maîtrise dramaturgique du roué, le portrait de Madame de Tourvel suffoquant, indique le changement de position de Valmont : de démiurge accompli, d’acteur enjoué et sûr de ses moyens, le voilà devenu spectateur fasciné par la puissance pathétique du tableau qui marque le couronnement de son entreprise. À la rhétorique tragique et sentimentale exploitée habilement par Valmont répond une rhétorique entièrement corporelle, inédite, surprenante. Conformément aux principes de l’esthétique du sentiment, le corps se donne à lire, et trahit les mouvements du cœur. Le traumatisme qui fait suite au viol se trouve signifié par l’immobilité et l’absence d’expression, tandis que l’authenticité des bouleversements et du désespoir est attestée par « la suffocation, les convulsions, les sanglots » (p 289), mais surtout par la désarticulation du langage. Valmont se trouve face à un tableau dramatique. La Présidente, toute entière à sa détresse, semble désormais ignorer son spectateur, plongée dans un absorbement manifeste. Confronté à une telle scène, déconcertante parce qu'inédite, le Vicomte ne sait plus comment réagir, il puise donc dans son répertoire des « lieux communs d’usage », et il ne trouve « que celui-ci » : « Et vous êtes dans le désespoir, parce que vous avez fait mon bonheur ? » (p 289). Une nouvelle fois, la réaction est inattendue :

A ce mot, l'adorable femme se tourna vers moi ; et sa figure, quoique encore un peu égarée, avait pourtant déjà repris son expression céleste. ‘Votre bonheur’, me dit-elle. Vous devinez ma réponse. – ‘Vous êtes donc heureux ?’ Je redoublai les protestations. – ‘Et heureux par moi !’ J'ajoutai les louanges et les tendres propos. Tandis que je parlais, tous ses membres s'assouplirent ; elle retomba avec mollesse, appuyée sur son fauteuil ; et m'abandonnant une main que j'avais osé prendre : - ‘Je sens, dit-elle, que cette idée me console et me soulage. (p. 289)

L’envahissement de la scène épistolaire par le corps de la Présidente a ici pour corollaire le retrait de Valmont, pourtant héros du premier tableau, désormais spectateur et non plus acteur. Significativement, sa voix s’estompe dans le récit, puisqu’il ne prend plus la peine de transcrire ses paroles, alors que les mots prononcés par la jeune femme sont eux repris au discours direct. La perspective d’un bonheur fondé sur l’intersubjectivité, le bonheur de l’amant engendrant celui de la maîtresse, est à l’origine d’une nouvelle transformation physique de la Présidente, et son amollissement vient traduire la fin de ses déchirements intérieurs, l’acceptation d’une union des consciences qui suppose un don total de soi. Ce don de soi entraîne un abandon et une union des corps qui n’a plus rien à voir avec l’instant d’égarement des femmes victimes d’un « moment », mais qui apparaît au contraire comme un acte de volonté, l’affirmation d’une force toute entière tournée vers l’autre. La communication des corps, directe, intense, débarrassée de tous les artifices rhétoriques qui l’accompagnent habituellement dans les rituels de la galanterie, suscite chez le libertin une ivresse inconnue :

Ce fut avec cette candeur naïve ou sublime qu'elle me livra sa personne et ses charmes, et qu'elle augmenta mon bonheur en le partageant. L'ivresse fut complète et réciproque ; et, pour la première fois, la mienne survécut au plaisir. Je ne sortis de ses bras que pour tomber à ses genoux, pour lui jurer un amour éternel ; et, il faut tout avouer, je pensais ce que je disais. Enfin, même après nous être séparés, son idée ne me quittait point, et j'ai eu besoin de me travailler pour m'en distraire.

Le plaisir dont parle Valmont ici n’est plus cette succession de sensations aussi vives qu’instantanées que recherche la Marquise, et qui correspond à l’idéal érotique de la galanterie : il a plus à voir avec le plaisir du sentiment, qui suppose durée et abandon mutuel des consciences et des corps, d’où un accès de sincérité, aussi bien à l’égard de Madame de Tourvel (l’aveu de l’ « amour éternel ») qu’à celui de sa correspondante (« et, il faut tout avouer, je pensais ce que je disais »). Significativement, le dispositif esthétique du tableau se trouve ici dépassé, puisque Valmont n’est plus un spectateur fasciné par le sujet sensible, il se trouve pris dans un rapport fusionnel qui abolit toute distance. L’expérience de sublimation des émotions par la mise en place d’une relation esthétique censée anéantir les potentialités aliénantes de la liaison avec la Présidente se trouve mise en échec.

Le Vicomte se rend d’ailleurs compte qu’il trahit l’éthos libertin : aussi convoque-t-il la figure de Madame de Merteuil, en gage de fidélité à ses anciens principes : « Ah ! Pourquoi n'êtes-vous pas ici, pour balancer au moins le charme de l'action par celui de la récompense ? Mais je ne perdrai rien pour attendre, n'est-il pas vrai ? Et j'espère pouvoir regarder, comme convenu entre nous, l'heureux arrangement que je vous ai proposé dans ma dernière Lettre. » (p 290) La réunion avec la Marquise n’est plus le couronnement de l’entreprise libertine qu’elle espérait, elle devient un expédient pour lutter contre une passion qui devient envahissante. La proposition du roué est donc singulièrement humiliante pour sa complice, qui ne s’y trompe d’ailleurs pas, puisque sa réponse dans la lettre 127 sera cinglante, lorsqu’elle explique qu’elle n’accepte guère les seconds rôles. Si l’on peut interpréter cette maladresse comme un camouflet voulu par le Vicomte, on peut aussi se demander si l’influence de Madame de Tourvel n’a pas modifié le rapport au langage du Vicomte, qui ne parvient plus à dissimuler ses intentions derrière des artifices rhétoriques. Il y aurait alors conversion de Valmont au sentiment, sous l’influence des discours, mais surtout de la rhétorique corporelle de Madame de Tourvel.

 

C) La conversion de Valmont ?

 

Une telle analyse pourrait d’ailleurs être confirmée par certaines ambiguïtés dans le premier tableau, dans lequel Valmont décrivait ironiquement la mise en scène de son désespoir face à la Présidente. Il est en effet permis de douter du prétendu sang-froid du roué. Il admet que la réaction violente de la Présidente suit, non pas la réplique théâtrale (« vous posséder ou mourir »), mais un échange de regards, que le Vicomte décrit ainsi : « En prononçant ces dernières paroles, nos regards se rencontrèrent. Je ne sais ce que la timide personne vit ou crut voir dans les miens, mais elle se leva d'un air effrayé, et s'échappa de mes bras dont je l'avais entourée. » (p 287) Implicitement, il avoue ici ne pas contrôler ses regards, et on peut légitimement se demander si ce n’est pas l’authenticité du désespoir de Valmont, qu’elle aurait vu ou cru voir dans ses yeux, qui s’exprimerait dans une transparence des regards et des corps, conformément à une poétique de la sensibilité, plus que dans une habileté rhétorique revendiquée, qui achève de convaincre la jeune femme. Cette possibilité est confirmée par le choix curieux de mots effectué par Valmont pour décrire la modification de son jeu pour profiter de l'émotion de sa victime. En expliquant qu'il risque « l'enthousiasme », il souligne en effet l'abandon d'un jeu maîtrisé, celui du comédien du Paradoxe de Diderot, maître de ses gestes et de ses regards, toujours conscient d'être en scène, au profit d'un débordement d'énergie qui peut signifier une aliénation, qui évoquerait alors les transes du Neveu de Rameau.

