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06/09/2011

LE SYSTEME DES PERSONNAGES DANS LES RAISINS DE LA COLERE

 

Guy Barthèlemy

Lycée Champollion – programme Math sup-spé, année universitaire 2011-2012

 

 

ELEMENTS POUR UNE ANALYSE DU SYSTEME DES PERSONNAGES DANS LES RAISINS DE LA COLERE

 

 

[NOTE LIMINAIRE : - cet exposé ne peut, évidemment, être détaché de l’ensemble d’un cours sur les Raisins de la colère ; vous y trouverez donc un certain nombre d’allusions rapides à d’autres aspects du roman dont vos professeurs vous parleront.

                                   - Il n’est pas question ici de parler de tous les personnages, mais de  montrer que si l’on confronte certains d’entre eux, on voit plus clairement ce qu’est le propos de Steinbeck sur l’injustice.

                                   - J’ai parfois profité de tel ou tel développement pour glisser, sous forme de note, une remarque qui renvoie à la question de la justice dans son ensemble, ou à tel de ses aspects. Ces notes rendent certes un peu plus difficile la lecture de l’exposé, mais c’est pour la bonne cause. Vous pouvez par ailleurs, lorsqu’elles sont de cet ordre,  en réserver la lecture pour la fin.

Bon travail. G.B.]

 

            Steinbeck dans Les Raisins de la colère ne raconte pas seulement l’histoire d’une famille de fermiers chassés de leurs terres par la misère et qui entreprennent  une migration vers la Californie. A travers cette histoire, il raconte celle d’un désastre qui a bouleversé l’existence de centaines de milliers d’agriculteurs états-uniens (en Oklahoma, au Texas, etc.) dans les années 1930 : sous la double pression d’une crise d’abord climatique et géologique (sècheresse, « dust bowl », érosion des terres),  puis  économique et politique (l 'endettement structurel des petits fermiers, considérablement aggravé par la crise de 29 ; l’incapacité du gouvernement états-unien à prendre des mesures qui auraient permis de les sauver, et la domination absolue exercée dans le monde agricole par les grands propriétaires et par les banques), une immense population a été paupérisée, réduite à une errance dévastatrice. La composition du roman, avec son alternance systématique entre les chapitres consacrés aux aventures des Joad et ceux consacrés à des données contextuelles et générales, montre on ne peut plus clairement la volonté de Steinbeck de jouer sur ces deux registres : les chapitres « contextuels » permettent de conférer leur pleine signification aux épisodes qui ne concernent que les Joad, ils les commentent par avance – à moins que, à l’inverse, on ne considère que ceux-ci viennent fournir une illustration à ces données générales.

            Mais Il faut encore mentionner un troisième étage de la fusée : de manière souvent explicite, Steinbeck aborde des problèmes universels, c’est-à-dire qui sont consubstantiels à la condition humaine (la confrontation à l’injustice, la violence), auxquels toutes les sociétés sont confrontées (l’inégalité, la tentation chez les puissants d’identifier pauvreté et indignité), et hausse dans le même temps l’histoire de la famille Joad à la hauteur d’une épopée, c’est-à-dire précisément  un récit dans lequel affleurent des enjeux universels et de première grandeur, que les événements, les conflits et les personnages concourent à mettre en relief, auxquels ils doivent donner cette dimension.  Ce choix du registre épique se traduit donc dans le traitement des personnages, qui sont souvent caractérisés, en eux-mêmes ou à travers la situation qui est la leur dans le récit, par une dimension symbolique ou archétypique. C’est parti pour les gros mots, et leur cortège de définitions ; un personnage a une dimension symbolique lorsque sa présence dans le récit semble légitimée essentiellement par sa capacité à incarner une valeur (ou une anti-valeur), une situation, un problème ; il renvoie à un archétype lorsque son individualité disparaît derrière un « profil humain » bien constitué dans des typologies courantes, profil qu’il réalise de manière particulièrement vigoureuse et efficace. Dans les deux cas, le personnage semble s’effacer derrière une signification qu’il vient prendre en charge. Steinbeck, dans Les Raisins de la colère, est animé par l’indignation, par la réprobation, et il veut contribuer à une prise de conscience de ses concitoyens (ce projet, comme le contenu de son roman, lui vaudront par exemple une suspicion tenace de la part du FBI, qui voyait en lui un « rouge »). Pour ce faire, il doit frapper fort, raison pour laquelle il recourt à des formes de grossissement et de simplification qui relèvent de l’épique et qui conduisent à user de symboles et d’archétypes.

