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21/03/2011

La catégorie de l'imagination chez Nerval

[Déposé à l'intention des étudiants HEC du Lycée Champollion ; c'est le texte de mon intervention du 18 3 2011. Il est pour l'instant "en l'état", faute de temps, et comporte donc de nombreuses scories, des passages en style télégraphique, etc. Je le laisse à disposition pour quelques semaines]

               

               

                LA CATEGORIE DE L’IMAGINATION CHEZ NERVAL

 

Introduction

 

                Voici un sujet qui a le mérite de l’évidence : Nerval est un écrivain de l’écart / du boitement avec le réel, son écriture et son œuvre vivent d’une  méditation continue sur cet écart, sur la dialectique du réel et de l’imaginaire, et cette méditation parcourt un spectre très large : des Chimères au premier chapitre de Sylvie,  du Voyage en Orient à Aurélia, les thèmes, les registres, les genres, se signalent par leur diversité.

                C’est à cette dialectique que je voudrais ici m’intéresser, ce qui implique que l’on définisse d’abord non seulement la notion d’imagination mais surtout la structure de sens à laquelle elle appartient chez Nerval, avant d’examiner, à titre d’exemples quelques configuration offertes par l’œuvre (sans prétendre épuiser la question)

 

                I – La structure de sens de l’imagination chez Nerval

 

                Adoptons un point de départ simple et considérons que l’on entendra par « imagination » chez Nerval aussi bien l’une des instances qui organise la vie de la conscience que les contenus élaborés par cette instance à l’échelle individuelle,  les voies de réalisation spécifiques que lui offre chaque culture,  et le corpus des productions qui dans chaque culture sont référées à l’activité de l’instance en question et dont  chaque individu prend connaissance ou est imprégné par des voies diverses, au point que sa perception du monde en est imprégnée, constituée, médiatisée.

                La « question de l’imagination » chez Nerval tient à ce que les 19èmistes appellent la question de la mélancolie : une famille d’écrivains (Chateaubriand 1768, Nerval 1808, Gautier 1811, Baudelaire 1821) a éprouvé un intense sentiment de sécession et a médité son propre désinvestissement du réel, qu’elle pensait comme le fruit d’une crise individuelle et historique, et à laquelle elle donnait aussi un fondement métaphysique. L’imagination leur apparaissait ainsi comme un recours et l’instrument de la dénonciation des insuffisances du réel autant que des faillites historiques, politiques, sociales existentielles. On devine à quel point la gamme de l’imagination / imaginaire était large : de l’imaginaire chrétien de Chateaubriand, qui médiatise son rapport à l’Orient ds l’Itinéraire, à l’imaginaire poétique, philosophique et bucolique de Nerval dans Sylvie ; les matériaux sont aussi bien ceux de la fantaisie « individuelle » que ceux offerts par la culture (au sens académique du terme). Mais l’essentiel reste cette notion de crise (structurelle d’un rapport au réel), crise qui est amplifiée chez Nerval pour des raisons idiosyncrasiques et en définitive, à partir d’un certain moment, psychopathologiques. L’œuvre va donc refléter une tentation permanente du désinvestissement du réel, laquelle suscite symétriquement et consécutivement un glissement vers l’imaginaire, la tentation de céder à l’ « épanchement du songe dans la vie réelle », et c’est ce schéma qui confère sa tension permanente (mais plus ou moins repérable) à l’œuvre de Nerval. Mais l’essentiel, en tout cas sur le plan de la « productivité » artistique, littéraire et anthropologique de cette œuvre c’est qu’elle double la représentation de cette tension d’un « débat » sur celle-ci, dans une écriture caractérisée par une intense réflexivité. Celle-ci prend notamment deux formes (qui se recoupent d’ailleurs partiellement) : l’ironie, et le jeu sur le glissement entre des termes qui selon  les cas proches ou au contraire antonymiques.

                L’ironie : elle prend des formes extrêmement variables, et je me contenterais d’en citer deux exemples. Ironie narrative (déprogrammation) : ex. de la révocation du modèle des 1001 nuits ds le VO, avec le dénouement de la poursuite des 2 femmes ; ironie stylistico-lexicale : la formule « Nous croyons être en paradis » au terme de la scène du chant d’Adrienne ds Sylvie, caractérisée par une forte poussée déréalisante (chap 2, Pléiade p. 541-42 ; commenter ; noter que « Je croyais être en paradis » = formule ds la bouche d’un des enfants de légende St-Nicolas ds Contes et Légendes du Valois, pl. p. 573).

