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06/03/2014

SUR LE SIÈCLE DE LOUIS XIV, OU COMMENT SE DÉMARQUER

 |Texte d'une conférence prononcée par Jean Goldzink devant les khâgneux du lycée Champollion le 13 février 2014. Merci à l'auteur d'en avoir autorisé la publication sur ce blog]

               SUR LE SIÈCLE DE LOUIS XIV, OU  COMMENT SE DÉMARQUER

 

Je commence par deux questions liminaires.

- 1/ Pourquoi ce texte dans un programme littéraire ? Parce que le genre historique appartenait de droit et à plein au champ littéraire classique. En quittant la poésie épique, dramatique et morale, ou le roman, ou la satire, etc., pour l’histoire, V. ne changeait pas de champ, mais de genre. Il restait un « écrivain » (voir le Catalogue final, p. 889 et suiv. : « Écrivains »). En restreignant ce champ, nous nous retrouvons aujourd’hui devant l’ambivalence de la notion d’essais, jugés par nous tantôt littéraires, tantôt pas, au cas par cas et sans critères nets, à tout le moins aussi clairs qu’autrefois. V. inclut cependant dans son Catalogue quelques purs scientifiques, présentés comme tels (Cassini, Lémery, Morin, Ozanam, Parent, Sauveur, Tournefort, Varignon, soit 8 rubriques si j’ai bien compté). Mme de Staël exclura d’emblée, en 1800 dans De la littérature, de tels écrits intégralement scientifiques (la préface à l’édition GF Flammarion peut aider sur la définition du mot « littérature », en citant notamment V.).

 

- 2/ L’interrogation suivante est plus embarrassante : pourquoi le tome I, sur l’histoire des relations extérieures, l’histoire des « désastres publics » (Appendice, p. 1006, § 1) et pas le II, bien plus fondamental au dire même de l’auteur, bien plus voltairien ? (ibid.). Je n’ai pas de réponse, et les jeux sont faits. Reste que la composition du livre a un sens philosophique capital, et explicite, qui subordonne le périssable à l’impérissable, l’accident historique à la volonté réformatrice, le désordre destructif, fût-il surprenant et glorieux, à l’ordre bien plus positif examiné ensuite. La division binaire de la matière historique dans votre édition, répond à une hiérarchie des valeurs qui fait du Siècle de Louis XIV un livre de « philosophe », au sens des Lumières et de V. Dans ces conditions, un des enjeux de la lecture du tome 1 serait de voir comment V. s’y prend pour traiter philosophiquement  d’une matière a priori rebutante pour une telle entreprise « philosophique », mais indispensable au projet historiographique, qui est de narrer, comprendre et juger ce qui fut.

Il s’agit alors d’exposer et de hiérarchiser, autrement dit de faire se composer, dans le plan même de l’ouvrage, histoire et philosophie, faits et valeurs, projets passés et jugements de la postérité, une postérité dite éclairée et même révolutionnée par l’époque étudiée. On juge le siècle de Louis XIV ainsi entendu, et étendu jusqu’en 1750, à l’aune de sa propre nature, c’est-à-dire de la radicale mutation qui fait, aux yeux de V., sa gloire unique parmi les quatre grands siècles, ces rares jardins de l’Histoire à même de réjouir l’esprit au lieu de le désoler ou de l’atterrer. De par cette extension du sujet jusqu’au temps présent de la publication, de l’énoncé à l’énonciation, qui revient à identifier Siècle de Louis XIV et Siècle des Lumières, l’ouvrage esquiverait en partie, sans évidemment le vouloir, les reproches très vifs adressés dès le XIXe à l’historiographie voltairienne par l’historicisme allemand, par exemple dans le grand livre hélas non traduit en français de F. Meinecke, Die Entstehung des Historismus, 1936-37 ? (il existe une version anglaise). On reprochait essentiellement à V. de juger des hommes passés à partir d’une nature humaine intangible, identifiée aux valeurs modernes. Ici, c’est l’époque étudiée qui produit, qui impose les valeurs au nom desquelles l’historien la juge, et du coup l’admire.

Que le Siècle soit d’évidence, sauf anachronisme majeur, un texte littéraire n’empêche nullement, bien au contraire, de poser la question de sa valeur. À cet égard, il devient tentant de la mettre en doute, en évoquant par exemple Saint-Simon, pour la virulence sidérante du trait, et Gibbon, pour l’ampleur et l’originalité du sujet. On pourrait dire alors qu’il s’agit d’un ouvrage sans conteste remarquable, mais peut-être pas inoubliablement magistral, surtout dans sa seule première partie. Cependant, ce jugement de valeur, aussi légitime soit-il en son principe, puisque littérature il y a, ne permet guère de comprendre ce que V. a voulu faire. Car c’est un ouvrage longuement travaillé et médité (V. peut écrire une tragédie en quelques semaines), tout à fait conscient des modèles dont il entend se démarquer. Décrire le siècle entre tous glorieux qui révolutionna le plus profondément l’esprit humain, qu’on pourrait aussi bien appeler, dit-il lui-même, le Siècle des Anglais (II, 29, p. 718), suppose, quand on est V., d’élever un monument digne de lui, et de l’auteur. Je me propose donc d’évoquer quelques refus qui pourraient aider à mieux cerner le dessein d’un tel ouvrage. Qu’est-ce que V. ne veut pas faire, autrement dit refaire ? Car refaire est le lot presque fatal des artistes qui succèdent aux génies louis-quatorziens, c’est une des idées fortes du second tome, une thèse voltairienne constante. Voilà mon sujet, que je ne pourrai qu’esquisser, faute de savoir tracer un panorama des tendances historiographiques antérieures, tâche qui revenait de droit aux éditeurs. Il s’agit de comprendre le projet avant de juger, et j’essaie de le cerner à partir de ses démarcations explicites. L’hypothèse qui me guide, c’est qu’on ne saurait ici séparer valeurs littéraires et valeurs historiques de l’ouvrage, pas plus que qualités dramaturgiques et qualités littéraires dans une pièce de théâtre. Sauf à pourchasser le fantôme de la défunte littéralité.