            Ce fonctionnement n’est pas seulement celui du système des personnages , mais aussi des lieux. Par exemple, la description des « Hooverville » et celle du camp du gouvernement doivent être lues et analysées l’une au regard de l’autre ; Hooverville, qui est l’aboutissement de la clochardisation subie par les migrants,  de l’espèce de régime de terreur policière qu’on leur inflige, prend une coloration encore plus infernale quand on on le compare au camp du gouvernement, enclave auto-administrée selon les règles d’un véritable esprit démocratique et égalitaire dans laquelle les migrants reconquièrent leur dignité et élaborent même des stratégies pour se préserver des sombres menées des dominants et de ceux qu’ils manipulent (je fais évidemment allusion à l’épisode du bal). Et dans cet univers fortement symbolique (comme le sont toujours les utopies), ou plutôt dans la comparaison entre cet univers et celui des Hooverville, il faut commenter la place que Steinbeck accorde aux sanitaires. Plusieurs micro-épisodes tournent autour (si l’on peut dire) des toilettes, dont il est en outre  fréquemment question dans les conversations des personnages. On comprend pourquoi, a contrario, lorsque l’un des personnages évoque la situation d’un camp comme celui de Hooper, dans lequel les Joad seront enfermés au chapitre suivant, où le propriétaire n’a fait installé que dix latrines, ce qui est notoirement insuffisant et contraint les ouvriers à vivre dans la puanteur ; c’est là une manière de les animaliser, de leur dénier la moindre délicatesse. Inversement, le passage dans le camp du gouvernement et dans ses baignoires permet à Pa de se raffiner : désormais, dit-il, s’il est privé de son bain quotidien, il est incommodé par ses propres odeurs corporelles et est inquiet à l’idée qu’il les impose à autrui.

 

            Puisque nous venons, incidemment, de parler de Pa, il nous fournira le premier exemple de traitement symbolique du personnage. En effet, il semble bien que sa présence dans le roman se limite à quelque chose de cet ordre : Steinbeck avait besoin de ce personnage pour illustrer (ce terme est, on le comprend, voué à revenir fréquemment dans cet exposé) l’un des prolongements de la crise économico-politique que décrit le roman, en l’occurrence la crise de l’autorité paternelle. La scène décisive est celle qui se déroule au cours du chapitre 26, p. 496 :

 

     - Nous partons demain matin dit [man]

Pa renifla :

      Les choses ont changé, à ce qu’il paraît, dit-il d’un ton sarcastique. Dans le temps, c’étaient les hommes qui décidaient. A ce qu’il paraît que maintenant c’est les femmes qui portent la culotte. J’ai l’idée qu’il serait grand temps que j’aille chercher une trique.

[…]

Va donc chercher ta trique, Pa, dit [Man]. Quand on aura de quoi manger et un coin où rester, alors peut-êt’ que tu pourras t’en servir […]. Mais, pour l’instant, tu ne fais pas ton travail, pas plus avec ta cervelle qu’avec tes mains. Si tu le faisais, alors tu pourrais t’en servir et tu verrais les femmes baisser le nez et se mettre au pas. […]

 

Certes, Man explique p. 497 à Tom qu’elle voulait « asticoter »  Pa pour provoquer un sursaut. Mais l’intéressé s’inclinera tranquillement au chapitre 28 (p. 595) à la suite d’une nouvelle démonstration d’autorité de Man  et avouera : « Je ne suis plus bon à grand-chose. Je passe tout mon temps à penser au temps jadis ».

            Historiens, ethnologues et sociologues ont beaucoup commenté ces situations (émigration, colonisation, crise sociale) dans lesquelles les règles de la domination ou de l’autorité sont gravement perturbées[1]. Les premiers chapitre du roman insistent sur la nature patriarcale du monde des fermiers de l’Oklahoma (voir par exemple la manière sont sont distribuées les places dans le camion des Joad au moment du départ) ; Pa perd progressivement le pouvoir et est renvoyé à une forme d’inexistence ; il n’a plus ni statut, ni travail, ni autorité, et c’est l’humiliation qui le définit, et, plus largement, l’intériorisation d’un sentiment d’inutilité, de vacuité : l’injustice ne détruit pas seulement les existences, au sens concert du terme, elle détruit aussi les individus, les réduit à néant. Ce qui est pathétique dans le personnage de Pa, c’est qu’il se trouve objectivement engagé dans une lutte (à laquelle certes il renonce très vite) pour le pouvoir qui l’oppose à sa propre épouse, qui met en question son statut à l’intérieur de sa propre famille. Cet anéantissement redouble donc celui qu’il subit, de la part des Shérifs-adjoints, des propriétaires et plus largement de ceux qui créent ou exploitent sa détresse[2].

