20/02/2013
LA PAROLE DANS LES FAUSSES CONFIDENCES : DE LESCALIER AU LIT, DU SILENCE AUX MOTS
[Le texte ci-dessous est celui d'une conférence prononcée par Jean Goldzink, l'un des grands dix-huitièmistes de sa génération, devant les étudiants de math sup - math spé du lycée Champollion à l'automne 2012. Je le remercie de m'avoir confié ce texte pour le faire figurer sur ce blog. G.B.]
DE L’ESCALIER AU LIT, ET DU SILENCE AUX MOTS
(Les Fausses Confidences et la parole)
Par où commencer l’analyse des Fausses Confidences (FC), dernière pièce en trois actes de Marivaux : par le début du texte, acte I, sc. 1, ou par celui de l’histoire ? Je choisis l’ordre de ce qu’on appelle la fable, c’est-à-dire l’ordre logique des faits ensuite agencés par chaque dispositif narratif ou représentatif.
I. Rencontre à l’Opéra
La pièce commence et finit dans une luxueuse demeure, unité de lieu oblige. La rencontre originaire, elle, se fait sur un escalier intérieur de l’Opéra, quelques mois plus tôt. Un séduisant jeune roturier de bonne famille, mais pauvre, y croise une inconnue dont l’apparence, ou plutôt l’apparition, le subjugue instantanément. Tout commence donc par une vision, qui produit un saisissement, une dépossession de soi par fulguration instantanée d’une image. C’est ce qu’on appelle dans l’ordre profane un coup de foudre, et en religion une vision extatique : il y a les coups de foudre et les coups de la grâce. Ces derniers se font rarement à l’Opéra, mais il ne faut jurer de rien. Une de ces visions a bouleversé un homme, Paul, et enfanté du coup le christianisme tel que nous le connaissons, sur le chemin de Damas. La fable des FC commence donc par un commencement absolu : deux inconnus se croisent un instant dans un lieu public, sur un escalier de théâtre, à la lumière des bougies.
Que peut-on tirer de cela ? Beaucoup de choses. A disparu ici, par exemple, ce qui fait la substance, la définition réelle sinon théologique du mariage dans les sociétés précapitalistes : la reproduction si possible élargie et consolidée des alliances familiales par des mariages soigneusement négociés, hors tout hasard, et donc tout coup de foudre, goût ou dégoût subjectifs. Contrairement à Molière, et au profit du rêve esthétique, du fantasme sentimental collectif appelé théâtre, il est assez logique que Marivaux n’ait nul besoin, en général, d’un couple parental complet. Le problème théâtral propre au genre comique depuis les Grecs ne tient plus à l’opposition parentale envers le désir juvénile, il gît dans l’amour lui-même, autrement dit dans le sujet ou déjà amoureux ou en mesure de le devenir, autrement dit dans la subjectivité individualisée. Cette libre détermination de soi par soi dans l’ordre sentimental est devenue notre norme impérieuse, sans rien changer en fait de fondamental, nous le savons bien sans vraiment le savoir, à la nature logiquement sociale, inflexiblement réglée, de nos accouplements. Le théâtre de Marivaux s’exhibe donc comme fabrique de rêves, et il en tire la substance même de sa dramaturgie, appelée marivaudage.
Quel est l’enjeu, purement littéraire et fantasmatique, de la gratifiante rêverie éveillée posée au seuil de la fable des FC ? Mener d’une rencontre de hasard à un mariage, d’un « escalier » à un « déshabillé », en dépit de l’énorme disparité des fortunes. Dorante et Dubois caressent deux visions, deux fantasmes dont se berce l’imagination ludique du spectateur : Dorante tend à fixer l’escalier de l’apparition magique et inaccessible (c’est le côté de l’adoration pétrifiante, de l’émerveillement muet devant l’idole), et Dubois, il le dit en toutes lettres, le « déshabillé » (I, 2) à portée de main de la possession charnelle (c’est le côté de l’activation rusée inhérente à la comédie depuis les Grecs).