                                                     *      *

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I/ Le refus du sublime et de l’éloquence

En II, 29, p. 731, § 2, V. s’exprime ainsi sur Bossuet. Bossuet, dit-il, après l’oraison funèbre sans équivalent antique, invente un nouveau « genre d’éloquence », d’abord et avant tout français, ensuite imité par les Anglais. « Il appliqua l’art oratoire à l’histoire même, qui semble l’exclure. Son Discours sur l’histoire universelle […] n’a eu ni modèle, ni imitateurs. […] On fut étonné de cette force majestueuse dont il décrit les mœurs, le gouvernement, l’accroissement et la chute des grands empires, et de ces traits rapides d’une vérité énergique, dont il peint et dont il juge les nations. » V. admire donc un tour de force à ses yeux unique, et destiné à le rester car contradictoire avec l’essence du genre historique. Bien entendu, nous savons que l’alliance de l’histoire et du sublime a tenté De Maistre, Hegel, Michelet, Chateaubriand, voire certaines pages de Saint-Simon, par exemple sur le châtiment apocalyptique des enfants de Louis XIV, mais peu importe ici. Il est certain qu’un monument qui s’achève sur un long Catalogue (p. 870-991), précédé par trois chapitres très ironiques, quasi satiriques, sur les querelles religieuses, ne se propose pas un effet de sublime terminal. Au demeurant, la longueur même de l’ouvrage, pour un seul siècle, interdit les raccourcis et les effets à la Bossuet, sans parler même du contenu des pages.

V. a donc inventé l’expression  La philosophie de l’histoire (titre d’un texte de 1765, ensuite placé en tête de l’Essai sur les mœurs, Essai explicitement opposé  au Discours de Bossuet). Mais son propos n’est pas, dit-il dans le Siècle, de se mesurer avec ce genre de style et d’approche, aussi unique en son genre que le roman-poème de Fénelon (p. 731). Reste qu’on peut se demander si, à l’intérieur d’une écriture plus conforme à la nature du genre historique, il reste insensible à la leçon, non pas sans doute d’une telle « force majestueuse » continue, qu’il repousse manifestement de toutes ses forces, par tous les bouts, comme inadéquate, mais des « traits rapides d’une vérité énergique ». Je pose la question sans trancher, car il faudrait étudier des passages. Qu’en est-il, plus généralement, de l’éloquence dans ce premier tome ? Les compétences stylistiques me manquent pour répondre, je vous remets en toute hâte le fardeau. Au demeurant, ces traits énergiques et rapides, dont on pourrait recenser les modalités, peuvent se réclamer d’historiens antiques et modernes. En tout cas, les préfaciers signalent dans leurs présentations que des lecteurs reprochèrent à V. un manque de noblesse, une manière trop prosaïque d’écrire l’histoire d’un grand monarque. Et de fait, le livre ne put paraître en France, pour des raisons qui tiennent au rapport précautionneux, ombrageux, de la monarchie avec sa propre histoire. Il est fort dommage que les deux éditeurs réunis ne développent pas davantage. C’est tout de même un point central.

Bien entendu, il serait désastreux d’en déduire que l’esprit voltairien refuse congénitalement le sublime, en oubliant la poésie épique et tragique, sommet à ses yeux de l’art humain. Il serait tout aussi néfaste d’effacer, en dépit du texte, l’admiration voltairienne pour la grandeur, y compris quand elle touche à l’art de la guerre, pourtant largement stérile. V. n’est pas l’incarnation absolue de l’esprit qui nie et dénigre, aplatit et rapetisse, ou du moins, tout ne se réduit pas chez lui à ce mouvement rendu comme évident par la disparition du théâtre voltairien, d’ailleurs injuste au point d’en être imbécile. Qu’on ne puisse réduire V. à cela, notre texte le prouve avec insistance, dès sa première partie. Il appartient à l’historien vrai, selon lui, de rendre justice aux hommes qui le méritent, en rétablissant la vérité. Tout l’ouvrage est consacré à justifier, contre l’opinion dominante, la grandeur de Louis XIV et de son cortège inouï de grands hommes, en France comme ailleurs. Le tome I analyse un des deux grands reproches faits et refaits au règne : la multiplication des guerres, tandis que le second s’explique avec la révocation de l’édit de Nantes et les dépenses somptuaires.