            Bien entendu, Man ne prend pas le pouvoir pour détruire son époux, mais elle est objectivement (là encore) prisonnière d’une contradiction : il faut qu’elle prenne le pouvoir pour sauver la famille de sa dérive et de son éclatement,  mais ce faisant elle attente à cette famille en privant son époux de statut. Quel est l’arrière-plan de ce processus (outre celui que nous venons d’évoquer en parlant du caractère démonstratif du personnage de Pa) ? Tout d’abord une lecture de Steinbeck, qui évoquait un passé dans lequel les hommes auraient vécu dans des sociétés matriarcales organisées en référence à des valeurs « féminines »[3]; ensuite et conséquemment toute la logique de la construction du personnage de Man comme archétype maternel et féminin incarnant des valeurs antagonistes à celles qui règnent dans le monde que décrit Steinbeck ; par exemple,  à l’obsession du profit, cautionnée par une légalité dépourvue de légitimité morale, Man oppose le devoir d’hospitalité. Lorsque Pa demande s’ils ont les moyens d’emmener Casy, elle répond superbement (chap 10 p. 144) :

 

     [Le problème,] c’est pas pourrons-nous, c’est voudrons-nous. Pour ce qui est de pouvoir, nous ne pouvons rien, même pas ne pas aller en Californie, rien ; mais pour ce qui est de vouloir …. […] J’ai jamais entendu dire que [notre famille] ai[t] jamais refusé la nourriture ou le gîte ou le transport à personne.

 

            Man rappelle ainsi aux siens l’importance décisive, dans les sociétés de pénurie et dans les groupes sociaux précaires, de la vertu d’hospitalité, au moment même où la famille Joad est jetée sur les routes par la rapacité des banques qui après la crise de 29 tentèrent de compenser leurs pertes gigantesques en reprenant pour leur compte les terres dont des fermiers endettés avaient dû leur céder les droits de propriété, et sur lesquelles ils survivaient.  Cette composante du personnage de Man, mère nourricière, généreuse et hospitalière, reparaît en permanence dans le roman (ce qui est aussi une manière d’accabler l’incapacité de Pa à jouer son rôle à lui, celui de pourvoyeur) ; la scène emblématique (à un personnage symbolique il faut des scènes emblématiques) est celle au cours de laquelle elle décide de priver les siens d’un supplément de nourriture pour l’offrir aux enfants du camp (chap 20, p. 361-2).

            Pour prendre pleinement le mesure de ce personnage, il faut lui opposer tous ceux qui illustrent la dégradation de la virilité en brutalité, et tout particulièrement les shérifs-adjoints, systématiquement présentés comme les hommes de main des puissants[4] et les exécutants des basses-œuvres d’un ordre foncièrement injuste, puisque la police et ce qui y ressemble(les milices par exemple)  n’est plus qu’un instrument de répression destiné à mater ceux qui parmi les pauvres songeraient à s’organiser pour préserver (mieux vaudrait dire : reconquérir) leurs droits[5] et se révolter – ceux que l’on appelle les « rouges » et qui sont accusés de faire courir au pays le risque du chaos.  En outre, ces shérifs-adjoints sont curieusement féminisés, par Tom notamment, qui parle de leur « gros cul de jument » (chap 20, p. 392) : dans ce roman, les riches et les puissants sont gras, comme s’ils n’étaient plus que chair, comme si, a contrario, la dimension morale, affective et spirituelle de l’existence leur était étrangère[6]. Cette curieuse insistance sur les fesses des shérifs les féminise de manière grotesque et les sépare des valeurs « positives » de la virilité. C’est ainsi qu’il faut comprendre la scène au cours de laquelle l’un de ces hommes, menacé par Man qui est armée d’une poêle (chap. 18, p. 298-99), révèle sa lâcheté lorsqu’il fait mine de sortir son révolver. Dans le même temps, Man, pour sa part, manifeste sa capacité à acquérir aussi les valeurs positives de la virilité (en l’occurrence, elle défend son bon droit) elle qui  accomplit celles de la féminité. Elle réalise ainsi une véritable synthèse, et symbolise de ce fait une inépuisable vitalité[7] qui fait d’elle le cœur de la famille Joad. On ne s’étonne donc pas que ce soit elle qui rappelle régulièrement  un ensemble d’exigences de base :  celle de la préservation de la dignité, y compris dans ses signes extérieurs (chap 22 p. 425 : « Il est grand temps que la famille reprenne une figure un peu convenable »)  ; celle du courage et de la pugnacité (chap 26, p. 494, aux hommes : « Vous n’avez pas le droit de vous décourager. La famille est en train de couler »). C’est sa force, celle d’un personnage archétypique, qui lui permet non seulement d’affronter le présent mais de prophétiser un autre avenir (chap 20, p. 395) :

 

- […] Il faut avoir de la patience[8]. Voyons, Tom … nous et les nôtres, nous vivrons encore quand tous ceux-là [les puissants, les riches, et leurs sbires] seront morts depuis longtemps. […] Nous sommes ceux qui vivront éternellement. On ne peut pas nous détruire. Nous sommes le peuple et le peuple vivra toujours.