Le procès amoureux suit donc deux boussoles (adoration/machination, timidité/audace). Le chemin mène de l’extase à la copulation, de la surprise foudroyée de l’amour à l’emprise méthodique, en quête d’un double objet du désir, indissociable car originaire : le cœur et l’or, le corps et le coffre. Coup double, coup parfait, triomphe absolu des désirs communs aux personnages et aux spectateurs. Mais évidemment très délicat à négocier, puisque le dramaturge doit guider fermement les deux chevaux tentés de tirer sans cesse à hue et à dia. C’est pourquoi, lorsque la revue de la Comédie-Française m’avait demandé un article pour une mise en scène de la pièce, je lui avais donné pour titre et pour fil L’escalier et le déshabillé.
Que peut-on conclure, au moins provisoirement, de cette scène inaugurale si originale, si typiquement marivaudienne ? D’abord, qu’il peut paraître curieux d’appeler « cruelle » une dramaturgie qui cherche apparemment tant à caresser le fantasme dans le sens du poil. C’est pourtant cette vision du théâtre de Marivaux qui a prévalu pendant le dernier demi-siècle, à l’Université, au théâtre, dans les médias. Que de déclarations comparant Marivaux et Sade, Marivaux et tous les maîtres du soupçon (Nietzsche, Marx, Freud...) On est en droit, me semble-t-il, de s’interroger sur cette trop fameuse « cruauté » érigée en dogme branché.[1]
La deuxième remarque porte évidemment sur la parole. Le propre de cette scène fondatrice est d’être aussi instantanée, aussi fugitive que parfaitement muette. On dira, sans excès d’effort intellectuel, que l’échange des regards vaut communication, échange de signes, bref, que les corps ont parlé, parlé la langue des corps, cette langue que tout courtisan du système monarchique, tout membre d’une société d’ordres se devait d’apprendre à s’incorporer, d’une part, et déchiffrer sans impair d’autre part. Mais il faut soumettre cette incontestable vérité générale à l’épreuve du singulier. En l’occurrence, sur l’escalier, la femme est vue, mais ne voit rien. Ou alors son corps parle mais n’entend rien. Il faudra donc l’éveiller à l’amour par d’autres moyens que cette rencontre.
Ce corps aperçu sur l’escalier, de quoi parle-t-il à l’œil fasciné du jeune homme venu se distraire à l’Opéra pour en sortir ravagé, hystérisé par une image aussi muette qu’anonyme? Il exhibe à l’évidence deux signes : celui de la beauté sublime (sublime au moins pour l’œil de Dorante), et celui de la richesse, qui impressionne forcément un pauvre (une robe Chanel n’a jamais fasciné une robe Dior). On va me dire : Mais où diable voyez-vous ça dans le texte ? Qu’Araminte paraisse fatalement belle à Dorante, cela va de soi si on le croit aussi amoureux qu’il le prétend et le fait dire. Mais la richesse ?
Or la richesse est forcément inscrite dans la vision originaire, puisque Araminte est immensément riche, de sortie à l’Opéra, jeune et veuve. Ce que l’œil du roturier pauvre perçoit, ce que son corps reçoit comme choc fulgurant, c’est l’alliance indéfectible de la beauté et du luxe. C’est la femme parée qui s’empare du jeune voyeur, la femme somptueusement coiffée, habillée, bijoutée, maquillée, comme une star sur l’escalier du festival de Cannes, que vous ne reconnaîtriez pas dans le métro. Dans la rue et en jeans, les stars ressemblent à tout le monde.
D’où un problème immédiat sur le plateau : que fait-on de ce fantasme, dans le choix de l’actrice, des costumes, du maquillage, de la lumière, des décors, et maintenant de la vidéo ? Joue-t-on sur le double registre de l’escalier et du déshabillé ? Ou au contraire, installe-t-on, au profit du comique mais au détriment du rêve, une Araminte banale, falote, voire ingrate, avec le risque presque fatal d’obliger alors le spectateur à croire, devant le langage des signes scéniques, que les paroles amoureuses de Dorante (et Dubois) habillent le pur désir de l’or, maquillent la langue trop nue de l’intérêt ? Et que du coup, Araminte s’achète très cher, comme mari, un bel étalon qu’elle ne pourrait conquérir par elle-même sur le marché de la séduction. C’est là qu’on serait alors dans une mise en scène véritablement cruelle, mais qu’à ma connaissance, nul tenant de cette théorie n’a jamais tentée. C’est qu’au théâtre, il ne faut jamais prendre au comptant les mots des metteurs en scène, il faut regarder ce qu’ils font sur le plateau. Il y a les paroles, et il y a les décisions. Quant aux critiques, ils peuvent raconter n’importe quoi, ça n’a aucune conséquence pratique, pas même sur leur carrière.