            On peut dès lors se demander si la force de conviction de Valmont ne tient pas au fait que justement il ne joue plus, et si ce n'est pas la sincérité du séducteur, plus que son art consommé de la feinte, qui achève de convaincre Madame de Tourvel. Dès lors, le premier tableau du désespoir de Valmont, loin d’être le signe d’une remarquable maîtrise des codes fictionnels de la représentation pathétique, pourrait devenir au contraire un aveu indirect des emportements sentimentaux du libertin, emportements qu’il s’efforcerait de dissimuler par une narration épistolaire par laquelle il veut mettre en avant sa capacité à produire des fictions tout en s’en distanciant.

 

 

 

            La lettre 125 occupe bien une position centrale dans le texte des Liaisons. Elle peut à la fois se lire comme le triomphe de Valmont et comme le signe de sa défaite. Si triomphe il y a, ce n’est pas uniquement le triomphe du séducteur, c’est aussi un triomphe esthétique, tant sa maîtrise du récit et des jeux avec les codes du théâtre apparaît éblouissante. Il démontre sa versatilité d’auteur mais aussi de comédien, ainsi que sa maîtrise des principes de la poétique galante que prise Madame de Merteuil. Et pourtant, même si l’ambition du Vicomte est de se peindre devant sa correspondante en libertin accompli, sûr de sa technique et de son écriture, la lettre devient un étrange exercice d’introspection, le libertin mettant en scène ses doutes avec une sincérité déconcertante. Il est manifeste que sa rencontre avec la Présidente –  dont aucune des réactions ne peut se lire avec la grille d’analyse libertine dont il use habituellement pour jauger ses conquêtes –  a bouleversé ses certitudes, et l’a touché plus qu’il ne veut l’admettre. C’est en étudiant les dispositifs esthétiques mis en place par le roué dans ce texte que l’on peut mesurer l’évolution du personnage. S’il s’est amusé à présenter sa lettre comme une scène de théâtre, occasion pour lui de montrer à sa destinatrice ses talents de comédien comme de dramaturge, il a aussi fait de cette dynamique dramaturgique la clé de voute de son opération de séduction, qui culmine avec le tableau joué de son désespoir feint, afin de persuader sa victime de l’authenticité de ses sentiments. A ce tableau dramatique se substitue cependant un autre tableau, qui échappe au contrôle de Valmont, lorsqu’il se trouve réduit à un statut de spectateur fasciné devant le spectacle saisissant parce qu’authentique du désespoir absolu de la Présidente. Dès lors, il se trouve absorbé dans ce tableau, au point d’en oublier les principes de maîtrise de soi et de domination d’autrui qui fondent son éthos libertin. Le dispositif esthétique se trouve anéanti, et le Vicomte découvre un mode de relation intersubjectif non médié par la représentation, et reposant sur la transparence des cœurs et des consciences, caractéristique de cette esthétique de la sensibilité explorée quelques années auparavant par Rousseau dans sa Nouvelle Héloïse.

 

 

 



[1] Édition utilisée : Laclos, Les Liaisons dangereuses, éd. René Pomeau, Paris, GF Flammarion, 1981.

14/03/2014

Que faut-il penser d'une société dans laquelle le surmoi s'affaiblit ?

[Voici un exemple de colle  – plus précisément du deuxième exercice constitutif  de l’épreuve, consacré au traitement d’un sujet proposé dans le prolongement du texte dont l’analyse en constitue le premier temps ; en l’occurrence, le texte était un article du Monde évoquant la « désinhibition » qui a rendu possible la banalisation dans la sphère publique  des discours racistes (voir l’affaire Taubira). Le candidat a réussi à élaborer une démarche d’ensemble pertinente (simple mais efficace) et à nourrir de ses connaissances (historiques et philosophiques) un exposé convaincant. Il m’a semblé plus intéressant de fournir cet exemple d’une très bonne prestation plutôt qu’un « corrigé professoral ». Pour apprécier pleinement cet exposé (certes un peu réécrit par son auteur et par votre serviteur), il faut se rappeler que les candidats ne disposent au total que de 30 mn pour élaborer l’analyse (i.e. un résumé un peu schématique, dans lequel on met l’accent sur la progression logique du texte) et le commentaire, ce qui est très peu. J’ajoute pour finir que la prestation orale de Yunus (qu’il s’agisse de son maintien, du rythme, de la capacité à souligner les points les plus importants, puis, après l’exposé,  à entrer en discussion avec le jury) était elle aussi conforme aux normes  qui prévalent en la matière.]

 

COSKUN Yunus (relecture : Guy Barthèlemy)

MP

 

Commentaire : Que faut-il penser d'une société dans laquelle le surmoi s'affaiblit ?

 

Plan :

I/. De la nécessité de développer le surmoi pour vivre en société

II/. De la nécessité d'affaiblir un surmoi mal construit

III/. De la difficulté d’instaurer un surmoi moral et républicain dans les sociétés actuelles

 

I/. De la nécessité de développer le surmoi pour vivre en société :

ñ     Rappel de la structure  de la « topique freudienne » : le surmoi, le moi et le soi.

Rappel de la définition du « surmoi », en opposition au « ça ».

Le « ça » est l'instance des pulsions, des appétits, du désir charnel. Le surmoi est l'instance qui impose le renoncement aux pulsions, l'instance qui censure, qui interdit. Il pousse l'individu à obéir à un ensemble de règles. Le moi est un équilibre instable négocié en permanence avec le ça et le surmoi.

ñ     Le vivre ensemble, la vie en société implique la soumission et l'obéissance à une instance supérieure commune. Pour ce faire, la société doit conditionner l'individu à obéir, lui transmettre des valeurs,  façonner son esprit.

ñ     Le désir précède le jugement. Selon Spinoza, l'homme pense qu'il désire ce qu'il juge être bon, mais en réalité il juge bon ce qu'il désire. Exemple : un individu juge qu'un Iphone est bon parce qu'il le désire (et René Girard nous apprend que ce désir est le fruit du « mimétisme » : on désire ce que les autres désirent), mais il pense qu'il le désire parce qu'il le juge bon (ce qui n'est pas le cas). Le jugement de l'individu est ainsi entravé par le désir. On comprend par là que c’est la société  qui régule le désir de l'individu, qui lui indique ce qu’il convient de désirer, et ce indépendamment du jugement. L’aliénation peut être au bout de ce processus. La démocratie prône  la liberté de jugement, mais la société conditionne l'individu de manière à ce qu'il juge bon ce la société veut qu'il juge bon. Le désir précédant le jugement, on soumet l'individu à une dictature du désir qui a un impact sur sa manière de juger.

è    La société développe le surmoi de l'individu pour qu'il respecte les lois qui lui sont  imposées, qu'il s'abstienne de transgresser les interdits,  ce qui permet la vie en société.

è    L'individu doit obéir.

ñ     Inhibition des pulsions pour garantir la liberté de chacun. « L'impulsion du seul appétit est esclavage, l'obéissance à la loi qu'on s'est fixée est liberté » (Diderot). La liberté consiste à s’autoriser  tout ce qui ne nuit pas à autrui. La liberté des uns s’arrête la où la liberté des autres commence. Développer le surmoi permet la maîtrise de ses pulsions et l'obéissance des lois, ce qui garantit la liberté et l'ordre dans un état. Autrui prime sur l’imposition de soi et de son ego

è    surmoi nécessaire dans le rapport à autrui

 

Transition : Certes la société doit développer le surmoi de l'individu. Encore faut-il que l'ensemble des règles intériorisées par l'individu ne soit pas immorales. Quels modèles imposer ? Quels idéaux ?

 

II/. De la nécessité d'affaiblir un surmoi mal construit

ñ     La société peut conditionner l'individu à être immoral, à accepter l'immoralité comme une nécessité.

Exemple du nazisme: mise en place d’une  propagande qui est une machine à décerveler (Gubbels s'inspire de la publicité américaine poussant à consommer), qui doit produire l’intériorisation des valeurs nazis. Est bon ce que le Führer juge bon.

è    Risque d'accepter l'inacceptable à cause  d'un surmoi mal construit, abusif.

