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06/09/2011

LE SYSTEME DES PERSONNAGES DANS LES RAISINS DE LA COLERE

 

Guy Barthèlemy

Lycée Champollion – programme Math sup-spé, année universitaire 2011-2012

 

 

ELEMENTS POUR UNE ANALYSE DU SYSTEME DES PERSONNAGES DANS LES RAISINS DE LA COLERE

 

 

[NOTE LIMINAIRE : - cet exposé ne peut, évidemment, être détaché de l’ensemble d’un cours sur les Raisins de la colère ; vous y trouverez donc un certain nombre d’allusions rapides à d’autres aspects du roman dont vos professeurs vous parleront.

                                   - Il n’est pas question ici de parler de tous les personnages, mais de  montrer que si l’on confronte certains d’entre eux, on voit plus clairement ce qu’est le propos de Steinbeck sur l’injustice.

                                   - J’ai parfois profité de tel ou tel développement pour glisser, sous forme de note, une remarque qui renvoie à la question de la justice dans son ensemble, ou à tel de ses aspects. Ces notes rendent certes un peu plus difficile la lecture de l’exposé, mais c’est pour la bonne cause. Vous pouvez par ailleurs, lorsqu’elles sont de cet ordre,  en réserver la lecture pour la fin.

Bon travail. G.B.]

 

            Steinbeck dans Les Raisins de la colère ne raconte pas seulement l’histoire d’une famille de fermiers chassés de leurs terres par la misère et qui entreprennent  une migration vers la Californie. A travers cette histoire, il raconte celle d’un désastre qui a bouleversé l’existence de centaines de milliers d’agriculteurs états-uniens (en Oklahoma, au Texas, etc.) dans les années 1930 : sous la double pression d’une crise d’abord climatique et géologique (sècheresse, « dust bowl », érosion des terres),  puis  économique et politique (l 'endettement structurel des petits fermiers, considérablement aggravé par la crise de 29 ; l’incapacité du gouvernement états-unien à prendre des mesures qui auraient permis de les sauver, et la domination absolue exercée dans le monde agricole par les grands propriétaires et par les banques), une immense population a été paupérisée, réduite à une errance dévastatrice. La composition du roman, avec son alternance systématique entre les chapitres consacrés aux aventures des Joad et ceux consacrés à des données contextuelles et générales, montre on ne peut plus clairement la volonté de Steinbeck de jouer sur ces deux registres : les chapitres « contextuels » permettent de conférer leur pleine signification aux épisodes qui ne concernent que les Joad, ils les commentent par avance – à moins que, à l’inverse, on ne considère que ceux-ci viennent fournir une illustration à ces données générales.

            Mais Il faut encore mentionner un troisième étage de la fusée : de manière souvent explicite, Steinbeck aborde des problèmes universels, c’est-à-dire qui sont consubstantiels à la condition humaine (la confrontation à l’injustice, la violence), auxquels toutes les sociétés sont confrontées (l’inégalité, la tentation chez les puissants d’identifier pauvreté et indignité), et hausse dans le même temps l’histoire de la famille Joad à la hauteur d’une épopée, c’est-à-dire précisément  un récit dans lequel affleurent des enjeux universels et de première grandeur, que les événements, les conflits et les personnages concourent à mettre en relief, auxquels ils doivent donner cette dimension.  Ce choix du registre épique se traduit donc dans le traitement des personnages, qui sont souvent caractérisés, en eux-mêmes ou à travers la situation qui est la leur dans le récit, par une dimension symbolique ou archétypique. C’est parti pour les gros mots, et leur cortège de définitions ; un personnage a une dimension symbolique lorsque sa présence dans le récit semble légitimée essentiellement par sa capacité à incarner une valeur (ou une anti-valeur), une situation, un problème ; il renvoie à un archétype lorsque son individualité disparaît derrière un « profil humain » bien constitué dans des typologies courantes, profil qu’il réalise de manière particulièrement vigoureuse et efficace. Dans les deux cas, le personnage semble s’effacer derrière une signification qu’il vient prendre en charge. Steinbeck, dans Les Raisins de la colère, est animé par l’indignation, par la réprobation, et il veut contribuer à une prise de conscience de ses concitoyens (ce projet, comme le contenu de son roman, lui vaudront par exemple une suspicion tenace de la part du FBI, qui voyait en lui un « rouge »). Pour ce faire, il doit frapper fort, raison pour laquelle il recourt à des formes de grossissement et de simplification qui relèvent de l’épique et qui conduisent à user de symboles et d’archétypes.

            Ce fonctionnement n’est pas seulement celui du système des personnages , mais aussi des lieux. Par exemple, la description des « Hooverville » et celle du camp du gouvernement doivent être lues et analysées l’une au regard de l’autre ; Hooverville, qui est l’aboutissement de la clochardisation subie par les migrants,  de l’espèce de régime de terreur policière qu’on leur inflige, prend une coloration encore plus infernale quand on on le compare au camp du gouvernement, enclave auto-administrée selon les règles d’un véritable esprit démocratique et égalitaire dans laquelle les migrants reconquièrent leur dignité et élaborent même des stratégies pour se préserver des sombres menées des dominants et de ceux qu’ils manipulent (je fais évidemment allusion à l’épisode du bal). Et dans cet univers fortement symbolique (comme le sont toujours les utopies), ou plutôt dans la comparaison entre cet univers et celui des Hooverville, il faut commenter la place que Steinbeck accorde aux sanitaires. Plusieurs micro-épisodes tournent autour (si l’on peut dire) des toilettes, dont il est en outre  fréquemment question dans les conversations des personnages. On comprend pourquoi, a contrario, lorsque l’un des personnages évoque la situation d’un camp comme celui de Hooper, dans lequel les Joad seront enfermés au chapitre suivant, où le propriétaire n’a fait installé que dix latrines, ce qui est notoirement insuffisant et contraint les ouvriers à vivre dans la puanteur ; c’est là une manière de les animaliser, de leur dénier la moindre délicatesse. Inversement, le passage dans le camp du gouvernement et dans ses baignoires permet à Pa de se raffiner : désormais, dit-il, s’il est privé de son bain quotidien, il est incommodé par ses propres odeurs corporelles et est inquiet à l’idée qu’il les impose à autrui.

 

            Puisque nous venons, incidemment, de parler de Pa, il nous fournira le premier exemple de traitement symbolique du personnage. En effet, il semble bien que sa présence dans le roman se limite à quelque chose de cet ordre : Steinbeck avait besoin de ce personnage pour illustrer (ce terme est, on le comprend, voué à revenir fréquemment dans cet exposé) l’un des prolongements de la crise économico-politique que décrit le roman, en l’occurrence la crise de l’autorité paternelle. La scène décisive est celle qui se déroule au cours du chapitre 26, p. 496 :

 

     - Nous partons demain matin dit [man]

Pa renifla :

      Les choses ont changé, à ce qu’il paraît, dit-il d’un ton sarcastique. Dans le temps, c’étaient les hommes qui décidaient. A ce qu’il paraît que maintenant c’est les femmes qui portent la culotte. J’ai l’idée qu’il serait grand temps que j’aille chercher une trique.

[…]

Va donc chercher ta trique, Pa, dit [Man]. Quand on aura de quoi manger et un coin où rester, alors peut-êt’ que tu pourras t’en servir […]. Mais, pour l’instant, tu ne fais pas ton travail, pas plus avec ta cervelle qu’avec tes mains. Si tu le faisais, alors tu pourrais t’en servir et tu verrais les femmes baisser le nez et se mettre au pas. […]

 

Certes, Man explique p. 497 à Tom qu’elle voulait « asticoter »  Pa pour provoquer un sursaut. Mais l’intéressé s’inclinera tranquillement au chapitre 28 (p. 595) à la suite d’une nouvelle démonstration d’autorité de Man  et avouera : « Je ne suis plus bon à grand-chose. Je passe tout mon temps à penser au temps jadis ».

            Historiens, ethnologues et sociologues ont beaucoup commenté ces situations (émigration, colonisation, crise sociale) dans lesquelles les règles de la domination ou de l’autorité sont gravement perturbées[1]. Les premiers chapitre du roman insistent sur la nature patriarcale du monde des fermiers de l’Oklahoma (voir par exemple la manière sont sont distribuées les places dans le camion des Joad au moment du départ) ; Pa perd progressivement le pouvoir et est renvoyé à une forme d’inexistence ; il n’a plus ni statut, ni travail, ni autorité, et c’est l’humiliation qui le définit, et, plus largement, l’intériorisation d’un sentiment d’inutilité, de vacuité : l’injustice ne détruit pas seulement les existences, au sens concert du terme, elle détruit aussi les individus, les réduit à néant. Ce qui est pathétique dans le personnage de Pa, c’est qu’il se trouve objectivement engagé dans une lutte (à laquelle certes il renonce très vite) pour le pouvoir qui l’oppose à sa propre épouse, qui met en question son statut à l’intérieur de sa propre famille. Cet anéantissement redouble donc celui qu’il subit, de la part des Shérifs-adjoints, des propriétaires et plus largement de ceux qui créent ou exploitent sa détresse[2].

            Bien entendu, Man ne prend pas le pouvoir pour détruire son époux, mais elle est objectivement (là encore) prisonnière d’une contradiction : il faut qu’elle prenne le pouvoir pour sauver la famille de sa dérive et de son éclatement,  mais ce faisant elle attente à cette famille en privant son époux de statut. Quel est l’arrière-plan de ce processus (outre celui que nous venons d’évoquer en parlant du caractère démonstratif du personnage de Pa) ? Tout d’abord une lecture de Steinbeck, qui évoquait un passé dans lequel les hommes auraient vécu dans des sociétés matriarcales organisées en référence à des valeurs « féminines »[3]; ensuite et conséquemment toute la logique de la construction du personnage de Man comme archétype maternel et féminin incarnant des valeurs antagonistes à celles qui règnent dans le monde que décrit Steinbeck ; par exemple,  à l’obsession du profit, cautionnée par une légalité dépourvue de légitimité morale, Man oppose le devoir d’hospitalité. Lorsque Pa demande s’ils ont les moyens d’emmener Casy, elle répond superbement (chap 10 p. 144) :

 

     [Le problème,] c’est pas pourrons-nous, c’est voudrons-nous. Pour ce qui est de pouvoir, nous ne pouvons rien, même pas ne pas aller en Californie, rien ; mais pour ce qui est de vouloir …. […] J’ai jamais entendu dire que [notre famille] ai[t] jamais refusé la nourriture ou le gîte ou le transport à personne.