2/ L’énonciation théâtrale de l’image muette
Cette vision originelle silencieuse mais foudroyante, il revient au théâtre de lui donner la parole. Comment ? De façon vraiment complexe, tout à fait caractéristique du travail théâtral en général, et marivaudien en particulier. C’est d’abord un récit rapporté par un valet rusé dans le cadre d’un plan de séduction au service d’un tiers complice soi-disant paralysé par l’excès d’amour : disons que le coup de foudre lui coupe le sifflet. Ensuite, un récit qui se prétend imposé par le devoir moral propre au bon serviteur, arraché par loyauté à une ancienne loyauté, et du coup soi-disant inspiré aussi par la pitié à l’égard de l’amant, énamouré au point de devenir intendant, dans le seul espoir d’approcher l’aimée, de la contempler en silence. Le récit se transforme donc en révélation inopinée, et du coup violente, d’un secret à la fois surprenant et très embarrassant pour la destinataire, soumise au double choc émotionnel de la stupéfaction et de la confusion. Il est encore un conseil pratique qui veut obtenir l’inverse de ce qu’il feint avec force de conseiller - le renvoi immédiat de Dorante. Il se mue également en assurance énergique, en quasi-serment, au moment même où l’on en parle, que l’adorateur ne parlera jamais de son amour extatique, en raison même de son adoration foudroyée ! Il promet le silence, le secret, et promeut du coup l’irrépressible désir de l’aveu. C’est enfin un message qui porte l’empreinte ironique de son émetteur à l’égard du coup de foudre amoureux, des sentiments exaltés, des extravagances du cœur, ironie indulgente qu’on feint, entre gens raisonnables étrangers à de tels émois, de partager avec la destinataire, tout en ne cessant d’en marquer l’intensité fabuleuse. Intensité pour laquelle on va aux spectacles, et ironie pour laquelle on court aux comédies…
Il y a donc eu métamorphose d’une histoire muette (l’escalier et ses suites) en discours exceptionnellement dense et intense, en mots électrisés. Électrisées, dramatisés, actualisés, incarnés, mais aussi irisés, à multiples facettes, fonctions, tonalités, sans oublier leur double réception simultanée : par Araminte qui reçoit à son tour une commotion, un coup de poing au cœur qu’elle doit aussitôt s’efforcer de masquer, et par un public à la fois uni et divisé dans ses réactions devant une émission verbale aussi rapide et complexe, remise aux interprétations de comédiens eux-mêmes divers. Il ne s’agit pas seulement de surprendre violemment Araminte, comme en écho différé de la scène de l’escalier qui lui a totalement échappé ; il faut aussi surprendre le spectateur par ce coup inattendu, non annoncé, de la fausse confidence inaugurale et de la demande paradoxale de renvoi. Car si l’on sait d’emblée qu’il y a machination, tromperie, piège, complicité secrète (I, 2), on n’en sait pas plus sur le détail du plan de manipulation. On connaît d’emblée la finalité et même le dénouement, pas les moyens. Il en découle que devant un médiateur aussi rusé et effronté, un doute s’instille forcément : si Dubois n’invente pas de toutes pièces cette histoire romanesque de coup de foudre, de quête et enquête fascinées (hypothèse radicale et improbable), jusqu’où va sa broderie fabulatrice ?