      - Ouais, mais on prend sur la gueule tout le temps.

      - Je sais. (Man eut un petit rire). C’est peut-être ça qui nous rend si coriaces. Les richards, ils viennent et ils passent et leurs enfants sont des bons à rien, et leur race s’éteint. Mais des nôtres, il en arrive tout le temps. Ne te tracasse pas, Tom. Des temps meilleurs viendront.

      - Comment le sais-tu ?

      - J’sais pas comment.

 

            C’est bien sûr parce qu’elle est en quelque sorte l’âme et la meilleure incarnation de ce peuple souffrant et indestructible[9] que Man est à même de prophétiser son avenir, de manière parfaitement intuitive. Au passage, elle fournit une justification à l’espoir qui est le sien, et qui emprunte à la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave : le maître, une fois qu’il a instauré sa domination, transforme l’esclave en pur instrument, mais par voie de conséquence il perd lui-même un certain nombre d’aptitudes, qu’il n’exerce plus, et cette incurie (ici celle des enfants des « richards ») prépare la revanche de l’esclave.

            Héritière à la fois de l’image de la pionnière, si importante dans la mythologie états-unienne, d’une rêverie sur un matriarcat qui protègerait l’humanité des anti-valeurs promues par la société masculine, et de l’archétype de la mère nourricière[10], capable aussi d’un héroïsme qui sidère les hommes, Ma Joad est peut-être le personnage le plus saillant du roman, celui qui offre une synthèse idéologique et symbolique de la plupart des valeurs pour lesquelles milite Steinbeck, qui toutes constituent des antidotes à l’injustice. Elle est donc parfaitement qualifiée pour prophétiser un avenir dans lequel ces injustices n’auront plus leur place, mais comme c’est souvent le cas des prophètes, elle ne peut voir clairement cet avenir ni indiquer les voies concrètes de sa réalisation : ce n’est pas une militante révolutionnaire léniniste, pas même une révoltée, car la révolte comporte une part inévitable de violence à laquelle elle ne saurait souscrire sans se trahir (voir ses conversations avec Tom). Portée par l’espérance qu’a déclenchée en elle l’exode vers la Terre Promise californienne, sortie fortifiée par l’épreuve de la Traversée du désert et son épisode très symbolique de voisinage avec la mort (Steinbeck manipule très consciemment toutes ces références bibliques), Man se projette au-delà de la temporalité et de l’espace du malheur à laquelle elle ne parvient pas à se soustraire. C’est sa grandeur symbolique, riche d’émotion pour le lecteur, et sa faiblesse politique, mais on ne peut pas se battre sur tous les plans.

            Man entretient un lien particulièrement fort  avec Tom, et c’est avec lui qu’elle parle de la révolte, de la tentation de la violence, de l’avenir du « peuple ».   A ce fils préféré, elle dit (chap 26, p. 497-498) :

 

     Je le savais quand t’étais encore tout gosse. […] Y’en a qui ne sont qu’eux-mêmes et jamais rien d’autre. […] [mais toi,] tout ce que tu fais, tu ne le fais pas seulement pour toi, ça va chercher plus loin. C’est quand on t’a mis en prison que je l’ai compris. Tu es un élu, Tom.  

 

 

            Pourquoi Tom est-il un « élu » ? On peut supposer que Man veut dire, dans son langage peu conceptuel (elle est femme d’intuition et de sensibilité, ses mots sont ceux d’une femme du peuple), qu’il a manifesté dés l’enfance une inquiétude, une insatisfaction face au monde, et que ainsi il a montré qu’il était destiné à autre chose qu’au sort que lui préparait le monde dans lequel il était né[11].