                Glissements internes essentiellement  : ambivalence de « rêve », « théâtre » / « décor », « poésie », « chimères » :  la faille qui retranche l’indiv du réel est positive ET négative, et l’orientation sémantique / axiologique de certains termes est susceptible de s’inverser totalement, ce qui leur permet de connoter tour à tour ou simultanément l’échappée vers la transcendance, vers une sphère résolutive, et le double risque de l’illusion (comme mensonge déceptif et comme risque du désarrimage définitif d’avec le réel – c’est-à-dire la folie. L’exemple de la « chimère » : émancipation des limites du réel, péril confusionniste, et logique de la reformation permanente (énoncé matriciel : « Telles sont les chimères qui charment et égarent au matin de la vie » : l’après-coup, la mélancolie, et le coup d’arrêt de la mort ds le récit : commenter la clausule du récit et la valeur symbolique de la datation de la mort d’Adrienne CF. INFRA P.  9).   

                Le tout est tjs problématique et critique : constitue des questions / questionnements, met à distance. ET la ligne de fuite n’est pas seulement d’ordre philosophique ou existentiel, mais aussi politique : question du réalisme. Selon la démonstration magistrale de Gabrielle Malandain-Chamarat, la caractéristique du réalisme nervalien réside dans l’articulation de la rêverie individuelle (au sens de : ensemble de projections existentielles et métaphysiques du personnage-narrateur) avec le champ historique, par les voies du romanesque ou plus largement du récit.

 

 

                               II – Rêve, théâtre, poésie : un exemple du traitement de l’Orient

 Nerval semble donc souvent céder à la tentation d’un passage à la limite. Celle-ci se fait jour par exemple dans  l’excipit du Voyage en Orient, dans lequel l’Orient est comparé à « un de ces rêves du matin auquel viennent bientôt succéder les ennuis du jour » (p. 790). Mais Nerval neutralise  habilement ce propos déréalisant : il aménage en fait un double excipit, et le premier (p. 789-790) est consacré en partie à un topos sur le progressisme du gouvernement ottoman. En revanche, La  célèbre lettre à J. Janin,  écrite « en mer, près de Malte » le 16 novembre 1843, radicalise pour sa part cette logique de déréalisation :

 

 

      En somme, l’Orient n’approche pas de ce rêve éveillé que j’en avais fait il y a deux ans, ou bien c’est que cet Orient-là est encore plus loin ou plus haut, j’en ai assez de courir après la poésie ; je crois qu’elle est à votre porte, et peut-être dans votre lit[1].

 

 

                C’est donc qu’il y a deux Orients : celui de la poésie - et le mot est très large, dangereusement indéfini, au point de renvoyer à un Orient surinvesti, rêvé et fantasmé, qui conduit Nerval à évoquer la crise survenue « deux ans » plus tôt[2]. Et puis l’autre, qu’il faut réinscrire dans le réel, donc l’Histoire, la politique, la sociologie, l’anthropologie[3], ce qui rend son altérité, sa capacité à devenir le « superlatif d’ici », à accomplir sa « vocation  contrastante », beaucoup plus problématique, à tous les sens du terme.

Nerval revient sur cette tension entre les deux orients dans sa lettre à Gautier publiée dans le Journal de Constantinople le 6 9 1843 (éd. citée,  T. 1, p. 762 – 766). Nerval y oppose sa déception orientale au seul Orient à la hauteur de ses rêveries, celui de la poésie :

 

O mon ami, que nous réalisons bien tous les deux la fable de l’homme qui court après la fortune et de celui qui l’attend dans son lit. Ce n’est pas la fortune que je poursuis, c’est l’idéal, la couleur, la poésie, l’amour peut-être, et tout cela t’arrive à toi qui restes, en m’échappant à moi qui cours. Une seule fois, imprudent, tu t’es gâté l’Espagne en l’allant voir […] moi j’ai déjà perdu […] la plus belle moitié de l’univers, et bientôt je ne vais plus savoir où réfugier mes rêves. Mais c’est l’Egypte que je regrette le plus d’avoir chassé de mon imagination pour la loger tristement dans mes souvenirs ! toi tu crois encore à l’Ibis, au Lotus pourpré, au Nil jaune ; […] Hélas ! l’ibis est un oiseau sauvage, le Lotus un oignon vulgaire ; le Nil est une eau rousse à reflets d’ardoise […].