 

            Man rappelle ainsi aux siens l’importance décisive, dans les sociétés de pénurie et dans les groupes sociaux précaires, de la vertu d’hospitalité, au moment même où la famille Joad est jetée sur les routes par la rapacité des banques qui après la crise de 29 tentèrent de compenser leurs pertes gigantesques en reprenant pour leur compte les terres dont des fermiers endettés avaient dû leur céder les droits de propriété, et sur lesquelles ils survivaient.  Cette composante du personnage de Man, mère nourricière, généreuse et hospitalière, reparaît en permanence dans le roman (ce qui est aussi une manière d’accabler l’incapacité de Pa à jouer son rôle à lui, celui de pourvoyeur) ; la scène emblématique (à un personnage symbolique il faut des scènes emblématiques) est celle au cours de laquelle elle décide de priver les siens d’un supplément de nourriture pour l’offrir aux enfants du camp (chap 20, p. 361-2).

            Pour prendre pleinement le mesure de ce personnage, il faut lui opposer tous ceux qui illustrent la dégradation de la virilité en brutalité, et tout particulièrement les shérifs-adjoints, systématiquement présentés comme les hommes de main des puissants[4] et les exécutants des basses-œuvres d’un ordre foncièrement injuste, puisque la police et ce qui y ressemble(les milices par exemple)  n’est plus qu’un instrument de répression destiné à mater ceux qui parmi les pauvres songeraient à s’organiser pour préserver (mieux vaudrait dire : reconquérir) leurs droits[5] et se révolter – ceux que l’on appelle les « rouges » et qui sont accusés de faire courir au pays le risque du chaos.  En outre, ces shérifs-adjoints sont curieusement féminisés, par Tom notamment, qui parle de leur « gros cul de jument » (chap 20, p. 392) : dans ce roman, les riches et les puissants sont gras, comme s’ils n’étaient plus que chair, comme si, a contrario, la dimension morale, affective et spirituelle de l’existence leur était étrangère[6]. Cette curieuse insistance sur les fesses des shérifs les féminise de manière grotesque et les sépare des valeurs « positives » de la virilité. C’est ainsi qu’il faut comprendre la scène au cours de laquelle l’un de ces hommes, menacé par Man qui est armée d’une poêle (chap. 18, p. 298-99), révèle sa lâcheté lorsqu’il fait mine de sortir son révolver. Dans le même temps, Man, pour sa part, manifeste sa capacité à acquérir aussi les valeurs positives de la virilité (en l’occurrence, elle défend son bon droit) elle qui  accomplit celles de la féminité. Elle réalise ainsi une véritable synthèse, et symbolise de ce fait une inépuisable vitalité[7] qui fait d’elle le cœur de la famille Joad. On ne s’étonne donc pas que ce soit elle qui rappelle régulièrement  un ensemble d’exigences de base :  celle de la préservation de la dignité, y compris dans ses signes extérieurs (chap 22 p. 425 : « Il est grand temps que la famille reprenne une figure un peu convenable »)  ; celle du courage et de la pugnacité (chap 26, p. 494, aux hommes : « Vous n’avez pas le droit de vous décourager. La famille est en train de couler »). C’est sa force, celle d’un personnage archétypique, qui lui permet non seulement d’affronter le présent mais de prophétiser un autre avenir (chap 20, p. 395) :

 

- […] Il faut avoir de la patience[8]. Voyons, Tom … nous et les nôtres, nous vivrons encore quand tous ceux-là [les puissants, les riches, et leurs sbires] seront morts depuis longtemps. […] Nous sommes ceux qui vivront éternellement. On ne peut pas nous détruire. Nous sommes le peuple et le peuple vivra toujours.

      - Ouais, mais on prend sur la gueule tout le temps.

      - Je sais. (Man eut un petit rire). C’est peut-être ça qui nous rend si coriaces. Les richards, ils viennent et ils passent et leurs enfants sont des bons à rien, et leur race s’éteint. Mais des nôtres, il en arrive tout le temps. Ne te tracasse pas, Tom. Des temps meilleurs viendront.

      - Comment le sais-tu ?

      - J’sais pas comment.

 

            C’est bien sûr parce qu’elle est en quelque sorte l’âme et la meilleure incarnation de ce peuple souffrant et indestructible[9] que Man est à même de prophétiser son avenir, de manière parfaitement intuitive. Au passage, elle fournit une justification à l’espoir qui est le sien, et qui emprunte à la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave : le maître, une fois qu’il a instauré sa domination, transforme l’esclave en pur instrument, mais par voie de conséquence il perd lui-même un certain nombre d’aptitudes, qu’il n’exerce plus, et cette incurie (ici celle des enfants des « richards ») prépare la revanche de l’esclave.

            Héritière à la fois de l’image de la pionnière, si importante dans la mythologie états-unienne, d’une rêverie sur un matriarcat qui protègerait l’humanité des anti-valeurs promues par la société masculine, et de l’archétype de la mère nourricière[10], capable aussi d’un héroïsme qui sidère les hommes, Ma Joad est peut-être le personnage le plus saillant du roman, celui qui offre une synthèse idéologique et symbolique de la plupart des valeurs pour lesquelles milite Steinbeck, qui toutes constituent des antidotes à l’injustice. Elle est donc parfaitement qualifiée pour prophétiser un avenir dans lequel ces injustices n’auront plus leur place, mais comme c’est souvent le cas des prophètes, elle ne peut voir clairement cet avenir ni indiquer les voies concrètes de sa réalisation : ce n’est pas une militante révolutionnaire léniniste, pas même une révoltée, car la révolte comporte une part inévitable de violence à laquelle elle ne saurait souscrire sans se trahir (voir ses conversations avec Tom). Portée par l’espérance qu’a déclenchée en elle l’exode vers la Terre Promise californienne, sortie fortifiée par l’épreuve de la Traversée du désert et son épisode très symbolique de voisinage avec la mort (Steinbeck manipule très consciemment toutes ces références bibliques), Man se projette au-delà de la temporalité et de l’espace du malheur à laquelle elle ne parvient pas à se soustraire. C’est sa grandeur symbolique, riche d’émotion pour le lecteur, et sa faiblesse politique, mais on ne peut pas se battre sur tous les plans.

            Man entretient un lien particulièrement fort  avec Tom, et c’est avec lui qu’elle parle de la révolte, de la tentation de la violence, de l’avenir du « peuple ».   A ce fils préféré, elle dit (chap 26, p. 497-498) :

 

     Je le savais quand t’étais encore tout gosse. […] Y’en a qui ne sont qu’eux-mêmes et jamais rien d’autre. […] [mais toi,] tout ce que tu fais, tu ne le fais pas seulement pour toi, ça va chercher plus loin. C’est quand on t’a mis en prison que je l’ai compris. Tu es un élu, Tom.  

 

 

            Pourquoi Tom est-il un « élu » ? On peut supposer que Man veut dire, dans son langage peu conceptuel (elle est femme d’intuition et de sensibilité, ses mots sont ceux d’une femme du peuple), qu’il a manifesté dés l’enfance une inquiétude, une insatisfaction face au monde, et que ainsi il a montré qu’il était destiné à autre chose qu’au sort que lui préparait le monde dans lequel il était né[11].

            C’est pour l’essentiel la présence de Tom qui fait des Raisins de la colère un roman d’apprentissage : la vitalité que lui a transmise sa mère (mais aussi la parole de Casy, nous allons en parler) lui permettra d’accéder à la conscience de l’injustice, de se révolter contre elle,  au lieu de céder à l’accablement comme Pa ou à la fascination pour la modernité technologique comme Al. De quoi Tom est-il conscient ? De ce que la lutte ne peut pas être seulement, comme le voudrait Man, de l’ordre du combat de chacun pour préserver sa dignité, pour survivre en ménageant la sphère du privé (la famille) et les valeurs à mi-chemin entre le privé et le social (l’hospitalité), mais qu’elle doit devenir protestation active et donc, les choses étant ce qu’elles sont, violente : il répond à Man,  qui le met en garde contre la tentation de la violence (chap. 21 p. 392) :

 

     [Les shérifs-adjoints] ne représentent pas la loi. Ils tâchent de nous démolir le moral. Ils voudraient nous voir ramper et faire le chien couchant. Ils voudraient nous réduire. Sacré bon Dieu ! Mais voyons, Man, il arrive un moment où la seule façon pour un homme de garder sa dignité c’est de casser la gueule à un flic. C’est not’dignité qu’ils veulent nous enlever.

 

 

            C’est le premier stade ; le second, c’est celui qu’atteint Tom grâce aux méditations dans sa cachette après son deuxième meurtre, ce qui n’est pas un hasard : Tom n’a pas supporté l’assassinat crapuleux de Casy par un sbire qu’il a mis à mort à son tour. C’est l’héritage spirituel et politique du pasteur qu’il veut reprendre, comme il le dit à Man lors de leur grande discussion, d’une importance capitale (chap XXVIII, p. 586-91). C’est qu’il a tiré les leçons de l’enseignement très concret qu’a constitué le séjour au camp du gouvernement, où il a découvert une version très concrète de la démocratie, et qu’il est capable désormais de comprendre les discours et l’action de Casy,  notamment de ce que celui-ci  a dit au cours de leur dernière rencontre, juste avant d’être assassiné (chap 26,  p. 536-541) ; il sait aussi a posteriori comment il convient d’interpréter les textes sacrés que citait Casy lorsqu’il voulait prouver la nécessité de s’unir pour résister (chap 28 p. 588-89). Héritier donc du pasteur converti à la révolte, il évoque de manière lyrique son combat contre l’injustice, son désir de s’identifier à tous ceux qui la subissent (p. 590) :

 

     Partout où il y aura une bagarre pour que les gens puissent avoir à manger, je serai là. Partout où il y aura un flic en train de passer un type à tabac, je serai là […]

 

 

            Tom, qui pendant longtemps ne s’est préoccupé, comme il le disait volontiers (notamment dans ses premières conversations avec Casy), que de « mettre un pied devant l’autre », découvre le futur, qu’il investit d’un projet militant dans lequel il est au service des dominés.