            C’est pour l’essentiel la présence de Tom qui fait des Raisins de la colère un roman d’apprentissage : la vitalité que lui a transmise sa mère (mais aussi la parole de Casy, nous allons en parler) lui permettra d’accéder à la conscience de l’injustice, de se révolter contre elle,  au lieu de céder à l’accablement comme Pa ou à la fascination pour la modernité technologique comme Al. De quoi Tom est-il conscient ? De ce que la lutte ne peut pas être seulement, comme le voudrait Man, de l’ordre du combat de chacun pour préserver sa dignité, pour survivre en ménageant la sphère du privé (la famille) et les valeurs à mi-chemin entre le privé et le social (l’hospitalité), mais qu’elle doit devenir protestation active et donc, les choses étant ce qu’elles sont, violente : il répond à Man,  qui le met en garde contre la tentation de la violence (chap. 21 p. 392) :

 

     [Les shérifs-adjoints] ne représentent pas la loi. Ils tâchent de nous démolir le moral. Ils voudraient nous voir ramper et faire le chien couchant. Ils voudraient nous réduire. Sacré bon Dieu ! Mais voyons, Man, il arrive un moment où la seule façon pour un homme de garder sa dignité c’est de casser la gueule à un flic. C’est not’dignité qu’ils veulent nous enlever.

 

 

            C’est le premier stade ; le second, c’est celui qu’atteint Tom grâce aux méditations dans sa cachette après son deuxième meurtre, ce qui n’est pas un hasard : Tom n’a pas supporté l’assassinat crapuleux de Casy par un sbire qu’il a mis à mort à son tour. C’est l’héritage spirituel et politique du pasteur qu’il veut reprendre, comme il le dit à Man lors de leur grande discussion, d’une importance capitale (chap XXVIII, p. 586-91). C’est qu’il a tiré les leçons de l’enseignement très concret qu’a constitué le séjour au camp du gouvernement, où il a découvert une version très concrète de la démocratie, et qu’il est capable désormais de comprendre les discours et l’action de Casy,  notamment de ce que celui-ci  a dit au cours de leur dernière rencontre, juste avant d’être assassiné (chap 26,  p. 536-541) ; il sait aussi a posteriori comment il convient d’interpréter les textes sacrés que citait Casy lorsqu’il voulait prouver la nécessité de s’unir pour résister (chap 28 p. 588-89). Héritier donc du pasteur converti à la révolte, il évoque de manière lyrique son combat contre l’injustice, son désir de s’identifier à tous ceux qui la subissent (p. 590) :

 

     Partout où il y aura une bagarre pour que les gens puissent avoir à manger, je serai là. Partout où il y aura un flic en train de passer un type à tabac, je serai là […]

 

 

            Tom, qui pendant longtemps ne s’est préoccupé, comme il le disait volontiers (notamment dans ses premières conversations avec Casy), que de « mettre un pied devant l’autre », découvre le futur, qu’il investit d’un projet militant dans lequel il est au service des dominés.

 

            Tom est donc indissociable de Casy. Au début du roman, celui-ci  tente de sortir d’une crise spirituelle qui l’a conduit à renoncer à son sacerdoce. L’origine de cette crise, c’est notamment la notion de péché, qu’il  finit par révoquer en même temps que le discours de culpabilisation et de mortification  qu’elle engendre. Casy, dont les initiales sont celles du Christ, (J.C.), s’est retiré  comme lui « au désert » pour réfléchir. Il appartenait à la secte dite « du Buisson ardent » et peut ainsi être identifié à  Moïse[12], celui qui, dit la Bible, guida les Hébreux hors d’Egypte. Casy, lui,  sait, comme il le dit à Tom, qu’il a pour mission de guider ses semblables, mais il ne sait ni dans quelle direction ni comment. La réponse viendra en prison (il s’est sacrifié – encore le Christ … - pour épargner la prison à Tom, chap 20, p. 374-5), où il découvre[13]  (chap 25,  p. 538) que « c’est la misère qu’est cause de tout », ce qui le conduit à organiser plus tard une grève des ouvriers agricoles : on voit ici comment, selon une tradition d’ailleurs attestée ici et là, on recycle un certain nombre d’exigences chrétiennes dans le champ politique et social.  La dernière parole de Casy est encore une parole christique, puisqu’il dit à ses meurtriers (p. 543) « Vous ne savez pas ce que vous faites »[14].  Ce glissement et cette synthèse du religieux et du politique étaient en germe depuis longtemps chez lui, comme l’atteste cet autre dialogue avec Tom (chap 20, p. 351) :

 

     - Partout où on s’est arrêté, j’ai remarqué des gens qu’avaient faim d’un peu de lard, et quand ils réussissaient à en avoir ça ne leur tenait pas au ventre. Et quand ils avaient faim à n’en plus pouvoir, eh ben ils me demandaient de leur dire une prière […]. Autrefois, je croyais que ça suffisait à faire passer la faim […]

      Tom dit :

      - Une prière n’a jamais procuré de lard. Faut un cochon pour avoir du lard.

