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21/03/2011

La catégorie de l'imagination chez Nerval

[Déposé à l'intention des étudiants HEC du Lycée Champollion ; c'est le texte de mon intervention du 18 3 2011. Il est pour l'instant "en l'état", faute de temps, et comporte donc de nombreuses scories, des passages en style télégraphique, etc. Je le laisse à disposition pour quelques semaines]

               

               

                LA CATEGORIE DE L’IMAGINATION CHEZ NERVAL

 

Introduction

 

                Voici un sujet qui a le mérite de l’évidence : Nerval est un écrivain de l’écart / du boitement avec le réel, son écriture et son œuvre vivent d’une  méditation continue sur cet écart, sur la dialectique du réel et de l’imaginaire, et cette méditation parcourt un spectre très large : des Chimères au premier chapitre de Sylvie,  du Voyage en Orient à Aurélia, les thèmes, les registres, les genres, se signalent par leur diversité.

                C’est à cette dialectique que je voudrais ici m’intéresser, ce qui implique que l’on définisse d’abord non seulement la notion d’imagination mais surtout la structure de sens à laquelle elle appartient chez Nerval, avant d’examiner, à titre d’exemples quelques configuration offertes par l’œuvre (sans prétendre épuiser la question)

 

                I – La structure de sens de l’imagination chez Nerval

 

                Adoptons un point de départ simple et considérons que l’on entendra par « imagination » chez Nerval aussi bien l’une des instances qui organise la vie de la conscience que les contenus élaborés par cette instance à l’échelle individuelle,  les voies de réalisation spécifiques que lui offre chaque culture,  et le corpus des productions qui dans chaque culture sont référées à l’activité de l’instance en question et dont  chaque individu prend connaissance ou est imprégné par des voies diverses, au point que sa perception du monde en est imprégnée, constituée, médiatisée.

                La « question de l’imagination » chez Nerval tient à ce que les 19èmistes appellent la question de la mélancolie : une famille d’écrivains (Chateaubriand 1768, Nerval 1808, Gautier 1811, Baudelaire 1821) a éprouvé un intense sentiment de sécession et a médité son propre désinvestissement du réel, qu’elle pensait comme le fruit d’une crise individuelle et historique, et à laquelle elle donnait aussi un fondement métaphysique. L’imagination leur apparaissait ainsi comme un recours et l’instrument de la dénonciation des insuffisances du réel autant que des faillites historiques, politiques, sociales existentielles. On devine à quel point la gamme de l’imagination / imaginaire était large : de l’imaginaire chrétien de Chateaubriand, qui médiatise son rapport à l’Orient ds l’Itinéraire, à l’imaginaire poétique, philosophique et bucolique de Nerval dans Sylvie ; les matériaux sont aussi bien ceux de la fantaisie « individuelle » que ceux offerts par la culture (au sens académique du terme). Mais l’essentiel reste cette notion de crise (structurelle d’un rapport au réel), crise qui est amplifiée chez Nerval pour des raisons idiosyncrasiques et en définitive, à partir d’un certain moment, psychopathologiques. L’œuvre va donc refléter une tentation permanente du désinvestissement du réel, laquelle suscite symétriquement et consécutivement un glissement vers l’imaginaire, la tentation de céder à l’ « épanchement du songe dans la vie réelle », et c’est ce schéma qui confère sa tension permanente (mais plus ou moins repérable) à l’œuvre de Nerval. Mais l’essentiel, en tout cas sur le plan de la « productivité » artistique, littéraire et anthropologique de cette œuvre c’est qu’elle double la représentation de cette tension d’un « débat » sur celle-ci, dans une écriture caractérisée par une intense réflexivité. Celle-ci prend notamment deux formes (qui se recoupent d’ailleurs partiellement) : l’ironie, et le jeu sur le glissement entre des termes qui selon  les cas proches ou au contraire antonymiques.

                L’ironie : elle prend des formes extrêmement variables, et je me contenterais d’en citer deux exemples. Ironie narrative (déprogrammation) : ex. de la révocation du modèle des 1001 nuits ds le VO, avec le dénouement de la poursuite des 2 femmes ; ironie stylistico-lexicale : la formule « Nous croyons être en paradis » au terme de la scène du chant d’Adrienne ds Sylvie, caractérisée par une forte poussée déréalisante (chap 2, Pléiade p. 541-42 ; commenter ; noter que « Je croyais être en paradis » = formule ds la bouche d’un des enfants de légende St-Nicolas ds Contes et Légendes du Valois, pl. p. 573).

                Glissements internes essentiellement  : ambivalence de « rêve », « théâtre » / « décor », « poésie », « chimères » :  la faille qui retranche l’indiv du réel est positive ET négative, et l’orientation sémantique / axiologique de certains termes est susceptible de s’inverser totalement, ce qui leur permet de connoter tour à tour ou simultanément l’échappée vers la transcendance, vers une sphère résolutive, et le double risque de l’illusion (comme mensonge déceptif et comme risque du désarrimage définitif d’avec le réel – c’est-à-dire la folie. L’exemple de la « chimère » : émancipation des limites du réel, péril confusionniste, et logique de la reformation permanente (énoncé matriciel : « Telles sont les chimères qui charment et égarent au matin de la vie » : l’après-coup, la mélancolie, et le coup d’arrêt de la mort ds le récit : commenter la clausule du récit et la valeur symbolique de la datation de la mort d’Adrienne CF. INFRA P.  9).   

                Le tout est tjs problématique et critique : constitue des questions / questionnements, met à distance. ET la ligne de fuite n’est pas seulement d’ordre philosophique ou existentiel, mais aussi politique : question du réalisme. Selon la démonstration magistrale de Gabrielle Malandain-Chamarat, la caractéristique du réalisme nervalien réside dans l’articulation de la rêverie individuelle (au sens de : ensemble de projections existentielles et métaphysiques du personnage-narrateur) avec le champ historique, par les voies du romanesque ou plus largement du récit.

 

 

                               II – Rêve, théâtre, poésie : un exemple du traitement de l’Orient

 Nerval semble donc souvent céder à la tentation d’un passage à la limite. Celle-ci se fait jour par exemple dans  l’excipit du Voyage en Orient, dans lequel l’Orient est comparé à « un de ces rêves du matin auquel viennent bientôt succéder les ennuis du jour » (p. 790). Mais Nerval neutralise  habilement ce propos déréalisant : il aménage en fait un double excipit, et le premier (p. 789-790) est consacré en partie à un topos sur le progressisme du gouvernement ottoman. En revanche, La  célèbre lettre à J. Janin,  écrite « en mer, près de Malte » le 16 novembre 1843, radicalise pour sa part cette logique de déréalisation :

 

 

      En somme, l’Orient n’approche pas de ce rêve éveillé que j’en avais fait il y a deux ans, ou bien c’est que cet Orient-là est encore plus loin ou plus haut, j’en ai assez de courir après la poésie ; je crois qu’elle est à votre porte, et peut-être dans votre lit[1].

 

 

                C’est donc qu’il y a deux Orients : celui de la poésie - et le mot est très large, dangereusement indéfini, au point de renvoyer à un Orient surinvesti, rêvé et fantasmé, qui conduit Nerval à évoquer la crise survenue « deux ans » plus tôt[2]. Et puis l’autre, qu’il faut réinscrire dans le réel, donc l’Histoire, la politique, la sociologie, l’anthropologie[3], ce qui rend son altérité, sa capacité à devenir le « superlatif d’ici », à accomplir sa « vocation  contrastante », beaucoup plus problématique, à tous les sens du terme.

Nerval revient sur cette tension entre les deux orients dans sa lettre à Gautier publiée dans le Journal de Constantinople le 6 9 1843 (éd. citée,  T. 1, p. 762 – 766). Nerval y oppose sa déception orientale au seul Orient à la hauteur de ses rêveries, celui de la poésie :

 

O mon ami, que nous réalisons bien tous les deux la fable de l’homme qui court après la fortune et de celui qui l’attend dans son lit. Ce n’est pas la fortune que je poursuis, c’est l’idéal, la couleur, la poésie, l’amour peut-être, et tout cela t’arrive à toi qui restes, en m’échappant à moi qui cours. Une seule fois, imprudent, tu t’es gâté l’Espagne en l’allant voir […] moi j’ai déjà perdu […] la plus belle moitié de l’univers, et bientôt je ne vais plus savoir où réfugier mes rêves. Mais c’est l’Egypte que je regrette le plus d’avoir chassé de mon imagination pour la loger tristement dans mes souvenirs ! toi tu crois encore à l’Ibis, au Lotus pourpré, au Nil jaune ; […] Hélas ! l’ibis est un oiseau sauvage, le Lotus un oignon vulgaire ; le Nil est une eau rousse à reflets d’ardoise […].

[…] Tu parles de la citadelle ; la décoration qu’on t’a faite à l’opéra [pour le ballet La Péri] doit y montrer debout encore les colonnes de granit rouge du vieux palais de saladin ; mais j’y ai trouvé dominant la ville une vaste construction carrée qui a l’air d’un marché au grain […]

Oh ! que je suis curieux d’aller voir à Paris le Caire de Philastre et Cambon [auteurs des décors du second acte de La Péri ; on y voyait le Caire à vol d’oiseau] ; je suis sûr que c’est mon Caire d’autrefois, celui que j’avais vu tant de fois en rêve qu’il me semblait comme à toi, y avoir séjourné dans je ne sais quel temps,  sous le règne du sultan Bibars ou du calife Hakem ! […]

Heureux poète ! tu as commencé par réaliser ton Egypte avec des feuilles et des livres ; aujourd’hui la peinture, la musique, la chorégraphie s’empressent d’arrêter au vol tout ce que tu as rêvé d’elle ; les génies de l’Orient n’ont jamais eu plus de pouvoir ; […] c’est à cette Egypte-là que je crois, et non pas à l’autre[4] : aussi bien les six mois que j’ai passés là sont passés ; c’est déjà le néant, j’ai vu encore tant de pays s’abîmer derrière mes pas comme des décorations de théâtre ; que m’en reste-t-il ? Une image aussi confuse que celle d’un songe ; le meilleur de ce qu’on y trouve, je le savais déjà par cœur.

 

 

L’intérêt du texte tient essentiellement à la radicalité de ses formulations. D’une part, il affirme l’impossibilité de dialectiser le réel et la poésie, et fait de l’Orient le lieu privilégié de ce drame et de ce deuil ;  d’autre part, il est au premier abord auto-contradictoire : tandis que le deuxième paragraphe affirme que le véritable Orient est un artefact poétique, que le troisième paragraphe l’assimile d’abord à une recréation par la peinture, la musique et la chorégraphie, la valeur de l’isotopie de l’artefact est soudainement retournée à la fin de ce même troisième paragraphe, lorsque les « décorations de théâtre » et les « image[s] [des] songe[s] »  sont dénoncées pour cause d’inconsistance. Ceci n’empêche d’ailleurs par Nerval de conclure : « le meilleur de ce qu’on y trouve [i.e. en Egypte], je le savais déjà par cœur », ce qui signifie que l’imagination,  grâce à sa capacité recréatrice, qui lui permet de sublimer le réel, lui en avait fourni une prémonition[5]. Il existe donc trois régimes de « réalité » : celui de la recréation imaginaire, celui de la réalité brute, et celui de l’ « après-coup », c’est-à-dire celui des rêves dévastés par le contact avec la réalité, des « images » qui « s’abîment derrière [les pas du voyageur] comme des décorations de théâtre ».  Nerval traduit cette fluctuation des régimes de « réalité » à travers le thème de la croyance : il « croi[t] », dit-il, à l’Egypte recréée par Gautier et les décorateurs de l’opéra, pas à celle dans laquelle il a voyagé. La croyance, c’est ici la foi, l’adhésion subjective, l’investissement poétique et existentiel tels qu’ils s’émancipent du principe de réalité. Et en définitive, qu’est-ce que cette attitude qui consiste à dire qu’on ne croit pas à la réalité qu’on a constaté mais à une rêverie poétique qu’on sait incompatible avec celle-ci ? Un paradoxe ! Nerval le dit (certes dans une perspective légèrement différente, mais que l’on peut néanmoins rattacher à notre propos) d’ailleurs dans la lettre à son père dans laquelle il évoque ce texte (lettre du 5 10 1843, pl T. 1 p. 1404) :

 

 J’y ai manifesté une sorte de désillusion à l’égard de l’Egypte qui ne doit pas trop être prise au sérieux, attendu que c’est un paradoxe en réponse à un autre, comme il arrive dans ces sortes de jeux d’esprit. 

 

Sauf que tout cela est au contraire très sérieux : chez Nerval comme chez Gautier il existe bel et bien deux Orients, et chez l’un comme chez l’autre la mélancolie naît de cette disjonction à laquelle le paradoxe épargne l’aplatissement qui naîtrait du simple constat de l’écart entre le réel et la poésie[6]. 