 

            Tom est donc indissociable de Casy. Au début du roman, celui-ci  tente de sortir d’une crise spirituelle qui l’a conduit à renoncer à son sacerdoce. L’origine de cette crise, c’est notamment la notion de péché, qu’il  finit par révoquer en même temps que le discours de culpabilisation et de mortification  qu’elle engendre. Casy, dont les initiales sont celles du Christ, (J.C.), s’est retiré  comme lui « au désert » pour réfléchir. Il appartenait à la secte dite « du Buisson ardent » et peut ainsi être identifié à  Moïse[12], celui qui, dit la Bible, guida les Hébreux hors d’Egypte. Casy, lui,  sait, comme il le dit à Tom, qu’il a pour mission de guider ses semblables, mais il ne sait ni dans quelle direction ni comment. La réponse viendra en prison (il s’est sacrifié – encore le Christ … - pour épargner la prison à Tom, chap 20, p. 374-5), où il découvre[13]  (chap 25,  p. 538) que « c’est la misère qu’est cause de tout », ce qui le conduit à organiser plus tard une grève des ouvriers agricoles : on voit ici comment, selon une tradition d’ailleurs attestée ici et là, on recycle un certain nombre d’exigences chrétiennes dans le champ politique et social.  La dernière parole de Casy est encore une parole christique, puisqu’il dit à ses meurtriers (p. 543) « Vous ne savez pas ce que vous faites »[14].  Ce glissement et cette synthèse du religieux et du politique étaient en germe depuis longtemps chez lui, comme l’atteste cet autre dialogue avec Tom (chap 20, p. 351) :

 

     - Partout où on s’est arrêté, j’ai remarqué des gens qu’avaient faim d’un peu de lard, et quand ils réussissaient à en avoir ça ne leur tenait pas au ventre. Et quand ils avaient faim à n’en plus pouvoir, eh ben ils me demandaient de leur dire une prière […]. Autrefois, je croyais que ça suffisait à faire passer la faim […]

      Tom dit :

      - Une prière n’a jamais procuré de lard. Faut un cochon pour avoir du lard.

      - Ouais, admit Casy. Et le Tout-Puissant n’a encore jamais augmenté les salaires. Tous ces gens ne demandent qu’à vivre convenablement et à élever leurs gosses convenablement.   

 

            Ces propos nous confirment que Casy est dans ce roman la troisième incarnation de la conscience (conscience de l’injustice et de la nécessité de rétablir la justice).

 

            Tom, qui occupe décidément une place centrale dans le système des personnages, est aussi lié par le sang à deux personnages qui lui servent en partie de faire-valoir. Le premier est Al, dont les caractéristiques sont au nombre de trois : son goût pour les filles, son aptitude à la mécanique auto, et la fascination qu’exerce sur lui la culture de masse (son goût pour les westerns ; il veut  en voir un tous les soirs, en sortant du restaurant, quand il aura trouvé un travail de mécano auto en ville). Contrairement à Wilson ou Pa, c’est un personnage adapté à son monde ; quand il bricole le camion, il exerce sur Pa l’autorité que lui confère sa compétence, et lui prescrit tel ou tel geste, contribuant ainsi à la destruction des hiérarchies héritées, processus dont nous avons déjà parlé. Il a déjà dans sa tête liquidé le monde ancien, et liquidera aussi la famille, lorsque, à la fin du roman, il choisira de rester avec sa future épouse : il a déjà pris le virage de l’individualisme.  

            Le second personnage auquel je faisais allusion est  Rosasharn. Elle était bien partie, elle aussi, avec l’aide de Connie,  pour liquider la famille, au nom de son égocentrisme  et de la fascination pour les prouesses technologiques d’une modernité états-unienne dont elle ne mesure pas l’inhumanité (celle du « cauchemar climatisé », comme dira Henry Miller[15]). Mais Connie est un faux-cul et un dégonflé, et il va la sacrifier à sa propre ambition, qu’elle (et leur enfant à naître) compromettrait fâcheusement. Personnage falot, enfermé (sa mère le lui reproche assez) dans les pesanteurs de la grossesse, l’égocentrisme et l’absence de préoccupation morale ou spirituelle (à part une triste propension à la superstition et à ses terreurs que vient réveiller l’intégriste Lisbeth Landry), Rosasharn va être sauvée de sa médiocrité par un double drame : la mise au monde d’un enfant mort-né, victime de la misère, de l’errance et de la malnutrition, et la rencontre d’un homme en train de mourir de faim, à qui elle va donner le sein. Il faut commenter rapidement le lien et la relation de substitution entre l’enfant mort-né et cet homme. Lorsque l’oncle John confie le cadavre de l’enfant mort-né à la rivière née du déluge, il lui adresse, en guise de rituel funéraire, un discours solennel (chap 30, p. 629-30) :

 

     Va leur dire. Va pourrir au milieu de la rue pour leur montrer. Ce sera ta façon à toi de parler. […] Comme ça, ils comprendront peut-être.

 

            C’est bien sûr une réécriture particulièrement sinistre de l’épisode biblique au cours duquel la mère de Moïse le confie au Nil, qui le conduira jusqu’à la fille de Pharaon. L’enfant de Rosasharn devient, par-delà sa mort, un prophète d’exécration, une « parole » d’anathème à l’égard de ceux qui n’ont pas compris les « leçons de l’Histoire » comme dit le narrateur dans l’un des chapitres intercalaires : la misère engendre la colère et fait exploser une communauté.

            Rosasharn, privé de son enfant par la misère, qui l’a tué, va toutefois trouver l’occasion d’exercer sa fonction nourricière, grâce à la rencontre de cet homme en train de mourir d’inanition dans la grange où se réfugient les Joad. La charge symbolique de l’épisode est considérable, car il permet d’identifier Rosasharn à  l’héroïne d’une anecdote empruntée à l’Histoire romaine[16], dans laquelle un vieil homme, injustement emprisonné et condamné à mourir de faim, est sauvé par sa fille qui chaque jour lui rend visite et lui donne le sein. On peut aussi songer aux innombrables représentations qui montrent la Vierge en train d’allaiter, et dire que Steinbeck, dans cette ultime scène du roman, permet à son personnage de devenir le symbole de la charité, l’une des principales vertus chrétiennes.

            Entre Tom qui annonce un combat futur inscrit dans une perspective sociale et politique, l’enfant mort-né qui anathématise les dominants, et Rosasharn qui découvre la charité[17], Steinbeck a instauré à la fin des Raisins de la colère une tension, comme pour faire une dernière fois le tour de la question de l’injustice et de la justice.

 

                                                           ***

 

            En construisant ce système de personnages, Steinbeck a balisé la question de l’injustice, variant les points de vue des protagonistes sur leur condition et sur le monde social qui la détermine. Cette démarche est un peu didactique, et tel était bien le dessein de l’auteur, dont il ne faut pas oublier qu’il écrit un roman d’ « intervention », comme l’on dirait aujourd’hui, qu’il a mis  la méditation sur l’injustice et la charge de déshumanisation qu’elle comporte, au cœur de ce projet romanesque. La schématisation s’accorde en outre  parfaitement avec la tonalité épique du récit ; elle grandit les personnages en faisant de chacun d’eux l’incarnation d’une dimension du problème de la justice, certes dans le contexte historique décrit par Steinbeck, mais aussi au-delà : le drame qu’il met en scène n’est pas seulement celui de la famille Joad et des fermiers victimes de la crise, c’est celui de l’humanité (au sens concret du terme) aux prises avec l’injustice.

 

 

 

 



[1] On connaît aussi bien, par exemple, des phénomènes de déchaînement de brutalité contre les femmes dans des cas où les hommes, dans leur propre société, perdent leur prestige parce qu’ils sont incapables de remédier à une situation dramatique et que leur amour-propre ne le supporte pas (les femmes palestiniennes paient en la matière le prix pour la dégradation de la situation dans les Territoires occupés asphyxiés par le bouclage israélien),  que des situations d’émigration dans lesquelles des pères originaires de cultures  patriarcales intériorisent une situation d’humiliation sociale, renoncent à l’exercice de leur autorité et sombrent dans des états dépressifs.

[2] Pa, comme tous ceux qu’il représente, est un vaincu ; cf. chapitre 10 p. 137, lorsque les hommes (les Joad) reviennent de la ville, où ils se sont faits gruger :

 

        Et maintenant ils étaient las et effrayés parce qu’ils avaient affronté un système qu’ils ne comprenaient pas et qui les avait vaincus. Ils savaient que les chevaux et la charrette valaient beaucoup plus que cela. Ils savaient que l’acheteur en tirerait bien davantage, mais ils ne savaient pas comment s’y prendre. Ils ignoraient comment s’y prendre.

 

                 L’injustice (et surtout son double, l’inégalité) se nourrit de l’ignorance, celle des bonnes orientations scolaires, celles de divers savoir-faire voire celle (pardon pour la tautologie) du savoir tout court : chez Balzac comme chez Giono (qui ne boxent certes pas dans la même catégorie), l’homme de loi est volontiers une fripouille, parce que connaître la loi lui permet de l’instrumentaliser à son profit.  Dans la même perspective, il faudrait aussi mentionner la maîtrise technique ; Wilson (chap 10, p. 206), commentant la panne de sa voiture, et donc le phénomène de déclassement subi dans leur propre monde par ceux qui ne maîtrisent pas cette technologie récente affirme qu’ « [il] se sent comme un petit gosse qui ne sait rien faire de ses dix doigts ».