Je ne crois pas qu’aucune tragédie classique ait jamais agencé une situation de parole aussi complexe, aussi subtile, aussi vive et mobile, où le su et l’insu s’intriquent aussi étroitement. Surprise de l’amour par coup de foudre muet devant une inconnue aperçue sur un escalier bondé de l’Opéra ; surprise naissante, encore évanescente quoique programmée, de l’amour par révélation piégée, piégée car enivrante, dudit coup de foudre : le secret dévoilé cache d’autres secrets ; surprise du spectateur devant le coup hardiment paradoxal du valet dramaturge ; surprises rebondissantes du dialogue de mauvaise foi entre Dubois, qui suit un plan mais doit s’adapter aux aléas de l’échange verbal, et Araminte qui doit réagir dans l’instant à des impulsions diverses et obscures, aux mots et aux émois qui l’assaillent à l’improviste sans lui laisser le temps de respirer. Araminte est tiraillée entre le désir de fuir (c’est une passion, une émotion) et celui d’écouter, mais écouter oblige à parler, à improviser, à décider ; tandis que Dubois, en même temps qu’il joue sur la pression de l’instant, la surprise concertée de l’instant, escompte aussi un effet différé des paroles, une diffusion insidieuse, une insistance et une persistance insues, obscures, des impressions imprimées par les mots. Impressions confuses, quoique perceptibles aussitôt du dehors, et qui seront parfois aperçues au passage, avec surprise, par le personnage ainsi investi par une émotion à la fois involontaire et secrètement désirée, car profondément désirable...
On comprend mieux dès lors pourquoi cette densification et cette complexification si extrêmes de l’échange verbal, sans précédent me semble-t-il, conduisent en toute logique à RARÉFIER LA TIRADE, ce mode discursif compact et structuré si caractéristique des pièces de l’âge classique et même romantique. Comment accorder la tirade avec tout ce qu’on vient de décrire, avec le flux et la mobilité des paroles, le clair-obscur des sentiments saisis souvent à l’état naissant, car suscités, comme ici, par la surprise des mots et de l’instantanéité qui les presse - instantanéité inhérente à l’art théâtral, mais exploitée ici à fond, comme jamais avant Marivaux ?
C’est pourquoi, dans son théâtre, il faut toujours s’interroger sur l’apparition forcément insulaire d’une tirade au milieu du flot des répliques. Et pourquoi on ne peut jamais, en art, séparer la forme du fond, ni espérer saisir quelque chose de consistant, de cohérent, par le seul canal du champ lexical et de la figure de style. Mais on constate aussi qu’on ne saisit ici guère plus par la situation historique, la biographie et la sociologie. Il suffit au fond de savoir que la société d’Ancien Régime pratiquait le mariage arrangé et rêvait avec la littérature du mariage sentimental, et de constater que la rêverie marivaudienne ne va pas jusqu’à transgresser l’ordre des rangs, càd la barrière qui séparait l’aristocratie de la roture. Dorante et Dubois ne tentent pas de séduire une aristocrate, tout en inscrivant explicitement la question du mérite – d’où la tirade de M. Rémy. Il s’agit donc clairement pour Marivaux d’allier rêverie et prise en compte de la réalité extra-théâtrale, sans transformer la scène en tribune philosophique, comme Diderot en fera la théorie grandiose exactement 20 ans plus tard. L’exploit esthétique des FC est d’allier le maximum de rêve (le coup de foudre, le mariage sentimental entre pauvre et riche, la manipulation infaillible des cœurs) avec le maximum de détails concrets, dits réalistes (chiffres, objets, lieux, etc.). L’un appelle l’autre, comme Dorante requiert Dubois, et réciproquement. L’escalier et le déshabillé. La scène et les coulisses.
3/ Métaphysique du cœur ou physique des forces ?
Le plan de Dubois, qui fait la pièce, repose donc sur une surprise de l’amour à travers la révélation brusquée d’un secret amoureux. À dévoiler d’entrée de jeu, contre toute attente et toute prudence ordinaire, l’amour caché d’un tiers, on amorce irrésistiblement une naissance insue de l’amour chez la destinataire involontaire de la confidence et de l’adoration. C’est la surprise violente de la confidence qui doit déclencher la surprise programmée du sentiment amoureux. Il faut cependant se garder d’attribuer aux seules paroles un pouvoir quasi magique. Au commencement, il n’y a pas le verbe, pas plus dans la maison d’Araminte que sur l’escalier de l’Opéra. La confidence stratégique obtient son pouvoir ravageur, là aussi, à partir d’un regard antérieur, et donc muet, sur le corps séduisant et le salut gracieux du candidat à l’intendance retiré sur la terrasse. Pour Araminte comme Dorante, tout part, sans mots, d’une impression des sens, d’un coup d’œil sur les corps. Au théâtre aussi, comme au cinéma, on voit autant qu’on entend parler.