ñ     Le surmoi peut être développé jusqu'à l'obéissance aveugle de l'individu (esprits grégaires).

Hannah Arendt dans Eichmann à Jérusalem : Eichmann est un bon fonctionnaire (dans le Reich nazi), il est méticuleux dans son travail et exigeant. Jugé pour avoir servi le nazisme, il répond : « Je n'ai fait qu'obéir ».

è    Risque d'aveuglement de l'individu dans l'obéissance à cause d'un surmoi hypertrophié.

ñ     Il est nécessaire de faire preuve d'esprit critique,  d’autonomie (étymologiquement : se donner sa propre loi) ; valeurs des Lumières : il faut être critique et auto-critique. Il faut être capable de s'interroger sur les valeurs auxquelles on adhère et sur le sens que l’on donne à ses actes. Il fut être en mesure de se défaire d'un surmoi mal construit, de penser contre soi-même.

 

Transition : le phénomène historique de la  banalisation d’un racisme d’état homicide relayé par des citoyens ordinaires  témoigne  des ravages que peut occasionner un surmoi mal construit ; il est nécessaire d'instaurer un surmoi moral et républicain dans nos sociétés actuelles.

 

III/. De la difficulté d'instaurer un surmoi moral et républicain dans nos sociétés actuelles

ñ     Berceau des droits de l'homme et du citoyen, notre société démocratique doit instaurer un surmoi moral et républicain, un surmoi indissociable de l’intériorisation de valeurs humanistes.

Kant dans La métaphysique des mœurs (pour comprendre la morale):

La morale implique le jugement, elle peut être discutée. Il s'agit du respect du devoir au mépris de nos inclinaisons et de nos désirs. L'instauration du surmoi moral est l'intériorisation même du respect du devoir. L’exigence morale implique le développement du surmoi (qui pousse au respect des autres fût-ce au détriment  de soi)

ñ     Notre société capitaliste cherche à susciter le désir de consommer. Pour cela, l'individu est soumis à un bombardement  publicitaire. Elle impose un bonheur conformiste, celui de la consommation, à l’individu. On pousse l'individu à penser à son confort, à son bien-être, à son apparence (individualisme). Pour cela, on développe le « ça » de l'individu pour que celui-ci cède à la tentation de consommer qui est branchée sur la sphère de la pulsion. C’est donc en définitive une exigence économique qui conduit à encourager  le développement du ça (qui pousse à se centrer sur son ego au mépris des autres).

Donc : contradiction entre exigences  républicaines et capitalisme.

ñ     Le surmoi de l'individu est modelé par son environnement. Soumis aux médias de masse, l'individu est abruti par la télévision. Le racisme et la violence affichés dans les films conduisent  à la banalisation  de comportements qui transgressent la morale républicaine. Les grands criminels sont présentés comme des héros : comment les enfants et les adolescents peuvent-ils accéder à la conscience du Bien ? De plus, les médias nourrissent l'individu de préjugés : stigmatisation de l'islam, polémique sur l'identité nationale

 

Conclusion :

            Il est nécessaire que la société rende possible la formation d’un surmoi permettant le vivre ensemble. Cependant, l'individu doit se doter d'un esprit critique permettant de se remettre en question et d'être critique vis-à-vis de la société  afin de ne pas tomber dans une obéissance aveugle aliénante, dans une ignorance qui s’ignorerait. L'esprit critique peut permettre de reconstruire son surmoi en prenant conscience des distorsions qu’il a subies. Entre exigences républicaines et capitalistes, la société doit instituer des priorités et tendre vers un capitalisme moral afin d'instaurer un surmoi vertueux chez les individus. En effet, le capitalisme a un impact direct sur la formation de l'inconscient et aboutit à des formes de  mystification. L’'éducation (par les médias et par l'école de la République) doit aider les individus à conquérir leur autonomie.

            A l'image d'un alchimiste qui cherche à transformer les métaux vils en métaux nobles, le plus grand combat d'un individu vise à transmuter ses pulsions : c’est ce qu’on nomme la sublimation (ex. : conversion de l’agressivité en créativité). C'est un travail individuel, personnel,  qui peut permettre d'évoluer vers une société plus vertueuse.

 

 

06/03/2014

SUR LE SIÈCLE DE LOUIS XIV, OU COMMENT SE DÉMARQUER

 |Texte d'une conférence prononcée par Jean Goldzink devant les khâgneux du lycée Champollion le 13 février 2014. Merci à l'auteur d'en avoir autorisé la publication sur ce blog]

               SUR LE SIÈCLE DE LOUIS XIV, OU  COMMENT SE DÉMARQUER

 

Je commence par deux questions liminaires.

- 1/ Pourquoi ce texte dans un programme littéraire ? Parce que le genre historique appartenait de droit et à plein au champ littéraire classique. En quittant la poésie épique, dramatique et morale, ou le roman, ou la satire, etc., pour l’histoire, V. ne changeait pas de champ, mais de genre. Il restait un « écrivain » (voir le Catalogue final, p. 889 et suiv. : « Écrivains »). En restreignant ce champ, nous nous retrouvons aujourd’hui devant l’ambivalence de la notion d’essais, jugés par nous tantôt littéraires, tantôt pas, au cas par cas et sans critères nets, à tout le moins aussi clairs qu’autrefois. V. inclut cependant dans son Catalogue quelques purs scientifiques, présentés comme tels (Cassini, Lémery, Morin, Ozanam, Parent, Sauveur, Tournefort, Varignon, soit 8 rubriques si j’ai bien compté). Mme de Staël exclura d’emblée, en 1800 dans De la littérature, de tels écrits intégralement scientifiques (la préface à l’édition GF Flammarion peut aider sur la définition du mot « littérature », en citant notamment V.).

 

- 2/ L’interrogation suivante est plus embarrassante : pourquoi le tome I, sur l’histoire des relations extérieures, l’histoire des « désastres publics » (Appendice, p. 1006, § 1) et pas le II, bien plus fondamental au dire même de l’auteur, bien plus voltairien ? (ibid.). Je n’ai pas de réponse, et les jeux sont faits. Reste que la composition du livre a un sens philosophique capital, et explicite, qui subordonne le périssable à l’impérissable, l’accident historique à la volonté réformatrice, le désordre destructif, fût-il surprenant et glorieux, à l’ordre bien plus positif examiné ensuite. La division binaire de la matière historique dans votre édition, répond à une hiérarchie des valeurs qui fait du Siècle de Louis XIV un livre de « philosophe », au sens des Lumières et de V. Dans ces conditions, un des enjeux de la lecture du tome 1 serait de voir comment V. s’y prend pour traiter philosophiquement  d’une matière a priori rebutante pour une telle entreprise « philosophique », mais indispensable au projet historiographique, qui est de narrer, comprendre et juger ce qui fut.

Il s’agit alors d’exposer et de hiérarchiser, autrement dit de faire se composer, dans le plan même de l’ouvrage, histoire et philosophie, faits et valeurs, projets passés et jugements de la postérité, une postérité dite éclairée et même révolutionnée par l’époque étudiée. On juge le siècle de Louis XIV ainsi entendu, et étendu jusqu’en 1750, à l’aune de sa propre nature, c’est-à-dire de la radicale mutation qui fait, aux yeux de V., sa gloire unique parmi les quatre grands siècles, ces rares jardins de l’Histoire à même de réjouir l’esprit au lieu de le désoler ou de l’atterrer. De par cette extension du sujet jusqu’au temps présent de la publication, de l’énoncé à l’énonciation, qui revient à identifier Siècle de Louis XIV et Siècle des Lumières, l’ouvrage esquiverait en partie, sans évidemment le vouloir, les reproches très vifs adressés dès le XIXe à l’historiographie voltairienne par l’historicisme allemand, par exemple dans le grand livre hélas non traduit en français de F. Meinecke, Die Entstehung des Historismus, 1936-37 ? (il existe une version anglaise). On reprochait essentiellement à V. de juger des hommes passés à partir d’une nature humaine intangible, identifiée aux valeurs modernes. Ici, c’est l’époque étudiée qui produit, qui impose les valeurs au nom desquelles l’historien la juge, et du coup l’admire.