Le projet du Siècle est donc hautement paradoxal, puisqu’il tente de répliquer, en mettant sur la table près de mille pages, à une doxa violemment anti-louis quatorzienne, réquisitoire dressé au nom même des valeurs philosophiques qu’est censé défendre V. Le Siècle de Louis XIV plaide donc contre son camp, et en partie non négligeable, le texte en fait foi, au titre de la grandeur, de la gloire, de l’éclat, vertus ou valeurs que personne, de nos jours, n’associerait spontanément à V., tant le spectre de son image s’est rétréci, ramené au rictus édenté du magistral buste de Houdon. Grandeur, gloire, énergie, nous voulons bien y voir des séductions rousseauistes, voire diderotiennes, mais que viendrait faire V. dans cette sphère, que Mme de Staël lui interdit dès 1800 au nom de Candide, sans parler du « hideux sourire » de Musset ? Ce que ce texte même tronqué attend de nous, c’est de faire l’effort, pas insurmontable mais réel, d’aller contre le préjugé littéraire et contre le préjugé politique. Il devrait obliger en effet à comprendre de l’intérieur, avec sympathie, ce qu’est une grandeur monarchique, et non pas, avec Rousseau, républicaine, ou, avec Diderot, individualiste au point de heurter la morale au nom d’un Moi farouchement énergique.

Il y a ainsi, au cœur même du Siècle, un élan d’admiration inséparable du projet, une admiration pour la grandeur moderne, contemporaine même, sans aucune nostalgie antique et républicaine, sans répulsion pour le monde de la Cour et les mœurs aristocratico-monarchiques policées, civilisées sous la férule de l’État absolutiste. Autant il n’est guère besoin d’insister sur la posture critique inhérente à notre image de V., autant, me semble-t-il, ce ressort risque de nous échapper, en raison notamment de la coupure révolutionnaire et de notre idéologie républicaine. De Bayard à Viala, quel héros populaire dans notre Panthéon, en dehors de Henri IV et de sa poule en pot ?

Mais cette admiration, qui range V. dans le camp des Modernes sans le moindre complexe, sans la moindre nostalgie des temps anciens, antiques ou médiévaaux, n’aspire pas, je le répète, à une écriture grandiose de l’Histoire. La grandeur, l’admirable, oui, le grandiose, le sublime, non. Tout, chez lui, s’y oppose. Sa conception de Dieu, d’abord. Créateur du monde, d’un monde réglé une fois pour toutes par des lois générales fixes qui le font demeurer ce qu’il a toujours été (pas de montagnes formées dans les mers ou arasées par le temps, etc.), le Dieu voltairien n’est en rien un acteur historique, un agent providentiel. Ni immédiatement (miracles, révélations orales ou écrites, décrets législateurs, incarnation de Jésus, Église élue), ni médiatement, en utilisant dans leur dos, à titre de causes secondes aveugles, les êtres humains pour des fins supra-humaines (chez Bossuet, le triomphe universel du catholicisme, prélude de la résurrection des corps et du Jugement dernier, finalités que les philosophies de l’Histoire pourront laïciser au XIXe).

Sa conception de l’homme, ensuite, jouet des passions, des intérêts, des habitudes (préjugés, coutumes, routines, superstitions, rages et folies, etc.). Sa conception de la causalité historique, j’en parlerai plus loin. Sa conception du genre historique, de l’écriture historienne. Qu’en dit-il, par exemple p. 748 ? Que ce genre souffre moins que le théâtre, l’épopée, etc., après un grand siècle tel qu’illustré par les immenses génies du siècle écoulé, qui voue les artistes postérieurs à une inévitable décadence. D’abord parce que les sujets, en histoire, se renouvellent d’eux-mêmes, contrairement aux autres genres esthétiques ; ensuite et surtout, parce que le métier d’historien exige moins de talent, de dons, de feu que les grands genres littéraires : il y faut surtout, dit-il, comme dans les observations physiques, du travail, du jugement,  de l’esprit commun. En somme, la nature même du genre historique autoriserait de se démarquer du grand siècle, de faire son trou sans trop d’infériorité obligée !

Est-ce alors à dire que V. est au fond satisfait de la production historique, qu’il apporte modestement sa pierre à l’édifice commun, œuvre d’artisans plus que d’authentiques artistes ? Pas du tout ! « Nous avons eu des historiens, mais point de Tite-Live », II, 29, p. 736. La France a beaucoup d’historiens (il lui a fallu, dit-il, lire 200 ouvrages pour en tirer le sien), aucun grand livre d’histoire. Cet autre paradoxe, cet autre refus fait mon second point.

 

II/ Le refus de la médiocrité historienne

Sans même parler ici des déficiences du style ordinaire des historiens, qu’est-ce que V., d’après le Siècle, reproche essentiellement aux historiographes modernes ? L’inexactitude ; la partialité ; le vertige du détail ; le manque de philosophie. Tentons de préciser un peu ces points.

1/ Aux yeux de V., l’Histoire est d’autant plus fabuleuse et invérifiable que lointaine. Le 1er garant de l’exactitude, c’est la proximité temporelle, qui permet de confronter sources imprimées ou manuscrites, confidences de témoins autorisés dûment questionnés au fil des ans. Encore faut-il que l’historien mette en acte cet esprit critique ici toujours en éveil, qui suppose au demeurant un statut social, un prestige intellectuel et mondain interdit aux pédants, aux besogneux sans scrupules, sans connaissances ni méthode de l’édition mercenaire. Quel « écrivain » pouvait en effet se réclamer d’autant de relations haut placées en France et à l’étranger, disposées à satisfaire sa curiosité ? Le récit s’appuie sur une enquête critique dont il fait constamment état pour étayer ses dires et discuter d’autres versions tenues pour vraies, car répétées sans vérification. Cette enquête, propre au genre historique quoique rarissime selon V., dessine à la fois une méthode et les contours d’un historien hors du commun, intellectuellement et socialement. Point docteur, mais douteur : la devise ne débouche pas sur un scepticisme systématique, elle met en œuvre, pour V., un réquisit fondamental des sciences modernes, de ce qu’il faut entendre selon lui par esprit des Lumières, installé triomphalement sous le siècle de Louis XIV, qu’on pourrait appeler aussi le Siècle des Anglais, tant ceux-ci ont produit de découvertes fondamentales.