Ce coup d’œil, qui devient coup de foudre chez Dorante et anéantirait la pièce en s’emparant d’emblée d’Araminte, enveloppe chez lui la beauté et le luxe, et chez elle le charme physique et l’élégance éduquée, signe d’une bonne naissance, d’un statut social à première vue surprenant chez un futur intendant. La première surprise d’Araminte (rappelons que la surprise est une passion, une émotion, une force essentielle en esthétique comme en politique et dans l’art militaire) est donc liée à la saisie d’un écart entre le service et la personne, le statut et l’individu, thème posé d’emblée par Dubois : le viatique physique de Dorante, autrement dit son allure de bel homme de bonne famille, vaut tout à fait, dit-il, la richesse inouïe d’Araminte (I, 2). C’est poser la question, historiquement centrale, du mérite personnel, mais en la maintenant dans la sphère roturière, ou bourgeoise. Après 1789 et le triomphe démocratico-capitaliste, il est évidemment impossible qu’un spectateur des FC n’aille pas au-delà des paroles du texte, n’entende pas un autre écho. Il y a eu, depuis 1737, suppression des ordres, et généralisation sinon universalisation du rapport salarié et du mariage d’inclination.
Si la question des privilèges légaux liés aux ordres est esquivée par la pièce, il n’en va pas de même pour le salariat et le mariage d’amour. Il est même patent, quoique peu glosé dans la critique littéraire, que les personnages discutent au moins autant de la problématique du service (de ses obligations et transgressions) que de l’amour, et cela dès la première grande scène entre Dubois et Araminte. Si l’on en discute, c’est bien entendu parce que s’est introduit dans la maison un intendant amoureux de sa patronne, mais le fait n’en demeure pas moins flagrant : la parole ne peut remplir, nourrir la pièce, engendrer du dialogue qu’en nouant l’amour et le service, LA PHYSIQUE DU DÉSIR ET LA PHYSIQUE SOCIALE. Ce qu’on obtient dans Le Jeu de l’amour et du hasard par l’échange parallèle des rôles entre maîtres et serviteurs : le jeu n’y est pas entre amour et hasard, mais entre amour et statut, comme dans Les FC.
J’y insiste : il n’y aurait pas de paroles, c’est-à-dire de dialogues, ou ce serait une tout autre pièce, sans la transformation de l’adorateur en serviteur salarié. Service gradé (intendant), mais salarié, donc dégradé dans une société aristocratique.
Le coup de foudre ne peut se muer en paroles dramatiques que par cette métamorphose sociale d’un chevalier servant impuissant et muet en serviteur rétribué, complice d’un valet qu’il ne peut plus payer, dont il suit les ordres et auquel il abandonne d’abord le dire de l’amour. Force est de constater, si l’on veut bien se forcer à observer la lettre du texte, qu’on y parle bien davantage d’intérêts, de droits et devoirs liés au service, de mariages aux raisons chiffrées, que d’amour, que d’analyses psychologiques du cœur, la fameuse « métaphysique du cœur » censée définir, dès l’époque de Marivaux, sa singulière dramaturgie.
Mais par physique des forces, il faut aussi entendre autre chose, d’autres mécanismes. En effet, comment faire naître et croître, chez Araminte, l’amour qu’elle a déclenché d’un coup sans le vouloir ni le savoir ? Comment prolonger l’effet de la première confidence, autrement dit, comment écrire la suite de la pièce ? Le plan de Dubois (dont on ne saura jamais si Dorante en connaît les ressorts secrets, autrement dit les principes, les lois, ou simplement les applications pratiques, le mode d’emploi) repose me semble-t-il sur une LOGIQUE DE L’ATTRACTION. Attraction d’abord physique, avivée par la surprise d’un écart entre l’individu et la fonction, on l’a vu. Mais que faire ensuite ? La logique de l’attraction va consister à organiser une CONTAGION VERBALE, c’est-à-dire à baigner la maison, métonymie théâtrale du cœur d’Araminte, dans un flot ininterrompu de paroles en rapport avec l’amour de Dorante, soi-disant inexprimable et remis à un tiers. Dubois concocte un plan, un plan qui fait la pièce, où tout va parler d’un amour retenu de parler par excès d’amour, pour susciter chez Araminte comme chez le spectateur, le désir d’aveu. Aveu savamment suspendu de la parole d’amour directe, moment toujours enrobé de silence chez Marivaux, toujours furtif et laconique.