[…] Tu parles de la citadelle ; la décoration qu’on t’a faite à l’opéra [pour le ballet La Péri] doit y montrer debout encore les colonnes de granit rouge du vieux palais de saladin ; mais j’y ai trouvé dominant la ville une vaste construction carrée qui a l’air d’un marché au grain […]

Oh ! que je suis curieux d’aller voir à Paris le Caire de Philastre et Cambon [auteurs des décors du second acte de La Péri ; on y voyait le Caire à vol d’oiseau] ; je suis sûr que c’est mon Caire d’autrefois, celui que j’avais vu tant de fois en rêve qu’il me semblait comme à toi, y avoir séjourné dans je ne sais quel temps,  sous le règne du sultan Bibars ou du calife Hakem ! […]

Heureux poète ! tu as commencé par réaliser ton Egypte avec des feuilles et des livres ; aujourd’hui la peinture, la musique, la chorégraphie s’empressent d’arrêter au vol tout ce que tu as rêvé d’elle ; les génies de l’Orient n’ont jamais eu plus de pouvoir ; […] c’est à cette Egypte-là que je crois, et non pas à l’autre[4] : aussi bien les six mois que j’ai passés là sont passés ; c’est déjà le néant, j’ai vu encore tant de pays s’abîmer derrière mes pas comme des décorations de théâtre ; que m’en reste-t-il ? Une image aussi confuse que celle d’un songe ; le meilleur de ce qu’on y trouve, je le savais déjà par cœur.

 

 

L’intérêt du texte tient essentiellement à la radicalité de ses formulations. D’une part, il affirme l’impossibilité de dialectiser le réel et la poésie, et fait de l’Orient le lieu privilégié de ce drame et de ce deuil ;  d’autre part, il est au premier abord auto-contradictoire : tandis que le deuxième paragraphe affirme que le véritable Orient est un artefact poétique, que le troisième paragraphe l’assimile d’abord à une recréation par la peinture, la musique et la chorégraphie, la valeur de l’isotopie de l’artefact est soudainement retournée à la fin de ce même troisième paragraphe, lorsque les « décorations de théâtre » et les « image[s] [des] songe[s] »  sont dénoncées pour cause d’inconsistance. Ceci n’empêche d’ailleurs par Nerval de conclure : « le meilleur de ce qu’on y trouve [i.e. en Egypte], je le savais déjà par cœur », ce qui signifie que l’imagination,  grâce à sa capacité recréatrice, qui lui permet de sublimer le réel, lui en avait fourni une prémonition[5]. Il existe donc trois régimes de « réalité » : celui de la recréation imaginaire, celui de la réalité brute, et celui de l’ « après-coup », c’est-à-dire celui des rêves dévastés par le contact avec la réalité, des « images » qui « s’abîment derrière [les pas du voyageur] comme des décorations de théâtre ».  Nerval traduit cette fluctuation des régimes de « réalité » à travers le thème de la croyance : il « croi[t] », dit-il, à l’Egypte recréée par Gautier et les décorateurs de l’opéra, pas à celle dans laquelle il a voyagé. La croyance, c’est ici la foi, l’adhésion subjective, l’investissement poétique et existentiel tels qu’ils s’émancipent du principe de réalité. Et en définitive, qu’est-ce que cette attitude qui consiste à dire qu’on ne croit pas à la réalité qu’on a constaté mais à une rêverie poétique qu’on sait incompatible avec celle-ci ? Un paradoxe ! Nerval le dit (certes dans une perspective légèrement différente, mais que l’on peut néanmoins rattacher à notre propos) d’ailleurs dans la lettre à son père dans laquelle il évoque ce texte (lettre du 5 10 1843, pl T. 1 p. 1404) :

 

 J’y ai manifesté une sorte de désillusion à l’égard de l’Egypte qui ne doit pas trop être prise au sérieux, attendu que c’est un paradoxe en réponse à un autre, comme il arrive dans ces sortes de jeux d’esprit. 

 

Sauf que tout cela est au contraire très sérieux : chez Nerval comme chez Gautier il existe bel et bien deux Orients, et chez l’un comme chez l’autre la mélancolie naît de cette disjonction à laquelle le paradoxe épargne l’aplatissement qui naîtrait du simple constat de l’écart entre le réel et la poésie[6]. 