Que le Siècle soit d’évidence, sauf anachronisme majeur, un texte littéraire n’empêche nullement, bien au contraire, de poser la question de sa valeur. À cet égard, il devient tentant de la mettre en doute, en évoquant par exemple Saint-Simon, pour la virulence sidérante du trait, et Gibbon, pour l’ampleur et l’originalité du sujet. On pourrait dire alors qu’il s’agit d’un ouvrage sans conteste remarquable, mais peut-être pas inoubliablement magistral, surtout dans sa seule première partie. Cependant, ce jugement de valeur, aussi légitime soit-il en son principe, puisque littérature il y a, ne permet guère de comprendre ce que V. a voulu faire. Car c’est un ouvrage longuement travaillé et médité (V. peut écrire une tragédie en quelques semaines), tout à fait conscient des modèles dont il entend se démarquer. Décrire le siècle entre tous glorieux qui révolutionna le plus profondément l’esprit humain, qu’on pourrait aussi bien appeler, dit-il lui-même, le Siècle des Anglais (II, 29, p. 718), suppose, quand on est V., d’élever un monument digne de lui, et de l’auteur. Je me propose donc d’évoquer quelques refus qui pourraient aider à mieux cerner le dessein d’un tel ouvrage. Qu’est-ce que V. ne veut pas faire, autrement dit refaire ? Car refaire est le lot presque fatal des artistes qui succèdent aux génies louis-quatorziens, c’est une des idées fortes du second tome, une thèse voltairienne constante. Voilà mon sujet, que je ne pourrai qu’esquisser, faute de savoir tracer un panorama des tendances historiographiques antérieures, tâche qui revenait de droit aux éditeurs. Il s’agit de comprendre le projet avant de juger, et j’essaie de le cerner à partir de ses démarcations explicites. L’hypothèse qui me guide, c’est qu’on ne saurait ici séparer valeurs littéraires et valeurs historiques de l’ouvrage, pas plus que qualités dramaturgiques et qualités littéraires dans une pièce de théâtre. Sauf à pourchasser le fantôme de la défunte littéralité.

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I/ Le refus du sublime et de l’éloquence

En II, 29, p. 731, § 2, V. s’exprime ainsi sur Bossuet. Bossuet, dit-il, après l’oraison funèbre sans équivalent antique, invente un nouveau « genre d’éloquence », d’abord et avant tout français, ensuite imité par les Anglais. « Il appliqua l’art oratoire à l’histoire même, qui semble l’exclure. Son Discours sur l’histoire universelle […] n’a eu ni modèle, ni imitateurs. […] On fut étonné de cette force majestueuse dont il décrit les mœurs, le gouvernement, l’accroissement et la chute des grands empires, et de ces traits rapides d’une vérité énergique, dont il peint et dont il juge les nations. » V. admire donc un tour de force à ses yeux unique, et destiné à le rester car contradictoire avec l’essence du genre historique. Bien entendu, nous savons que l’alliance de l’histoire et du sublime a tenté De Maistre, Hegel, Michelet, Chateaubriand, voire certaines pages de Saint-Simon, par exemple sur le châtiment apocalyptique des enfants de Louis XIV, mais peu importe ici. Il est certain qu’un monument qui s’achève sur un long Catalogue (p. 870-991), précédé par trois chapitres très ironiques, quasi satiriques, sur les querelles religieuses, ne se propose pas un effet de sublime terminal. Au demeurant, la longueur même de l’ouvrage, pour un seul siècle, interdit les raccourcis et les effets à la Bossuet, sans parler même du contenu des pages.

V. a donc inventé l’expression  La philosophie de l’histoire (titre d’un texte de 1765, ensuite placé en tête de l’Essai sur les mœurs, Essai explicitement opposé  au Discours de Bossuet). Mais son propos n’est pas, dit-il dans le Siècle, de se mesurer avec ce genre de style et d’approche, aussi unique en son genre que le roman-poème de Fénelon (p. 731). Reste qu’on peut se demander si, à l’intérieur d’une écriture plus conforme à la nature du genre historique, il reste insensible à la leçon, non pas sans doute d’une telle « force majestueuse » continue, qu’il repousse manifestement de toutes ses forces, par tous les bouts, comme inadéquate, mais des « traits rapides d’une vérité énergique ». Je pose la question sans trancher, car il faudrait étudier des passages. Qu’en est-il, plus généralement, de l’éloquence dans ce premier tome ? Les compétences stylistiques me manquent pour répondre, je vous remets en toute hâte le fardeau. Au demeurant, ces traits énergiques et rapides, dont on pourrait recenser les modalités, peuvent se réclamer d’historiens antiques et modernes. En tout cas, les préfaciers signalent dans leurs présentations que des lecteurs reprochèrent à V. un manque de noblesse, une manière trop prosaïque d’écrire l’histoire d’un grand monarque. Et de fait, le livre ne put paraître en France, pour des raisons qui tiennent au rapport précautionneux, ombrageux, de la monarchie avec sa propre histoire. Il est fort dommage que les deux éditeurs réunis ne développent pas davantage. C’est tout de même un point central.

Bien entendu, il serait désastreux d’en déduire que l’esprit voltairien refuse congénitalement le sublime, en oubliant la poésie épique et tragique, sommet à ses yeux de l’art humain. Il serait tout aussi néfaste d’effacer, en dépit du texte, l’admiration voltairienne pour la grandeur, y compris quand elle touche à l’art de la guerre, pourtant largement stérile. V. n’est pas l’incarnation absolue de l’esprit qui nie et dénigre, aplatit et rapetisse, ou du moins, tout ne se réduit pas chez lui à ce mouvement rendu comme évident par la disparition du théâtre voltairien, d’ailleurs injuste au point d’en être imbécile. Qu’on ne puisse réduire V. à cela, notre texte le prouve avec insistance, dès sa première partie. Il appartient à l’historien vrai, selon lui, de rendre justice aux hommes qui le méritent, en rétablissant la vérité. Tout l’ouvrage est consacré à justifier, contre l’opinion dominante, la grandeur de Louis XIV et de son cortège inouï de grands hommes, en France comme ailleurs. Le tome I analyse un des deux grands reproches faits et refaits au règne : la multiplication des guerres, tandis que le second s’explique avec la révocation de l’édit de Nantes et les dépenses somptuaires.

Le projet du Siècle est donc hautement paradoxal, puisqu’il tente de répliquer, en mettant sur la table près de mille pages, à une doxa violemment anti-louis quatorzienne, réquisitoire dressé au nom même des valeurs philosophiques qu’est censé défendre V. Le Siècle de Louis XIV plaide donc contre son camp, et en partie non négligeable, le texte en fait foi, au titre de la grandeur, de la gloire, de l’éclat, vertus ou valeurs que personne, de nos jours, n’associerait spontanément à V., tant le spectre de son image s’est rétréci, ramené au rictus édenté du magistral buste de Houdon. Grandeur, gloire, énergie, nous voulons bien y voir des séductions rousseauistes, voire diderotiennes, mais que viendrait faire V. dans cette sphère, que Mme de Staël lui interdit dès 1800 au nom de Candide, sans parler du « hideux sourire » de Musset ? Ce que ce texte même tronqué attend de nous, c’est de faire l’effort, pas insurmontable mais réel, d’aller contre le préjugé littéraire et contre le préjugé politique. Il devrait obliger en effet à comprendre de l’intérieur, avec sympathie, ce qu’est une grandeur monarchique, et non pas, avec Rousseau, républicaine, ou, avec Diderot, individualiste au point de heurter la morale au nom d’un Moi farouchement énergique.