[3] Il sera question à plusieurs reprises dans ces pages de valeurs féminines et masculines (ou viriles) ; il ne s’agit bien sûr que de ce que l’on désigne comme tel dans un imaginaire culturel et social, et du conditionnement que subissent les individus, selon leur sexe, en référence à ces valeurs : ce n’est pas la « nature » qui interdit aux femmes d’être brutales  et aux hommes d’être délicats.

[4] Voir chap 20 p. 369-70 le moment où le recruteur fait appel au shérif-adjoint qui l’accompagne comme un sbire, pour qu’il arrête Floyd.

[5]  Un propriétaire l’affirme avec naïveté (chap 22 p. 418), « Un rouge, c’est n’importe quel enfant de garde qui demande 30 cents de l’heure quand on en paie vingt-cinq ! ». Chacun voit midi à sa porte …

[6] Voir la réflexion qu’inspire à Casy (chap 18, p. 289) l’histoire du propriétaire d’un million d’arpents qui a peur de la mort :

               

      S’il a besoin d’un million d’arpents pour se sentir riche […], c’est qu’il doit se sentir bougrement pauvre en dedans de lui, et s’il est si pauvre en dedans, c’est pas avec un million d’arpents qu’il se sentira plus riche

 

[7] Qui ne la préserve pourtant pas totalement d’une des conséquences les plus terribles de la misère, souvent mentionnée dans le roman : l’incapacité à penser, que déplorent Pa, John, Tom, Jules le métis, d’autres encore. Man le dit deux fois à quelques lignes d’intervalle (chap  18, p. 302) : elle n’est « plus capable de penser ». La misère rend ainsi les individus étrangers à eux-mêmes, puisqu’elle les prive d’une capacité qui définit l’homme ; on dit, selon une formule d’ascendance marxiste, qu’elle les aliène.

[8] « Dieu est avec les patients », dit le Coran, et l’on peut aussi lire ce verset en référence à l’attente d’une condition terrestre plus satisfaisante, à laquelle serait attaché davantage de justice, attente que peuvent partager les « hommes de bonne volonté » dont parle l’Evangile.

[9] Dans l’épisode de la mort de la  grand-mère (qu’elle a cachée), son courage confine à un héroïsme ambigu, surhumain et inhumain (chap 18, p. 320) : « Effarée devant une telle force, la famille considéra Man avec un mélange de stupéfaction mêlée de terreur » ; puis  (p. 321), Casy dira : « [….] une femme qui a tant d’amour en elle qu’elle me fait peur. Je me sens si petit et si mauvais à côté d’elle ».

[10] Cette pente est savonneuse, comme le montre la querelle du « care » [trad. littérale : « soin »] : ce mouvement d’idée, originaire des USA, entend promouvoir, contre les excès du libéralisme, un ensemble de valeurs centrées sur l’attention que les individus doivent se porter les uns aux autres et les institutions qui doivent relayer cette attitude. Une partie des militants de cette cause sont des féministes essentialistes, qui clament que ces valeurs sont portées naturellement par les femmes, parce qu’elles expriment ou prolongent leur vocation maternelle. Ce à quoi les féministes progressistes répondent que certes, du fait de la constitution des rôles masculins / féminins dans les sociétés développées, ce sont généralement les femmes qui prennent en charge ces valeurs, et aussi les tâches afférentes, mais que si l’on fait le saut du domaine des faits objectif à celui d’une pesudo-nature, on va enfermer les femmes dans ce genre de tâches. Or, elles sont souvent associées à des statuts socio-professionnels inférieurs, et donc, sous prétexte de lutter contre un certain nombre d’injustices ou de dérives du libéralisme, on aidera à pérenniser l’injustice de fond qui reste attachée très concrètement à la condition féminine. En effet, Il faut  être vigilant, car  l’assignation des individus  à une nature permet aisément de cautionner l’injustice et l’inégalité ; les intégristes de tout poil, et pas seulement les Barbus (les islamistes), prétendent souvent remplacer la notion d’ « égalité » par celle d’ « équité » : les femmes, disent-ils, auraient tort de se plaindre qu’on leur refuse l’accès aux études, au monde du travail, etc., si on leur propose en échange de réaliser leur véritable nature (maternelle, bien sûr), réalisation qui seule les rendra véritablement heureuses.

[11] L’insatisfaction et la  révolte de Tom se développent face à une version spécifique de l’injustice et de l’inégalité qu’on nomme la reproduction sociale. Version rock : The River, Bruce Springsteen, 1980  (début du premier couplet) : «I come from down in the valley / where mister, when you’re young, /  they bring you up to do like your daddy [‘s] done ».   

[12] C’est à Moïse que Dieu apparaît sous la forme d’un buisson qui brûle sans se consumer et dont sort une voix qui l’appelle.

[13] Il faut relire de près cette longue confession de Casy et son dialogue avec Tom p. 536-541.

[14] « Pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » dit le Christ sur la Croix.

[15] En 1940, la guerre oblige l'écrivain Henry Miller à regagner les États-Unis. Il part alors à la redécouverte de son pays, qu'il parcourt en un vaste périple. De sa déception est né Le cauchemar climatisé, publié en 1945. Il y décrit les faubourgs industriels, le déferlement de la culture de masse, notamment dans sa version  hollywoodienne, la disparition du charme du Sud, contaminé par l'esprit technocratique du Nord, perd son charme. Le titre de l’ouvrage annonce la couleur : la contradiction entre une modernité technologique plein de promesses tapageuses et une société décérébrée, soumise à l’argent, invivable. 

[16] C’est l’anecdote dite de la « Charité romaine », souvent représentée dans la peinture française du XVIIe siècle. Elle doit sa notoriété à l’historien Valère Maxime, qui en fournit deux variantes dans son livre Actions et paroles mémorables (30 apr. J.C.)

[17] Dans son sens le plus intéressant, la charité désigne le fait de se soucier de son semblable et le désir de lui prêter assistance au nom d’une commune appartenance à une humanité dont tous les membres sont enfants de Dieu, préoccupation dont la solidarité offre une version sécularisée susceptible de s’inscrire dans des programmes politiques.

05/07/2011

BIBLIOGRAPHIE ET CONSIGNES A L’USAGE DES ETUDIANTS DES CPGE SCIENTIFIQUES (PREMIERE ET DEUXIEME ANNEES)

 

Lycée Champollion    Cours de Lettres-Philosophie                                                                              2011-2012

BIBLIOGRAPHIE ET CONSIGNES A L’USAGE DES ETUDIANTS DES CPGE SCIENTIFIQUES  (PREMIERE ET DEUXIEME ANNEES)

 

                Le thème au programme cette année est « La Justice ». Vous trouverez ci-dessous le corpus des œuvres à travers lesquelles il sera traité et quelques consignes essentielles.

 

                I.              ŒUVRES AU PROGRAMME

1) Les Choéphores et Les Euménides, Eschyle, traduction de Daniel Loayza (disponible en GF et Gf-Dossier). Ces deux tragédies appartiennent à la trilogie de L’Orestie, représentée en 458 av. J.C. à Athènes, dont vous devez naturellement lire le premier volet, intitulé Agamemnon, que vous trouverez dans diverses éditions de poche (dans des traductions différentes ; choisissez librement).

 

2) Pensées, Blaise Pascal (1670)

Gardez votre calme. Les Pensées sont une œuvre fragmentaire, inachevée, publiée après la mort de Pascal, dont l’écriture (la graphie) était illisible. Ceux qui ont, depuis le XVIIe siècle, édité cette œuvre, ont adopté, pour des raisons dans lesquelles nous n’entrerons pas ici, des principes de classement variés des fragments qui la composent. Le jury a sélectionné dans cette œuvre un certain nombre de fragments qui se rapportent à la justice, et il nous les a désignés selon le classement dit « Lafuma » . Voici ce que cela donne : - Liasse II (« Vanité ») : fragments 13 à 52 ; liasse III (« Misère ») :  fragments 53  à 76 ; liasse V (« Raisons des effets ») : fragments 80 à 104 ; liasse VI (« Grandeur ») : fragments 105 à 118 ; liasse VII (« Contrariétés ») : fragments 125 à 130 ; liasse X (« Le Souverain Bien ») : fragments 147 à 148 ;   liasse XIII (« Soumission et usage de la raison ») : fragments 170 à 174 ;  - Liasse XV (« Transition de la connaissance de l’homme à Dieu ») : 199 - Série XXIII: (518 - 520 - 525 à 533 - 540 )- Série XXIV: (de 597 - 617) Série XXV (645 - 665). Le problème, c’est que la seule édition accessible qui utilise le classement Lafuma  ne nous a pas semblé utilisable, parce qu’elle ne comporte aucune note. Nous avons donc choisi celle du Livre de poche (N° 16069),  qui obéit au classement dit « Sellier », et qui comporte une « table de concordance » (p. 670 et sq) vous permettant de passer de la numérotation Lafuma à la numérotation Sellier. Exemple : les fragments 13 à 52 Lafuma sont les fragments 47 à 85 Sellier.

                Il est essentiel que vous acquériez cette édition, et pas une autre ; dans le cas contraire, vous vous heurterez à des problèmes de repérage extrêmement pesants, et vous ne pourrez pas profiter des notes infra-paginales (ou des autres éléments de commentaires) de cette édition auxquels votre professeur vous renverra souvent. Ne cédez pas à l’attrait de l’édition GF dossier, qui porte la mention « Prépas scientifiques 2012 », que vous auriez bien du mal à utiliser : elle recourt à un principe de classement des fragments, le « Brunschvicg » qui vous conduirait souvent à les traquer un par un  (exemple : la séquence 13 – 14 Lafuma n’existe plus en Brunschvicg, où les deux fragments portent les numéros 133 et 338  …..)