Le sentiment amoureux d‘Araminte va donc naître, à partir de la sensation liée au premier regard sur la terrasse, de la propagation incessante et rythmée de la sémantique amoureuse. Cette sémantique est évidemment portée par les mots, même s’ils s’articulent à la question du service et des mariages de raison. Mais elle passe aussi par les corps, gestes, mimiques, objets, qui cristallisent sur eux un vaste registre d’émotions précipitées.
La clé de la stratégie de Dubois et des FC est donc une hystérisation systématique de l’espace théâtral. Tout, absolument tout ce qui se passe sur scène, pas seulement ce qui passe par la bouche, nourrit le sentiment amorcé par le premier coup d’œil surpris d’Araminte sur Dorante, sur l’élégance inattendue de sa silhouette et de son salut. Quelle est l’idée implicite, sous-jacente ? Une idée classique : Que tout agite le cœur humain et conforte le désir d’aimer, qui est d’abord le désir d’être aimé – et donc valorisé. La machination se doit de marcher, parce qu’elle lance à fond le moteur des passions, passions activées par l’amour de soi.
Nul hasard donc si Araminte, idole inaccessible aux yeux de Dorante, est aussi posée comme une FEMME TRANQUILLE, bien trop tranquille et raisonnable aux yeux de sa mère et Dubois (la tranquillité est bien entendu un affect, une passion). Pour faire naître à l’amour cette femme tranquille, au risque, à l’aventure, au rêve, pour la rendre au désir voulu par la Nature, il faut la remuer ; pour la remuer, il faut l’agiter ; pour l’agiter, il faut la secouer ; et pour la secouer, il faut aussi secouer tout le bocal, ou si l’on préfère le local tout entier. En charge de ce travail de réactivation des passions, d’arrachement à une indolence passive, Dubois use et abuse de la fausse confidence, ni tout à fait vraie, car concertée, ni vraiment fausse, car sensible, incarnée dans des objets et des voix : il y a de la passion dans l’air, une odor di amore chargée d’enivrer Araminte et le public. Pourquoi est-ce si excitant ? Un psy répondrait mieux que moi. Sans doute, pour rester au plus apparent, parce qu’il y a alliance captivante de la parole et du secret, du mensonge et de la vérité, de la timidité et de l’audace, attente délicieuse de l’aveu pressé par le temps, fantasme de bonheur amoureux conjugué avec l’or, alliance du coup de foudre et des coups tordus. Les FC font sans doute vibrer un fantasme de toute-puissance du désir et de l’intelligence rusée, dans une optique évidemment non-sadienne.
Avant de conclure, il faut insister sur un point crucial : dans la dramaturgie marivaudienne, la naissance de l’amour par surprise spontanée ou machinée coexiste avec l’extrême difficulté d’une expression directe de l’amour. L’aveu qui fait tomber le rideau s’esquisse et s’esquive en quelques mots murmurés, échappés, aussitôt happés par le silence ; il touche à l’ineffable. Quand une parole amoureuse s’élance et déploie son chant, c’est qu’elle est insincère, trompeuse, comme le prouvent les magnifiques tirades de l’héroïne du Triomphe de l’amour, parmi les plus belles de la littérature française, et pourtant totalement mensongères. Chez Marivaux, l’amour sincère ignore la rhétorique, fuit le discours, s’exprime dans le silence.
Si tel est bien le cas, largement confirmé dans Les FC[2], alors un point de convergence majeur se dessine entre Platon, Marivaux et Verlaine : dans les trois textes, il s’agit de couper le cou à l’éloquence, par les moyens propres au dialogue philosophique, à la comédie et à la poésie. Comment déjouer les pièges de la parole rhétorique, comment parvenir au ton juste, au ton naturel, effacer l’artifice de la parole déjà écrite et prescrite, voilà certainement un objectif commun aux trois œuvres, genres, auteurs, époques. Mais c’est au théâtre qu’il revient d’inscrire dans son essence générique la métamorphose permanente de l’écriture en parole apparemment improvisée, réinventée, présentifiée, incarnée.