Il y a ainsi, au cœur même du Siècle, un élan d’admiration inséparable du projet, une admiration pour la grandeur moderne, contemporaine même, sans aucune nostalgie antique et républicaine, sans répulsion pour le monde de la Cour et les mœurs aristocratico-monarchiques policées, civilisées sous la férule de l’État absolutiste. Autant il n’est guère besoin d’insister sur la posture critique inhérente à notre image de V., autant, me semble-t-il, ce ressort risque de nous échapper, en raison notamment de la coupure révolutionnaire et de notre idéologie républicaine. De Bayard à Viala, quel héros populaire dans notre Panthéon, en dehors de Henri IV et de sa poule en pot ?

Mais cette admiration, qui range V. dans le camp des Modernes sans le moindre complexe, sans la moindre nostalgie des temps anciens, antiques ou médiévaaux, n’aspire pas, je le répète, à une écriture grandiose de l’Histoire. La grandeur, l’admirable, oui, le grandiose, le sublime, non. Tout, chez lui, s’y oppose. Sa conception de Dieu, d’abord. Créateur du monde, d’un monde réglé une fois pour toutes par des lois générales fixes qui le font demeurer ce qu’il a toujours été (pas de montagnes formées dans les mers ou arasées par le temps, etc.), le Dieu voltairien n’est en rien un acteur historique, un agent providentiel. Ni immédiatement (miracles, révélations orales ou écrites, décrets législateurs, incarnation de Jésus, Église élue), ni médiatement, en utilisant dans leur dos, à titre de causes secondes aveugles, les êtres humains pour des fins supra-humaines (chez Bossuet, le triomphe universel du catholicisme, prélude de la résurrection des corps et du Jugement dernier, finalités que les philosophies de l’Histoire pourront laïciser au XIXe).

Sa conception de l’homme, ensuite, jouet des passions, des intérêts, des habitudes (préjugés, coutumes, routines, superstitions, rages et folies, etc.). Sa conception de la causalité historique, j’en parlerai plus loin. Sa conception du genre historique, de l’écriture historienne. Qu’en dit-il, par exemple p. 748 ? Que ce genre souffre moins que le théâtre, l’épopée, etc., après un grand siècle tel qu’illustré par les immenses génies du siècle écoulé, qui voue les artistes postérieurs à une inévitable décadence. D’abord parce que les sujets, en histoire, se renouvellent d’eux-mêmes, contrairement aux autres genres esthétiques ; ensuite et surtout, parce que le métier d’historien exige moins de talent, de dons, de feu que les grands genres littéraires : il y faut surtout, dit-il, comme dans les observations physiques, du travail, du jugement,  de l’esprit commun. En somme, la nature même du genre historique autoriserait de se démarquer du grand siècle, de faire son trou sans trop d’infériorité obligée !

Est-ce alors à dire que V. est au fond satisfait de la production historique, qu’il apporte modestement sa pierre à l’édifice commun, œuvre d’artisans plus que d’authentiques artistes ? Pas du tout ! « Nous avons eu des historiens, mais point de Tite-Live », II, 29, p. 736. La France a beaucoup d’historiens (il lui a fallu, dit-il, lire 200 ouvrages pour en tirer le sien), aucun grand livre d’histoire. Cet autre paradoxe, cet autre refus fait mon second point.

 

II/ Le refus de la médiocrité historienne

Sans même parler ici des déficiences du style ordinaire des historiens, qu’est-ce que V., d’après le Siècle, reproche essentiellement aux historiographes modernes ? L’inexactitude ; la partialité ; le vertige du détail ; le manque de philosophie. Tentons de préciser un peu ces points.

1/ Aux yeux de V., l’Histoire est d’autant plus fabuleuse et invérifiable que lointaine. Le 1er garant de l’exactitude, c’est la proximité temporelle, qui permet de confronter sources imprimées ou manuscrites, confidences de témoins autorisés dûment questionnés au fil des ans. Encore faut-il que l’historien mette en acte cet esprit critique ici toujours en éveil, qui suppose au demeurant un statut social, un prestige intellectuel et mondain interdit aux pédants, aux besogneux sans scrupules, sans connaissances ni méthode de l’édition mercenaire. Quel « écrivain » pouvait en effet se réclamer d’autant de relations haut placées en France et à l’étranger, disposées à satisfaire sa curiosité ? Le récit s’appuie sur une enquête critique dont il fait constamment état pour étayer ses dires et discuter d’autres versions tenues pour vraies, car répétées sans vérification. Cette enquête, propre au genre historique quoique rarissime selon V., dessine à la fois une méthode et les contours d’un historien hors du commun, intellectuellement et socialement. Point docteur, mais douteur : la devise ne débouche pas sur un scepticisme systématique, elle met en œuvre, pour V., un réquisit fondamental des sciences modernes, de ce qu’il faut entendre selon lui par esprit des Lumières, installé triomphalement sous le siècle de Louis XIV, qu’on pourrait appeler aussi le Siècle des Anglais, tant ceux-ci ont produit de découvertes fondamentales.

Le récit historique doit donc s’inspirer des « observations physiques » modernes ; il illustre au fil des pages, dans ce travail de vérification critique dont Bayle a fait un Dictionnaire (1697), la thèse même de l’ouvrage sur la révolution de l’esprit humain qui vient de s’accomplir. Il ne faudrait donc pas considérer comme banales et allant de soi toutes ces discussions ou indications, à charge pour elles de ne pas transformer l’ouvrage en livre pédant et vétilleux, en texte grevé par l’érudition étalée, à la manière, par exemple, du Dictionnaire historique et critique de Bayle, qui vaut mieux, souvent, par ses notes incroyablement érudites que ses articles. Se pose ainsi la question littéraire de l’insertion, du statut textuel de ces discussions critiques dans le texte voltairien, à étudier au cas par cas.

 

2/ L’historiographie, contrairement aux mathématiques, est rongée par une autre gangrène, la partialité. L’exactitude est une chose, l’impartialité une autre. Il s’agit donc de ne pas céder aux passions nationales, religieuses, politiques, de peser les circonstances, de ne pas confondre les moments, d’essayer de comprendre les raisons et les caractères, de ne pas juger des causes seulement par les effets, souvent et par nature imprévisibles dans l’ordre de la guerre et des calculs interétatiques. Cet effort d’objectivité est d’autant plus tendu et délicat que V. défend un roi et un règne presque unanimement condamnés, en France et à l’étranger, notamment pour le nombre et la brutalité de ses guerres. Mon opinion est que le Siècle de Louis XIV, si l’on tient compte du moment de sa publication, de l’état de l’opinion française et européenne, de la violence du débat historiographique, des valeurs philosophiques en jeu, s’efforce visiblement d’imposer l’image d’un historien dégagé des passions et des préjugés, apte à juger en toute justice des faits et des hommes, au nom de critères rationnels explicites, argumentés au cas par cas.

Bien entendu, cela ne concorde pas du tout avec l’idée que nous nous faisons de V., et que répandaient ses adversaires. Mais telle me semble bien l’idée qu’il veut donner, qu’il a de son travail, et qu’il faut bien prendre en compte si, nous-mêmes, nous faisons l’effort de le lire avec objectivité. Pour ma part, elle me paraît largement méritée, tant cette écriture trace son chemin entre satire et pathos, exaltation et dénigrement. Cet effort visible vers l’impartialité tient à trois facteurs. A/ La nature du genre historique. B/ La pression du contexte anti-louis-quatorzien, notamment en milieu protestant. C/ L’idéal épistémologique dont se réclame V., à savoir les sciences modernes précisément consacrées par le siècle dit de Louis XIV.