      - Ouais, admit Casy. Et le Tout-Puissant n’a encore jamais augmenté les salaires. Tous ces gens ne demandent qu’à vivre convenablement et à élever leurs gosses convenablement.   

 

            Ces propos nous confirment que Casy est dans ce roman la troisième incarnation de la conscience (conscience de l’injustice et de la nécessité de rétablir la justice).

 

            Tom, qui occupe décidément une place centrale dans le système des personnages, est aussi lié par le sang à deux personnages qui lui servent en partie de faire-valoir. Le premier est Al, dont les caractéristiques sont au nombre de trois : son goût pour les filles, son aptitude à la mécanique auto, et la fascination qu’exerce sur lui la culture de masse (son goût pour les westerns ; il veut  en voir un tous les soirs, en sortant du restaurant, quand il aura trouvé un travail de mécano auto en ville). Contrairement à Wilson ou Pa, c’est un personnage adapté à son monde ; quand il bricole le camion, il exerce sur Pa l’autorité que lui confère sa compétence, et lui prescrit tel ou tel geste, contribuant ainsi à la destruction des hiérarchies héritées, processus dont nous avons déjà parlé. Il a déjà dans sa tête liquidé le monde ancien, et liquidera aussi la famille, lorsque, à la fin du roman, il choisira de rester avec sa future épouse : il a déjà pris le virage de l’individualisme.  

            Le second personnage auquel je faisais allusion est  Rosasharn. Elle était bien partie, elle aussi, avec l’aide de Connie,  pour liquider la famille, au nom de son égocentrisme  et de la fascination pour les prouesses technologiques d’une modernité états-unienne dont elle ne mesure pas l’inhumanité (celle du « cauchemar climatisé », comme dira Henry Miller[15]). Mais Connie est un faux-cul et un dégonflé, et il va la sacrifier à sa propre ambition, qu’elle (et leur enfant à naître) compromettrait fâcheusement. Personnage falot, enfermé (sa mère le lui reproche assez) dans les pesanteurs de la grossesse, l’égocentrisme et l’absence de préoccupation morale ou spirituelle (à part une triste propension à la superstition et à ses terreurs que vient réveiller l’intégriste Lisbeth Landry), Rosasharn va être sauvée de sa médiocrité par un double drame : la mise au monde d’un enfant mort-né, victime de la misère, de l’errance et de la malnutrition, et la rencontre d’un homme en train de mourir de faim, à qui elle va donner le sein. Il faut commenter rapidement le lien et la relation de substitution entre l’enfant mort-né et cet homme. Lorsque l’oncle John confie le cadavre de l’enfant mort-né à la rivière née du déluge, il lui adresse, en guise de rituel funéraire, un discours solennel (chap 30, p. 629-30) :

 

     Va leur dire. Va pourrir au milieu de la rue pour leur montrer. Ce sera ta façon à toi de parler. […] Comme ça, ils comprendront peut-être.

 

            C’est bien sûr une réécriture particulièrement sinistre de l’épisode biblique au cours duquel la mère de Moïse le confie au Nil, qui le conduira jusqu’à la fille de Pharaon. L’enfant de Rosasharn devient, par-delà sa mort, un prophète d’exécration, une « parole » d’anathème à l’égard de ceux qui n’ont pas compris les « leçons de l’Histoire » comme dit le narrateur dans l’un des chapitres intercalaires : la misère engendre la colère et fait exploser une communauté.

            Rosasharn, privé de son enfant par la misère, qui l’a tué, va toutefois trouver l’occasion d’exercer sa fonction nourricière, grâce à la rencontre de cet homme en train de mourir d’inanition dans la grange où se réfugient les Joad. La charge symbolique de l’épisode est considérable, car il permet d’identifier Rosasharn à  l’héroïne d’une anecdote empruntée à l’Histoire romaine[16], dans laquelle un vieil homme, injustement emprisonné et condamné à mourir de faim, est sauvé par sa fille qui chaque jour lui rend visite et lui donne le sein. On peut aussi songer aux innombrables représentations qui montrent la Vierge en train d’allaiter, et dire que Steinbeck, dans cette ultime scène du roman, permet à son personnage de devenir le symbole de la charité, l’une des principales vertus chrétiennes.

            Entre Tom qui annonce un combat futur inscrit dans une perspective sociale et politique, l’enfant mort-né qui anathématise les dominants, et Rosasharn qui découvre la charité[17], Steinbeck a instauré à la fin des Raisins de la colère une tension, comme pour faire une dernière fois le tour de la question de l’injustice et de la justice.