Conclusion
On pourrait aussi résumer tout cela en termes de poétique, de poétique classique : pour écrire les paroles des FC, rapt rusé d’un cœur et d’un coffre au nom d’un raptus, il faut nouer trois passions en lutte pour la main d’Araminte : l’ambition, l’amour, et la tranquillité qui les annule. Chacune de ces passions débouche sur un statut social de la femme : le veuvage pour la tranquillité maximale ; le mariage de raison, entendons normal, avec le Comte pour l’ambition et une tranquillité un peu moindre ; et le mariage sentimental pour l’amour, mariage purement fictionnel, le plus contraire à la tranquillité, le plus instable, de loin le plus tordu, et pourtant choisi par l’héroïne et le public, qui payait pour voir sur scène ce qu’on ne voyait pas hors du théâtre.
La naissance accélérée et assistée de l’amour s’opère donc par l’électrisation générale des passions, objet central des véhémentes condamnations chrétiennes du théâtre. Tel est le double paradoxe des FC. Le plus sincèrement catholique des grands écrivains français du siècle des Lumières nous propose :
A/ de regarder en face, dans le sujet même des FC, non seulement l’excitation exhibée et proclamée des passions, mais, de la bouche même d’Araminte, l’extraterritorialité morale de l’amour, homologue en quelque sorte à celle de la politique dans la doctrine de la raison d’État, où le succès justifie également les moyens. Ne pourrait-on pas alors conclure que cette neutralisation axiologique de l’amour, d’antique tradition (L’Art d’aimer d’Ovide, De l’amour de Stendhal), vaut également pour le théâtre, puisque le plan de Dubois est parfaitement adéquat à celui de la pièce, inhérent à son écriture ? La différence tient au fait que l’amour est explicitement mis à l’écart des règles morales, que cette idée accède à la parole, sans que rien soit dit de la politique et de l’art (sauf une allusion de Dubois au terme dramaturgique de « crise », mais que pèse un mot dans une pièce ?).
B/ de contempler ce sujet moralement et théologiquement scabreux avec une sympathie amusée, ni dédaigneuse ni encore moins cruelle, et même avec jouissance : la jouissance propre à l’art d’un voir et d’un savoir sensibles, à distance de la charité comme du jugement moral. Il faut admettre que se tenir en équilibre sur cette crête absolument non sadienne, ni rigoriste ni même amère, sans que le su nuise au plaisir ni n’épuise l’insu, est un assez incroyable défi, à la fois esthétique et conceptuel. Car tout texte artistique invente des opérations de pensée esthétiques non conceptualisées, mais parfaitement cohérentes dans leur ordre propre. Ce sont ces opérations de pensée proprement esthétiques qui constituent l’objet spécifique de la critique littéraire ou picturale.
L’ambivalence est en effet si impeccable qu’on ne saurait même s’arrimer à l’absolution profane qu’Araminte accorde à toutes les manigances amoureuses. Pourquoi ? Eh bien, tout simplement parce qu’elle est juge et partie ! Et donc le spectateur aussi. Et Marivaux tout autant en tant qu’artiste, comme il ne peut l’ignorer, puisque auteur du sujet. Un sujet qui touche à l’essence du théâtre, lieu par excellence des fausses confidences telles que Dubois les agence, lieu de l’excitation délibérée des passions par une parole ni vraie ni fausse, qui trompe et éclaire à seule fin de faire plaisir. On devrait alors en inférer que pour Marivaux, il ne faut ni faire l’ange (condamner l’amour, archétype des passions, et du coup les duplices jouissances du théâtre, et du coup la nature humaine), ni faire la bête (sanctifier la passion, l’art et l’homme). On est manifestement sorti de l’augustinisme sombre (misère de l’homme et salut immérité pour quelques élus), sans entrer pour autant dans le pathos romantique et ses succédanés modernes, dont celui, particulièrement crétin et actuel, de la transparence pour tous et tout.