 

                III– De la poétisation de l’Orient à la « géographie magique »

 

                La question de la dialectisation du « rêve » et du réel occupe donc une place importante dans le Voyage en Orient, comme le montre la place qui est faite à la notion de « géographie magique », qui apparaît précocement, dans un passage où Gérard évoque la déception que lui cause Constance, parce qu’elle n’est en rien à la hauteur des stéréotypes associés à cette ville dans l’imaginaire culturel et touristique  (p. 189) ; à partir de cette déception, Gérard élabore un discours mélancolique sur la disjonction entre l’imagination et le réel :

[…] c’est une impression douloureuse, à mesure qu’on va plus loin, de perdre, ville à ville et pays à pays, tout ce bel univers qu’on s’est créé jeune, par les lectures, par les tableaux et par les rêves. Le monde qui se compose ainsi dans la tête des enfants est si riche et si beau, qu’on ne sait s’il est le résultat exagéré d’idées apprises, ou si c’est un ressouvenir d’une existence antérieure et la géographie magique d’une planète inconnue. Si admirables que soient certains aspects et certaines contrées, il n’en est point dont l’imagination s’étonne complètement […].

 

                Commentaire dernière phrase : perspective déjà marquée (mais ironiquement) ds épisode Mont-Blanc (p. 182-83)

                Ce texte offre une méditation sur la valeur existentielle des rêveries que l’individu projette sur le réel situé au-delà de son horizon, et la notion de « géographie magique » interroge la possibilité d’une dialectique périlleuse qui se situe aux frontières du réel, avec d’un côté la poésie[7], de l’autre la déception, la trivialisation du monde, la situation de celui qui est« déshérité d’illusion » (p. 237). Analysons rapidement cette formule : est certes « déshérité d’illusion » l’individu qui a dépassé les leurres et a accès au réel, mais aussi celui qui ne perçoit plus rien au-delà de ce réel, qui est coupé de toute transcendance et de toute attente existentielle ou poétique. L’attachement de Nerval à l’ « étonne[ment] » que peut susciter le monde oriental, et qui se déclinera selon les cas en émotion intense ou en médiation poético-philosophique, est donc comme une trace  résiduelle de cette « géographie magique », en des moments où ce monde oriental laisse affleurer la possibilité d’une autre relation au réel  ou d’une autre expérience du monde – et a contrario, notre extrait se clôt sur la dénonciation d’un monde dans lequel jamais « l’imagination ne s’étonne complètement ».

                Pourtant, on rencontre dans le Voyage en Orient une seconde mention de la « géographie magique », et il s’agit bel et bien d’affirmer, dans un moment épiphanique[8], qu’elle existe. Au terme de sa première nuit à Constantinople, qui est aussi la première nuit du Ramazan[9], (c’est-à-dire un temps fort de la vie des sociétés arabo-musulmanes, qui va réactiver une  « ethnographie festive » déjà très présente dans l’épisode cairote), Gérard entend l’appel à la prière du matin du Muezzin (p. 635) :

 

 Je ne pus résister à une émotion étrange […]. Pour moi, Dieu est partout, quelque nom qu’on lui donne [….] [;] je n’avais fait que me réjouir […] dans une de ces nuits de fête auxquelles les gens de toutes religions s’associent dans cette ville cosmopolite. – Pourquoi donc craindre l’œil de Dieu ? La terre imprégnée de rosée répondait avec des parfums à la brise marine qui passait, pour venir jusqu’à moi, au-dessus des jardins de la pointe du sérail dessinés sur l’autre rivage. L’astre éblouissant dessinait au loin cette géographie magique du Bosphore, qui partout saisit les yeux […].

 

Déjà au Caire, Gérard évoquait l’émotion religieuse que véhicule l’appel à la prière et se faisait traduire le texte de cet appel (qu’il redonne ici, en arabe puis en français) ; cette émotion joue ici un rôle de déclencheur, et l’on va passer de la beauté du chant religieux à la beauté du site, accordée à d’autres notations sensorielles qui poétisent à l’extrême ce moment,  via l’évocation du déisme nervalien et la grandeur du cosmopolitisme turc[10]. C’est cet ensemble épiphanique, miraculeux, qui constitue la  « géographie magique » - aux frontières donc de la poésie, de l’émotion, de la croyance religieuse et de l’ethnographie -, laquelle accomplit pleinement mais fugacement l’une des vocations de l’Orient : offrir sur un mode intuitif et synthétique (poétique donc) la perspective (fragile) d’une rénovation du lien de l’individu avec le monde.

                 

                                              

                IV – Sylvie : politique de la femme et de la chimère

 

Dans Sylvie, la rhétorique de la perte s’impose dès le chapitre 1, intitulé « Nuit perdue »,  que l’on peut considérer comme l’un des sommets du réalisme nervalien : convergence des plans narratif, existentiel, historique et métaphysique, comme l’atteste le célèbre passage des p. 538-539, dans lequel le narrateur décrit les lendemains de la révolution de juillet 1830 :

 

      Nous vivions alors une époque étrange (….). L’homme matériel aspirait au bouquet de roses qui devait le régénérer par les mains de la belle Isis ; la déesse éternellement jeune et pure nous apparaissait dans les nuits,  et nous faisait honte de nos heures de jour perdues L’ambition n’était cependant pas de notre âge, et l’avide curée qui se faisait alors des positions et des honneurs nous éloignait des sphères d’activité possibles. Il ne nous restait pour asile que cette tour d’ivoire des poètes, où nous montions toujours plus haut pour nous isoler de la foule.

 

 

Le trouble de l’identité nervalienne, sa propension hémorragique, est aggravé par cette « époque étrange », dans laquelle le personnage-narrateur ne peut trouver sa place ni choisir un rôle. Son incapacité à construire une trajectoire existentielle s’inscrit, de manière privilégiée, dans la crise de la relation avec la femme ; un peu plus loin dans le même paragraphe, il dit :  « vue de près, la femme réelle révoltait notre ingénuité », et il oppose donc à celle-ci la déesse Isis, figure clé du panthéon de l’Egypte pharaonique mais aussi, pour Nerval et pour d’autres, archétype de la féminité orientale, qui apparaît ici allusivement comme l’incarnation à la fois de la femme à aimer et de la conscience ou plutôt de ce que les psychanalystes appellent l’ « idéal du moi » et donc d’une ligne de vie correspondant à cet idéal (au moins a contrario : « [elle] nous faisait honte de nos heures de jour perdues »).               Remarquons donc que dans ce récit évoquant les années 1830, l’Orient constitue déjà, à travers cet archétype féminin, un recours. Contre quoi ? contre une existence qui est pure déperdition vitale, perte du sens et de soi-même  et contre un monde en proie à l’anti-valeur qui domine la société du temps : l’ « ambition ». Dans cette société, le poète est seul, car le peuple, dans lequel il rêvait, comme nombre de romantiques, de se « régénérer » (je reprends à dessein ce terme, qui figure dans le texte), s’est dégradé en « foule » : il ne constitue donc plus une alternative à l’odieuse société bourgeoise. L’ancrage du je-poète dans le réel est donc nécessairement fragilisé, problématique, comme l’atteste en cette même page 538 la mention des « enthousiasmes vagues » et celle de l’amour des « formes vagues », ces « fantômes métaphysiques » (p. 539) qui se substituent à la « femme réelle » qui « vue de près », dit le narrateur, « révoltait notre ingénuité ». Cette logique de désincarnation se situe évidemment dans la postérité du «vague des passions»[11] analysé par Chateaubriand, qui en fait une caractéristique de la modernité post-révolutionnaire.

L’ancrage historique de la crise est souligné par un thème dont on a sans doute trop peu souligné l’importance (précoce quand on songe que c’est la société des années 1830 qui est évoquée), celui de la spéculation boursière : aux pages 539-540, le narrateur consulte dans un journal les cours de la bourse, car, explique-t-il,

 

Dans les  débris de mon opulence se trouvait une somme assez forte en titres étrangers. Le bruit avait couru que, négligés longtemps, ils allaient être reconnus – ce qui venait d’avoir lieu à la suite d’un changement de ministère. […] je redevenais riche. 

Une seule pensée résulta de ce changement de situation, celle que la femme aimée si longtemps était à moi si je voulais.

 

Voici une excellente illustration de l’ironie nervalienne, et de son lien intime avec la rhétorique de la perte. Ce narrateur qui, à l’instar du Gautier de la préface de Mademoiselle de Maupin, vilipende la monarchie bourgeoise, dont on sait quelle importance elle conféra au monde de la banque, est lui-même pris dans le jeu de la spéculation boursière. Par ailleurs, le lecteur de Sylvie,  familiarisé avec la tension permanente entre le réalisme et les procédures de déréalisation ne peut qu’être sensible au jeu développé ici par Nerval : cette augmentation soudaine, miraculeuse (mais en fait politico-financière) de l’avoir du héros ressemble à une procédure de requalification du héros telles qu’on les rencontre dans les contes ; mais elle se traduit immédiatement, dans la sphère du réalisme critique, par une menace de disqualification radicale, sur le plan de l’être, de ce même héros, avec la tentation, dénoncée d’ailleurs dans le paragraphe suivant, d’acheter la femme aimée.

 

LE TRAITEMENT DES PERSONNAGES FEMININS DS Sylvie

Ironie infernale pour disqualifier la jeune femme et invalider les projections amoureuses dont elle fait l’objet, en l’enfonçant dans la trivialité au point de la couper de toute rêverie existentielle : p. 562 (chap 11), elle affirme  « Il faut songer au solide » - et, comme l’on sait, cette « fée éternellement jeune des légendes » (chap 6, p. 550)  va devenir l’épouse d’un pâtissier, frère de lait (et double dérisoire) du narrateur.

+ : Sylvie, par ses talents d’ouvrière qui a su prendre le virage de la modernisation technique et du changement des goûts, n’est plus dentellière mais gantière, et qu’elle « répand l’abondance autour d’elle », comme une « fée industrieuse » (chap 10 p. 560) - c’est la même logique de radicalisation de ses liens avec le réel trivial qui est ici à l’œuvre et qui la disqualifie fatalement.  L’image de la fée recèle certes encore une nostalgie qui ne sera pas complètement dépassée (Dernier feuillet : « Je me dis : là peut-être était le bonheur ») ; plasticité et ambivalence de cette figure : emblème de la tension qui habite un narrateur-personnage structurellement en crise, dans une nouvelle « réaliste » où la convocation d’une créature légendaire est forcément problématique (à tous les sens du terme).

 

« Dernier feuillet » de Sylvie : « Telles sont les chimères qui charment et égarent au matin de la vie ». Quelles sont ces « chimères », introduites par un article qui fonctionne bien plus comme un anaphorique vague (comme l’indéfini « telles ») que comme un véritable défini ? Le lecteur le comprend, il s’agit à la fois (et le contenu de ce « dernier feuillet » le confirmera) de la tentative de ressusciter l’amour pour / avec Sylvie, et de la confusion entre les trois femmes : Adrienne, Sylvie, Aurélie, ce ballet auquel le récit donne un coup d’arrêt définitif que sanctionne d’ailleurs la fin abrupte du récit, avec la réplique finale de Sylvie évoquant – et datant – la mort d’Adrienne. Ce n’est pas un détail, mais une procédure d’une importance capitale : on se souvient que dans le chapitre 3, le narrateur, au terme d’une rêverie développée au sein d’un des ces états de seuil qui jouent un rôle si important chez Nerval, s’exclamait « A cette heure, que fait-elle [i.e. Sylvie ] ? » , avant de constater : « Je n’avais pas de montre », et de décrire, avec un luxe de détails et de commentaires, une magnifique horloge dont le mécanisme n’avait pas été remonté depuis des siècles, parce que (chap 3, p. 544) « ce n’était pas pour avoir l’heure que j’avais acheté cette pendule » ! Le désarrimage temporel, commenté avec brio par U. Eco (chapitre 2 de Six Promenades dans les bois du roman et d’ailleurs, LP 1998) , est certes l’un des charmes de la nouvelle, mais aussi l’une des formes qu’y prend la poussée chimérique. La précision finale fournie par Sylvie est destinée à liquider celle-ci, et du même coup elle  met fin au récit, dont c’est avouer qu’il n’existait que par sa vocation « problématico-chimérique ». 

Les « chimères » sont donc des projections existentielles qui « égarent » le sujet. Support : la logique de confusion, d’assimilation, de substitution qui affecte les trois personnages féminins. En effet, on aperçoit dès lors non seulement la faible consistance qui caractérise toujours les personnages féminins nervaliens, mais ce que l’on pourrait nommer la « logique de la chimère », et qui est précisément cette logique de la confusion et de la recomposition permanente des être et des objets investis par le narrateur, qui fait que l’errance n’est jamais définitivement conjurée, parce que on ne dépasse ou réduit telle chimère que pour se déplacer vers une autre qui s’est (re)formée entre temps.