 

                III– De la poétisation de l’Orient à la « géographie magique »

 

                La question de la dialectisation du « rêve » et du réel occupe donc une place importante dans le Voyage en Orient, comme le montre la place qui est faite à la notion de « géographie magique », qui apparaît précocement, dans un passage où Gérard évoque la déception que lui cause Constance, parce qu’elle n’est en rien à la hauteur des stéréotypes associés à cette ville dans l’imaginaire culturel et touristique  (p. 189) ; à partir de cette déception, Gérard élabore un discours mélancolique sur la disjonction entre l’imagination et le réel :

[…] c’est une impression douloureuse, à mesure qu’on va plus loin, de perdre, ville à ville et pays à pays, tout ce bel univers qu’on s’est créé jeune, par les lectures, par les tableaux et par les rêves. Le monde qui se compose ainsi dans la tête des enfants est si riche et si beau, qu’on ne sait s’il est le résultat exagéré d’idées apprises, ou si c’est un ressouvenir d’une existence antérieure et la géographie magique d’une planète inconnue. Si admirables que soient certains aspects et certaines contrées, il n’en est point dont l’imagination s’étonne complètement […].

 

                Commentaire dernière phrase : perspective déjà marquée (mais ironiquement) ds épisode Mont-Blanc (p. 182-83)

                Ce texte offre une méditation sur la valeur existentielle des rêveries que l’individu projette sur le réel situé au-delà de son horizon, et la notion de « géographie magique » interroge la possibilité d’une dialectique périlleuse qui se situe aux frontières du réel, avec d’un côté la poésie[7], de l’autre la déception, la trivialisation du monde, la situation de celui qui est« déshérité d’illusion » (p. 237). Analysons rapidement cette formule : est certes « déshérité d’illusion » l’individu qui a dépassé les leurres et a accès au réel, mais aussi celui qui ne perçoit plus rien au-delà de ce réel, qui est coupé de toute transcendance et de toute attente existentielle ou poétique. L’attachement de Nerval à l’ « étonne[ment] » que peut susciter le monde oriental, et qui se déclinera selon les cas en émotion intense ou en médiation poético-philosophique, est donc comme une trace  résiduelle de cette « géographie magique », en des moments où ce monde oriental laisse affleurer la possibilité d’une autre relation au réel  ou d’une autre expérience du monde – et a contrario, notre extrait se clôt sur la dénonciation d’un monde dans lequel jamais « l’imagination ne s’étonne complètement ».

                Pourtant, on rencontre dans le Voyage en Orient une seconde mention de la « géographie magique », et il s’agit bel et bien d’affirmer, dans un moment épiphanique[8], qu’elle existe. Au terme de sa première nuit à Constantinople, qui est aussi la première nuit du Ramazan[9], (c’est-à-dire un temps fort de la vie des sociétés arabo-musulmanes, qui va réactiver une  « ethnographie festive » déjà très présente dans l’épisode cairote), Gérard entend l’appel à la prière du matin du Muezzin (p. 635) :

 

 Je ne pus résister à une émotion étrange […]. Pour moi, Dieu est partout, quelque nom qu’on lui donne [….] [;] je n’avais fait que me réjouir […] dans une de ces nuits de fête auxquelles les gens de toutes religions s’associent dans cette ville cosmopolite. – Pourquoi donc craindre l’œil de Dieu ? La terre imprégnée de rosée répondait avec des parfums à la brise marine qui passait, pour venir jusqu’à moi, au-dessus des jardins de la pointe du sérail dessinés sur l’autre rivage. L’astre éblouissant dessinait au loin cette géographie magique du Bosphore, qui partout saisit les yeux […].

 

Déjà au Caire, Gérard évoquait l’émotion religieuse que véhicule l’appel à la prière et se faisait traduire le texte de cet appel (qu’il redonne ici, en arabe puis en français) ; cette émotion joue ici un rôle de déclencheur, et l’on va passer de la beauté du chant religieux à la beauté du site, accordée à d’autres notations sensorielles qui poétisent à l’extrême ce moment,  via l’évocation du déisme nervalien et la grandeur du cosmopolitisme turc[10]. C’est cet ensemble épiphanique, miraculeux, qui constitue la  « géographie magique » - aux frontières donc de la poésie, de l’émotion, de la croyance religieuse et de l’ethnographie -, laquelle accomplit pleinement mais fugacement l’une des vocations de l’Orient : offrir sur un mode intuitif et synthétique (poétique donc) la perspective (fragile) d’une rénovation du lien de l’individu avec le monde.

                 

                                              

                IV – Sylvie : politique de la femme et de la chimère

 

Dans Sylvie, la rhétorique de la perte s’impose dès le chapitre 1, intitulé « Nuit perdue »,  que l’on peut considérer comme l’un des sommets du réalisme nervalien : convergence des plans narratif, existentiel, historique et métaphysique, comme l’atteste le célèbre passage des p. 538-539, dans lequel le narrateur décrit les lendemains de la révolution de juillet 1830 :

 

      Nous vivions alors une époque étrange (….). L’homme matériel aspirait au bouquet de roses qui devait le régénérer par les mains de la belle Isis ; la déesse éternellement jeune et pure nous apparaissait dans les nuits,  et nous faisait honte de nos heures de jour perdues L’ambition n’était cependant pas de notre âge, et l’avide curée qui se faisait alors des positions et des honneurs nous éloignait des sphères d’activité possibles. Il ne nous restait pour asile que cette tour d’ivoire des poètes, où nous montions toujours plus haut pour nous isoler de la foule.