(Jean Goldzink, sept. 2012)
[1] La tentation cruelle et branchée serait par exemple d’imaginer que Dorante et Dubois inventent de toute pièce l’histoire de l’escalier, tout juste bonne pour les spectateurs ingénus et les lecteurs benêts, abonnés aux courriers du cœur. L’interprète sagace, à qui on ne la fait pas, sait bien que nos deux canailles ne peuvent songer qu’à l’or, que Marivaux est de toute évidence un libertin cynique. Faute de pouvoir en appeler ici, contre l’indigence du cynisme esthétique et moral, à l’esprit de finesse, on ne mobilisera que l’esprit de géométrie. Pourquoi cette interprétation, injurieuse pour l’art marivaudien, est-elle tout bonnement fausse ? 1/ Parce qu’elle ignore, avant même la règle des trois unités, l’existence d’une autre loi du théâtre classique, qui interdit au dramaturge non seulement de mentir au public, mais de ne pas tout lui expliquer avant la fin (cela vaut encore de nos jours dans l’immense majorité des récits policiers). Si Dorante et Dubois étaient deux purs fripons en quête de magot, cette loi obligerait Marivaux à le dire en toute clarté. Or, où le voit-on ? On remarquera au passage la grande et naïve ignorance de Hugo : le pauvre sot plaignait Marton ! Mais que ne réservait-il sa pitié à Araminte, tombée à jamais dans les griffes rapaces de deux escrocs sans aucun scrupule ni sentiment… Marton, au contraire, échappe au pire. Comment peut-on imaginer qu’un dramaturge classique laisse sortir le spectateur sans avoir tranché cette question cruciale : Araminte est-elle aimée ou grugée jusqu’à l’os ? Ce n’est pas une querelle d’interprétation, mais une erreur avérée. On pourrait se raccrocher alors à une solution de compromis : Dorante, entré sans le moindre émoi dans la maison, y tomberait amoureux ! Les FC seraient alors le siège d’une DOUBLE surprise de l’amour. Problème : Où le voit-on ? Où est-ce écrit ? Ce seul premier argument suffit. Mais on peut en ajouter un second : 2/ Que fait des apartés de Dorante l’interprétation cynique ? Le pacte tacite, ou contrat classique d’association théâtrale entre auteur et public, exige que les apartés ne mentent pas. 3/ Enfin, que faire, tout bêtement, tout littéralement, de la scène 2 de l’acte I, où Dorante déclare à… Dubois : « Je l’aime avec passion, et c’est ce qui fait que je tremble ! » ??? Bien entendu, on peut imaginer un scénario, inventer encore et sans cesse : Une canaille s’amuserait avec une autre canaille à jouer son prochain rôle, à faire ses gammes dans la timidité amoureuse, pour ricaner de sa future victime. ON PEUT LE JOUER, comme on peut parodier une tragédie sans y changer un mot. La vraie question demeure : Qu’y gagne-t-on, à part le plaisir de faire le malin ? Pour Marivaux, ici comme ailleurs, un désir peut être ambivalent. Pour le cynisme à courte vue, l’intelligence de l’art consiste à refuser toute ambivalence, toute complexité. Puisque Araminte est belle et riche, il irait de soi qu’on ne peut désirer que son or, tout le reste n’est que bêtise et niaiserie sentimentale. Malheureusement, Marivaux ne met pas en scène la philosophie d’Helvétius, faute d’être aussi intelligent que certains de ses lecteurs d’aujourd’hui, tenants du libéralisme pur et dur sans le savoir. Car c’est bien l’option de l’anthropologie libérale qu’ils défendent à leur insu dans cette interprétation au forceps. Mais à une épouse de Picasso, est-on tenu de dire : « Vous ne l’aimez que pour son argent » ? Est-il catégoriquement impossible d’être, avec Marivaux, un peu plus subtil ? De concevoir que Picasso pouvait séduire par son charme, son génie, sa gloire et sa richesse ? Bref : si l’on prend au sérieux l’hypothèse ici discutée, Marivaux aurait écrit, avec Les FC, sa pièce de loin la plus noire, puisqu’elle débouche, sans aucune contrepartie, sur la déconvenue de Marton, l’absolue tromperie d’Araminte, et le triomphe catégorique des canailles cupides, sans que le spectateur en soit dûment averti, comme le prouvent et le texte et sa réception ! Comment croire à de telles inventions, fondées sur un cynisme en réalité assez ingénu sous ses airs affranchis, et en manque aussi cruel d’esprit de finesse que de sens esthétique ?
[2] Autre indice que Dorante est amoureux. S’il mentait, il débiterait des tirades !
22:24 Publié dans Cours CPGE scientifiques | Lien permanent | Commentaires (0)
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