 

Une situation familière chez Nerval : la prolifération de figures féminines prises dans des relations d’assimilation et d’antithèse ; Sylvie (Dernier feuillet, p. 567) :

 

Ermenonville ! (…) Tu as perdu ta seule étoile[12], qui chatoyait pour moi d’un double éclat [je souligne]. Tour à tour bleue et rose comme l’astre trompeur d’Aldébaran[13], c’était Adrienne et Sylvie, - C’étaient les deux moitiés d’un seul amour. L’une était l’idéal sublime, l’autre la douce réalité.

 

 Il faut se souvenir ici des premiers mots de ce Dernier feuillet : « Telles sont les chimères … ».  La caractéristique de Sylvie, c’est que le personnage éponyme met en abyme la « structure chimérique » du groupe des trois personnages féminins. En effet,  contrairement à ce qu’affirme le narrateur dans la citation ci-dessus, elle n’incarne pas seulement la « douce réalité », mais la sublimation archétypique de celle-ci via deux références : la première, celle qui, à travers le « sourire athénien » ou le personnage de la « nymphe antique », renvoie à la culture classique, est simple ; la seconde est beaucoup plus complexe, puisqu’elle renvoie au personnage de la « fée », c’est-à-dire à la fois, dans l’imaginaire du personnage-narrateur, à une culture « populaire », et en fait, pour le lecteur comme pour le scripteur, à la récupération de ce personnage par la culture savante et légitime. Comment le personnage, écartelé entre ces incarnations plurielles, pourrait-il être « tenable », et quelle procédure mieux que cette pluralisation ironique pourrait-il exhiber sa vocation chimérique et celle des projections dont il fait l’objet ?

                Cette nature plurielle et chimérique de Sylvie est redoublée, en chiasme pourrait-on dire, par le personnage d’Aurélie ; en effet, ce personnage, qui est censé incarner les périls de l’imaginaire, est réinscrit dans une salutaire trivialité dans le chapitre XIII (qui porte son nom …) : elle aime non pas le narrateur, qu’elle disqualifie assez brutalement (p. 566) en dévoilant à ses propres yeux les fantasmes chimériques qu’il avait projetés sur elle[14], mais le « régisseur » de la troupe, ainsi présenté (p. 566-7) :

 

      Je m’étais fait l’ami de ce brave homme, ancien Dorante des comédies de Marivaux, longtemps jeune premier de drame […]. De près, il paraissait plus jeune, et, resté maigre, il produisait encore de l’effet dans les provinces. Il avait du feu. […] Je crus m’apercevoir qu’Aurélie avait un faible pour [ce] jeune premier ridé. Cet homme était d’un caractère excellent et lui avait rendu des services.

  

                On comprend que ce « jeune premier ridé » est aux antipodes de la « fée éternellement jeune des légendes » ; on peut certes considérer  qu’il enterre l’Aurélie de l’incipit (qui à ce moment-là n’a pas de nom, et pas non plus d’existence concrète aux yeux du narrateur – voir chap 1 p. 538), en même temps qu’il ironise sur le simulacre théâtral. Mais dans le même temps, ce couple, comme celui formé par Sylvie et son pâtissier de mari, incarne, bien plus que la Sylvie fantasmée par le narrateur p. 567 la « douce réalité », rassurante et / mais / parce que triviale. Le lecteur est ainsi enfermée dans l’ironie nervalienne, et ne sait pas tout-à-fait comment statuer sur la valeur de cette « douce réalité » ; le « dernier feuillet » n’arrange rien en la matière, et l’ensemble nous rappelle à quel point la perplexité est une composante fondamentale du texte nervalien, que ni le narrateur ni le lecteur ne parviennent à réduire.

                                              

                CONFUSION DES TROIS FIGURES FEMININES DANS Sylvie

Sylvie la fée-villageoise qui finit pâtissière ; et encore « nymphe antique qui s’ignore » (chap. 8, p. 555), qui s’est identifiée dans le passé à la Julie de la Nouvelle Héloïse (id.), et a gardé son « sourire athénien […] d’autrefois » (id., p. 554), et aussi « fée industrieuse » (chap. X p. 560), qui «grâce à ses talents d’ouvrière […]  n’[est] plus une paysanne. Ses parents seuls [sont] restés dans leur condition » (id.): Sylvie est très manifestement un personnage chimérique, qui met en abyme le triptyque des personnages féminins auquel elle appartient. Notons que ce caractère « chimérique » recèle une dimension réaliste : Sylvie a entamé une ascension sociale, de dentellière, est devenue gantière ; elle a aussi  connu un processus d’acculturation (et donc de déculturation) : elle ne veut plus chanter les chansons rustiques mais « phrase » des airs d’opéra, connaît (chap. (, p. 548) la Nouvelle Héloïse et Auguste Lafontaine (« prolifique romancier allemand (1758-1831), dont plusieurs œuvres sont consacrées à des amours entre personne de rang social différent », dit la note des éditeurs de la Pléiade. Voici une lecture bien adaptée donc à ce personnage qui mute socialement et culturellement.  

Sylvie dont il affirme « elle m’aimait [moi] seul » (chapitre 3, p. 543).

                Adrienne l’aristocrate vouée à la religion et qui meurt au couvent ; Aurélie l’actrice qui, en tant que telle, est autant retranchée du réel qu’ Adrienne (laquelle intervient d’ailleurs au chapitre 7 comme actrice dans un mystère religieux, affublée d’un « nimbe de carton doré ») ; Aurélie que Gérard emmène sur les lieux où il a vu jouer Adrienne, et où il lui demande de dire le texte de celle-ci ; Aurélie dont le narrateur dans l’incipit montre qu’ il tente de  capter et de confisquer son essence de simulacre théâtral dans une perspective solipsiste : « elle vivait pour moi seul », chapitre 1, p. 537) :  Comme souvent chez Nerval, un seul mot permet de construire un porte-à-faux vertigineux : ce qui fascine, au sens plein du terme, le narrateur dans Aurélie, c’est le simulacre théâtral, comme il l’avoue dès le chapitre 1 (p. 538-39) : « Depuis un an, je n’avais pas encore songé à m’informer de ce qu’elle pouvait être d’ailleurs ; je craignais de troubler le miroir magique qui me renvoyait son image. (…) C’est une image que je poursui[vais], rien de plus ». Pourtant ce simulacre est porteur d’une « vi[e] » que comme un démiurge il transmet autour de lui (p. 537 : « (…) une apparition bien connue illuminait l’espace vide, rendant la vie d’un souffle et d’un mot à ces vaines figures qui m’entouraient ») et que le narrateur est entièrement occupé à capter ; c’est ce surplus paradoxal d’être, caractéristique chez Nerval de l’actrice, et le sortilège que celle-ci devient pour le narrateur, qui la prédispose à organiser autour d’elle la sphère de la perte alors même qu’elle est perçue comme par ce narrateur comme l’antithèse conjuratoire de cette perte. Il ne s’agit pas ici de la capacité de l’art et de l’artiste à sublimer le réel, comme l’indique le fait qu’Aurélie se produise dans un « maussade chef-d’oeuvre d’alors » (p. 537), mais d’un leurre, donc (déjà et explicitement) d’une incarnation de la perte et de la chimère.

 

[V – Le retraitement métadiégétique de la catégorie de l’imagination ]

 

CCL

 

 

 

               

 

 



[1] On aura reconnu l’allusion à la célèbre fable de La Fontaine, qui reparaît dans la lettre à Gautier citée ci-dessous : « L’Homme qui court après la fortune et l’homme qui l’attend dans son lit ».

[2] On se souvient bien sûr du dernier paragraphe du chapitre 2 d’Aurélia (éd. citée, t.3, 1993, p. 699) :

              Où vas-tu ? me dit-il ; - Vers l’Orient ! 

 Puis le narrateur suit une étoile qui indique cette direction.

[3]  J’utilise par commodité ces termes évidemment anachroniques.

[4] Cf. célèbre formule apposée par Nerval au dos de son portrait photographique : « je suis l’autre » ;

[5]Comme le dit aussi Gérard dans l’extrait de la p. 396-97, cité supra.

[6] Il faut cependant ajouter, pour ne pas trahir la complexité de la représentation de l’Orient chez Nerval, que le Voyage en Orient est un texte dans lequel il  fait preuve d’une capacité d’observation et de compréhension ethnographiques d’autant plus remarquable qu’elle est à la fois mise à contribution dans et nourrie par la réélaboration narrative qui est constitutive du texte.

[7] Ou la folie, et l’on sait que dans le cas de l’individu Nerval il ne s’agit pas d’une hypothèse d’école.

[8] Selon l’acception joycienne du terme ;

[9] Nom du mois de Ramadan en turc.

[10] Gérard y revient fréquemment, notamment dans l’incipit et dans  l’excipit des Nuits du Ramazan.

[11] Voir aussi p. 542 l’ « amour impossible et vague » pour Adrienne relayé par l’ « amour vague et sans espoir pour une femme de théâtre » - le « vague » est ici surdéterminé (ou inversement) à la fois par le dédoublement et par l’identification de la femme de théâtre à une « image que je poursuis, rien de plus » (p. 539), et à une  catégorie d’individus contre lesquels le narrateur a été mis en garde par son oncle (p. 538) : « […] les actrices n’étaient pas des femmes, et […] la nature avait oublié de leur faire un cœur ». 

[12] Est-il nécessaire de rappeler le vers 3 d’ « El Desdichado » et de commenter le rapprochement entre les deux énoncés ?

[13] Note Pléiade p. 1228 : Aldébaran, ou Œil de Taureau, étoile connue pour sa lumière orangée ; au XIXe, on semble avoir noté un changement de couleur de cet astre. COMMENTER cette réf aux 2 couleurs.

[14] « Vous ne m’aimez pas ! Vous attendez que je vous dise : la comédienne est la même que la religieuse ; vous cherchez un drame, voilà tout, et le dénouement vous échappe. Allez, je ne vous crois plus ! ».

07/03/2011

Le mal dans Candide

 

G. Barthèlemy

CPGE scientifiques Lycée Champollion année 2010-2011

 [Exposé complémentaire - Candide n'est pas au programme - élaboré à l'intention des étudiants de CPGE scientifiques, en référence à la question au programme : le mal.


 

                                   LE MAL DANS CANDIDE  (1759)

 

 

 

            Voltaire fait partie de ceux qui au XVIIIe procèdent à un réexamen de la question du mal et s’efforcent à la redéfinition d’un bien individuel et collectif. Candide joue dans cette affaire un rôle considérable, et il reflète le traumatisme qu’a été pour Voltaire et ses contemporains le tremblement de terre de Lisbonne en 1755. La tradition scolaire a mis l’accent sur cette question du mal, notamment en s’emparant du dernier chapitre, dont nous verrons qu’elle l’a traité de manière surprenante. 

            Candide est un « conte philosophique », c’est-à-dire un récit qui comporte une dimension démonstrative, et qui traite de questions « philosophiques » - le mal en est une, bien sûr. Mais l’adjectif comporte aussi une autre signification : il désigne une manière de faire qui, aux antipodes du texte édifiant, ne consiste pas à imposer au lecteur une vérité toute prête mais à lui suggérer la nécessité de la mise à distance de divers schémas de pensée sans lui dire par quoi les remplacer : c’est bien la moindre des choses qu’un auteur qui a milité pour la liberté d’examen et l’esprit critique ne prétende pas penser à la place de son semblable. Si l’autonomie critique est une des formes du bien, ce serait mal de livrer au lecteur un texte édifiant, un prêchi-prêcha ; mais le lecteur est prié d’être attentif et intelligent (autant que faire se peut) s’il veut être en mesure de penser le mal avec Voltaire.

            Pour mener à bien cette brève analyse, nous devrons dans un premier temps évoquer rapidement la question du mal chez Voltaire, et plus particulièrement sa critique de l’optimisme philosophique, pour parler ensuite de la conception voltairienne de la philosophie, avant de nous intéresser au dénouement du conte.