 

 

Le trouble de l’identité nervalienne, sa propension hémorragique, est aggravé par cette « époque étrange », dans laquelle le personnage-narrateur ne peut trouver sa place ni choisir un rôle. Son incapacité à construire une trajectoire existentielle s’inscrit, de manière privilégiée, dans la crise de la relation avec la femme ; un peu plus loin dans le même paragraphe, il dit :  « vue de près, la femme réelle révoltait notre ingénuité », et il oppose donc à celle-ci la déesse Isis, figure clé du panthéon de l’Egypte pharaonique mais aussi, pour Nerval et pour d’autres, archétype de la féminité orientale, qui apparaît ici allusivement comme l’incarnation à la fois de la femme à aimer et de la conscience ou plutôt de ce que les psychanalystes appellent l’ « idéal du moi » et donc d’une ligne de vie correspondant à cet idéal (au moins a contrario : « [elle] nous faisait honte de nos heures de jour perdues »).               Remarquons donc que dans ce récit évoquant les années 1830, l’Orient constitue déjà, à travers cet archétype féminin, un recours. Contre quoi ? contre une existence qui est pure déperdition vitale, perte du sens et de soi-même  et contre un monde en proie à l’anti-valeur qui domine la société du temps : l’ « ambition ». Dans cette société, le poète est seul, car le peuple, dans lequel il rêvait, comme nombre de romantiques, de se « régénérer » (je reprends à dessein ce terme, qui figure dans le texte), s’est dégradé en « foule » : il ne constitue donc plus une alternative à l’odieuse société bourgeoise. L’ancrage du je-poète dans le réel est donc nécessairement fragilisé, problématique, comme l’atteste en cette même page 538 la mention des « enthousiasmes vagues » et celle de l’amour des « formes vagues », ces « fantômes métaphysiques » (p. 539) qui se substituent à la « femme réelle » qui « vue de près », dit le narrateur, « révoltait notre ingénuité ». Cette logique de désincarnation se situe évidemment dans la postérité du «vague des passions»[11] analysé par Chateaubriand, qui en fait une caractéristique de la modernité post-révolutionnaire.

L’ancrage historique de la crise est souligné par un thème dont on a sans doute trop peu souligné l’importance (précoce quand on songe que c’est la société des années 1830 qui est évoquée), celui de la spéculation boursière : aux pages 539-540, le narrateur consulte dans un journal les cours de la bourse, car, explique-t-il,

 

Dans les  débris de mon opulence se trouvait une somme assez forte en titres étrangers. Le bruit avait couru que, négligés longtemps, ils allaient être reconnus – ce qui venait d’avoir lieu à la suite d’un changement de ministère. […] je redevenais riche. 

Une seule pensée résulta de ce changement de situation, celle que la femme aimée si longtemps était à moi si je voulais.

 

Voici une excellente illustration de l’ironie nervalienne, et de son lien intime avec la rhétorique de la perte. Ce narrateur qui, à l’instar du Gautier de la préface de Mademoiselle de Maupin, vilipende la monarchie bourgeoise, dont on sait quelle importance elle conféra au monde de la banque, est lui-même pris dans le jeu de la spéculation boursière. Par ailleurs, le lecteur de Sylvie,  familiarisé avec la tension permanente entre le réalisme et les procédures de déréalisation ne peut qu’être sensible au jeu développé ici par Nerval : cette augmentation soudaine, miraculeuse (mais en fait politico-financière) de l’avoir du héros ressemble à une procédure de requalification du héros telles qu’on les rencontre dans les contes ; mais elle se traduit immédiatement, dans la sphère du réalisme critique, par une menace de disqualification radicale, sur le plan de l’être, de ce même héros, avec la tentation, dénoncée d’ailleurs dans le paragraphe suivant, d’acheter la femme aimée.

 

LE TRAITEMENT DES PERSONNAGES FEMININS DS Sylvie

Ironie infernale pour disqualifier la jeune femme et invalider les projections amoureuses dont elle fait l’objet, en l’enfonçant dans la trivialité au point de la couper de toute rêverie existentielle : p. 562 (chap 11), elle affirme  « Il faut songer au solide » - et, comme l’on sait, cette « fée éternellement jeune des légendes » (chap 6, p. 550)  va devenir l’épouse d’un pâtissier, frère de lait (et double dérisoire) du narrateur.