                S’il vous reste un peu de sang-froid, apprenez que figurent aussi au programme, du même Pascal, trois textes très brefs intitulés les  Trois discours sur la condition des grands. Bien sûr, ils ne figurent pas dans l’édition que nous vous prescrivons. En revanche, vous les trouverez facilement sur internet (ils ont par exemple été numérisés par le CNAM et sont téléchargeables gratuitement à l'adresse suivante http://www.vaucanson.org/lettres/LABRUYERE/pascalgrands.h...) ; ils existent également aux éditions Mille et une Nuits (2, 50 Euros) ou dans la collection folio plus (avec d’autres textes politiques de Pascal). Il faut que vous commenciez par la lecture de ces trois textes, d’un accès plus commode que les Pensées.  A ce propos : Pascal, mathématicien, physicien, théologien, polémiste redoutable et concepteur d’un système de transports en commun pour Paris, bref, une incarnation majeure de la puissance de l’esprit, ne se préoccupait pas d’être immédiatement accessible (même s’il entendait pratiquer une forme de pédagogie, mais pas au sens où vous entendriez le terme). Aussi cette œuvre vous semblera-t-elle peut-être difficile. Ne vous laissez pas rebuter par les premiers fragments de notre corpus : les thèmes qu’ils abordent reviennent ensuite, sont développés et, dans une certaine mesure, éclaircis. Dites-vous que face à cette œuvre, tout lecteur est comme un roseau, le plus faible de tous – mais un roseau pensant.

 

3) Les Raisins de la colère, John Steinbeck (1939), éd. folio N° 83, traduction Marcel Duhamel et Maurice-Edgar Coindreau.

 

II.                    COMMENT TRAVAILLER PENDANT L’ETE

 

                Vous devez impérativement lire (de près, donc plusieurs fois) pendant l’été les trois œuvres au programme. Vous devez bien sûr exploiter l’appareil critique qu’offrent les éditions sélectionnées des deux premiers textes (par malheur, le roman de Steinbeck, lui, est « nu »), mais l’essentiel reste la connaissance des œuvres. A cet égard, ceux d’entre vous qui ont appris dans le secondaire à constituer des fichiers systématiques sur les œuvres seront bien inspirés de recourir à cette méthode. Nous sommes persuadés que  de futurs étudiants de CPGE sont assez mûrs pour suivre les consignes qui leur sont transmises par leurs futurs professeurs, mais au nom du très moderne principe de précaution, nous nous réservons le droit de vérifier lors du premier cours, grâce à un contrôle qui sera noté, que vous avez mené à bien la lecture de ces œuvres, et que donc vous êtes en mesure de suivre un cours qui leur est consacré. Pensez que vous n’aurez plus ensuite, du fait du rythme de travail de la « prépa », le temps de procéder à une lecture méticuleuse des œuvres (notez par exemple que le roman de Steinbeck, dont la lecture est certes très plaisante, est un gros roman) : c’est au cours des deux mois qui viennent que vous devez le faire.

                Le thème au programme est étudié à travers le corpus des trois œuvres mentionnées ci-dessus, et c’est d’elles que vous parlerez à 95% dans vos dissertations. Toutefois, votre culture personnelle et la connaissance d’autres œuvres sont susceptibles de vous faciliter l’approche du thème et de nourrir votre travail. Nous vous conseillons donc ci-dessous un petit nombre de livres et de films que vous pourrez découvrir pendant l’été, que vous pourrez ponctuellement mettre à contribution  dans une dissertation, et auxquels nous sommes susceptibles de faire référence pendant les cours. Vous trouverez enfin en librairie, dès maintenant, divers manuels qui traiteront le thème et les œuvres au programme, et qui peuvent vous être utiles, même s’ils sont souvent inégaux.

 

                III – BIBLIOGRAPHIE COMPLEMENTAIRE –   FILMOGRAPHIE

 

Antigone, Sophocle

Crime et châtiment, Dostoïevski

Les Justes, A. Camus

Le Procès, F. Kafka

 

M. le Maudit, Fritz Lang (1931)

Les Raisins de la colère [adaptation – remarquable et discutable – du roman de Steinbeck], John Ford (1940). L

Le Faux coupable, A. Hitchcock (1957)

Douze Hommes en colère, S. Lumet (1957)

Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur [aussi distribué sous le titre : Du silence et des ombres], Robert Mulligan (1962)

Au Nom du peuple italien [In Nome del popolo italiano], Dino Risi (1971)

 

 

               

 

                Nous nous réjouissons de vous accueillir début septembre pour une année de travail intensif (et pleine d’agrément), car la littérature et la philosophie requièrent (et méritent) autant d’efforts que les sciences. Très bon été,

L’équipe des professeurs de Lettres-Philosophie

                                                              

21/03/2011

La catégorie de l'imagination chez Nerval

[Déposé à l'intention des étudiants HEC du Lycée Champollion ; c'est le texte de mon intervention du 18 3 2011. Il est pour l'instant "en l'état", faute de temps, et comporte donc de nombreuses scories, des passages en style télégraphique, etc. Je le laisse à disposition pour quelques semaines]

               

               

                LA CATEGORIE DE L’IMAGINATION CHEZ NERVAL

 

Introduction

 

                Voici un sujet qui a le mérite de l’évidence : Nerval est un écrivain de l’écart / du boitement avec le réel, son écriture et son œuvre vivent d’une  méditation continue sur cet écart, sur la dialectique du réel et de l’imaginaire, et cette méditation parcourt un spectre très large : des Chimères au premier chapitre de Sylvie,  du Voyage en Orient à Aurélia, les thèmes, les registres, les genres, se signalent par leur diversité.

                C’est à cette dialectique que je voudrais ici m’intéresser, ce qui implique que l’on définisse d’abord non seulement la notion d’imagination mais surtout la structure de sens à laquelle elle appartient chez Nerval, avant d’examiner, à titre d’exemples quelques configuration offertes par l’œuvre (sans prétendre épuiser la question)

 

                I – La structure de sens de l’imagination chez Nerval

 

                Adoptons un point de départ simple et considérons que l’on entendra par « imagination » chez Nerval aussi bien l’une des instances qui organise la vie de la conscience que les contenus élaborés par cette instance à l’échelle individuelle,  les voies de réalisation spécifiques que lui offre chaque culture,  et le corpus des productions qui dans chaque culture sont référées à l’activité de l’instance en question et dont  chaque individu prend connaissance ou est imprégné par des voies diverses, au point que sa perception du monde en est imprégnée, constituée, médiatisée.

                La « question de l’imagination » chez Nerval tient à ce que les 19èmistes appellent la question de la mélancolie : une famille d’écrivains (Chateaubriand 1768, Nerval 1808, Gautier 1811, Baudelaire 1821) a éprouvé un intense sentiment de sécession et a médité son propre désinvestissement du réel, qu’elle pensait comme le fruit d’une crise individuelle et historique, et à laquelle elle donnait aussi un fondement métaphysique. L’imagination leur apparaissait ainsi comme un recours et l’instrument de la dénonciation des insuffisances du réel autant que des faillites historiques, politiques, sociales existentielles. On devine à quel point la gamme de l’imagination / imaginaire était large : de l’imaginaire chrétien de Chateaubriand, qui médiatise son rapport à l’Orient ds l’Itinéraire, à l’imaginaire poétique, philosophique et bucolique de Nerval dans Sylvie ; les matériaux sont aussi bien ceux de la fantaisie « individuelle » que ceux offerts par la culture (au sens académique du terme). Mais l’essentiel reste cette notion de crise (structurelle d’un rapport au réel), crise qui est amplifiée chez Nerval pour des raisons idiosyncrasiques et en définitive, à partir d’un certain moment, psychopathologiques. L’œuvre va donc refléter une tentation permanente du désinvestissement du réel, laquelle suscite symétriquement et consécutivement un glissement vers l’imaginaire, la tentation de céder à l’ « épanchement du songe dans la vie réelle », et c’est ce schéma qui confère sa tension permanente (mais plus ou moins repérable) à l’œuvre de Nerval. Mais l’essentiel, en tout cas sur le plan de la « productivité » artistique, littéraire et anthropologique de cette œuvre c’est qu’elle double la représentation de cette tension d’un « débat » sur celle-ci, dans une écriture caractérisée par une intense réflexivité. Celle-ci prend notamment deux formes (qui se recoupent d’ailleurs partiellement) : l’ironie, et le jeu sur le glissement entre des termes qui selon  les cas proches ou au contraire antonymiques.

                L’ironie : elle prend des formes extrêmement variables, et je me contenterais d’en citer deux exemples. Ironie narrative (déprogrammation) : ex. de la révocation du modèle des 1001 nuits ds le VO, avec le dénouement de la poursuite des 2 femmes ; ironie stylistico-lexicale : la formule « Nous croyons être en paradis » au terme de la scène du chant d’Adrienne ds Sylvie, caractérisée par une forte poussée déréalisante (chap 2, Pléiade p. 541-42 ; commenter ; noter que « Je croyais être en paradis » = formule ds la bouche d’un des enfants de légende St-Nicolas ds Contes et Légendes du Valois, pl. p. 573).

                Glissements internes essentiellement  : ambivalence de « rêve », « théâtre » / « décor », « poésie », « chimères » :  la faille qui retranche l’indiv du réel est positive ET négative, et l’orientation sémantique / axiologique de certains termes est susceptible de s’inverser totalement, ce qui leur permet de connoter tour à tour ou simultanément l’échappée vers la transcendance, vers une sphère résolutive, et le double risque de l’illusion (comme mensonge déceptif et comme risque du désarrimage définitif d’avec le réel – c’est-à-dire la folie. L’exemple de la « chimère » : émancipation des limites du réel, péril confusionniste, et logique de la reformation permanente (énoncé matriciel : « Telles sont les chimères qui charment et égarent au matin de la vie » : l’après-coup, la mélancolie, et le coup d’arrêt de la mort ds le récit : commenter la clausule du récit et la valeur symbolique de la datation de la mort d’Adrienne CF. INFRA P.  9).   

                Le tout est tjs problématique et critique : constitue des questions / questionnements, met à distance. ET la ligne de fuite n’est pas seulement d’ordre philosophique ou existentiel, mais aussi politique : question du réalisme. Selon la démonstration magistrale de Gabrielle Malandain-Chamarat, la caractéristique du réalisme nervalien réside dans l’articulation de la rêverie individuelle (au sens de : ensemble de projections existentielles et métaphysiques du personnage-narrateur) avec le champ historique, par les voies du romanesque ou plus largement du récit.