 

            I - Voltaire et le problème du mal

La question du mal au XVIIIe est en partie (et en tout cas pour Voltaire) celle de l’ « optimisme », doctrine philosophique qui procède de Leibniz et consiste à dire que la faiblesse de l’esprit humain lui interdit de pénétrer le « plan divin », les « desseins de la Providence », c’est-à-dire de percevoir la totalité du réel et de l’Histoire, totalité au sein de laquelle ce qui semble un mal à l’homme contribue en fait à un bien global. Le débat est à la fois complexe, parce que la théologie et le bon sens s’y heurtent, et périlleux, parce que contester l’existence de la Providence  (l’existence d’un dessein de Dieu, qui par définition ne saurait viser le mal), c’est mettre en cause le catholicisme. Dans la préface qu’il écrit pour son « Poème sur le désastre de Lisbonne[1] » publié en 1756, Voltaire rappelle l’évidence reconnue par tous les hommes, dit-il, selon laquelle « il y a du mal sur la terre ». C’est pourquoi  « le mot ‘‘Tout est bien’’ […] n’est qu’une insulte aux douleurs de notre vie », et il se moque du discours « optimiste » qui consisterait à dire aux habitants de Lisbonne (c’est un discours que Pangloss serait susceptible de tenir) qu’après le tremblement de terre les maçons seraient plus prospères, certains animaux, nourris par les cadavres, plus gros, etc. Ce qu’il faut, ajoute Voltaire, c’est se résigner à l’existence du mal, à considérer que son origine est une énigme, et qu’il est nécessaire d’espérer en un au-delà de la vie et de croire en la « bonté de la providence », en l’incapacité des lumières naturelles de la raison à rendre compte, d’un point de vue métaphysique, du mal. Voltaire s’en prend ici à une tradition religieuse et philosophique très sophistiquée qui s’est acharnée à fournir des interprétations métaphysiques de l’existence du mal. Il leur oppose sa propre conviction religieuse (croyance en un au-delà, existence d’une providence) qui permet à l’homme d’espérer, de croire en une divinité encline au bien, mais pas de résoudre ce mystère du mal. Il écarte aussi une polémique qui fait rage chez les métaphysiciens du temps et qui consiste à poser une alternative embarrassante autant qu’irréductible : si Dieu est bon et que le mal existe, c’est que Dieu n’est pas tout-puissant ; si Dieu est tout-puissant et qu’il laisse subsister le mal, c’est qu’il n’est pas bon.

            Voltaire propose donc de délaisser un questionnement métaphysique qui lui semble stérile ; en revanche, il s’intéresse aux mécanismes par lesquels l’homme est conduit à faire le mal, dans la perspective d’une anthropologie fondamentale donc qu’il a développée dès 1735 dans son Traité de métaphysique. L’homme fait le mal, dit-il, en mésusant et en abusant des passions et des besoins dont la bienveillance divine l’a doté comme autant de ressorts qui le font agir dans le sens de l’accomplissement des fins providentielles : la vie sociale, l’extension des arts et des plaisirs. l’homme est d’ailleurs également pourvu d’instincts universels qui lui permettent d’identifier le bien et le mal, et chacun peut ainsi se référer à des critères qui le sont tout autant[2] : « La vertu et le vice, le bien et le mal moral, est donc en tout pays ce qui est utile ou nuisible à la société ».

            Au rebours cette approche qui s’applique à prendre au sérieux les modalités individuelles et collectives de l’existence des hommes, l’optimisme pèche doublement : il nie la souffrance des hommes en prétendant adopter le point de vue de Dieu, et il constitue ainsi une illustration paradigmatique des dégâts occasionnés par l’esprit de système. Mais pour comprendre les enjeux de l’opposition de ces deux perspectives, il faut évoquer la conception voltairienne de la philosophie.

 

            II – La philosophie selon Voltaire

            On saisit très bien les enjeux de cette opposition dans un texte de 1734 intitulé les Lettres philosophiques. Voltaire a dû s’exiler en Angleterre à la suite d’un conflit avec un aristocrate, et il y découvre deux choses dont il rend compte dans cet ouvrage: la monarchie parlementaire et l’empirisme philosophique et scientifique. Cette découverte va l’aider à mettre en forme l’opposition mentionnée ci-dessus. D’un côté, une philosophie qui se préoccupe essentiellement de métaphysique, se prolonge en une théologie dogmatique volontiers anti-humaniste qui dévalorise le séjour terrestre, fait de l’homme l’esclave d’une Dieu vengeur et ne se préoccupe guère des moyens d’amender le sort des hommes. Voltaire fige cette représentation dans les deux dernières « lettres », consacrées à Pascal, qui en devient l’incarnation. De l’autre côté, l’Angleterre illustre le goût pour une philosophie rationaliste et empirique, qui part du réel et de l’expérience, est indissociable d’un élan scientifique qui lui-même constitue la promesse d’une emprise sur le réel indispensable à ceux qui se préoccupent d’amender le monde des hommes. Parallèlement, ce goût pour l’empirisme et la rationalité débouche sur l’esprit critique, la tolérance, une sorte de diversité et de conflictualité sociale pré-démocratiques, et donc une société plus propice à l’épanouissement des individus, abrités du fanatisme et de l’arbitraire royal (on l’a déjà suggéré ci-dessus, tout ceci est indissociable de l’avènement du parlementarisme). Bref, Voltaire constate en Angleterre comme une mutation de la raison : elle n’est plus l’outil dont la tâche la plus noble est la compréhension des « mystères » (au sens chrétien du terme), elle n’est plus avant tout tributaire du partage entre raison et foi, elle est l’outil de la connaissance, de l’examen critique et du libre choix.

            Car la question de la liberté, elle aussi, est transformée : elle n’est plus celle de la confrontation entre la volonté de l’homme et celle de Dieu, mais la capacité à faire ce que l’on est conduit à vouloir comme être raisonnable, sans qu’une instance s’interpose pour imposer ses propres vues. La liberté est d’abord la liberté de penser, de l’examen critique permettant la réfutation des diverses mystifications qui assurent, grâce à la collaboration du pouvoir et de la religion, la pérennisation de la tyrannie, c’est-à-dire du mal politique. Tout cela est indissociable du progrès, c’est-à-dire de l’amélioration du sort de l’homme (comme individu et comme espèce), et de la question de l’action. Par là, nous en arrivons à Candide (et à Candide).

 

                        III – Le mal dans Candide

            Commençons par une citation de Jean Goldzink (Voltaire de A à Z, notice « Mal » - largement exploitée dans cet exposé -, Hachette 1994) :

Comme le mal met en jeu la Divinité, la raison, l’Histoire, le bonheur, l’amour, la société, les passions, tout conte voltairien relève de sa juridiction philosophique, et toute destinée de personnage prend valeur de parabole dans la balance des peines et des plaisirs. Le mal est au point le plus sensible et le plus dramatique de la philosophie, [car il n’est] pas autre chose que le face-à-face de Dieu et de l’homme, de l’homme et du monde, et il est à la jointure  de l’écriture abstraite et de l’écriture narrative.

 

            Dans le cas de Candide, le rapport à la question du mal est exhibé dès le titre, qui est en fait, on le sait, Candide ou l’optimisme, titre qui prend davantage de sens peut-être si l’on sait qu’à l’optimisme voltaire voulait substituer le « méliorisme », position qui consiste à dire qu’il ya globalement plus de bien que de mal, et que cette proportion peut encore être améliorée, sous réserve d’éduquer les hommes et de s’appliquer à transformer le monde (notamment en luttant contre l’intolérance, la superstition, et l’arbitraire[3]).  

            Comme le montre sa présentation dans l’incipit,  Candide est un héros programmé pour faire l’épreuve d’un monde dans lequel les innocents ne sont pas à la noce : c’est

 

     un jeune homme à qui la nature avait donné les mœurs les plus douces. Sa physionomie annonçait son âme. Il avait le jugement assez droit avec l’esprit le plus simple ; c’est […] pour cette raison qu’on le nommait Candide.

 

            Rien de mieux qu’un héros innocent (aux deux sens du terme : qui ignore le mal, et que sa naïveté prédispose à prendre des coups) pour illustrer un monde dans lequel le mal fait rage[4], et en être victime, surtout si le jeune homme est formé par une sorte de mystificateur au raisonnement mécanisé (c’est Pangloss, bien sûr), et qui tient le langage que voici (4e paragraphe) :

 

     Il est démontré que les choses ne peuvent être autrement : car, tout étant fait pour une fin, tout est nécessairement pour la meilleure fin. Remarquez bien que les nez ont été faits pour porter des lunettes. Aussi portons-nous des lunettes […] et, les cochons ayant été faits pour être mangés, nous mangeons du porc toute l’année ; par conséquent, ceux qui ont dit avancé que tout est bien  ont dit une sottise ; il fallait dire que tout est au mieux.  

 

            Passons sur le détail des aventures de Candide, pour remarquer simplement que chaque fois que se produit une embellie, il s’exclame triomphalement, au mépris de son expérience, que Pangloss avait raison, que tout est bien, et venons-en aux deux derniers chapitres, dont une curieuse tradition scolaire nous dit qu’ils livrent une leçon de sagesse souriante.Candide et ses petits camarades (car un certain nombre de personnages se retrouvent, par la grâce de récit, à Constantinople) découvriraient en définitive la solution pour se soustraire au mal et instaurer une forme de sérénité ; cette solution consiste à acheter un petit bout de terrain, à le mettre en culture et à cesser d’attendre de l’existence amour, gloire et enthousiasme, à renoncer à gamberger – bref, il faut « cultiver son jardin », selon un précepte inventé et mentionné à deux reprises par Candide, qui aurait une magnifique portée allégorique et nous convaincrait de la nécessité de nous résigner plutôt que de courir le monde à la poursuite de chimères. On connaît le public idéal de ce genre de « morale » : c’est celui que l’on caricature sous les traits du bourgeois ventru et essoufflé des années 1840, celui dont il ne faut pas dire qu’il ne rêve pas, mais bien plutôt qu’il est terrorisé par ses propres rêves[5]. Telle serait la sagesse proposée par Voltaire : opposons au mal  qui règne dans le monde extérieur et à nos propres démons cette activité éminemment raisonnable qu’est le travail de la terre, source de richesse et de satisfaction, comme le dit d’ailleurs le vieillard qui est le prescripteur de Candide dans cette affaire : « Le travail éloigne de nous trois grands maux : l’ennui, le vice et le besoin ». Voilà qui est certes un beau projet au regard des délires en échappement libre de Pangloss et de l’oisiveté délétère de nos héros. Mais, comme dirait à peu près T. Gautier, s’empêcher de succomber au mal, est-ce connaître le bien et le bonheur, dont on sait à quel point les philosophes du XVIIIe y sont attachés ? Voyons donc les choses de plus près.

            Faisons d’abord un état des lieux, au sens géographique du terme. La scène se passe à Constantinople. Constantinople, ses mosquées, ses loukoums, ses baklavas, son Bosphore, le mausolée d’Atatürk, etc. Pas du tout. Constantinople est la capitale de l’Empire ottoman, c’est-à-dire du despotisme – autant dire du mal - selon une tradition qui remonte au XVIIe siècle[6]. Ce n’est donc pas vraiment le genre d’endroit propice à un dénouement euphorique. Voyez par exemple, dans ce fameux chapitre conclusif, ce à quoi assistent nos héros :

 

     On voyait souvent passer sous les fenêtres de la métairie desbateaux chargés d’effendis, de bachas, de cadis [il s’agit, pour simplifier, de différents dignitaires], qu’on envoyait en exil à Lemnos, à Mitylène, à Erzeroum. On voyait venir d’autres cadis, d’autres bachas, d’autres effendis, qui prenaient la place des expulsés et qui étaient expulsés à leur tour. On voyait des têtes proprement empaillées qu’on allait présenter à la Sublime Porte.


 

            Voilà qui est caractéristique des régimes despotiques : le tyran est seul au pouvoir et vit dans la crainte, et développe même une sinistre paranoïa qui le conduit à semer la mort autour de lui et à destituer par un caprice morbide ceux qu’il a promus par une faveur imprévisible – et personne n’est à l’abri de ce mal contre lequel on ne peut se défendre. D’où les propos du « bon vieillard » qui va donner aux héros cette fameuse leçon de sagesse, lorsque celui-ci lui demandent ce qui s’est passé (il s’agit de l’exécution d’un énième muphti) :

 

     Je n’en sais rien, et je n’ai jamais su le nom d’aucun muphti ni d’aucun vizir. J’ignore absolument l’aventure dont vous me parlez ; je présume qu’en général ceux qui se mêlent des affaires publiques périssent quelquefois misérablement, et qu’ils le méritent ; mais je ne m’informe jamais de ce qu’on fait à Constantinople ; je me contente d’y envoyer vendre les fruits du jardin que je cultive. 


 

            Voici comment l’on vit à Constantinople : pas en citoyen éclairé qui prend par à la vie de son pays (comme dans le tableau un peu flatté de l’Angleterre qu’offrent les Lettres philosophiques) mais comme des victimes potentielles du grand holocauste despotique[7] ; pour survivre, pour ne pas courir le risque d’être liquidé comme un témoin gênant, il faut détourner les yeux, ne rien savoir des affaires publiques. Peut-on croire un instant que ce modèle, dont Candide va prétendre s’inspirer, est crédible aux yeux de Voltaire ? Pour se convaincre que c’est impossible, il suffit se reporter aux propos de Martin, le pessimiste de la bande, qui vont « convertir » tous ses petits camarades (c’est la clausule de l’avant-dernier paragraphe du conte) : « Travaillons sans raisonner ; c’est le seul moyen de rendre la vie supportable ». Voilà bien un idéal digne des Lumières ! « Abrutissez-vous », comme disait Pascal (tiens donc …) à ceux qui prétendaient au contraire chercher la foi par la raison.