+ : Sylvie, par ses talents d’ouvrière qui a su prendre le virage de la modernisation technique et du changement des goûts, n’est plus dentellière mais gantière, et qu’elle « répand l’abondance autour d’elle », comme une « fée industrieuse » (chap 10 p. 560) - c’est la même logique de radicalisation de ses liens avec le réel trivial qui est ici à l’œuvre et qui la disqualifie fatalement.  L’image de la fée recèle certes encore une nostalgie qui ne sera pas complètement dépassée (Dernier feuillet : « Je me dis : là peut-être était le bonheur ») ; plasticité et ambivalence de cette figure : emblème de la tension qui habite un narrateur-personnage structurellement en crise, dans une nouvelle « réaliste » où la convocation d’une créature légendaire est forcément problématique (à tous les sens du terme).

 

« Dernier feuillet » de Sylvie : « Telles sont les chimères qui charment et égarent au matin de la vie ». Quelles sont ces « chimères », introduites par un article qui fonctionne bien plus comme un anaphorique vague (comme l’indéfini « telles ») que comme un véritable défini ? Le lecteur le comprend, il s’agit à la fois (et le contenu de ce « dernier feuillet » le confirmera) de la tentative de ressusciter l’amour pour / avec Sylvie, et de la confusion entre les trois femmes : Adrienne, Sylvie, Aurélie, ce ballet auquel le récit donne un coup d’arrêt définitif que sanctionne d’ailleurs la fin abrupte du récit, avec la réplique finale de Sylvie évoquant – et datant – la mort d’Adrienne. Ce n’est pas un détail, mais une procédure d’une importance capitale : on se souvient que dans le chapitre 3, le narrateur, au terme d’une rêverie développée au sein d’un des ces états de seuil qui jouent un rôle si important chez Nerval, s’exclamait « A cette heure, que fait-elle [i.e. Sylvie ] ? » , avant de constater : « Je n’avais pas de montre », et de décrire, avec un luxe de détails et de commentaires, une magnifique horloge dont le mécanisme n’avait pas été remonté depuis des siècles, parce que (chap 3, p. 544) « ce n’était pas pour avoir l’heure que j’avais acheté cette pendule » ! Le désarrimage temporel, commenté avec brio par U. Eco (chapitre 2 de Six Promenades dans les bois du roman et d’ailleurs, LP 1998) , est certes l’un des charmes de la nouvelle, mais aussi l’une des formes qu’y prend la poussée chimérique. La précision finale fournie par Sylvie est destinée à liquider celle-ci, et du même coup elle  met fin au récit, dont c’est avouer qu’il n’existait que par sa vocation « problématico-chimérique ». 

Les « chimères » sont donc des projections existentielles qui « égarent » le sujet. Support : la logique de confusion, d’assimilation, de substitution qui affecte les trois personnages féminins. En effet, on aperçoit dès lors non seulement la faible consistance qui caractérise toujours les personnages féminins nervaliens, mais ce que l’on pourrait nommer la « logique de la chimère », et qui est précisément cette logique de la confusion et de la recomposition permanente des être et des objets investis par le narrateur, qui fait que l’errance n’est jamais définitivement conjurée, parce que on ne dépasse ou réduit telle chimère que pour se déplacer vers une autre qui s’est (re)formée entre temps.

 

Une situation familière chez Nerval : la prolifération de figures féminines prises dans des relations d’assimilation et d’antithèse ; Sylvie (Dernier feuillet, p. 567) :

 

Ermenonville ! (…) Tu as perdu ta seule étoile[12], qui chatoyait pour moi d’un double éclat [je souligne]. Tour à tour bleue et rose comme l’astre trompeur d’Aldébaran[13], c’était Adrienne et Sylvie, - C’étaient les deux moitiés d’un seul amour. L’une était l’idéal sublime, l’autre la douce réalité.