 

 

                               II – Rêve, théâtre, poésie : un exemple du traitement de l’Orient

 Nerval semble donc souvent céder à la tentation d’un passage à la limite. Celle-ci se fait jour par exemple dans  l’excipit du Voyage en Orient, dans lequel l’Orient est comparé à « un de ces rêves du matin auquel viennent bientôt succéder les ennuis du jour » (p. 790). Mais Nerval neutralise  habilement ce propos déréalisant : il aménage en fait un double excipit, et le premier (p. 789-790) est consacré en partie à un topos sur le progressisme du gouvernement ottoman. En revanche, La  célèbre lettre à J. Janin,  écrite « en mer, près de Malte » le 16 novembre 1843, radicalise pour sa part cette logique de déréalisation :

 

 

      En somme, l’Orient n’approche pas de ce rêve éveillé que j’en avais fait il y a deux ans, ou bien c’est que cet Orient-là est encore plus loin ou plus haut, j’en ai assez de courir après la poésie ; je crois qu’elle est à votre porte, et peut-être dans votre lit[1].

 

 

                C’est donc qu’il y a deux Orients : celui de la poésie - et le mot est très large, dangereusement indéfini, au point de renvoyer à un Orient surinvesti, rêvé et fantasmé, qui conduit Nerval à évoquer la crise survenue « deux ans » plus tôt[2]. Et puis l’autre, qu’il faut réinscrire dans le réel, donc l’Histoire, la politique, la sociologie, l’anthropologie[3], ce qui rend son altérité, sa capacité à devenir le « superlatif d’ici », à accomplir sa « vocation  contrastante », beaucoup plus problématique, à tous les sens du terme.

Nerval revient sur cette tension entre les deux orients dans sa lettre à Gautier publiée dans le Journal de Constantinople le 6 9 1843 (éd. citée,  T. 1, p. 762 – 766). Nerval y oppose sa déception orientale au seul Orient à la hauteur de ses rêveries, celui de la poésie :

 

O mon ami, que nous réalisons bien tous les deux la fable de l’homme qui court après la fortune et de celui qui l’attend dans son lit. Ce n’est pas la fortune que je poursuis, c’est l’idéal, la couleur, la poésie, l’amour peut-être, et tout cela t’arrive à toi qui restes, en m’échappant à moi qui cours. Une seule fois, imprudent, tu t’es gâté l’Espagne en l’allant voir […] moi j’ai déjà perdu […] la plus belle moitié de l’univers, et bientôt je ne vais plus savoir où réfugier mes rêves. Mais c’est l’Egypte que je regrette le plus d’avoir chassé de mon imagination pour la loger tristement dans mes souvenirs ! toi tu crois encore à l’Ibis, au Lotus pourpré, au Nil jaune ; […] Hélas ! l’ibis est un oiseau sauvage, le Lotus un oignon vulgaire ; le Nil est une eau rousse à reflets d’ardoise […].

[…] Tu parles de la citadelle ; la décoration qu’on t’a faite à l’opéra [pour le ballet La Péri] doit y montrer debout encore les colonnes de granit rouge du vieux palais de saladin ; mais j’y ai trouvé dominant la ville une vaste construction carrée qui a l’air d’un marché au grain […]

Oh ! que je suis curieux d’aller voir à Paris le Caire de Philastre et Cambon [auteurs des décors du second acte de La Péri ; on y voyait le Caire à vol d’oiseau] ; je suis sûr que c’est mon Caire d’autrefois, celui que j’avais vu tant de fois en rêve qu’il me semblait comme à toi, y avoir séjourné dans je ne sais quel temps,  sous le règne du sultan Bibars ou du calife Hakem ! […]

Heureux poète ! tu as commencé par réaliser ton Egypte avec des feuilles et des livres ; aujourd’hui la peinture, la musique, la chorégraphie s’empressent d’arrêter au vol tout ce que tu as rêvé d’elle ; les génies de l’Orient n’ont jamais eu plus de pouvoir ; […] c’est à cette Egypte-là que je crois, et non pas à l’autre[4] : aussi bien les six mois que j’ai passés là sont passés ; c’est déjà le néant, j’ai vu encore tant de pays s’abîmer derrière mes pas comme des décorations de théâtre ; que m’en reste-t-il ? Une image aussi confuse que celle d’un songe ; le meilleur de ce qu’on y trouve, je le savais déjà par cœur.

 

 

L’intérêt du texte tient essentiellement à la radicalité de ses formulations. D’une part, il affirme l’impossibilité de dialectiser le réel et la poésie, et fait de l’Orient le lieu privilégié de ce drame et de ce deuil ;  d’autre part, il est au premier abord auto-contradictoire : tandis que le deuxième paragraphe affirme que le véritable Orient est un artefact poétique, que le troisième paragraphe l’assimile d’abord à une recréation par la peinture, la musique et la chorégraphie, la valeur de l’isotopie de l’artefact est soudainement retournée à la fin de ce même troisième paragraphe, lorsque les « décorations de théâtre » et les « image[s] [des] songe[s] »  sont dénoncées pour cause d’inconsistance. Ceci n’empêche d’ailleurs par Nerval de conclure : « le meilleur de ce qu’on y trouve [i.e. en Egypte], je le savais déjà par cœur », ce qui signifie que l’imagination,  grâce à sa capacité recréatrice, qui lui permet de sublimer le réel, lui en avait fourni une prémonition[5]. Il existe donc trois régimes de « réalité » : celui de la recréation imaginaire, celui de la réalité brute, et celui de l’ « après-coup », c’est-à-dire celui des rêves dévastés par le contact avec la réalité, des « images » qui « s’abîment derrière [les pas du voyageur] comme des décorations de théâtre ».  Nerval traduit cette fluctuation des régimes de « réalité » à travers le thème de la croyance : il « croi[t] », dit-il, à l’Egypte recréée par Gautier et les décorateurs de l’opéra, pas à celle dans laquelle il a voyagé. La croyance, c’est ici la foi, l’adhésion subjective, l’investissement poétique et existentiel tels qu’ils s’émancipent du principe de réalité. Et en définitive, qu’est-ce que cette attitude qui consiste à dire qu’on ne croit pas à la réalité qu’on a constaté mais à une rêverie poétique qu’on sait incompatible avec celle-ci ? Un paradoxe ! Nerval le dit (certes dans une perspective légèrement différente, mais que l’on peut néanmoins rattacher à notre propos) d’ailleurs dans la lettre à son père dans laquelle il évoque ce texte (lettre du 5 10 1843, pl T. 1 p. 1404) :

 

 J’y ai manifesté une sorte de désillusion à l’égard de l’Egypte qui ne doit pas trop être prise au sérieux, attendu que c’est un paradoxe en réponse à un autre, comme il arrive dans ces sortes de jeux d’esprit. 

 

Sauf que tout cela est au contraire très sérieux : chez Nerval comme chez Gautier il existe bel et bien deux Orients, et chez l’un comme chez l’autre la mélancolie naît de cette disjonction à laquelle le paradoxe épargne l’aplatissement qui naîtrait du simple constat de l’écart entre le réel et la poésie[6]. 

 

                III– De la poétisation de l’Orient à la « géographie magique »

 

                La question de la dialectisation du « rêve » et du réel occupe donc une place importante dans le Voyage en Orient, comme le montre la place qui est faite à la notion de « géographie magique », qui apparaît précocement, dans un passage où Gérard évoque la déception que lui cause Constance, parce qu’elle n’est en rien à la hauteur des stéréotypes associés à cette ville dans l’imaginaire culturel et touristique  (p. 189) ; à partir de cette déception, Gérard élabore un discours mélancolique sur la disjonction entre l’imagination et le réel :

[…] c’est une impression douloureuse, à mesure qu’on va plus loin, de perdre, ville à ville et pays à pays, tout ce bel univers qu’on s’est créé jeune, par les lectures, par les tableaux et par les rêves. Le monde qui se compose ainsi dans la tête des enfants est si riche et si beau, qu’on ne sait s’il est le résultat exagéré d’idées apprises, ou si c’est un ressouvenir d’une existence antérieure et la géographie magique d’une planète inconnue. Si admirables que soient certains aspects et certaines contrées, il n’en est point dont l’imagination s’étonne complètement […].

 

                Commentaire dernière phrase : perspective déjà marquée (mais ironiquement) ds épisode Mont-Blanc (p. 182-83)

                Ce texte offre une méditation sur la valeur existentielle des rêveries que l’individu projette sur le réel situé au-delà de son horizon, et la notion de « géographie magique » interroge la possibilité d’une dialectique périlleuse qui se situe aux frontières du réel, avec d’un côté la poésie[7], de l’autre la déception, la trivialisation du monde, la situation de celui qui est« déshérité d’illusion » (p. 237). Analysons rapidement cette formule : est certes « déshérité d’illusion » l’individu qui a dépassé les leurres et a accès au réel, mais aussi celui qui ne perçoit plus rien au-delà de ce réel, qui est coupé de toute transcendance et de toute attente existentielle ou poétique. L’attachement de Nerval à l’ « étonne[ment] » que peut susciter le monde oriental, et qui se déclinera selon les cas en émotion intense ou en médiation poético-philosophique, est donc comme une trace  résiduelle de cette « géographie magique », en des moments où ce monde oriental laisse affleurer la possibilité d’une autre relation au réel  ou d’une autre expérience du monde – et a contrario, notre extrait se clôt sur la dénonciation d’un monde dans lequel jamais « l’imagination ne s’étonne complètement ».