            Où est l’erreur ? Dans l’acceptation et l’usage de la raison, indûment convoquée ici par Martin, lequel s’est déjà, dans ce même chapitre signalé par une appréciation de la condition humaine singulièrement dépourvue de nuances :

 

     Martin surtout conclut que l’homme était né pour vivre dans les convulsions de l’inquiétude, ou dans la léthargie de l’ennui. Candide n’en convenait pas, mais il n’assurait rien. Pangloss avouait qu’il avait toujours horriblement souffert ; mais ayant soutenu une fois que tout allait à merveille, il le soutenait toujours, et n’en croyait rien.



 

            Partant de telles postures intellectuelles, il n’est pas étonnant que ces éclopés de l’existence en arrivent à se rallier à un projet qui les conduira à  s’abrutir de travail. Mais leur problème est qu’ils ignorent la raison philosophique voltairienne et restent prisonniers de la métaphysique et sont coincés dans cette capitale du mal où ils ne peuvent par définition envisager d’œuvrer pour le bien, mais seulement de trouver un moindre mal. Cette situation de blocage nous est confirmée par l’épisode de la rencontre du derviche (même chapitre) :

 

 

Il y avait dans le voisinage un derviche très fameux, qui passait pour le meilleur philosophe de la Turquie ; ils allèrent le consulter ; Pangloss porta la parole, et lui dit : « Maître, nous venons vous prier de nous dire pourquoi un aussi étrange animal que l’homme a été formé.

- De quoi te mêles-tu ? dit le derviche, est-ce là ton affaire ? - Mais, mon Révérend Père, dit Candide, il y a horriblement de mal sur la terre. - Qu’importe, dit le derviche, qu’il y ait du mal ou du bien ? Quand sa Hautesse envoie un vaisseau en Égypte, s’embarrasse-t-elle si les souris qui sont dans le vaisseau sont à leur aise ou non ? - Que faut-il donc faire ? dit Pangloss. - Te taire, dit le derviche. - Je me flattais, dit Pangloss, de raisonner un peu avec vous des effets et des causes, du meilleur des mondes possibles, de l’origine du mal, de la nature de l’âme et de l’harmonie préétablie. » Le derviche, à ces mots, leur ferma la porte au nez.


               
Ce dialogue est irrésistible dans sa noirceur : d’un côté, le porte-parole d’un dogmatisme religieux résolument anti-humaniste (les hommes sur la terre sont comme des souris dans la cale d’un navire) dont on devine les liens avec le pouvoir despotique (« Quand sa hautesse … »), en fonction d’une homologie évidente pour le lecteur « philosophe » de Voltaire (le dogmatisme anti-humaniste est en religion ce qu’est le despotisme en politique : une incarnation du mal) et d’une collusion elle aussi évidente ; de l’autre un métaphysicien qui a certes retourné sa veste (il disait dans le premier chapitre que tout est bien) mais qui reste prisonnier à la fois d’un formalisme intellectuel et d’un type de questionnement sans objet, ce dont le derviche tire les conséquences en claquant la porte au nez de Pangloss (pourquoi perdre son temps à discuter avec un dingue ?).

            L’ultime échange entre Pangloss et Candide confirme la nature du ratage :

 

     Toute la petite société entra dans ce louable dessein [formulé par Martin]; chacun se mit à exercer ses talents. La petite terre rapporta beaucoup. Cunégonde était à la vérité bien laide ; mais elle devint une excellente pâtissière ; Paquette broda ; la vieille eut soin du linge. Il n’y eut pas jusqu’à frère Giroflée qui ne rendît service ; il fut un très bon menuisier, et même devint honnête homme ; et Pangloss disait quelquefois à Candide : « Tous les événements sont enchaînés dans le meilleur des mondes possibles ; car enfin, si vous n’aviez pas été chassé d’un beau château à grands coups de pied dans le derrière pour l’amour de Mlle Cunégonde, si vous n’aviez pas été mis à l’Inquisition, si vous n’aviez pas couru l’Amérique à pied, si vous n’aviez pas donné un bon coup d’épée au baron, si vous n’aviez pas perdu tous vos moutons du bon pays d’Eldorado, vous ne mangeriez pas ici des cédrats confits et des pistaches. - Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin. 


 

            Voici Pangloss revenu à l’optimisme, concaténant les faits et les événements les plus hétérogènes, d’importance fort variable, pour en arriver à ce résultat qui tourne en dérision la notion de providence : manger des cédrats confits. Et il n’existe pas d’autre moyen de mettre fin à ce délire panglossien que de lui rappeler la nécessité du travail – un travail voué non pas à changer le monde, à se rendre «comme maître et possesseur de la nature », selon la formule de Descartes, mais à préserver de l’ennui et des tourments d’une stérile inquiétude métaphysique des gens qui n’envisagent pas de meilleur usage de leurs facultés pensantes et qui ont élu domicile dans la capitale du mal.

 

                                   *****

 

On voit donc que la question du mal occupe une place importante dans ce conte et que, conformément au principe du conte philosophique et à celui de l’ironie, Voltaire y dénonce les errements de ceux qui entretiennent une vision du mal dépourvue de pertinence (qu’il s’agisse du pessimisme de Martin, de l’optimisme de Pangloss, ou de la perplexité de Candide, qui attend que la réalité lui permette enfin d’adopter un point de vue univoque sur la question) et de ce fait entretiennent avec le monde un rapport biaisé leur interdisant le domaine de l’action[8]. Comme le montre l’ultime réplique, la chose essentielle, ce à quoi il ne faut surtout pas renoncer, à défaut d’ambitions plus constructives, c’est faire taire ceux qui nient l’existence du mal, et leur rappeler la nécessité de s’ancrer dans le réel. Mais il ne s’agit là que d’un moindre mal, et presque pas d’un bien, qui est pourtant le corollaire indispensable de toute réflexion sur le mal, indissociable de ce qui dans une très veille tradition philosophique, se nomme le bonheur, lequel n’est pas même ici un horizon lointain : il suffit pour s’en convaincre de se rappeler que Candide a couru le monde à la poursuite de la belle Cunégonde, et qu’il l’a retrouvée à Constantinople laide au point qu’il a marqué un temps de recul, et acariâtre. Autant dire que ce conte philosophique prend le contrepied de ces contes dans lequel le mal est conjuré pour toujours avec la formule rituelle qui ouvre sur le temps indéfini de la plénitude : « ils furent heureux et eurent de nombreux enfants », perspective à laquelle Voltaire oppose celle d’une dégradation continue dont Cunégonde est l’emblème, elle qui, nous dit-on, devient « tous les jours plus laide, […] acariâtre et insupportable ».  Candide, ou le pessimisme ? En tout cas, il est difficile de ne pas lire ce fameux dénouement comme un sauve-qui-peut, même servi avec des cédrats confits (cuisinés par Cunégonde) et des pistaches …

 

 

            Apostille

 

            Il manque à la conclusion ci-dessus un commentaire qui porterait sur la coloration « infra-philosophique » du dénouement. L’infra-philosophique est selon Fr. Jullien (Du mal / du négatif) ce dont la philosophie ne se préoccupe pas, parce qu’elle n’y trouve rien à élaborer ni à réfuter – l’évidence du mal et de la souffrance dans leur trivialité, reflétée par des énoncés eux-mêmes saturés de trivialité (« Faut s’en voir », dit-on dans la langue populaire de Saint-Etienne pour évoquer la part de souffrance banale indissociable de la condition humaine). Il me semble que c’est quelque chose de cet ordre qui sature aussi le dénouement de Candide : au-delà et en-deçà de la polémique avec Leibniz et de la critique « réformiste », et aussi du registre du conte philosophique (quoique …), le caractère pour ainsi dire récapitulatif de la réunion de cette bande d’éclopés (au propre comme au figuré) dit en somme à quel point il est plus facile de rater sa vie que de l’accomplir. La parfaite réussite de ce dénouement réside ainsi dans une magnifique convergence : ce ratage illustre d’abord de manière pour ainsi dire synthétique la prégnance triviale du mal, et l’ « optimisme » philosophique de Leibniz est balayé, de manière bien plus brutale que par le caractère analytiquement démonstratif du conte, par le caractère désespérant de ce colloque de losers, bien que et parce que l’affaire se joue sur un autre plan, au ras de l’expérience de la condition humaine dans ce qu’elle a de plus banal et de plus fâcheux. Ensuite, ce dénouement retourne bien évidemment la clausule topologique du conte traditionnel : ils ne sont pas heureux, et ils n’auront pas de beaux enfants ; ce retournement est d’ailleurs un excellent exemple d’ « ironie paradigmatique » (Philippe Hamon), et la stabilisation existentialo-économique qu’autorise le modèle du jardin laborieux, illustration du moindre mal plutôt que du méliorisme voltairien, doit être mesurée au regard de ce détournement qui montre au passage les limites (existentielles et spirituelles : « Travaillons sans raisonner » a dit Martin) de ce modèle d’inspiration physiocratique. Enfin, l’alacrité voltairienne ne succombe pas à ce ratage ; bien au contraire, c’est la dissonance (Ph. Hamon) qui caractérise les derniers paragraphes, et le lecteur trouve en elle son salut, notamment dans la distance qu’elle pérennise à l’égard des héros et de leur destin : c’est terrible, accablant (jusque dans le registre de la consolation utilitaire et du transfert libidinal : Cunégonde qui devient une bonne cuisinière), mais c’est irrésistible. Car c’est aussi de l’humour, hors duquel, qui ne le sait, nous ne saurions nous sauver du mal et survivre à nos propres désastres.



[1] Rappelons de quoi il s’agit : le 1er novembre 1755, un tremblement de terre suivi d’un ras de marée et qui provoqua un énorme incendie détruisit la fastueuse Lisbonne, causant au passage à peu près 30 000 morts. Ce fut pour l’Europe un traumatisme considérable, qui redonna toute son acuité au débat sur le mal et la Providence.   

[2] Par opposition au bien mensonger et mystificateur promus par exemple par les religions institutionnelles, selon lesquelles vivre conformément au bien c’est aller à la messe, obéir à l’Eglise, etc.

[3] Ce qui ne suffit pas à faire de Voltaire un révolutionnaire.

[4] Sade perfectionnera ce procédé en construisant pour sa part un diptyque de deux romans : Justine ou les infortunes de la vertu / Juliette ou les prospérités du vice.

[5] Malraux, préface du Démon de l’Absolu.

[6] Les adversaires politiques de Louis XIV (les protestants notamment) décrivaient volontiers son royaume sous les traits de l’Empire du Grand Turc, selon un procédé auquel Voltaire lui-même recourt dans sa pièce Mahomet ou le fanatisme (dans laquelle il veut avant tout dénoncer la papauté) ou dans un texte très drôle qui s’intitule De l’horrible danger de la lecture. 

[7]  Le « bon vieillard » qui donne une véritable leçon de sagesse, ce n’est pas celui-ci, c’est celui que Candide rencontre dans l’Eldorado (dans un royaume utopique, donc, mais dans lequel la monnaie en usage est la livre-sterling …), au chapitre XVIII, qui est « le plus savant homme du royaume », et un véritable philosophe, qui parle de morale, de religion, d’Histoire, de politique et de commerce, pas un patriarche dominé par la peur et dont l’idéal de vie (l’éthique serait-on tenté de dire) est en définitive assez misérable.

[8] Une action dont le travail dans le jardin est dans une certaine mesure une parodie, même si les protagonistes en retirent, à en juger par le dernier paragraphe, une indéniable satisfaction, même si Voltaire, bien sûr, condamne l’oisiveté, croit en la capacité à entreprendre qui permet à l’individu de contribuer à la prospérité de son pays en exploitant ses talents. 

06/03/2011

Quelques réflexions sur Voltaire, Rousseau et le mal, par Jean Goldzink

QUELQUES RÉFLEXIONS SUR VOLTAIRE, ROUSSEAU ET LE MAL

 

[Conférence prononcée par Jean Goldzink devant les étudiants de math sup -Math spé du Lycée Champollion de Grenoble le 29 novembre 2010, pour illsutrer la question du mal au programme des CPGE scientifiques en 2010-2011. Jean Goldzink est spécialiste du XVIIIe siècle, auteur de nombreux ouvrages ; il a enseigné à l'Ecole Normale de St-Cloud et à Siences Po]

 

            Je pars des trois textes à votre programme. Ils se divisent en deux groupes : des œuvres d’art et un discours conceptuel. Shakespeare et Giono dressent deux arbres immenses. Ils ont beau être noueux, tordus, frissonnants, tourmentés par un vent mauvais, on a envie de s’y adosser, de les contempler, de fumer une cigarette et de dire : « C’est beau, que c’est beau, que je suis bien ici, maintenant, quoique trempé et glacé ». Bien sûr, vous allez aussitôt voir accourir des petites créatures en blouse grise ou blanche, qui vont vous montrer des écriteaux plantés tout autour, vous expliquer à quelle espèce ces arbres appartiennent, sous quel climat ils poussent, quel âge ils ont, qui les a plantés, etc. Ce n’est pas inintéressant, on peut en causer ici ou là, par exemple dans des concours, mais chacun comprend que ces arbres ne sont pas faits pour ça, qu’ils ne s’adressent pas qu’à la raison discursive et palabrante. Comme la cigarette, ça vise d’autres parties du corps, d’autres plaisirs que l’instruction. Ils valent par soi, en soi. Ils sont uniques, pleins, autonomes, autosuffisants, directement accessibles,  immédiatement comestibles. Ils vous prennent par la tête et le ventre et la peau. C’est ça, la croix des critiques littéraires : l’inadéquation congénitale de leur discours aux choses dont ils prétendent parler. Le comble de l’écart étant atteint en poésie. C’est pourquoi j’ai choisi le siècle des Lumières françaies, le siècle de la prose et des idées.