 

 

3/ Le vertige du détail

Cette question du détail est importante, si vous songez que dans un texte placé par les éditeurs en tête de ses Mémoires (« Savoir s’il est permis d’écrire et de lire l’histoire, singulièrement celle de son temps », juillet 1743, p. 3-17 du tome I de la Pléiade), le duc de Saint-Simon y voit la différence majeure entre texte de mémorialiste et texte d’historien. L’historien parle de ce qu’il n’a pas vu, entendu, touché, humé ; le mémorialiste est témoin et acteur des faits qu’il rapporte, et c’est la minutie des détails qui est le gage de son rapport vécu, intime, aux choses. Le statut du détail est donc le signe qui distingue deux types très différents de rapport à l’énonciation des événements passés. C’est pourquoi Saint-Simon, pour le seul règne de Louis XIV et les 8 ans de la Régence, remplit 7 volumes de la Pléiade. Ce texte de Saint-Simon est absolument essentiel, d’autant qu’il a pu lire avant de l’écrire le premier chapitre du futur Siècle de Louis XIV.

V. est évidemment confronté à cette inévitable question : que faire des détails, où s’arrêter, comme tout mémorialiste, tout historien, tout critique littéraire ? Mais sa position est moins tranchée que celle de Saint-Simon. En effet, il se pose nettement en posture d’historien, historien conscient que les détails, si importants aux yeux des acteurs, perdent rapidement de leur intérêt pour les générations suivantes. Trop verser dans la minutie, c’est donc rendre son ouvrage périssable, le dater, adopter imprudemment le point de vue vaniteux des contemporains, violer les règles du bon goût, de l’art de plaire. Mais si près encore de l’époque racontée, ne faut-il pas faire place à des détails intéressants, curieux, originaux : « caractéristiques » dit-il souvent ? Il y a donc, dans le texte voltairien, tension entre l’énonciation historienne et l’énonciation mémorialiste, l’épuration que demande le recul, et l’immersion dans la minutie que réclame l’intérêt pour les choses passées, en large partie nécessairement trépassées.

Cette tension, on constate que V. l’exhibe, la souligne à plusieurs reprises. L’écriture historienne est donc travaillée, selon lui, par deux postulations qui entrent en conflit : l’épuration exigée par l’éloignement, et l’incarnation qui permet de donner chair aux choses défuntes, et du coup, autorise de faire saisir la différence des temps, le temps des lecteurs et le temps des acteurs. Les acteurs et témoins contemporains des événements vécus au présent, au jour le jour, sont travaillés par une curiosité insatiable et le sentiment que tout qu’ils vivent importe au plus haut point, vaut absolument d’être consigné. C’est l’illusion mémorialiste propre à toute génération, celle qui impulse le journalisme, cette bête noire de V., besoin alimenté par la vanité. C’est aussi l’illusion, la manie des annalistes et des spécialistes d’une branche de l’histoire, par exemple les spécialistes de l’histoire militaire. Les hommes vivent leur présent comme inoubliable. Mais dès qu’une autre génération succède à la précédente, une énorme masse de détails, de personnages, de circonstances, ne présentent plus autant d’intérêt, s’effacent fatalement de la mémoire collective. La question du détail touche donc au cœur de l’écriture de l’Histoire, puisqu’elle pose cette interrogation : qu’est-ce qui, du passé, mérite encore d’être raconté, et comment ? L’historien conscient qu’il parle du temps passé à des lecteurs passionnés par le temps présent doit constamment avoir à l’esprit qu’il n’est ni un acteur racontant ses hauts faits, ni un mémorialiste désespérément avide de faire revivre sa vie et son époque, ni encore un spécialiste obsessionnel de l’histoire militaire ou religieuse ou diplomatique.

Si donc un lecteur actuel, surtout dans la première partie, considère que V. cède trop à l’attrait du détail, car trop proche encore des faits qu’il raconte, il confirme par là la justesse de sa problématique : l’historien est confronté à la question de la mort du passé, de son inévitable engloutissement dans le néant, de son refoulement inlassable au fil des générations qui veulent vivre à leur tour leur propre présent, et ne conserver du passé qu’une image épurée, filtrée, condensée. À la profusion péniblement volubile des mémorialistes, des annalistes et des spécialistes d’un domaine, l’historien doit opposer la ferme prise en compte du temps qui passe et de son public, qui n’a nulle raison de ne pas vouloir oublier. La mémoire historiographique est indissolublement conservation et effacement. Le devoir de mémoire est relatif et évolutif.

Que rencontrons-nous ici ? À mon sens, une version fermement laïcisée de l’opposition, inlassablement réitérée par la parole chrétienne, du devoir de s’arracher aux séductions de l’intramondain au profit des impératifs transcendants du salut. L’antithèse ciel-terre, mort-survie, corps-âme, est remplacée par un couple purement humain, purement immanent à l’humanité : passé-présent. Le passé historique mérite d’être compris, à condition de le traiter comme passé, filtré, distillé, drastiquement épuré de tout ce que le néant des choses humaines a englouti pour toujours. Et d’autant plus amaigri qu’il est plus lointain. Isaac Asimov pose ce problème dans certains de ses romans d’anticipation : que faire d’une colossale histoire interplanétaire vieille de millions d’années ? L’ampleur du livre de V. est donc liée au moment de son énonciation (après Louis XIV mais tout près, et même encore dans son siècle), et à l’importance de l’objet historique : le plus glorieux, le plus décisif pour l’esprit humain  des quatre grands siècles légués par l’histoire calamiteuse des hommes.

La question du détail démarque donc de l’écriture mémorialiste, qui ne sait pas faire le départ, car écrite et pensée au présent, entre le minutieux et l’important. Mais elle démarque aussi le projet voltairien de l’histoire érudite, spécialité notamment de certains ordres religieux, comme les Mauristes et les Oratoriens. Il serait cependant aventureux, à mon sens, d’en conclure que le succès des « philosophes, V. en tête, a entraîné la « défaite de l’érudition », comme le proclame avec fougue la thèse de doctorat de la philosophe Blandine Kriegel, consacrée au père Mabillon et son école, inventeur au XVIIe siècle de la diplomatique, science de l’authentification des textes anciens. On en fabriquait de faux, pour établir des généalogies nobiliaires reculées et des droits féodaux avantageux. Pourquoi est-ce aventureux ? Parce que le mépris des philosophes des Lumières pour l’érudition pure, pour la curiosité mue par la seule curiosité, dédain exprimé par exemple par d’Alembert dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie, n’avait nul pouvoir sur les ordres religieux et leurs patients travaux, pas plus que sur les érudits laïcs. L’école positiviste, qui, sous l’impulsion de Seignobos, fondera après 1870 l’historiographie universitaire française, consacrera hyperboliquement ces efforts critiques sur l’authenticité des documents, en concurrence avec l’Allemagne. L’histoire dite philosophique, incarnée par V., s’adresse au public lettré, aux honnêtes gens, et vise à instruire en plaisant. Cela n’empêche pas à l’occasion de jouter avec des spécialistes, notamment les clercs qui lui reprochent un amateurisme aussi désinvolte qu’impie (voir, entre autres polémiques, Les Erreurs de Voltaire, du père … Nonotte, plusieurs fois réédité). Ces clercs dénoncent, en retournant V. contre lui-même, des erreurs répétées inspirées par son fanatisme antichrétien.

 

4/ Le manque de philosophie

V. reproche aussi aux historiens, esprits généralement médiocres, on l’a vu, c’est le genre qui le veut, leur carence philosophique. Le texte le plus net se trouve dans l’article Rollin : « Il y a beaucoup d’histoires anciennes ; il n’y en a aucune dans laquelle on aperçoive cet esprit philosophique qui distingue le faux du vrai, l’incroyable du vraisemblable, et qui sacrifie l’inutile. » II, 36, p. 963). L’esprit philosophique est donc un esprit critique à même de pratiquer un criblage épistémologique des événements dignes de figurer comme faits historiques vrais ou vraisemblables, ou au contraire comme fables nées de l’imagination, de la crédulité, de la passion. C’est en fonction de ce critère que V. a par exemple toujours refusé de croire à l’existence de prostituées sacrées à Babylone, pour ne rien dire des miracles soi-disant attestés de la tradition judéo-chrétienne. Qu’est-ce qu’écrire l’Histoire en philosophe ? La réponse se trouve en II, 29, p. 734 : « la véritable parure de la philosophie est l’ordre, la clarté, et surtout la vérité. » Vérité des faits, ordre et clarté dans la restitution de leur véritable enchaînement.