Le récit historique doit donc s’inspirer des « observations physiques » modernes ; il illustre au fil des pages, dans ce travail de vérification critique dont Bayle a fait un Dictionnaire (1697), la thèse même de l’ouvrage sur la révolution de l’esprit humain qui vient de s’accomplir. Il ne faudrait donc pas considérer comme banales et allant de soi toutes ces discussions ou indications, à charge pour elles de ne pas transformer l’ouvrage en livre pédant et vétilleux, en texte grevé par l’érudition étalée, à la manière, par exemple, du Dictionnaire historique et critique de Bayle, qui vaut mieux, souvent, par ses notes incroyablement érudites que ses articles. Se pose ainsi la question littéraire de l’insertion, du statut textuel de ces discussions critiques dans le texte voltairien, à étudier au cas par cas.

 

2/ L’historiographie, contrairement aux mathématiques, est rongée par une autre gangrène, la partialité. L’exactitude est une chose, l’impartialité une autre. Il s’agit donc de ne pas céder aux passions nationales, religieuses, politiques, de peser les circonstances, de ne pas confondre les moments, d’essayer de comprendre les raisons et les caractères, de ne pas juger des causes seulement par les effets, souvent et par nature imprévisibles dans l’ordre de la guerre et des calculs interétatiques. Cet effort d’objectivité est d’autant plus tendu et délicat que V. défend un roi et un règne presque unanimement condamnés, en France et à l’étranger, notamment pour le nombre et la brutalité de ses guerres. Mon opinion est que le Siècle de Louis XIV, si l’on tient compte du moment de sa publication, de l’état de l’opinion française et européenne, de la violence du débat historiographique, des valeurs philosophiques en jeu, s’efforce visiblement d’imposer l’image d’un historien dégagé des passions et des préjugés, apte à juger en toute justice des faits et des hommes, au nom de critères rationnels explicites, argumentés au cas par cas.

Bien entendu, cela ne concorde pas du tout avec l’idée que nous nous faisons de V., et que répandaient ses adversaires. Mais telle me semble bien l’idée qu’il veut donner, qu’il a de son travail, et qu’il faut bien prendre en compte si, nous-mêmes, nous faisons l’effort de le lire avec objectivité. Pour ma part, elle me paraît largement méritée, tant cette écriture trace son chemin entre satire et pathos, exaltation et dénigrement. Cet effort visible vers l’impartialité tient à trois facteurs. A/ La nature du genre historique. B/ La pression du contexte anti-louis-quatorzien, notamment en milieu protestant. C/ L’idéal épistémologique dont se réclame V., à savoir les sciences modernes précisément consacrées par le siècle dit de Louis XIV.

 

 

3/ Le vertige du détail

Cette question du détail est importante, si vous songez que dans un texte placé par les éditeurs en tête de ses Mémoires (« Savoir s’il est permis d’écrire et de lire l’histoire, singulièrement celle de son temps », juillet 1743, p. 3-17 du tome I de la Pléiade), le duc de Saint-Simon y voit la différence majeure entre texte de mémorialiste et texte d’historien. L’historien parle de ce qu’il n’a pas vu, entendu, touché, humé ; le mémorialiste est témoin et acteur des faits qu’il rapporte, et c’est la minutie des détails qui est le gage de son rapport vécu, intime, aux choses. Le statut du détail est donc le signe qui distingue deux types très différents de rapport à l’énonciation des événements passés. C’est pourquoi Saint-Simon, pour le seul règne de Louis XIV et les 8 ans de la Régence, remplit 7 volumes de la Pléiade. Ce texte de Saint-Simon est absolument essentiel, d’autant qu’il a pu lire avant de l’écrire le premier chapitre du futur Siècle de Louis XIV.

V. est évidemment confronté à cette inévitable question : que faire des détails, où s’arrêter, comme tout mémorialiste, tout historien, tout critique littéraire ? Mais sa position est moins tranchée que celle de Saint-Simon. En effet, il se pose nettement en posture d’historien, historien conscient que les détails, si importants aux yeux des acteurs, perdent rapidement de leur intérêt pour les générations suivantes. Trop verser dans la minutie, c’est donc rendre son ouvrage périssable, le dater, adopter imprudemment le point de vue vaniteux des contemporains, violer les règles du bon goût, de l’art de plaire. Mais si près encore de l’époque racontée, ne faut-il pas faire place à des détails intéressants, curieux, originaux : « caractéristiques » dit-il souvent ? Il y a donc, dans le texte voltairien, tension entre l’énonciation historienne et l’énonciation mémorialiste, l’épuration que demande le recul, et l’immersion dans la minutie que réclame l’intérêt pour les choses passées, en large partie nécessairement trépassées.