            Et cela, Rousseau le sait. Parce qu’il est un artiste, et parce qu’il a lu Platon. Dans Emile, il ne met pas la philosophie en dialogues, il la met en récit. Et dans ce récit, au moment d’aborder la question de Dieu, il lui faut, de nécessité absolue, trouver autre chose, passer à la vitesse supérieure. C’est la profession de foi. Alors, est-ce un arbre ? Non. C’est une belle et grande chambre d’hôtel, ou de palais, avec un superbe bonzaï qui fait signe, par la fenêtre, aux grands chênes de la campagne. Mais, pour rejoindre cette campagne, il faut traverser des couloirs, des portes, il faut un plan et de l’aide. Le discours philosophique prend place dans une histoire des problèmes philosophiques, l’œuvre d’art, même médiocre, peut se passer de généalogie. On y entre de plain-pied. L’art est, de soi, démocratique, même quand, avec le triomphe de la démocratie politique, au XIXe, des poètes écœurés veulent se construire une chambre en haut d’une tour d’ivoire, et parler une langue sacrée, une langue d’ailleurs.]

 

1. Toile de fond

D’où vient le mal ? La question philosophique est antique, et même immémoriale sous ses formulations mythiques. Mais quand Rousseau l’aborde dans Emile, elle vient d’être incarnée, 50 ans plus tôt, par le duel serré qu’un génie engage avec un esprit supérieur. Le génie, c’est Leibniz ; l’esprit supérieur, Bayle, qui meurt quelques années avant la parution des Essais de Théodicée (1710). Tous deux, le luthérien allemand et le calviniste français, le penseur œcuménique et le ferrailleur professionnel, posent le problème sur le même terrain : à la jointure de la philosophie et de la théologie. Car le mal taraude tout particulièrement la pensée chrétienne, dans la mesure où elle invente la théologie, ce mixte de démarche philosophique héritée des Anciens et de commentaire des Écritures dites saintes, crues tombées telles quelles de la bouche divine. Là est le fond des embarras : comment concilier l’existence de Dieu, monothéiste et chrétien, assis une fesse sur la Raison, l’autre sur la Révélation, avec l’existence du mal ? Si Dieu est infiniment puissant, sage et bon, postulat monothéiste, s’il sait et fait tout, comment comprendre les imperfections du monde tel qu’il est ? Cette question atteint son acmé aux 17-18e siècles. Pourquoi ? On pourrait avancer d’abord le fait des guerres de religion ; ensuite la constitution de la science physico-mathématique moderne, qui dresse à côté de la religion un ordre de vérité universelle et pacifique, intégralement rationnel et consensuel ; enfin, le renforcement accéléré d’un ordre étatique de plus en plus autonome par rapport aux institutions religieuses. Ce qui change, ce n’est pas l’essence en soi, le noyau primordial de la question du mal, c’est son contexte. On ne peut plus y répondre par le mythe ou la théologie, elle interroge l’idée même de Dieu, avant, à partir du 19 e, de s’en désintéresser toujours davantage. C’est en tout cas mon point de vue. La trace ineffaçable des Lumières, entendues comme un mouvement européen et pluriséculaire, pluriel et convergent, qui a modelé notre monde actuel.

Pierre Bayle s’est acharné toute sa vie, au vu et au su de l’Europe lisante (ce qu’on appelait la République des Lettres), à creuser scandaleusement un gouffre béant entre Dieu et le mal, la raison et la foi, pour déboucher sur un fidéisme : la raison humaine ne peut rendre compte de l’antinomie entre les mystères sacrés et les évidences purement rationnelles, elle doit rendre les armes au profit des vérités de foi crues comme telles. Seule la foi sauve, c’est le postulat protestant et anti-papiste. Ni les œuvres ni les raisons ni les sacrements ne participent sérieusement au salut. Leibniz refuse, avec une aussi inépuisable énergie et une science encore plus forte, un tel hiatus. Il pense que les mystères divins (incarnation, résurrection, trinité, miracles) sont certes AU-DESSUS de la raison humaine, mais pas CONTRE la raison, et il va déployer sa prodigieuse dialectique, ses confondantes connaissances de toute chose, pour le démontrer dans le seul livre publié de son vivant, directement écrit en français : Essais de théodicée (= justification de Dieu). Entre l’existence avérée du mal et l’existence indubitable de Dieu, nécessairement parfait, il n’y a nulle incompatibilité logique, nulle contradiction qui forcerait la raison au silence, à une absolue défaite ici-bas.

Les deux vérités n’aboutissent pas à une absurdité métaphysique caractérisée, telle que deux et deux font cinq, qu’il faudrait croire pour humilier la pauvre raison humaine devant la foi révélée. Il convient de considérer le mal terrestre, le seul dont nous ayons connaissance,  non pas comme une FIN divine, pas même comme un MOYEN, mais comme une CONDITION du meilleur des mondes possibles. Le mal, dans l’économie divine à l’échelle de l’univers cosmique, donc infini et inconnu, est au service du plus grand bien possible, le seul digne de Dieu, le seul conforme à sa nature. C’est donc se tromper lourdement que, par exemple, supposer que Dieu a choisi le moindre mal, car cela revient à prêter une imperfection à l’Être infiniment parfait, qui ne peut vouloir que le meilleur possible parmi l’infinité des possibles que son entendement infini conçoit en toute clarté. Contrairement à ce que Bayle se complait à répéter - non sans se contredire au fil des textes, déclare Leibniz - la visée du meilleur possible, suite nécessaire de la perfection divine, n’élimine en rien la liberté et donc la responsabilité humaine, sanctionnées par le salut et la damnation.

Je ramène brutalement, grossièrement, cette formidable construction métaphysique à deux axes.

1/ - L’argument de la totalité : a/ Sur terre, à considérer la totalité des faits enchaînés par la main de Dieu, il y a moins de mal que de bien. b/ Y en aurait-il plus, cela ne prouverait rien, puisque la question du mal, rapportée à Dieu, se pose forcément au niveau de l’univers et de ses mondes possibles, qui forment un tout nécessairement harmonieux, puisque émanés de Dieu en vue du meilleur possible à l’échelle cosmique, seule visée adéquate à la substance divine. Voltaire, dans « Candide », s’empressera évidemment de tout ramener à l’échelle terrestre, la seule qui nous importe.

2/ - L’argument de la perfection. Si Dieu est, il ne peut sans contradiction insoutenable être imparfait. Or Dieu existe, comme toute la nature et toutes les raisons le prouvent avec évidence, l’hypothèse athée étant absurde de par l’inadéquation entre la cause (le hasard aveugle des atomes matériels) et l’effet (l’ordre du monde). Donc, il a nécessairement créé le meilleur monde possible. Ce monde implique par conséquent la PERMISSION du mal comme CONDITION du plus grand bien possible, puisque le mal existe sur terre, quelle que soit la part, violemment  débattue, du péché originel dans cet état de fait. Il faut considérer sereinement le mal sur terre, qui n’exclut en rien d’autres mondes bienheureux, comme un ingrédient secondaire, mais nécessaire à la confection du meilleur possible sur une partie de l’univers à l’harmonie duquel il participe. En somme, puisqu’on ne peut douter ni de Dieu ni du mal sur terre, force est d’admettre que l’imperfection d’une petite partie de la partie appartient à l’harmonie préétablie du tout, à savoir l’univers. Dieu laisse au mal la permission d’exister au service de la seule finalité conforme à l’essence divine : le meilleur possible. Si les moyens, les modalités du travail divin nous échappent, sa finalité est indubitable, sauf à détruire l’idée même de Dieu et se complaire sans raison aucune dans la pure absurdité inhérente au matérialisme athée (Démocrite, Épicure et leurs héritiers modernes, Hobbes et Spinoza selon Leibniz).

Cette solution grandiose passe par la redéfinition d’une multitude de concepts philosophiques et théologiques, dont l’absence de précision rigoureuse et la rage polémique expliquent aux yeux de Leibniz l’amoncellement interminable des débats au fil des siècles, qui font le beurre très salé de Bayle  : liberté, nécessité, contingence, causalité, substance, lois générales et particulières, rapports de l’âme et du corps, économie des grâces, prédestination et responsabilité morale, etc. Sans mon système de l’harmonie préétablie, affirme Leibniz, point de solution à toutes ces pseudo-apories dont Bayle, dit-il, se délecte à plaisir et plus que de raison. Vous voyez cependant que Bayle et Leibniz tombent abolument d’accord sur la nature et les enjeux théologico-philosophiques des questions gravissimes en débat ; il s’agit pour tous deux du salut et de la damnation, du repos de l’âme ici-bas, du rapport à Dieu, de l’ordre social que minerait le doute sur Dieu.

Pour ma part, mais je ne suis ni philosophe, ni théologien ni croyant, encore moins en état de me mesurer à ces grands esprits d’une science et d’une virtuosité incroyables, je pencherais nettement vers Bayle. Posé sur ce terrain, le rapport entre un Dieu infiniment sage, puissant et bon, d’un côté, et l’existence du mal de l’autre, me paraît insoluble à la jointure d’une exigence philosophique rigoureuse et de textes révélés indéfiniment sollicités pour répondre à des réquisits conceptuels qui n’étaient pas les leurs, comme Spinoza l’a démontré le premier dans son TTP. (Leibniz discute pied à pied avec Bayle, dont il ne semble pas mettre en doute la foi, à juste titre semble-t-il ; Hobbes et Spinoza sont en revanche présentés comme de purs et absurdes adversaires, puisqu’ils nient selon lui l’existence pourtant évidente d’un Dieu infiniment libre, intelligent et bon). Je ne vois pas comment, dans un cadre chrétien, on pourrait ne pas céder au fidéisme, en dépit du génie leibnizien. J’irais même jusqu’à m’imaginer, avec une indéniable candeur ou raideur, qu’en supprimant l’hypothèse Dieu, à l’évidence indémontrable, on devrait du même coup effacer la notion de Mal avec une majuscule et au singulier. Il n’y aurait plus que des délits actés par les lois, les mœurs, les idéaux, inscrits dans le temps et l’espace, en mouvement perpétuel et conflictuel, des délits punissables et des injustices dénonçables, jusqu’à ce qu’elles deviennent à leur tour des délits. On évacuerait les maux physiques (maladies, mortalité), à mon avis hors-sujet tant qu’on ne les aborde pas politiquement (Haïti), une bonne partie des méchancetés morales (avortement, suicide, adultère, drogues, blasphèmes divers, passions dites vicieuses, comme la fameuse rapacité des banquiers si à la mode) et des maux dits métaphysiques. On ne s’occuperait plus du salut, du bien et du mal, mais de la santé, du travail, du logement et de la nourriture, sans oublier l’instruction, envisagés commes des problèmes socio-politiques gérables à tel et tel prix. Il s’agirait alors d’évaluer et de traiter des faits mesurables de liberté, d’égalité, d’équité. On ne se heurterait plus à Dieu ou à ses substituts sacralisés, mais à quelque chose de plus terrestre et bien plus violent : des intérêts coalisés, impitoyables en toute bonne foi, sans guère de perversité morale individuelle. Ce qui pose un problème, ce n’est pas le rapport du mal à une transcendance toute puissante et toute bonne, problème dont Rousseau et Voltaire héritent de gré ou de force par l’idée de Dieu qui les réunit ; c’est notre impuissance massive, mais pas irrémédiable en soi, devant le produit incessant et écrasant de notre propre activité. Ce que Marx appelle l’aliénation, et dont il cherche la solution terrestre, profane.