                Pourtant, on rencontre dans le Voyage en Orient une seconde mention de la « géographie magique », et il s’agit bel et bien d’affirmer, dans un moment épiphanique[8], qu’elle existe. Au terme de sa première nuit à Constantinople, qui est aussi la première nuit du Ramazan[9], (c’est-à-dire un temps fort de la vie des sociétés arabo-musulmanes, qui va réactiver une  « ethnographie festive » déjà très présente dans l’épisode cairote), Gérard entend l’appel à la prière du matin du Muezzin (p. 635) :

 

 Je ne pus résister à une émotion étrange […]. Pour moi, Dieu est partout, quelque nom qu’on lui donne [….] [;] je n’avais fait que me réjouir […] dans une de ces nuits de fête auxquelles les gens de toutes religions s’associent dans cette ville cosmopolite. – Pourquoi donc craindre l’œil de Dieu ? La terre imprégnée de rosée répondait avec des parfums à la brise marine qui passait, pour venir jusqu’à moi, au-dessus des jardins de la pointe du sérail dessinés sur l’autre rivage. L’astre éblouissant dessinait au loin cette géographie magique du Bosphore, qui partout saisit les yeux […].

 

Déjà au Caire, Gérard évoquait l’émotion religieuse que véhicule l’appel à la prière et se faisait traduire le texte de cet appel (qu’il redonne ici, en arabe puis en français) ; cette émotion joue ici un rôle de déclencheur, et l’on va passer de la beauté du chant religieux à la beauté du site, accordée à d’autres notations sensorielles qui poétisent à l’extrême ce moment,  via l’évocation du déisme nervalien et la grandeur du cosmopolitisme turc[10]. C’est cet ensemble épiphanique, miraculeux, qui constitue la  « géographie magique » - aux frontières donc de la poésie, de l’émotion, de la croyance religieuse et de l’ethnographie -, laquelle accomplit pleinement mais fugacement l’une des vocations de l’Orient : offrir sur un mode intuitif et synthétique (poétique donc) la perspective (fragile) d’une rénovation du lien de l’individu avec le monde.

                 

                                              

                IV – Sylvie : politique de la femme et de la chimère

 

Dans Sylvie, la rhétorique de la perte s’impose dès le chapitre 1, intitulé « Nuit perdue »,  que l’on peut considérer comme l’un des sommets du réalisme nervalien : convergence des plans narratif, existentiel, historique et métaphysique, comme l’atteste le célèbre passage des p. 538-539, dans lequel le narrateur décrit les lendemains de la révolution de juillet 1830 :

 

      Nous vivions alors une époque étrange (….). L’homme matériel aspirait au bouquet de roses qui devait le régénérer par les mains de la belle Isis ; la déesse éternellement jeune et pure nous apparaissait dans les nuits,  et nous faisait honte de nos heures de jour perdues L’ambition n’était cependant pas de notre âge, et l’avide curée qui se faisait alors des positions et des honneurs nous éloignait des sphères d’activité possibles. Il ne nous restait pour asile que cette tour d’ivoire des poètes, où nous montions toujours plus haut pour nous isoler de la foule.

 

 

Le trouble de l’identité nervalienne, sa propension hémorragique, est aggravé par cette « époque étrange », dans laquelle le personnage-narrateur ne peut trouver sa place ni choisir un rôle. Son incapacité à construire une trajectoire existentielle s’inscrit, de manière privilégiée, dans la crise de la relation avec la femme ; un peu plus loin dans le même paragraphe, il dit :  « vue de près, la femme réelle révoltait notre ingénuité », et il oppose donc à celle-ci la déesse Isis, figure clé du panthéon de l’Egypte pharaonique mais aussi, pour Nerval et pour d’autres, archétype de la féminité orientale, qui apparaît ici allusivement comme l’incarnation à la fois de la femme à aimer et de la conscience ou plutôt de ce que les psychanalystes appellent l’ « idéal du moi » et donc d’une ligne de vie correspondant à cet idéal (au moins a contrario : « [elle] nous faisait honte de nos heures de jour perdues »).               Remarquons donc que dans ce récit évoquant les années 1830, l’Orient constitue déjà, à travers cet archétype féminin, un recours. Contre quoi ? contre une existence qui est pure déperdition vitale, perte du sens et de soi-même  et contre un monde en proie à l’anti-valeur qui domine la société du temps : l’ « ambition ». Dans cette société, le poète est seul, car le peuple, dans lequel il rêvait, comme nombre de romantiques, de se « régénérer » (je reprends à dessein ce terme, qui figure dans le texte), s’est dégradé en « foule » : il ne constitue donc plus une alternative à l’odieuse société bourgeoise. L’ancrage du je-poète dans le réel est donc nécessairement fragilisé, problématique, comme l’atteste en cette même page 538 la mention des « enthousiasmes vagues » et celle de l’amour des « formes vagues », ces « fantômes métaphysiques » (p. 539) qui se substituent à la « femme réelle » qui « vue de près », dit le narrateur, « révoltait notre ingénuité ». Cette logique de désincarnation se situe évidemment dans la postérité du «vague des passions»[11] analysé par Chateaubriand, qui en fait une caractéristique de la modernité post-révolutionnaire.

L’ancrage historique de la crise est souligné par un thème dont on a sans doute trop peu souligné l’importance (précoce quand on songe que c’est la société des années 1830 qui est évoquée), celui de la spéculation boursière : aux pages 539-540, le narrateur consulte dans un journal les cours de la bourse, car, explique-t-il,

 

Dans les  débris de mon opulence se trouvait une somme assez forte en titres étrangers. Le bruit avait couru que, négligés longtemps, ils allaient être reconnus – ce qui venait d’avoir lieu à la suite d’un changement de ministère. […] je redevenais riche. 

Une seule pensée résulta de ce changement de situation, celle que la femme aimée si longtemps était à moi si je voulais.

 

Voici une excellente illustration de l’ironie nervalienne, et de son lien intime avec la rhétorique de la perte. Ce narrateur qui, à l’instar du Gautier de la préface de Mademoiselle de Maupin, vilipende la monarchie bourgeoise, dont on sait quelle importance elle conféra au monde de la banque, est lui-même pris dans le jeu de la spéculation boursière. Par ailleurs, le lecteur de Sylvie,  familiarisé avec la tension permanente entre le réalisme et les procédures de déréalisation ne peut qu’être sensible au jeu développé ici par Nerval : cette augmentation soudaine, miraculeuse (mais en fait politico-financière) de l’avoir du héros ressemble à une procédure de requalification du héros telles qu’on les rencontre dans les contes ; mais elle se traduit immédiatement, dans la sphère du réalisme critique, par une menace de disqualification radicale, sur le plan de l’être, de ce même héros, avec la tentation, dénoncée d’ailleurs dans le paragraphe suivant, d’acheter la femme aimée.

 

LE TRAITEMENT DES PERSONNAGES FEMININS DS Sylvie

Ironie infernale pour disqualifier la jeune femme et invalider les projections amoureuses dont elle fait l’objet, en l’enfonçant dans la trivialité au point de la couper de toute rêverie existentielle : p. 562 (chap 11), elle affirme  « Il faut songer au solide » - et, comme l’on sait, cette « fée éternellement jeune des légendes » (chap 6, p. 550)  va devenir l’épouse d’un pâtissier, frère de lait (et double dérisoire) du narrateur.

+ : Sylvie, par ses talents d’ouvrière qui a su prendre le virage de la modernisation technique et du changement des goûts, n’est plus dentellière mais gantière, et qu’elle « répand l’abondance autour d’elle », comme une « fée industrieuse » (chap 10 p. 560) - c’est la même logique de radicalisation de ses liens avec le réel trivial qui est ici à l’œuvre et qui la disqualifie fatalement.  L’image de la fée recèle certes encore une nostalgie qui ne sera pas complètement dépassée (Dernier feuillet : « Je me dis : là peut-être était le bonheur ») ; plasticité et ambivalence de cette figure : emblème de la tension qui habite un narrateur-personnage structurellement en crise, dans une nouvelle « réaliste » où la convocation d’une créature légendaire est forcément problématique (à tous les sens du terme).

 

« Dernier feuillet » de Sylvie : « Telles sont les chimères qui charment et égarent au matin de la vie ». Quelles sont ces « chimères », introduites par un article qui fonctionne bien plus comme un anaphorique vague (comme l’indéfini « telles ») que comme un véritable défini ? Le lecteur le comprend, il s’agit à la fois (et le contenu de ce « dernier feuillet » le confirmera) de la tentative de ressusciter l’amour pour / avec Sylvie, et de la confusion entre les trois femmes : Adrienne, Sylvie, Aurélie, ce ballet auquel le récit donne un coup d’arrêt définitif que sanctionne d’ailleurs la fin abrupte du récit, avec la réplique finale de Sylvie évoquant – et datant – la mort d’Adrienne. Ce n’est pas un détail, mais une procédure d’une importance capitale : on se souvient que dans le chapitre 3, le narrateur, au terme d’une rêverie développée au sein d’un des ces états de seuil qui jouent un rôle si important chez Nerval, s’exclamait « A cette heure, que fait-elle [i.e. Sylvie ] ? » , avant de constater : « Je n’avais pas de montre », et de décrire, avec un luxe de détails et de commentaires, une magnifique horloge dont le mécanisme n’avait pas été remonté depuis des siècles, parce que (chap 3, p. 544) « ce n’était pas pour avoir l’heure que j’avais acheté cette pendule » ! Le désarrimage temporel, commenté avec brio par U. Eco (chapitre 2 de Six Promenades dans les bois du roman et d’ailleurs, LP 1998) , est certes l’un des charmes de la nouvelle, mais aussi l’une des formes qu’y prend la poussée chimérique. La précision finale fournie par Sylvie est destinée à liquider celle-ci, et du même coup elle  met fin au récit, dont c’est avouer qu’il n’existait que par sa vocation « problématico-chimérique ». 

Les « chimères » sont donc des projections existentielles qui « égarent » le sujet. Support : la logique de confusion, d’assimilation, de substitution qui affecte les trois personnages féminins. En effet, on aperçoit dès lors non seulement la faible consistance qui caractérise toujours les personnages féminins nervaliens, mais ce que l’on pourrait nommer la « logique de la chimère », et qui est précisément cette logique de la confusion et de la recomposition permanente des être et des objets investis par le narrateur, qui fait que l’errance n’est jamais définitivement conjurée, parce que on ne dépasse ou réduit telle chimère que pour se déplacer vers une autre qui s’est (re)formée entre temps.