Cette tension, on constate que V. l’exhibe, la souligne à plusieurs reprises. L’écriture historienne est donc travaillée, selon lui, par deux postulations qui entrent en conflit : l’épuration exigée par l’éloignement, et l’incarnation qui permet de donner chair aux choses défuntes, et du coup, autorise de faire saisir la différence des temps, le temps des lecteurs et le temps des acteurs. Les acteurs et témoins contemporains des événements vécus au présent, au jour le jour, sont travaillés par une curiosité insatiable et le sentiment que tout qu’ils vivent importe au plus haut point, vaut absolument d’être consigné. C’est l’illusion mémorialiste propre à toute génération, celle qui impulse le journalisme, cette bête noire de V., besoin alimenté par la vanité. C’est aussi l’illusion, la manie des annalistes et des spécialistes d’une branche de l’histoire, par exemple les spécialistes de l’histoire militaire. Les hommes vivent leur présent comme inoubliable. Mais dès qu’une autre génération succède à la précédente, une énorme masse de détails, de personnages, de circonstances, ne présentent plus autant d’intérêt, s’effacent fatalement de la mémoire collective. La question du détail touche donc au cœur de l’écriture de l’Histoire, puisqu’elle pose cette interrogation : qu’est-ce qui, du passé, mérite encore d’être raconté, et comment ? L’historien conscient qu’il parle du temps passé à des lecteurs passionnés par le temps présent doit constamment avoir à l’esprit qu’il n’est ni un acteur racontant ses hauts faits, ni un mémorialiste désespérément avide de faire revivre sa vie et son époque, ni encore un spécialiste obsessionnel de l’histoire militaire ou religieuse ou diplomatique.

Si donc un lecteur actuel, surtout dans la première partie, considère que V. cède trop à l’attrait du détail, car trop proche encore des faits qu’il raconte, il confirme par là la justesse de sa problématique : l’historien est confronté à la question de la mort du passé, de son inévitable engloutissement dans le néant, de son refoulement inlassable au fil des générations qui veulent vivre à leur tour leur propre présent, et ne conserver du passé qu’une image épurée, filtrée, condensée. À la profusion péniblement volubile des mémorialistes, des annalistes et des spécialistes d’un domaine, l’historien doit opposer la ferme prise en compte du temps qui passe et de son public, qui n’a nulle raison de ne pas vouloir oublier. La mémoire historiographique est indissolublement conservation et effacement. Le devoir de mémoire est relatif et évolutif.

Que rencontrons-nous ici ? À mon sens, une version fermement laïcisée de l’opposition, inlassablement réitérée par la parole chrétienne, du devoir de s’arracher aux séductions de l’intramondain au profit des impératifs transcendants du salut. L’antithèse ciel-terre, mort-survie, corps-âme, est remplacée par un couple purement humain, purement immanent à l’humanité : passé-présent. Le passé historique mérite d’être compris, à condition de le traiter comme passé, filtré, distillé, drastiquement épuré de tout ce que le néant des choses humaines a englouti pour toujours. Et d’autant plus amaigri qu’il est plus lointain. Isaac Asimov pose ce problème dans certains de ses romans d’anticipation : que faire d’une colossale histoire interplanétaire vieille de millions d’années ? L’ampleur du livre de V. est donc liée au moment de son énonciation (après Louis XIV mais tout près, et même encore dans son siècle), et à l’importance de l’objet historique : le plus glorieux, le plus décisif pour l’esprit humain  des quatre grands siècles légués par l’histoire calamiteuse des hommes.

La question du détail démarque donc de l’écriture mémorialiste, qui ne sait pas faire le départ, car écrite et pensée au présent, entre le minutieux et l’important. Mais elle démarque aussi le projet voltairien de l’histoire érudite, spécialité notamment de certains ordres religieux, comme les Mauristes et les Oratoriens. Il serait cependant aventureux, à mon sens, d’en conclure que le succès des « philosophes, V. en tête, a entraîné la « défaite de l’érudition », comme le proclame avec fougue la thèse de doctorat de la philosophe Blandine Kriegel, consacrée au père Mabillon et son école, inventeur au XVIIe siècle de la diplomatique, science de l’authentification des textes anciens. On en fabriquait de faux, pour établir des généalogies nobiliaires reculées et des droits féodaux avantageux. Pourquoi est-ce aventureux ? Parce que le mépris des philosophes des Lumières pour l’érudition pure, pour la curiosité mue par la seule curiosité, dédain exprimé par exemple par d’Alembert dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie, n’avait nul pouvoir sur les ordres religieux et leurs patients travaux, pas plus que sur les érudits laïcs. L’école positiviste, qui, sous l’impulsion de Seignobos, fondera après 1870 l’historiographie universitaire française, consacrera hyperboliquement ces efforts critiques sur l’authenticité des documents, en concurrence avec l’Allemagne. L’histoire dite philosophique, incarnée par V., s’adresse au public lettré, aux honnêtes gens, et vise à instruire en plaisant. Cela n’empêche pas à l’occasion de jouter avec des spécialistes, notamment les clercs qui lui reprochent un amateurisme aussi désinvolte qu’impie (voir, entre autres polémiques, Les Erreurs de Voltaire, du père … Nonotte, plusieurs fois réédité). Ces clercs dénoncent, en retournant V. contre lui-même, des erreurs répétées inspirées par son fanatisme antichrétien.