 

                                                           ***

 

            En construisant ce système de personnages, Steinbeck a balisé la question de l’injustice, variant les points de vue des protagonistes sur leur condition et sur le monde social qui la détermine. Cette démarche est un peu didactique, et tel était bien le dessein de l’auteur, dont il ne faut pas oublier qu’il écrit un roman d’ « intervention », comme l’on dirait aujourd’hui, qu’il a mis  la méditation sur l’injustice et la charge de déshumanisation qu’elle comporte, au cœur de ce projet romanesque. La schématisation s’accorde en outre  parfaitement avec la tonalité épique du récit ; elle grandit les personnages en faisant de chacun d’eux l’incarnation d’une dimension du problème de la justice, certes dans le contexte historique décrit par Steinbeck, mais aussi au-delà : le drame qu’il met en scène n’est pas seulement celui de la famille Joad et des fermiers victimes de la crise, c’est celui de l’humanité (au sens concret du terme) aux prises avec l’injustice.

 

 

 

 



[1] On connaît aussi bien, par exemple, des phénomènes de déchaînement de brutalité contre les femmes dans des cas où les hommes, dans leur propre société, perdent leur prestige parce qu’ils sont incapables de remédier à une situation dramatique et que leur amour-propre ne le supporte pas (les femmes palestiniennes paient en la matière le prix pour la dégradation de la situation dans les Territoires occupés asphyxiés par le bouclage israélien),  que des situations d’émigration dans lesquelles des pères originaires de cultures  patriarcales intériorisent une situation d’humiliation sociale, renoncent à l’exercice de leur autorité et sombrent dans des états dépressifs.

[2] Pa, comme tous ceux qu’il représente, est un vaincu ; cf. chapitre 10 p. 137, lorsque les hommes (les Joad) reviennent de la ville, où ils se sont faits gruger :

 

        Et maintenant ils étaient las et effrayés parce qu’ils avaient affronté un système qu’ils ne comprenaient pas et qui les avait vaincus. Ils savaient que les chevaux et la charrette valaient beaucoup plus que cela. Ils savaient que l’acheteur en tirerait bien davantage, mais ils ne savaient pas comment s’y prendre. Ils ignoraient comment s’y prendre.

 

                 L’injustice (et surtout son double, l’inégalité) se nourrit de l’ignorance, celle des bonnes orientations scolaires, celles de divers savoir-faire voire celle (pardon pour la tautologie) du savoir tout court : chez Balzac comme chez Giono (qui ne boxent certes pas dans la même catégorie), l’homme de loi est volontiers une fripouille, parce que connaître la loi lui permet de l’instrumentaliser à son profit.  Dans la même perspective, il faudrait aussi mentionner la maîtrise technique ; Wilson (chap 10, p. 206), commentant la panne de sa voiture, et donc le phénomène de déclassement subi dans leur propre monde par ceux qui ne maîtrisent pas cette technologie récente affirme qu’ « [il] se sent comme un petit gosse qui ne sait rien faire de ses dix doigts ».

[3] Il sera question à plusieurs reprises dans ces pages de valeurs féminines et masculines (ou viriles) ; il ne s’agit bien sûr que de ce que l’on désigne comme tel dans un imaginaire culturel et social, et du conditionnement que subissent les individus, selon leur sexe, en référence à ces valeurs : ce n’est pas la « nature » qui interdit aux femmes d’être brutales  et aux hommes d’être délicats.

[4] Voir chap 20 p. 369-70 le moment où le recruteur fait appel au shérif-adjoint qui l’accompagne comme un sbire, pour qu’il arrête Floyd.

[5]  Un propriétaire l’affirme avec naïveté (chap 22 p. 418), « Un rouge, c’est n’importe quel enfant de garde qui demande 30 cents de l’heure quand on en paie vingt-cinq ! ». Chacun voit midi à sa porte …

[6] Voir la réflexion qu’inspire à Casy (chap 18, p. 289) l’histoire du propriétaire d’un million d’arpents qui a peur de la mort :

               

      S’il a besoin d’un million d’arpents pour se sentir riche […], c’est qu’il doit se sentir bougrement pauvre en dedans de lui, et s’il est si pauvre en dedans, c’est pas avec un million d’arpents qu’il se sentira plus riche

 

[7] Qui ne la préserve pourtant pas totalement d’une des conséquences les plus terribles de la misère, souvent mentionnée dans le roman : l’incapacité à penser, que déplorent Pa, John, Tom, Jules le métis, d’autres encore. Man le dit deux fois à quelques lignes d’intervalle (chap  18, p. 302) : elle n’est « plus capable de penser ». La misère rend ainsi les individus étrangers à eux-mêmes, puisqu’elle les prive d’une capacité qui définit l’homme ; on dit, selon une formule d’ascendance marxiste, qu’elle les aliène.