L’actualité nous offre un exemple assez éloquent de la nécessité (en réalité impossible) d’une approche dépassionnée ou désubstantialisée du mal : alors que la sacralité de l’institution religieuse se casse la figure en Occident depuis les Lumières, en 40 ans à peine, sous nos yeux, s’est constituée une autre sacralité, purement profane – celle de l’enfant. Le délit pédophile est devenu scandale, horreur, terreur. Et, saisissante logique, ces deux sacralités, si hétérogènes en dépit du petit Jésus, entrent en collision sous la figure du prêtre pédophile, nouvelle incarnation du mal absolu, autrefois dévolue à l’hérétique et à l’athée, en passant par la sorcière. Forcément en retard d’un train, l’Église catholique, chantre de la sainte famille, est obligée de céder devant cette sacralité toute récente, elle qui se demandait depuis longtemps si les enfants morts sans baptême étaient ou non damnés, ou envoyés dans l’entre-deux des limbes. Oui, évidemment, damnés, clamait Bossuet, au nom du péché originel. Leibniz est plus réservé, comme sur l’efficace absolue du péché originel dans l’explication du mal, péché dont Rousseau nie carrément l’existence dans le Discours sur l’origine de l’inégalité. En somme, nous venons d’assister à la naissance de deux monstres contemporains, deux incarnations du mal absolu : le pédophile, issu des mœurs, et le terroriste, issu de la fabrique étatique. Ils existaient depuis belle lurette, mais pas sous ce statut horriblement maléfique. Et ils ont aussitôt leurs experts patentés, qui ne sont plus des théologiens et des philosophes, mais pérorent aussi bien.

Autre transfert : alors que l’Église protégeait depuis toujours ses clercs un peu tordus, au nom du droit canon, le monde contemporain protège son propre clergé, à savoir les banquiers et financiers, au nom de la science économique. Normal, logique, puisque l’Argent, source de tous les miracles, est devenu notre Dieu universel sous le nom de Marché, et que ses servants, on nous l’explique tous les jours, travaillent pour le meilleur monde possible, qui ne va pas sans un certain mal secondaire autant que nécessaire, car indissociable du meilleur : la liberté des affaires, l’autonomie non arbitraire des lois du mouvement des capitaux, l’harmonie des marchés et de l’intérêt général. Nos nouveaux théologiens, leibniziens sans le savoir ou en le sachant, s’appellent désormais les économistes, confrontés en dernière analyse aux problèmes de Bayle et Leibniz : eux aussi étaient tracassés par l’existence des sciences physico-mathématiques, dont veulent à toute force se réclamer les économistes. Évidence de Dieu, pour Bayle, Leibniz, Rousseau, Voltaire, quoique non démontrable en toute rigueur. Évidence du Marché pour la plupart des économistes et des politiciens actuels. Et eux aussi, quand éclate une crise, l’évidence factuelle d’un mal, se lancent à leur tour dans une entreprise de justification (une écodicée), et souvent de fidéisme, avec réemploi du vieil argument récusé par Hume dès le milieu du XVIIIe siècle : Que deviendrait l’ordre social, non plus sans Dieu et religion, mais sans Marché, sans Bourses, sans spéculateurs ? Ils répondent tous les jours : une monstrueuse absurdité, un désordre fatal. Et donc, sauvons les banques privées à coups de milliards publics. Fin de l’État-providence, mais au service d’une finalité providentielle qui fera, plus tard, notre salut à tous.

On pourrait poursuivre le parallèle avec Leibniz, qui distingue nécessité géométrique et nécessité morale, cette dernière laissant place à la contingence, et donc à la liberté divine et humaine, aussi différentes soient-elles. Qu’explique-t-on au monde entier, depuis des mois, à travers l’exemple des Grecs ? Qu’un mal partiel et local (l’état de leurs finances aux yeux du Marché) travaille à un grand bien (la baisse de la dette publique de tous les États, source de la confiance des spéculateurs), grand bien qui est la seule finalité véritable du grand tout capitaliste enfin mondialisé, animé par un dessein bienveillant auquel toute raison individuelle éclairée et vertueuse se doit d’adhérer ! Une grosse différence, c’est que le Marché ne veut pas, à l’inverse du Dieu leibnizien, le plus grand bien général à travers l’éventail de tous les possibles conçus par un entendement infini. Mais, encore plus fort, il l’obtient par une harmonie en fin de compte automatique, sinon préétablie, des atomes spéculatifs, l’agitation désordonnée des atomes agioteurs. Ce qui donnerait raison à Hobbes et Spinoza contre Leibniz, mais passons.

Vous objecterez à ces spéculations que mon opinion ne vous sert à rien, vu qu’on ne saurait décemment me citer à côté de ces grands hommes. C’est hélas exact. Mais je n’ai fait que paraphraser un autre grand homme : Hume (Enquête sur l’entendement humain, 1748). Il ruine par avance la Profession de foi vicariale, par une argumentation imparable.

1/ En tentant de prouver Dieu par l’ordre des phénomènes naturels, càd en passant des effets à la cause, il faut en bonne logique proportionner la cause aux effets, sauf à tomber dans la conjecture indécidable. Autrement dit, on ne peut sans dérapage logique grave accorder à la cause d’autres attributs que ceux manifestés dans les effets physiques dont on part. Donc la cause en question, Dieu, la cause supposée, induite, ne peut être dotée d’attributs infinis et parfaits, radicalement absents de la nature observée ; et on peut encore moins repartir à nouveau de cette définition indue pour rebondir sur la pseudo-démonstration d’une bienveillance divine (la Providence), d’une immortalité de l’âme, des peines et récompenses après la vie, etc. Double et fatale infraction logique de toute théodicée, de toute preuve de l’existence de Dieu à partir de la nature physique. Hume ruine à sa racine toute démonstration de l’idée de Dieu par le biais de sa Création, démarche commune à Leibniz, Voltaire, Rousseau. De l’ordre naturel des phénomènes, on ne peut rien induire de divin, de transcendant, d’infiniment parfait. Kant en tirera sa célèbre démonstration de l’impossibilité radicale, pour la raison pure, des preuves métaphysiques de l’existence de Dieu. Il faut, dit-il, passer par la raison pratique. Fin définitive des preuves ontologiques de l’existence de Dieu.

2/ Dès qu’on pose un Dieu parfait à partir des effets naturels imparfaits, la question du mal devient irrémédiablement insoluble et torturante, car on ne peut décharger Dieu de sa responsabilité médiate ou immédiate, sauf à se forger à plaisir des mondes inconnus imaginaires (des planètes bienheureuses, le Paradis), et à sortir encore plus de la saine philosophie. Du dérapage logique initial (passer de la Nature à Dieu) découlent des constructions imaginaires de plus en plus extravagantes, de plus en plus embrouillées, nébuleuses.

3/ D’où ce paradoxe cinglant : les pires ennemis de la religion chrétienne sont ceux qui veulent la démontrer par les voies inadéquates de la raison, le chrétien est nécessairement fidéiste, pur croyant parmi les autres croyants passés et présents. C’est l’évidence même, reconnue au bout de deux siècles de combat acharné par Rome : la papauté n’exige plus, au bout de 20 siècles, d’affirmer l’exclusive vérité du christianisme, mais la réalité historique et géographiquement circonscrite de nos « racines chrétiennes » en Occident. On nous demande modestement de faire une petite place à la religion chrétienne, d’admettre un héritage, d’écouter une voix venue du fond des siècles, de notre culture. Chute vertigineuse du divin catégoriquement vrai dans l’anthropologie culturelle, le relativisme historique. D’une vérité absolue, on passe à un héritage, une dot culturelle propre à l’Europe.

4/ Hume, en 1748, ruine par conséquent tout fondement rationnellement démonstratif : a/ le fondement des religions historiques assises sur leurs pseudo-miracles absurdes en soi et de toute façon annulés par leur pluralité contradictoire ; toute religion exhibe ses miracles indécidables ; et b/ le fondement de la religion naturelle, le déisme ou théisme, plus philosophique par pure apparence, mais déduit lui aussi d’un sophisme, d’une incohérence logique. D’effets naturels on ne peut tirer une cause surnaturelle, et de cette cause, à leur tour, d’autres effets, comme l’économie providentielle du mal avec ses divers arrière-mondes. L’entendement fini n’a à s’occuper que de notre monde fini.

5/ Cette démonstration, déclare Hume, n’entraîne aucune conséquence pratique dans les conduites morales, la différence du vice et de la vertu, la valeur expérimentée de l’amitié et de la modération, et il n’est pas correct d’invalider un raisonnement démonstratif par la dangerosité supposée de ses pseudo-conséquences sociales (argument récurrent chez les partisans de Dieu, Leibniz, Voltaire, Rousseau, toutes les Églises jusqu’à nos jours). Preuve actuelle : va-t-on démontrer que les Américains, incontestablement très croyants, sont plus moraux que les Européens, qu’ils commettent moins de crimes et de délits ? Que les sociétés païennes furent d’affreux lupanars ? C’est la confirmation du fameux paradoxe de Bayle, qui fit scandale : une société d’athées vertueux serait aussi morale, et en réalité plus viable, dit-il, qu’une société d’authentiques chrétiens ; autrement dit, les sociétés prétendument chrétiennes ne tiennent qu’en violant la morale chrétienne ! Au contraire, Rousseau prête au vicaire le double argumentaire traditionnel sapé par Hume : 1/ l’ordre naturel prouve une cause surnaturelle, et de cette cause on est alors tenu de déduire une logique providentielle ; 2/ une société sans croyance en un Dieu bon et juste, en une âme immortelle, courrait à sa perte. C’est un fait, ces deux assertions jugées si longtemps évidentes, répétées dans des millions de prêches durant des millénaires, sont devenues intenables. Personne ne peut plus douter raisonnablement que les sociétés tiennent sur des valeurs immanentes, historiquement hétérogènes, sans secours divin.

 

Rousseau intervient donc dans un débat plus que millénaire, dominé par la figure de Dieu, un Dieu à la fois révélé et raisonné, et cela 50 ans après la formidable synthèse de Leibniz. Deux choses me frappent dès lors dans le discours qu’il délègue au vicaire.

A/ L’exclusion des interminables discussions théologiques sur la typologie et l’efficace controversée des grâces célestes ; sur la prescience divine et son accord avec la libre responsabilité humaine, les formes de cette liberté à la fois nécessaire à la responsabilité morale et problématique au regard de la prescience divine infaillible de tous les actes, pensées distinctes ou confuses, velléités et volitions de chaque individu ; sur le rapport entre contingence et nécessité, entre miracles et lois générales, sur le statut de la damnation et du salut, l’éternité des peines, etc. Le vicaire tranche les nœuds gordiens hérités d’une immense littérature à la hache ou à la tronçonneuse. Non pas que Rousseau ignore ces scabreux problèmes théologico-philosophiques discutés avec passion depuis des siècles ; il les écarte résolument et explicitement au profit d’un credo succinct, aux antipodes du minutieux et bienveillant dialogue leibnizien, mais en faveur d’un même effort de rassemblement des bonnes volontés. Tout se passe comme si, en 50 ans, la théologie pure et dure, celle qui obsédait encore Bayle et Leiniz, tout le 17e, avait perdu la main, s’effaçait irrémédiablement du sol des discussions, sinon du sous-sol.

La première marque du discours vicarial est donc une opération d’épuration, d’abord de la théologie, mais aussi, quoique moindre, à l’égard des discussions techniques entre philosophes sur tous les concepts que je viens d’évoquer. Le vicaire a donc parfaitement raison de se présenter comme ni théologien ni même philosophe au sens professionnel du mot. Cette profession de foi n’est pas un traité en règle. C’est plutôt un discours de la méthode morale, alors que Leibniz se proposait d’écrire une somme définitive sur le mal, où aucune objection passée ou présente ne demeurerait sans réponse. Tel n’est pas du tout le statut du mal dans la Profession de foi ; il me paraît clair que, du point de vue de votre sujet, ce texte ne saurait se comparer avec Spinoza ou Leibniz. Cela revient à dire que le texte de Leibniz contraint Rousseau à faire autre chose.

B/ Mais la Profession de foi procède à une autre opération, bien plus surprenante puisqu’elle ampute le corpus rousseauiste d’un de ses apports essentiels. Il ne s’agit plus d’épuration mais d’expulsion. On n’y trouve rien, en effet, sur ce qui assura la célébrité de l’auteur : l’ancrage du mal dans le terrain socio-politique, à travers notamment les deux Discours et le Contrat social. Or il importe de savoir que Leibniz, en quelques lignes tout à fait explicites, écarte absolument l’inégalité sociale du terrain de la discussion, où elle n’a selon lui rien à faire. Pour lui, l’inégalité politico-sociale n’est pas un mal. De deux choses l’une : ou bien Rousseau a changé d’idée, et tout bonnement de philosophie, tout en publiant Émile et le Contrat social d’un même élan ; ou bien des raisons propres à Émile écartent la philosophie politique, qui se substituait chez lui au péché originel biblique, qu’il refusait de prendre en compte dans le raisonnement philosophique sur état de nature sans mal et état social de plus en plus néfaste. Admettre la solution canonique héritée de la Bible revient en effet à résoudre le problème du mal par une solution inventée ad hoc, et à ruiner d’avance la réconciliation de l’homme avec lui-même au sein d’une Cité terrestre intégralement réformée.