 

 Il faut se souvenir ici des premiers mots de ce Dernier feuillet : « Telles sont les chimères … ».  La caractéristique de Sylvie, c’est que le personnage éponyme met en abyme la « structure chimérique » du groupe des trois personnages féminins. En effet,  contrairement à ce qu’affirme le narrateur dans la citation ci-dessus, elle n’incarne pas seulement la « douce réalité », mais la sublimation archétypique de celle-ci via deux références : la première, celle qui, à travers le « sourire athénien » ou le personnage de la « nymphe antique », renvoie à la culture classique, est simple ; la seconde est beaucoup plus complexe, puisqu’elle renvoie au personnage de la « fée », c’est-à-dire à la fois, dans l’imaginaire du personnage-narrateur, à une culture « populaire », et en fait, pour le lecteur comme pour le scripteur, à la récupération de ce personnage par la culture savante et légitime. Comment le personnage, écartelé entre ces incarnations plurielles, pourrait-il être « tenable », et quelle procédure mieux que cette pluralisation ironique pourrait-il exhiber sa vocation chimérique et celle des projections dont il fait l’objet ?

                Cette nature plurielle et chimérique de Sylvie est redoublée, en chiasme pourrait-on dire, par le personnage d’Aurélie ; en effet, ce personnage, qui est censé incarner les périls de l’imaginaire, est réinscrit dans une salutaire trivialité dans le chapitre XIII (qui porte son nom …) : elle aime non pas le narrateur, qu’elle disqualifie assez brutalement (p. 566) en dévoilant à ses propres yeux les fantasmes chimériques qu’il avait projetés sur elle[14], mais le « régisseur » de la troupe, ainsi présenté (p. 566-7) :

 

      Je m’étais fait l’ami de ce brave homme, ancien Dorante des comédies de Marivaux, longtemps jeune premier de drame […]. De près, il paraissait plus jeune, et, resté maigre, il produisait encore de l’effet dans les provinces. Il avait du feu. […] Je crus m’apercevoir qu’Aurélie avait un faible pour [ce] jeune premier ridé. Cet homme était d’un caractère excellent et lui avait rendu des services.

  

                On comprend que ce « jeune premier ridé » est aux antipodes de la « fée éternellement jeune des légendes » ; on peut certes considérer  qu’il enterre l’Aurélie de l’incipit (qui à ce moment-là n’a pas de nom, et pas non plus d’existence concrète aux yeux du narrateur – voir chap 1 p. 538), en même temps qu’il ironise sur le simulacre théâtral. Mais dans le même temps, ce couple, comme celui formé par Sylvie et son pâtissier de mari, incarne, bien plus que la Sylvie fantasmée par le narrateur p. 567 la « douce réalité », rassurante et / mais / parce que triviale. Le lecteur est ainsi enfermée dans l’ironie nervalienne, et ne sait pas tout-à-fait comment statuer sur la valeur de cette « douce réalité » ; le « dernier feuillet » n’arrange rien en la matière, et l’ensemble nous rappelle à quel point la perplexité est une composante fondamentale du texte nervalien, que ni le narrateur ni le lecteur ne parviennent à réduire.

                                              

                CONFUSION DES TROIS FIGURES FEMININES DANS Sylvie

Sylvie la fée-villageoise qui finit pâtissière ; et encore « nymphe antique qui s’ignore » (chap. 8, p. 555), qui s’est identifiée dans le passé à la Julie de la Nouvelle Héloïse (id.), et a gardé son « sourire athénien […] d’autrefois » (id., p. 554), et aussi « fée industrieuse » (chap. X p. 560), qui «grâce à ses talents d’ouvrière […]  n’[est] plus une paysanne. Ses parents seuls [sont] restés dans leur condition » (id.): Sylvie est très manifestement un personnage chimérique, qui met en abyme le triptyque des personnages féminins auquel elle appartient. Notons que ce caractère « chimérique » recèle une dimension réaliste : Sylvie a entamé une ascension sociale, de dentellière, est devenue gantière ; elle a aussi  connu un processus d’acculturation (et donc de déculturation) : elle ne veut plus chanter les chansons rustiques mais « phrase » des airs d’opéra, connaît (chap. (, p. 548) la Nouvelle Héloïse et Auguste Lafontaine (« prolifique romancier allemand (1758-1831), dont plusieurs œuvres sont consacrées à des amours entre personne de rang social différent », dit la note des éditeurs de la Pléiade. Voici une lecture bien adaptée donc à ce personnage qui mute socialement et culturellement.  

Sylvie dont il affirme « elle m’aimait [moi] seul » (chapitre 3, p. 543).