Raconter le passé est donc d’abord une opération de triage. Le bon historien est forcément philosophe en ce qu’il fait la démarcation entre vrai, vraisemblable, faux, fabuleux, parti-pris, préjugé, propagande, ignorance, et en ce qu’il sait ne retenir que l’utile, l’instructif, le significatif. L’historien véritablement historien de Louis XIV ne peut donc pas s’abandonner aux virulences partisanes des libellistes protestants ou d’un Saint-Simon. Il ne peut accepter qu’on assimile, sans autre forme de procès, monarchie absolue et despotisme. L’approche philosophique exige une écriture modérée, nuancée, argumentative, qui prenne en compte tous les aspects du siècle considéré, qui n’hésite pas à combattre le préjugé dominant, violemment anti-louis-quatorzien au nom d’arguments apparemment « philosophiques » : autoritarisme, guerres ruineuses, intolérance, dévotion tardive et inconsidérée, orgueil démesuré, etc. La vraie philosophie est obligée de critiquer, de renverser les jugements d’une philosophie courte et partisane. On peut évidemment préférer le style incisif et décisif d’un Saint-Simon, mais à condition de comprendre que le projet voltairien est tout autre, au nom même de la philosophie telle qu’il l’entend ici. Saint-Simon obéit à la rage, à une vison apocalyptique car providentialiste, quand V. ne s’accorde, dans le cadre de son plaidoyer, que les plaisirs de l’ironie.

Mais philosophie doit aussi se prendre en un autre sens. Dans sa lettre à Dubos de 1738 (Appendices, p. 999), V. écrit en effet ceci : « Ce n’est point simplement la vie de ce prince que j’écris, ce ne sont point les annales de son règne ; c’est plutôt l’histoire de l’esprit humain, puisée dans le siècle le plus glorieux à l’esprit humain. […] Malheur aux détails ! la postérité les néglige tous : c’est une vermine qui tue les grands ouvrages. Ce qui caractérise le siècle, ce qui a causé des révolutions, ce qui sera important dans cent années, c’est là ce que je veux écrire aujourd’hui. […] J’abandonne le reste aux faiseurs de conversations et d’anecdotes.  […] il ne s’agit que de former un corps bien proportionné à tous ces membres épars, et de peindre avec des couleurs vraies, mais d’un trait » ce que d’autres « falsifient et délayent dans des volumes ». Tout cela – grand ouvrage, harmonieux et concentré, sur un grand objet – définit exactement ce que V. entend par un livre véritablement philosophique. La philosophie englobe l’esprit de vérité et le goût, l’harmonie, la couleur, le dessin, bref, l’art. C’est l’art du vrai, qui n’est pas la définition de la tragédie ou du roman ou de l’épopée.

Plus que la vie d’un roi, fût-il grand, plus que les annales d’un règne, même glorieux (soit deux sous-genres historiographiques), le projet voltairien vise un autre acteur, intimement philosophique, tel qu’illustré par Fontenelle : l’esprit humain, susceptible de progrès et de décadences, d’erreurs, fureurs, égarements, et qui exige d’autres découpages temporels que les vies, les règnes ou le dénombrement officiel des siècles : d’où, ici, un siècle qui va de 1660 à 1750. Mieux même, les progrès de cette entité collective, de cette abstraction philosophique constituée en acteur principal de l’Histoire, entraînent fatalement une décadence à la mesure des réussites, sauf peut-être en sciences pures et en historiographie. Je dis peut-être, parce que V. estime sans doute que le siècle de Louis XIV ou des Anglais a comme épuisé les grandes découvertes, à défaut d’avoir égalé Tite-Live. En tout cas, il faut retenir que la philosophie voltairienne n’est pas animée par l’idée de Progrès au sens de la dernière génération des Lumières (Condorcet) et du XIXe siècle. Mais l’installation de la notion d’esprit humain au centre du devenir historique oblige à élargir le cadre historique : à la dimension d’un siècle à cheval sur deux siècles, et d’une révolution capitale de l’esprit européen, devenu enfin moderne, ou si vous préférez, éclairé.

 

 

III/ De la causalité

Cela me sert aussi de transition vers quelques remarques sur la question de la causalité, mon dernier point. Vous avez remarqué cette phrase impeccablement précise et concise de la lettre à Dubos : « Ce qui caractérise le siècle, ce qui a causé des révolutions, ce qui sera important dans cent années » : V. veut donc mettre en valeur le spécifique, le causal, le durable. Voilà un beau sujet de dissertation, au cas où on rêverait encore bêtement de beaux sujets de concours, enfin adéquats à leur objet. Il vaut mieux sans doute se préparer à du diffus et du confus.

A/ Je vais commencer par esquisser un rapprochement avec Montesquieu. Au moment même où V. vient de concevoir et d’entreprendre son hardi projet, Montesquieu publie ses Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence (1734). Dans une lettre de nov. 1734, V. écrit : « Le livre est moins un livre qu’une ingénieuse table des matières écrite en style romain », tandis que Montesquieu tient à noter ceci dans son Spicilège àusage personnel : « M. de Forcalquier disait de Voltaire : « Je me croirais sans goût, si je n’avais ses ouvrages dans mon cabinet, et sans honneur, si j’avais l’auteur dans ma chambre. » (L’Intégrale, p. 681, Seuil). La remarque de V. est éclairante.  Ce qu’il reproche au fond à Montesquieu, c’est la réduction drastique de la narration, de la substance proprement historique (« table des matières »), et c’est le pastiche stylistique. En effet, le texte de Montesquieu donne la première place à la réflexion sur la causalité historique et son caractère quasi fatal au regard des causes générales, dès lors qu’on embrasse les choses de haut et de loin, après coup. Il s’agit donc d’une approche philosophique de l’histoire sur un exemple canonique en Occident. Mais, aux yeux de V., cette réflexion en quelque sorte épistémologique sur le devenir de Rome, apte à éliminer tout détail, réduit malheureusement à presque rien l’influence des circonstances et des individus, au profit d’une logique implacable d’ordre immanent, à l’inverse en somme de l’optique de Saint-Simon. C’est pourquoi elle est pour lui simplement « ingénieuse ».

Autrement dit, pour V., ces considérations de Montesquieu relèvent plus de l’esprit que de la raison, elles sont plus adroites que droites, plus métaphysiques (au sens où de Platon à  Leibniz, on a écrit selon lui des « romans » détruits enfin par Locke au nom de la modeste expérience) qu’exactes. C’est au fond ce qu’il pensera aussi, pour l’essentiel, de L’Esprit des lois (1748), plus brillant que vrai, controuvé par les faits, les petits faits têtus qu’il se plaît à opposer à la grandiose théorie, aux prétendues lois générales d’ordre newtonien qui en gouverneraient nécessairement le cours. Quelle est la logique de l’Histoire, en a-t-elle une, et laquelle ? Les philosophes dits des Lumières sont loin d’être d’accord sur ce point crucial. Retenons que ni Voltaire, ni Montesquieu, ni Diderot ne sont des tenants de l’idée du Progrès, avec un P majuscule et sans complément, alors qu’en 1800, dans De la littérature, il semble évident à Mme de Staël, dans le sillage de Condorcet, que les Lumières signifient perfectibilité, que cette perfectibilité est le moteur de l’Histoire et de son intelligibilité rationnelle. C’est pourquoi Mme de Staël ne saurait, en toute logique, adhérer à la représentation totalement négative que V. donne, au début de son livre, du Moyen Âge. Il faut absolument, pour elle, que l’époque médiévale ait fait progresser l’esprit humain, sous l’influence du christianisme et de l’importance nouvelle des femmes, sans oublier l’opposition Nord-Midi. De fait, sa recherche des lois-rapports générales qui impulsent logiquement les grandes transformations de la littérature des Grecs à nos jours, la rapprochent infiniment plus de Montesquieu que de V., incapable de lui fournir les outils conceptuels de son grand projet philosophique, enfant de L’Esprit des lois : De la littérature dans ses rapports avec les institutions sociales. Là aussi, il s’agit de souligner les causes générales, pas de raconter en détail les faits littéraires. Vous voyez que la part de la narration des faits discrimine deux pentes de l’esprit des Lumières. On voit clairement, chez V., comment ces deux directions, la circonstance et la cause générale, entrent en tension.