[8] « Dieu est avec les patients », dit le Coran, et l’on peut aussi lire ce verset en référence à l’attente d’une condition terrestre plus satisfaisante, à laquelle serait attaché davantage de justice, attente que peuvent partager les « hommes de bonne volonté » dont parle l’Evangile.

[9] Dans l’épisode de la mort de la  grand-mère (qu’elle a cachée), son courage confine à un héroïsme ambigu, surhumain et inhumain (chap 18, p. 320) : « Effarée devant une telle force, la famille considéra Man avec un mélange de stupéfaction mêlée de terreur » ; puis  (p. 321), Casy dira : « [….] une femme qui a tant d’amour en elle qu’elle me fait peur. Je me sens si petit et si mauvais à côté d’elle ».

[10] Cette pente est savonneuse, comme le montre la querelle du « care » [trad. littérale : « soin »] : ce mouvement d’idée, originaire des USA, entend promouvoir, contre les excès du libéralisme, un ensemble de valeurs centrées sur l’attention que les individus doivent se porter les uns aux autres et les institutions qui doivent relayer cette attitude. Une partie des militants de cette cause sont des féministes essentialistes, qui clament que ces valeurs sont portées naturellement par les femmes, parce qu’elles expriment ou prolongent leur vocation maternelle. Ce à quoi les féministes progressistes répondent que certes, du fait de la constitution des rôles masculins / féminins dans les sociétés développées, ce sont généralement les femmes qui prennent en charge ces valeurs, et aussi les tâches afférentes, mais que si l’on fait le saut du domaine des faits objectif à celui d’une pesudo-nature, on va enfermer les femmes dans ce genre de tâches. Or, elles sont souvent associées à des statuts socio-professionnels inférieurs, et donc, sous prétexte de lutter contre un certain nombre d’injustices ou de dérives du libéralisme, on aidera à pérenniser l’injustice de fond qui reste attachée très concrètement à la condition féminine. En effet, Il faut  être vigilant, car  l’assignation des individus  à une nature permet aisément de cautionner l’injustice et l’inégalité ; les intégristes de tout poil, et pas seulement les Barbus (les islamistes), prétendent souvent remplacer la notion d’ « égalité » par celle d’ « équité » : les femmes, disent-ils, auraient tort de se plaindre qu’on leur refuse l’accès aux études, au monde du travail, etc., si on leur propose en échange de réaliser leur véritable nature (maternelle, bien sûr), réalisation qui seule les rendra véritablement heureuses.

[11] L’insatisfaction et la  révolte de Tom se développent face à une version spécifique de l’injustice et de l’inégalité qu’on nomme la reproduction sociale. Version rock : The River, Bruce Springsteen, 1980  (début du premier couplet) : «I come from down in the valley / where mister, when you’re young, /  they bring you up to do like your daddy [‘s] done ».   

[12] C’est à Moïse que Dieu apparaît sous la forme d’un buisson qui brûle sans se consumer et dont sort une voix qui l’appelle.

[13] Il faut relire de près cette longue confession de Casy et son dialogue avec Tom p. 536-541.

[14] « Pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » dit le Christ sur la Croix.

[15] En 1940, la guerre oblige l'écrivain Henry Miller à regagner les États-Unis. Il part alors à la redécouverte de son pays, qu'il parcourt en un vaste périple. De sa déception est né Le cauchemar climatisé, publié en 1945. Il y décrit les faubourgs industriels, le déferlement de la culture de masse, notamment dans sa version  hollywoodienne, la disparition du charme du Sud, contaminé par l'esprit technocratique du Nord, perd son charme. Le titre de l’ouvrage annonce la couleur : la contradiction entre une modernité technologique plein de promesses tapageuses et une société décérébrée, soumise à l’argent, invivable. 

[16] C’est l’anecdote dite de la « Charité romaine », souvent représentée dans la peinture française du XVIIe siècle. Elle doit sa notoriété à l’historien Valère Maxime, qui en fournit deux variantes dans son livre Actions et paroles mémorables (30 apr. J.C.)

[17] Dans son sens le plus intéressant, la charité désigne le fait de se soucier de son semblable et le désir de lui prêter assistance au nom d’une commune appartenance à une humanité dont tous les membres sont enfants de Dieu, préoccupation dont la solidarité offre une version sécularisée susceptible de s’inscrire dans des programmes politiques.

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