 

4/ Le manque de philosophie

V. reproche aussi aux historiens, esprits généralement médiocres, on l’a vu, c’est le genre qui le veut, leur carence philosophique. Le texte le plus net se trouve dans l’article Rollin : « Il y a beaucoup d’histoires anciennes ; il n’y en a aucune dans laquelle on aperçoive cet esprit philosophique qui distingue le faux du vrai, l’incroyable du vraisemblable, et qui sacrifie l’inutile. » II, 36, p. 963). L’esprit philosophique est donc un esprit critique à même de pratiquer un criblage épistémologique des événements dignes de figurer comme faits historiques vrais ou vraisemblables, ou au contraire comme fables nées de l’imagination, de la crédulité, de la passion. C’est en fonction de ce critère que V. a par exemple toujours refusé de croire à l’existence de prostituées sacrées à Babylone, pour ne rien dire des miracles soi-disant attestés de la tradition judéo-chrétienne. Qu’est-ce qu’écrire l’Histoire en philosophe ? La réponse se trouve en II, 29, p. 734 : « la véritable parure de la philosophie est l’ordre, la clarté, et surtout la vérité. » Vérité des faits, ordre et clarté dans la restitution de leur véritable enchaînement.

Raconter le passé est donc d’abord une opération de triage. Le bon historien est forcément philosophe en ce qu’il fait la démarcation entre vrai, vraisemblable, faux, fabuleux, parti-pris, préjugé, propagande, ignorance, et en ce qu’il sait ne retenir que l’utile, l’instructif, le significatif. L’historien véritablement historien de Louis XIV ne peut donc pas s’abandonner aux virulences partisanes des libellistes protestants ou d’un Saint-Simon. Il ne peut accepter qu’on assimile, sans autre forme de procès, monarchie absolue et despotisme. L’approche philosophique exige une écriture modérée, nuancée, argumentative, qui prenne en compte tous les aspects du siècle considéré, qui n’hésite pas à combattre le préjugé dominant, violemment anti-louis-quatorzien au nom d’arguments apparemment « philosophiques » : autoritarisme, guerres ruineuses, intolérance, dévotion tardive et inconsidérée, orgueil démesuré, etc. La vraie philosophie est obligée de critiquer, de renverser les jugements d’une philosophie courte et partisane. On peut évidemment préférer le style incisif et décisif d’un Saint-Simon, mais à condition de comprendre que le projet voltairien est tout autre, au nom même de la philosophie telle qu’il l’entend ici. Saint-Simon obéit à la rage, à une vison apocalyptique car providentialiste, quand V. ne s’accorde, dans le cadre de son plaidoyer, que les plaisirs de l’ironie.

Mais philosophie doit aussi se prendre en un autre sens. Dans sa lettre à Dubos de 1738 (Appendices, p. 999), V. écrit en effet ceci : « Ce n’est point simplement la vie de ce prince que j’écris, ce ne sont point les annales de son règne ; c’est plutôt l’histoire de l’esprit humain, puisée dans le siècle le plus glorieux à l’esprit humain. […] Malheur aux détails ! la postérité les néglige tous : c’est une vermine qui tue les grands ouvrages. Ce qui caractérise le siècle, ce qui a causé des révolutions, ce qui sera important dans cent années, c’est là ce que je veux écrire aujourd’hui. […] J’abandonne le reste aux faiseurs de conversations et d’anecdotes.  […] il ne s’agit que de former un corps bien proportionné à tous ces membres épars, et de peindre avec des couleurs vraies, mais d’un trait » ce que d’autres « falsifient et délayent dans des volumes ». Tout cela – grand ouvrage, harmonieux et concentré, sur un grand objet – définit exactement ce que V. entend par un livre véritablement philosophique. La philosophie englobe l’esprit de vérité et le goût, l’harmonie, la couleur, le dessin, bref, l’art. C’est l’art du vrai, qui n’est pas la définition de la tragédie ou du roman ou de l’épopée.

Plus que la vie d’un roi, fût-il grand, plus que les annales d’un règne, même glorieux (soit deux sous-genres historiographiques), le projet voltairien vise un autre acteur, intimement philosophique, tel qu’illustré par Fontenelle : l’esprit humain, susceptible de progrès et de décadences, d’erreurs, fureurs, égarements, et qui exige d’autres découpages temporels que les vies, les règnes ou le dénombrement officiel des siècles : d’où, ici, un siècle qui va de 1660 à 1750. Mieux même, les progrès de cette entité collective, de cette abstraction philosophique constituée en acteur principal de l’Histoire, entraînent fatalement une décadence à la mesure des réussites, sauf peut-être en sciences pures et en historiographie. Je dis peut-être, parce que V. estime sans doute que le siècle de Louis XIV ou des Anglais a comme épuisé les grandes découvertes, à défaut d’avoir égalé Tite-Live. En tout cas, il faut retenir que la philosophie voltairienne n’est pas animée par l’idée de Progrès au sens de la dernière génération des Lumières (Condorcet) et du XIXe siècle. Mais l’installation de la notion d’esprit humain au centre du devenir historique oblige à élargir le cadre historique : à la dimension d’un siècle à cheval sur deux siècles, et d’une révolution capitale de l’esprit européen, devenu enfin moderne, ou si vous préférez, éclairé.

 

 

III/ De la causalité

Cela me sert aussi de transition vers quelques remarques sur la question de la causalité, mon dernier point. Vous avez remarqué cette phrase impeccablement précise et concise de la lettre à Dubos : « Ce qui caractérise le siècle, ce qui a causé des révolutions, ce qui sera important dans cent années » : V. veut donc mettre en valeur le spécifique, le causal, le durable. Voilà un beau sujet de dissertation, au cas où on rêverait encore bêtement de beaux sujets de concours, enfin adéquats à leur objet. Il vaut mieux sans doute se préparer à du diffus et du confus.