                Adrienne l’aristocrate vouée à la religion et qui meurt au couvent ; Aurélie l’actrice qui, en tant que telle, est autant retranchée du réel qu’ Adrienne (laquelle intervient d’ailleurs au chapitre 7 comme actrice dans un mystère religieux, affublée d’un « nimbe de carton doré ») ; Aurélie que Gérard emmène sur les lieux où il a vu jouer Adrienne, et où il lui demande de dire le texte de celle-ci ; Aurélie dont le narrateur dans l’incipit montre qu’ il tente de  capter et de confisquer son essence de simulacre théâtral dans une perspective solipsiste : « elle vivait pour moi seul », chapitre 1, p. 537) :  Comme souvent chez Nerval, un seul mot permet de construire un porte-à-faux vertigineux : ce qui fascine, au sens plein du terme, le narrateur dans Aurélie, c’est le simulacre théâtral, comme il l’avoue dès le chapitre 1 (p. 538-39) : « Depuis un an, je n’avais pas encore songé à m’informer de ce qu’elle pouvait être d’ailleurs ; je craignais de troubler le miroir magique qui me renvoyait son image. (…) C’est une image que je poursui[vais], rien de plus ». Pourtant ce simulacre est porteur d’une « vi[e] » que comme un démiurge il transmet autour de lui (p. 537 : « (…) une apparition bien connue illuminait l’espace vide, rendant la vie d’un souffle et d’un mot à ces vaines figures qui m’entouraient ») et que le narrateur est entièrement occupé à capter ; c’est ce surplus paradoxal d’être, caractéristique chez Nerval de l’actrice, et le sortilège que celle-ci devient pour le narrateur, qui la prédispose à organiser autour d’elle la sphère de la perte alors même qu’elle est perçue comme par ce narrateur comme l’antithèse conjuratoire de cette perte. Il ne s’agit pas ici de la capacité de l’art et de l’artiste à sublimer le réel, comme l’indique le fait qu’Aurélie se produise dans un « maussade chef-d’oeuvre d’alors » (p. 537), mais d’un leurre, donc (déjà et explicitement) d’une incarnation de la perte et de la chimère.

 

[V – Le retraitement métadiégétique de la catégorie de l’imagination ]

 

CCL

 

 

 

               

 

 



[1] On aura reconnu l’allusion à la célèbre fable de La Fontaine, qui reparaît dans la lettre à Gautier citée ci-dessous : « L’Homme qui court après la fortune et l’homme qui l’attend dans son lit ».

[2] On se souvient bien sûr du dernier paragraphe du chapitre 2 d’Aurélia (éd. citée, t.3, 1993, p. 699) :

              Où vas-tu ? me dit-il ; - Vers l’Orient ! 

 Puis le narrateur suit une étoile qui indique cette direction.

[3]  J’utilise par commodité ces termes évidemment anachroniques.

[4] Cf. célèbre formule apposée par Nerval au dos de son portrait photographique : « je suis l’autre » ;

[5]Comme le dit aussi Gérard dans l’extrait de la p. 396-97, cité supra.

[6] Il faut cependant ajouter, pour ne pas trahir la complexité de la représentation de l’Orient chez Nerval, que le Voyage en Orient est un texte dans lequel il  fait preuve d’une capacité d’observation et de compréhension ethnographiques d’autant plus remarquable qu’elle est à la fois mise à contribution dans et nourrie par la réélaboration narrative qui est constitutive du texte.

[7] Ou la folie, et l’on sait que dans le cas de l’individu Nerval il ne s’agit pas d’une hypothèse d’école.

[8] Selon l’acception joycienne du terme ;

[9] Nom du mois de Ramadan en turc.

[10] Gérard y revient fréquemment, notamment dans l’incipit et dans  l’excipit des Nuits du Ramazan.

[11] Voir aussi p. 542 l’ « amour impossible et vague » pour Adrienne relayé par l’ « amour vague et sans espoir pour une femme de théâtre » - le « vague » est ici surdéterminé (ou inversement) à la fois par le dédoublement et par l’identification de la femme de théâtre à une « image que je poursuis, rien de plus » (p. 539), et à une  catégorie d’individus contre lesquels le narrateur a été mis en garde par son oncle (p. 538) : « […] les actrices n’étaient pas des femmes, et […] la nature avait oublié de leur faire un cœur ». 

[12] Est-il nécessaire de rappeler le vers 3 d’ « El Desdichado » et de commenter le rapprochement entre les deux énoncés ?

[13] Note Pléiade p. 1228 : Aldébaran, ou Œil de Taureau, étoile connue pour sa lumière orangée ; au XIXe, on semble avoir noté un changement de couleur de cet astre. COMMENTER cette réf aux 2 couleurs.

[14] « Vous ne m’aimez pas ! Vous attendez que je vous dise : la comédienne est la même que la religieuse ; vous cherchez un drame, voilà tout, et le dénouement vous échappe. Allez, je ne vous crois plus ! ».

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