 

B/ Je poursuis avec cette assertion inattendue dans une Première Partie qui traite de diplomatie et de batailles, matière ordinaire des historiens ordinaires : « Il est difficile de dire ce qui fait perdre ou gagner les batailles » (p. 203, chap. 5). C’est certes expliciter ce que le récit vient de mettre en valeur à propos de Condé et Turenne, mais quelle est la signification exacte d’une telle idée ? Elle vaut d’abord, à n’en pas douter, comme signe de démarcation entre fausse et vraie histoire : « La plupart de nos historiens n’étalent à leurs lecteurs que ces combats et ces prodiges de courage et de politique » (p. 194). Ils ressemblent par là parfaitement aux esprits médiocres : « Le vulgaire suppose quelquefois une étendue d’esprit prodigieuse et un génie presque divin, dans ceux qui ont gouverné des empires avec quelque succès. » (p. 226). Le bon historien nous guérit de ces admirations puériles, de ces fables ou niaises ou stipendiées. Il nous ramène sur le sol prosaïque des actions humaines (voir par ex. p. 194 le § 3 sur les « bassesses » des chefs de guerre de la Fronde, pris à la gorge par les besoins d’argent). En d’autres termes, l’historien éclairé n’est pas un poète épique. Il ne faut pas se tromper de genre, ni commettre l’erreur inverse, effacer par scepticisme systématique toute « grandeur », quand elle se manifeste avec Christine de Suède et Cromwell. Car supprimer la grandeur, c’est tuer le sujet, anéantir le livre en son principe même. Donc, l’ironie critique, aussi indispensable soit-elle, ne saurait se transformer en rage destructrice aveugle, en pure négativité universelle ou absolue. Elle doit délimiter et cultiver le jardin ; c’est pourquoi, contre toute attente, il y a une « Conclusion » dans Candide, même si Mme de Staël le lisait comme un récit absolument désespérant, contraire donc à toute idée perfectibiliste.

Mais cette incertitude fondamentale des batailles est-elle absolue ? Apparemment pas, à lire le § 3 de la page 202 : « Le sort de Turenne et de Condé fut d’être toujours vainqueurs quand ils combattirent ensemble à la tête des Français, et d’être battus quand ils commandèrent les Espagnols. » Nous voici renvoyés à l’état des forces nationales à un moment précis, et au croisement de ces forces et des talents individuels des chefs militaires, ni niés ni surévalués, sans compter les « mœurs » qui poussent ces chefs à changer de camp, et sans compter aussi la faiblesse des moyens engagés, faute d’argent, etc. Le lecteur, pour se faire une idée de la méthode voltairienne, ne peut donc se contenter d’aligner des assertions de ce type, ni d’interpréter au pied de la lettre tel ou tel passage.

Il n’en reste pas moins que tous les chefs militaires alternent succès et revers, sur terre et sur mer, à moins de mourir assez tôt pour ignorer l’échec, comme Gustave-Adolphe. Il en découle une stérilité générale de la guerre, renforcée par une donnée majeure des mœurs politiques européennes : « Les nations, dans les monarchies chrétiennes, n’ont presque jamais d’intérêt aux guerres de leurs souverains. Des armées mercenaires […] font plusieurs campagnes ruineuses, sans que les rois […] aient l’espérance, ou même le dessein, de ravir le patrimoine l’un de l’autre. » (p. 216). Ainsi, le génie militaire de Condé n’en fera jamais un nouvel Alexandre, le rêve de monarchie universelle en Europe reste un rêve, y compris sous le cauchemar hitlérien. On peut glaner ici ou là des fruits, par exemple l’Alsace, d’ailleurs acquise surtout par l’or et la négociation, pas s’approprier de force le champ adverse tout entier, comme à d’autres époques. Et cela pour des raisons structurelles qui dépassent l’issue imprévisible de telle ou telle bataille ou guerre. La politique de balance européenne, théorisée au XVIIe siècle par notamment le chevalier Temple, s’insère par conséquence dans un ensemble causal plus profond, où la religion joue aussi son rôle (cf « les monarchies chrétiennes » dans la citation).

Est-ce à dire alors qu’il n’y aurait au fond pas de différence majeure entre Montesquieu et V. ? La conclusion serait téméraire. Montesquieu ne pourrait pas écrire cette phrase de la page 211 : « Richard [Cromwell] fit voir que du caractère d’un seul homme dépend souvent la destinée d’un État. » Or la phrase n’est pas anodine, elle consonne avec le titre et le propos de la seconde partie, avec l’idée de grand siècle ordonné autour d’une figure politique. Non seulement Montesquieu ne l’écrirait pas, mais il dit exactement le contraire dans les Considérations à propos de César et Pompée : s’il n’y avait pas eu César et Pompée, d’autres hommes auraient pris leur place, parce que l’expansion romaine devait tuer la république, comme le despotisme, explique-t-il dans L’Esprit des lois, doit nécessairement régner en Orient, et ronger de l’intérieur les États européens, telle « une lime sourde ». Montesquieu ne peut d’ailleurs en aucune façon exalter le siècle de Louis XIV, parce que la monarchie française a selon lui atteint son point d’équilibre harmonieux à la fin du Moyen Âge, en faisant enfin place au peuple à côté des nobles et du roi, avant la montée de l’absolutisme.

Au fond de la conception voltairienne, il n’y a pas le jeu nécessaire des rapports qui tisseraient la trame des choses historiques ; il suit l’ordre chronologique des actions diplomatiques et militaires, ordre pour lui factuel et diachronique, ou si l’on préfère narratif, descriptif. Il y a des causes, des constantes même, mais cela n’a rien à voir avec l’ambition de Montesquieu ou d’une Mme de Staël, qui est d’abord de dégager des lois générales à même d’expliquer la logique interne des changements historiques à travers la mise en rapport de faits sociaux fondamentaux. C’est que de telles lois outrepassent pour V. les limites de la simple raison humaine. Les faits à la fois révèlent une réalité bien plus chaotique, infiniment moins logique et grandiose, et un rôle bien plus important des grands hommes. En somme, on ne peut pas aborder l’Histoire sur le modèle de la nature mathématisée. Dieu a créé directement la Nature, quand l’Histoire est remise aux hommes sans plan finalisé. Il n’y a donc nulle contradiction à militer pour la physique newtonienne, et à écrire l’Histoire comme il l’écrit. Soustraite au jeu de lois providentialistes ou immanentes, l’Histoire, quoique le plus souvent absurde et stérile, offre un champ ouvert à l’énergie créatrice des grands hommes et des grands siècles. Je termine en le citant : « Ce n’est point une pénétration supérieure qui fait les hommes d’État : c’est leur caractère. Les hommes, pour peu qu’ils aient du bon sens, voient tous à peu près leur intérêts. […] mais notre conduite et nos entreprises dépendent uniquement de la trempe de notre âme, et nos succès dépendent de la fortune. » (p. 226). Il faut donc la conjonction de l’énergie individuelle, plus exactement étatique, et de la chance pour accoucher d’un grand siècle.

 

Jean Goldzink