A/ Je vais commencer par esquisser un rapprochement avec Montesquieu. Au moment même où V. vient de concevoir et d’entreprendre son hardi projet, Montesquieu publie ses Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence (1734). Dans une lettre de nov. 1734, V. écrit : « Le livre est moins un livre qu’une ingénieuse table des matières écrite en style romain », tandis que Montesquieu tient à noter ceci dans son Spicilège àusage personnel : « M. de Forcalquier disait de Voltaire : « Je me croirais sans goût, si je n’avais ses ouvrages dans mon cabinet, et sans honneur, si j’avais l’auteur dans ma chambre. » (L’Intégrale, p. 681, Seuil). La remarque de V. est éclairante.  Ce qu’il reproche au fond à Montesquieu, c’est la réduction drastique de la narration, de la substance proprement historique (« table des matières »), et c’est le pastiche stylistique. En effet, le texte de Montesquieu donne la première place à la réflexion sur la causalité historique et son caractère quasi fatal au regard des causes générales, dès lors qu’on embrasse les choses de haut et de loin, après coup. Il s’agit donc d’une approche philosophique de l’histoire sur un exemple canonique en Occident. Mais, aux yeux de V., cette réflexion en quelque sorte épistémologique sur le devenir de Rome, apte à éliminer tout détail, réduit malheureusement à presque rien l’influence des circonstances et des individus, au profit d’une logique implacable d’ordre immanent, à l’inverse en somme de l’optique de Saint-Simon. C’est pourquoi elle est pour lui simplement « ingénieuse ».

Autrement dit, pour V., ces considérations de Montesquieu relèvent plus de l’esprit que de la raison, elles sont plus adroites que droites, plus métaphysiques (au sens où de Platon à  Leibniz, on a écrit selon lui des « romans » détruits enfin par Locke au nom de la modeste expérience) qu’exactes. C’est au fond ce qu’il pensera aussi, pour l’essentiel, de L’Esprit des lois (1748), plus brillant que vrai, controuvé par les faits, les petits faits têtus qu’il se plaît à opposer à la grandiose théorie, aux prétendues lois générales d’ordre newtonien qui en gouverneraient nécessairement le cours. Quelle est la logique de l’Histoire, en a-t-elle une, et laquelle ? Les philosophes dits des Lumières sont loin d’être d’accord sur ce point crucial. Retenons que ni Voltaire, ni Montesquieu, ni Diderot ne sont des tenants de l’idée du Progrès, avec un P majuscule et sans complément, alors qu’en 1800, dans De la littérature, il semble évident à Mme de Staël, dans le sillage de Condorcet, que les Lumières signifient perfectibilité, que cette perfectibilité est le moteur de l’Histoire et de son intelligibilité rationnelle. C’est pourquoi Mme de Staël ne saurait, en toute logique, adhérer à la représentation totalement négative que V. donne, au début de son livre, du Moyen Âge. Il faut absolument, pour elle, que l’époque médiévale ait fait progresser l’esprit humain, sous l’influence du christianisme et de l’importance nouvelle des femmes, sans oublier l’opposition Nord-Midi. De fait, sa recherche des lois-rapports générales qui impulsent logiquement les grandes transformations de la littérature des Grecs à nos jours, la rapprochent infiniment plus de Montesquieu que de V., incapable de lui fournir les outils conceptuels de son grand projet philosophique, enfant de L’Esprit des lois : De la littérature dans ses rapports avec les institutions sociales. Là aussi, il s’agit de souligner les causes générales, pas de raconter en détail les faits littéraires. Vous voyez que la part de la narration des faits discrimine deux pentes de l’esprit des Lumières. On voit clairement, chez V., comment ces deux directions, la circonstance et la cause générale, entrent en tension.

 

B/ Je poursuis avec cette assertion inattendue dans une Première Partie qui traite de diplomatie et de batailles, matière ordinaire des historiens ordinaires : « Il est difficile de dire ce qui fait perdre ou gagner les batailles » (p. 203, chap. 5). C’est certes expliciter ce que le récit vient de mettre en valeur à propos de Condé et Turenne, mais quelle est la signification exacte d’une telle idée ? Elle vaut d’abord, à n’en pas douter, comme signe de démarcation entre fausse et vraie histoire : « La plupart de nos historiens n’étalent à leurs lecteurs que ces combats et ces prodiges de courage et de politique » (p. 194). Ils ressemblent par là parfaitement aux esprits médiocres : « Le vulgaire suppose quelquefois une étendue d’esprit prodigieuse et un génie presque divin, dans ceux qui ont gouverné des empires avec quelque succès. » (p. 226). Le bon historien nous guérit de ces admirations puériles, de ces fables ou niaises ou stipendiées. Il nous ramène sur le sol prosaïque des actions humaines (voir par ex. p. 194 le § 3 sur les « bassesses » des chefs de guerre de la Fronde, pris à la gorge par les besoins d’argent). En d’autres termes, l’historien éclairé n’est pas un poète épique. Il ne faut pas se tromper de genre, ni commettre l’erreur inverse, effacer par scepticisme systématique toute « grandeur », quand elle se manifeste avec Christine de Suède et Cromwell. Car supprimer la grandeur, c’est tuer le sujet, anéantir le livre en son principe même. Donc, l’ironie critique, aussi indispensable soit-elle, ne saurait se transformer en rage destructrice aveugle, en pure négativité universelle ou absolue. Elle doit délimiter et cultiver le jardin ; c’est pourquoi, contre toute attente, il y a une « Conclusion » dans Candide, même si Mme de Staël le lisait comme un récit absolument désespérant, contraire donc à toute idée perfectibiliste.