 

Une situation familière chez Nerval : la prolifération de figures féminines prises dans des relations d’assimilation et d’antithèse ; Sylvie (Dernier feuillet, p. 567) :

 

Ermenonville ! (…) Tu as perdu ta seule étoile[12], qui chatoyait pour moi d’un double éclat [je souligne]. Tour à tour bleue et rose comme l’astre trompeur d’Aldébaran[13], c’était Adrienne et Sylvie, - C’étaient les deux moitiés d’un seul amour. L’une était l’idéal sublime, l’autre la douce réalité.

 

 Il faut se souvenir ici des premiers mots de ce Dernier feuillet : « Telles sont les chimères … ».  La caractéristique de Sylvie, c’est que le personnage éponyme met en abyme la « structure chimérique » du groupe des trois personnages féminins. En effet,  contrairement à ce qu’affirme le narrateur dans la citation ci-dessus, elle n’incarne pas seulement la « douce réalité », mais la sublimation archétypique de celle-ci via deux références : la première, celle qui, à travers le « sourire athénien » ou le personnage de la « nymphe antique », renvoie à la culture classique, est simple ; la seconde est beaucoup plus complexe, puisqu’elle renvoie au personnage de la « fée », c’est-à-dire à la fois, dans l’imaginaire du personnage-narrateur, à une culture « populaire », et en fait, pour le lecteur comme pour le scripteur, à la récupération de ce personnage par la culture savante et légitime. Comment le personnage, écartelé entre ces incarnations plurielles, pourrait-il être « tenable », et quelle procédure mieux que cette pluralisation ironique pourrait-il exhiber sa vocation chimérique et celle des projections dont il fait l’objet ?

                Cette nature plurielle et chimérique de Sylvie est redoublée, en chiasme pourrait-on dire, par le personnage d’Aurélie ; en effet, ce personnage, qui est censé incarner les périls de l’imaginaire, est réinscrit dans une salutaire trivialité dans le chapitre XIII (qui porte son nom …) : elle aime non pas le narrateur, qu’elle disqualifie assez brutalement (p. 566) en dévoilant à ses propres yeux les fantasmes chimériques qu’il avait projetés sur elle[14], mais le « régisseur » de la troupe, ainsi présenté (p. 566-7) :

 

      Je m’étais fait l’ami de ce brave homme, ancien Dorante des comédies de Marivaux, longtemps jeune premier de drame […]. De près, il paraissait plus jeune, et, resté maigre, il produisait encore de l’effet dans les provinces. Il avait du feu. […] Je crus m’apercevoir qu’Aurélie avait un faible pour [ce] jeune premier ridé. Cet homme était d’un caractère excellent et lui avait rendu des services.

  

                On comprend que ce « jeune premier ridé » est aux antipodes de la « fée éternellement jeune des légendes » ; on peut certes considérer  qu’il enterre l’Aurélie de l’incipit (qui à ce moment-là n’a pas de nom, et pas non plus d’existence concrète aux yeux du narrateur – voir chap 1 p. 538), en même temps qu’il ironise sur le simulacre théâtral. Mais dans le même temps, ce couple, comme celui formé par Sylvie et son pâtissier de mari, incarne, bien plus que la Sylvie fantasmée par le narrateur p. 567 la « douce réalité », rassurante et / mais / parce que triviale. Le lecteur est ainsi enfermée dans l’ironie nervalienne, et ne sait pas tout-à-fait comment statuer sur la valeur de cette « douce réalité » ; le « dernier feuillet » n’arrange rien en la matière, et l’ensemble nous rappelle à quel point la perplexité est une composante fondamentale du texte nervalien, que ni le narrateur ni le lecteur ne parviennent à réduire.

                                              

                CONFUSION DES TROIS FIGURES FEMININES DANS Sylvie

Sylvie la fée-villageoise qui finit pâtissière ; et encore « nymphe antique qui s’ignore » (chap. 8, p. 555), qui s’est identifiée dans le passé à la Julie de la Nouvelle Héloïse (id.), et a gardé son « sourire athénien […] d’autrefois » (id., p. 554), et aussi « fée industrieuse » (chap. X p. 560), qui «grâce à ses talents d’ouvrière […]  n’[est] plus une paysanne. Ses parents seuls [sont] restés dans leur condition » (id.): Sylvie est très manifestement un personnage chimérique, qui met en abyme le triptyque des personnages féminins auquel elle appartient. Notons que ce caractère « chimérique » recèle une dimension réaliste : Sylvie a entamé une ascension sociale, de dentellière, est devenue gantière ; elle a aussi  connu un processus d’acculturation (et donc de déculturation) : elle ne veut plus chanter les chansons rustiques mais « phrase » des airs d’opéra, connaît (chap. (, p. 548) la Nouvelle Héloïse et Auguste Lafontaine (« prolifique romancier allemand (1758-1831), dont plusieurs œuvres sont consacrées à des amours entre personne de rang social différent », dit la note des éditeurs de la Pléiade. Voici une lecture bien adaptée donc à ce personnage qui mute socialement et culturellement.  

Sylvie dont il affirme « elle m’aimait [moi] seul » (chapitre 3, p. 543).

                Adrienne l’aristocrate vouée à la religion et qui meurt au couvent ; Aurélie l’actrice qui, en tant que telle, est autant retranchée du réel qu’ Adrienne (laquelle intervient d’ailleurs au chapitre 7 comme actrice dans un mystère religieux, affublée d’un « nimbe de carton doré ») ; Aurélie que Gérard emmène sur les lieux où il a vu jouer Adrienne, et où il lui demande de dire le texte de celle-ci ; Aurélie dont le narrateur dans l’incipit montre qu’ il tente de  capter et de confisquer son essence de simulacre théâtral dans une perspective solipsiste : « elle vivait pour moi seul », chapitre 1, p. 537) :  Comme souvent chez Nerval, un seul mot permet de construire un porte-à-faux vertigineux : ce qui fascine, au sens plein du terme, le narrateur dans Aurélie, c’est le simulacre théâtral, comme il l’avoue dès le chapitre 1 (p. 538-39) : « Depuis un an, je n’avais pas encore songé à m’informer de ce qu’elle pouvait être d’ailleurs ; je craignais de troubler le miroir magique qui me renvoyait son image. (…) C’est une image que je poursui[vais], rien de plus ». Pourtant ce simulacre est porteur d’une « vi[e] » que comme un démiurge il transmet autour de lui (p. 537 : « (…) une apparition bien connue illuminait l’espace vide, rendant la vie d’un souffle et d’un mot à ces vaines figures qui m’entouraient ») et que le narrateur est entièrement occupé à capter ; c’est ce surplus paradoxal d’être, caractéristique chez Nerval de l’actrice, et le sortilège que celle-ci devient pour le narrateur, qui la prédispose à organiser autour d’elle la sphère de la perte alors même qu’elle est perçue comme par ce narrateur comme l’antithèse conjuratoire de cette perte. Il ne s’agit pas ici de la capacité de l’art et de l’artiste à sublimer le réel, comme l’indique le fait qu’Aurélie se produise dans un « maussade chef-d’oeuvre d’alors » (p. 537), mais d’un leurre, donc (déjà et explicitement) d’une incarnation de la perte et de la chimère.

 

[V – Le retraitement métadiégétique de la catégorie de l’imagination ]

 

CCL

 

 

 

               

 

 



[1] On aura reconnu l’allusion à la célèbre fable de La Fontaine, qui reparaît dans la lettre à Gautier citée ci-dessous : « L’Homme qui court après la fortune et l’homme qui l’attend dans son lit ».

[2] On se souvient bien sûr du dernier paragraphe du chapitre 2 d’Aurélia (éd. citée, t.3, 1993, p. 699) :

              Où vas-tu ? me dit-il ; - Vers l’Orient ! 

 Puis le narrateur suit une étoile qui indique cette direction.

[3]  J’utilise par commodité ces termes évidemment anachroniques.

[4] Cf. célèbre formule apposée par Nerval au dos de son portrait photographique : « je suis l’autre » ;

[5]Comme le dit aussi Gérard dans l’extrait de la p. 396-97, cité supra.

[6] Il faut cependant ajouter, pour ne pas trahir la complexité de la représentation de l’Orient chez Nerval, que le Voyage en Orient est un texte dans lequel il  fait preuve d’une capacité d’observation et de compréhension ethnographiques d’autant plus remarquable qu’elle est à la fois mise à contribution dans et nourrie par la réélaboration narrative qui est constitutive du texte.

[7] Ou la folie, et l’on sait que dans le cas de l’individu Nerval il ne s’agit pas d’une hypothèse d’école.

[8] Selon l’acception joycienne du terme ;

[9] Nom du mois de Ramadan en turc.

[10] Gérard y revient fréquemment, notamment dans l’incipit et dans  l’excipit des Nuits du Ramazan.

[11] Voir aussi p. 542 l’ « amour impossible et vague » pour Adrienne relayé par l’ « amour vague et sans espoir pour une femme de théâtre » - le « vague » est ici surdéterminé (ou inversement) à la fois par le dédoublement et par l’identification de la femme de théâtre à une « image que je poursuis, rien de plus » (p. 539), et à une  catégorie d’individus contre lesquels le narrateur a été mis en garde par son oncle (p. 538) : « […] les actrices n’étaient pas des femmes, et […] la nature avait oublié de leur faire un cœur ». 

[12] Est-il nécessaire de rappeler le vers 3 d’ « El Desdichado » et de commenter le rapprochement entre les deux énoncés ?

[13] Note Pléiade p. 1228 : Aldébaran, ou Œil de Taureau, étoile connue pour sa lumière orangée ; au XIXe, on semble avoir noté un changement de couleur de cet astre. COMMENTER cette réf aux 2 couleurs.

[14] « Vous ne m’aimez pas ! Vous attendez que je vous dise : la comédienne est la même que la religieuse ; vous cherchez un drame, voilà tout, et le dénouement vous échappe. Allez, je ne vous crois plus ! ».