Mais cette incertitude fondamentale des batailles est-elle absolue ? Apparemment pas, à lire le § 3 de la page 202 : « Le sort de Turenne et de Condé fut d’être toujours vainqueurs quand ils combattirent ensemble à la tête des Français, et d’être battus quand ils commandèrent les Espagnols. » Nous voici renvoyés à l’état des forces nationales à un moment précis, et au croisement de ces forces et des talents individuels des chefs militaires, ni niés ni surévalués, sans compter les « mœurs » qui poussent ces chefs à changer de camp, et sans compter aussi la faiblesse des moyens engagés, faute d’argent, etc. Le lecteur, pour se faire une idée de la méthode voltairienne, ne peut donc se contenter d’aligner des assertions de ce type, ni d’interpréter au pied de la lettre tel ou tel passage.

Il n’en reste pas moins que tous les chefs militaires alternent succès et revers, sur terre et sur mer, à moins de mourir assez tôt pour ignorer l’échec, comme Gustave-Adolphe. Il en découle une stérilité générale de la guerre, renforcée par une donnée majeure des mœurs politiques européennes : « Les nations, dans les monarchies chrétiennes, n’ont presque jamais d’intérêt aux guerres de leurs souverains. Des armées mercenaires […] font plusieurs campagnes ruineuses, sans que les rois […] aient l’espérance, ou même le dessein, de ravir le patrimoine l’un de l’autre. » (p. 216). Ainsi, le génie militaire de Condé n’en fera jamais un nouvel Alexandre, le rêve de monarchie universelle en Europe reste un rêve, y compris sous le cauchemar hitlérien. On peut glaner ici ou là des fruits, par exemple l’Alsace, d’ailleurs acquise surtout par l’or et la négociation, pas s’approprier de force le champ adverse tout entier, comme à d’autres époques. Et cela pour des raisons structurelles qui dépassent l’issue imprévisible de telle ou telle bataille ou guerre. La politique de balance européenne, théorisée au XVIIe siècle par notamment le chevalier Temple, s’insère par conséquence dans un ensemble causal plus profond, où la religion joue aussi son rôle (cf « les monarchies chrétiennes » dans la citation).

Est-ce à dire alors qu’il n’y aurait au fond pas de différence majeure entre Montesquieu et V. ? La conclusion serait téméraire. Montesquieu ne pourrait pas écrire cette phrase de la page 211 : « Richard [Cromwell] fit voir que du caractère d’un seul homme dépend souvent la destinée d’un État. » Or la phrase n’est pas anodine, elle consonne avec le titre et le propos de la seconde partie, avec l’idée de grand siècle ordonné autour d’une figure politique. Non seulement Montesquieu ne l’écrirait pas, mais il dit exactement le contraire dans les Considérations à propos de César et Pompée : s’il n’y avait pas eu César et Pompée, d’autres hommes auraient pris leur place, parce que l’expansion romaine devait tuer la république, comme le despotisme, explique-t-il dans L’Esprit des lois, doit nécessairement régner en Orient, et ronger de l’intérieur les États européens, telle « une lime sourde ». Montesquieu ne peut d’ailleurs en aucune façon exalter le siècle de Louis XIV, parce que la monarchie française a selon lui atteint son point d’équilibre harmonieux à la fin du Moyen Âge, en faisant enfin place au peuple à côté des nobles et du roi, avant la montée de l’absolutisme.

Au fond de la conception voltairienne, il n’y a pas le jeu nécessaire des rapports qui tisseraient la trame des choses historiques ; il suit l’ordre chronologique des actions diplomatiques et militaires, ordre pour lui factuel et diachronique, ou si l’on préfère narratif, descriptif. Il y a des causes, des constantes même, mais cela n’a rien à voir avec l’ambition de Montesquieu ou d’une Mme de Staël, qui est d’abord de dégager des lois générales à même d’expliquer la logique interne des changements historiques à travers la mise en rapport de faits sociaux fondamentaux. C’est que de telles lois outrepassent pour V. les limites de la simple raison humaine. Les faits à la fois révèlent une réalité bien plus chaotique, infiniment moins logique et grandiose, et un rôle bien plus important des grands hommes. En somme, on ne peut pas aborder l’Histoire sur le modèle de la nature mathématisée. Dieu a créé directement la Nature, quand l’Histoire est remise aux hommes sans plan finalisé. Il n’y a donc nulle contradiction à militer pour la physique newtonienne, et à écrire l’Histoire comme il l’écrit. Soustraite au jeu de lois providentialistes ou immanentes, l’Histoire, quoique le plus souvent absurde et stérile, offre un champ ouvert à l’énergie créatrice des grands hommes et des grands siècles. Je termine en le citant : « Ce n’est point une pénétration supérieure qui fait les hommes d’État : c’est leur caractère. Les hommes, pour peu qu’ils aient du bon sens, voient tous à peu près leur intérêts. […] mais notre conduite et nos entreprises dépendent uniquement de la trempe de notre âme, et nos succès dépendent de la fortune. » (p. 226). Il faut donc la conjonction de l’énergie individuelle, plus exactement étatique, et de la chance pour accoucher d’un grand siècle.

 

Jean Goldzink

 

 

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