Le monde social tel qu’il est devenu, dans la philosophie politique de Rousseau,  n’est donc pas le meilleur possible, il ne manifeste en rien le dessein divin, son maléfice relève de causes intrinsèquement humaines, donc changeables. Il est possible que Rousseau ait perdu quelques espoirs au fil des années, mais je ne vois pas comment il aurait pu changer de philosophie tout en publiant Du Contrat social, résidu d’un énorme ouvrage politique livré au feu. C’est donc bien parce que le personnage appelé Émile n’est pas destiné à une cité précise, au métier de citoyen,  que la question politique est mise de côté, et que du coup la Profession de foi peut être confiée à un vicaire, naturellement porté à la circonscrire sur le terrain éthico-religieux, le seul adapté au dessein explicite de l’ouvrage : dessiner une éducation selon la nature, et non selon telle ou telle société politique, sauf à imaginer un détour utopique par un quelconque Eldorado, rendu inutile par la publication concomittante du Contrat social. Tout se tient.

Reste qu’une telle amputation interdit, selon moi, de faire de la Profession l’expression synthétique de la pensée rousseauiste du mal. En tout cas, l’originalité conceptuelle n’est sûrement pas de ce côté. On ne peut donc pas lire la Profession sans se souvenir du second Discours et du Contrat social. Ce qui est étrange, dans la Profession, ce n’est pas du tout ce que Rousseau fait dire par le vicaire. C’est que le vicaire n’ait rien lu ou retenu de Rousseau, du Rousseau philosophe politique. C’est qu’il écarte, comme Leibniz, la question politique de l’inégalité de la question métaphysique du mal. Leibniz s’en expliquait en quelques lignes, le vicaire pas du tout. C’est le plus grand paradoxe du texte, son vide vertigineux, son silence énigmatique. Je ne vois qu’une explication : Rousseau ne traite pas ici du mal en soi ; il traite du mal dans son rapport à Dieu, en tant que le mal pourrait contester l’idée de Dieu. C’est parce qu’il doit aborder au Livre IV l’idée de Dieu, comme forme extrême du problème de l’abstraction succédant logiquement et chronologiquement aux sensations et aux sentiments, qu’il doit parler du mal. Cette subordination logique du mal vaut aussi pour Voltaire.

 

2. Voltaire aux prises avec le mal

Voltaire n’a pas la réputation d’un grand ni même bon philosophe ; aucun de ses textes n’a jamais figuré à l’agrégation de philosophie, à l’inverse de Diderot et Rousseau. Beaucoup de gens sont persuadés qu’il n’a rien compris à Leibniz, d’où Candide. Je vais laisser de côté ses récits, au profit de quelques textes explicitement philosophiques, en vers ou en prose. Le premier s’intitule Traité de métaphysique (1735, édité en 1785, après donc sa mort en 1778, comme Rousseau). Le mal y est abordé, canoniquement, comme la plus forte objection à l’existence de Dieu, autrement dit sous l’angle métaphysique, ou théologico-philosophique, qui est aussi celui d’Emile. A part le Poème sur le désastre de Lisbonne (1756), qui déclenchera une réponse enflammée de Rousseau, et Candide (1759), dont Diderot interdisait la lecture à sa fille, le mal ne tracasse pas V. parce que les hommes souffrent, mais parce que leur souffrance ou leur méchanceté compromet l’image divine. Dès le chap. II du Traité, le 4e argument des athées rétorque aux déistes que si l’ordre universel devait prouver un Dieu, alors « il prouverait encore mieux un être barbare ». En effet, que montre ce fameux ordre ? L’entredévoration des espèces et les « misères de l’homme ». Le déiste réplique que le mal moral est une chimère, d’ailleurs aussi inexplicable dans le système athée ; que l’idée de justice est purement humaine, Dieu n’étant pas plus juste ou injuste que bleu ou carré ; qu’il est impossible de démontrer que « ce monde-ci déroge à la sagesse divine », faute de pouvoir prouver que Dieu « pourrait mieux faire ». Donc, déclare le déiste (et Voltaire le demeura toujours), ni les maladies, ni les passions, ni la mort, ni la guerre des espèces ne peuvent condamner Dieu. Si le mal complique effectivement la démonstration de l’existence de  Dieu, il ne suffit pas à la ruiner, car comment expliquer alors un monde ordonné et des êtres intelligents ? Le mal fait problème, certes, mais bien moins que l’athéisme matérialiste, pure absurdité. On remarque au passage que le mal, s’il a rapport à la politique (guerres meurtrières et par suite misère des populations), n’est absolument pas dans l’inégalité, contrairement au second Discours rousseauiste, mis de côté dans la Profession. Le Sixième Discours en vers sur l’homme (1738-9) dit clairement : « Dans votre rang placés demeurez satisfaits. »

Le mal nous reste cependant sur les bras. Il faut alors se demander si Dieu a légiféré du haut du ciel en morale et en religion, autrement dit, a-t-il tranché par décret immuable et explicite sur le bien et le mal ? C’est l’objet des deux derniers chap. du Traité (VIII-IX). Réponse : non, il n’y a pas de droit divin, de lois sacrées universelles tombées du ciel et recueillies dans un livre divin gardé par un clergé parlant au nom du Ciel, la morale humaine change au fil du temps et de l’espace. Scepticisme relativiste ? Non. V. maintient l’existence de « lois naturelles », càd de points de consentement universels : nulle société, dit-il, n’a prescrit l’assassinat, le reniement des serments, le vol en cas de propriété.

De plus, il y a une uniformité formelle de la morale, en ce sens qu’elle est partout et toujours l’obéissance aux lois locales. Cette obéissance forme le fondement de la sociabilité, à laquelle Dieu nous a destinés en forgeant notre nature d’homme : « la vertu et le vice, le bien et le mal moral, est donc en tout pays ce qui est utile et nuisible à la société » (X). Définition des Lumières, anti-théologique, non chrétienne. Donc, mal et bien relèvent d’une logique purement humaine de l’intérêt collectif, soumise à une dynamique des passions et des besoins.

Bien entendu, il faut comprendre que cette machine individuelle et sociale sort des mains de Dieu. S’il n’y a pas de bien et de mal en soi, « indépendant de l’homme », étiqueté par Dieu avec code-barre, c’est que Dieu nous laisse exploiter les dons qu’il nous a faits : « la raison, l’amour-propre, la bienveillance pour notre espèce, les besoins, les passions, tous moyens par lesquels nous avons établi la société ». Porte ouverte à l’anarchie des passions individuelles déchaînées, clamaient les défenseurs de la religion conçue comme Révélation et code prescriptif dicté par Dieu en personne. Voltaire répond : « Je n’ai d’autre chose à dire à ces gens-là [ceux qui violent les lois], sinon qu’ils seront pendus ». Deux institutions sociales font dominer l’ordre sur le désordre : les lois répressives, et la crainte du mépris, l’honneur, sentiment universel entretenu par l’éducation. La société ne tient donc pas par essence sur la peur d’un Dieu, sur l’institution religieuse ; elle se conserve par ses propres forces contre le mal qui la menace à partir des passions en soi bénéfiques.

Il y a donc du mal sur terre, néfaste à la société quoique né des mêmes sources naturelles (passions et besoins), mais tout cela laisse Dieu indifférent. Il abandonne hommes et animaux à leur nature par lui instituée, à leurs forces, qui conduisent l’homme vers plus de bien que de mal ; mais à lui de faire mieux, beaucoup mieux : moins de guerres, de fanatisme, de pauvreté. En sachant « Que le travail, les maux, la mort sont nécessaires », car c’est l’ordre voulu par Dieu (Sixième Discours en vers sur l’homme, 1738-39). Ainsi, le mal, purement humain, issu d’une perversion des passions installées par Dieu au bénéfice de l’homme en société, ne requiert nulle intervention providentielle. Dieu est une intelligence créatrice mais impassible, car confiante dans les dispositions à l’ordre qu’elle a inscrites dans la nature humaine. Or la permanence perfectible des sociétés humaines et la rareté du suicide confirment expérimentalement cette prévalence globale de l’ordre sur le désordre. Nul besoin d’un Livre pseudo-divin, d’un clergé pseudo-sacré, ni même d’un Dieu actif et impératif, d’un Dieu acteur historique à la manière biblique, voire, Voltaire hésite, d’un Dieu punissant et récompensant après la mort.

V. se bat donc sur deux fronts : contre les athées, dont il estime que le seul argument sérieux est l’existence du mal ; contre les chrétiens, dont il ruine, comme bien d’autres, l’idée anthropocentrique qu’ils donnent de Dieu. Combat inégal : l’athéisme est à ses yeux l’option purement spéculative de quelques rares esprits extravagants, contredits par les sciences physico-mathématiques, càd par Newton : une Nature où règnent des lois mathématiques, habitée par des êtres intelligents, obéit forcément à une Intelligence divine ; tandis que le christianisme est une immense force sociale, une des figures historiques majeures du mal, en compagnie des princes guerriers. Ce n’est qu’à partir des années 1760 qu’il prendra conscience d’un réel danger athée chez les philosophes parisiens. S’il l’avait pressenti avant, il n’aurait pas pu écrire Candide (1759). Pure hypothèse de ma part ? Non, comme le prouve son dernier grand conte philosophique, Histoire de Jenni ou le Sage et l’Athée (1775). Un jeune athée libertin y invoque le mal comme argument majeur. Comment le terrasse-t-on ? Par des arguments leibniziens, entendons panglossiens, qui le ramènent à la sage vertu théiste !

En réalité, il ne faut pas se laisser abuser par la satire de Pangloss dans Candide. Un déiste confronté au mal ne peut pas éviter Leibniz, qui barre toute théodicée possible. Regardons un texte majeur de 1741 : Eléments de la philosophie de Newton, destiné aux vrais philosophes, et publié. Là aussi, la question du mal est appelée par la négation athée de Dieu. On y répond par 5 arguments : 1/ « Ce qui est mauvais par rapport à vous est bon dans l’arrangement général. » C’est du pur Leibniz. D’ailleurs, faut-il être heureux pour reconnaître un Dieu, et Dieu nous a-t-il promis le bonheur ? 2/ « Il est prouvé qu’il y a plus de bien que de mal dans ce monde, puisqu’en effet peu d’hommes souhaitent la mort ; vous avez donc tort de porter des plaintes au nom du genre humain. » 3/ La guerre des espèces animales entre « dans le plan de l’univers », où la mort produit la vie ; 4/ « Enfin, si vous pouvez être heureux dans toute l’éternité, quelques douleurs dans cet instant passager qu’on nomme la vie valent-elles la peine qu’on en parle ? » On peut douter de l’entière sincérité de cet argument traditionnel, repris avec ferveur par Rousseau. 5/ En quoi la nécessité matérialiste des athées serait-elle une explication supérieure à celle d’un Être suprême ? Conclusion : « La philosophie nous montre bien qu’il y a un Dieu ; mais elle est impuissante à nous apprendre ce qu’il est, ce qu’il fait, comment et pourquoi il le fait. » (par philosophie, il faut entendre et le raisonnement et les sciences de la nature.)

Il s’agit, dans cet argumentaire, 1/ de diminuer le scandale apparent du mal, ce qui était l’objet de Leibniz et deviendra la rengaine, la scie de Pangloss ; 2/ moins visiblement aujourd’hui, d’escamoter tout recours au péché originel censé avoir bouleversé et le plan de Dieu et la nature de l’homme. L’esprit des Lumières en général, et Rousseau comme Voltaire en particulier, rejettent ce dogme chrétien capital. Il me semble d’ailleurs, et ce n’est ni un hasard ni un oubli, que l’Eglise catholique ne l’utilise plus guère en public de nos jours. Par rapport au Traité de métaphysique non publié, on constate que V. maintient la relativité du mal et la prévalence du bien, mais ajoute l’espérance d’un après-monde, d’un éternel bonheur. Il se garde soigneusement, cependant, d’évoquer les redoutables difficultés qui découlent de ce réconfort : nature de l’âme ; permanence du moi après disparition du corps ; disproportion entre un délit passager, relatif,  et un châtiment éternel ; nombre des élus ; preuves de cet autre monde. Donc, dans le texte publié en 1741, Dieu n’est plus indifférent ; de spectateur des tribulations humaines par lui initiées, il est devenu justicier : il punit et récompense. L’impassibilité déiste était censée mettre Dieu à l’abri de toute responsabilité dans le mal, un mal largement relativisé et bonifiable. Si Dieu, dans le texte de 1741, redevient justicier, c’est donc qu’il partage la définition du mal et du bien avec l’homme, ce qui était nié dans le Traité de métaphysique resté manuscrit. Mais alors, comment peut-on affirmer en même temps que nous ne connaissons rien de lui, sinon qu’il existe ? Le mal, est-ce ce qui nuit à la société (Traité de 1735), ou ce qui viole les commandements divins ?

L’essentiel est ailleurs : dans la conviction inchangée que le bien l’emporte globalement sur le mal ; qu’un Dieu prouvé par l’univers ne peut avoir voulu se venger de l’homme, que tout recours au péché originel et à la rédemption christique est irrecevable. Mal et bien ne relèvent pas d’une genèse historique (l’histoire sacrée), mais d’une mécanique naturelle ordonnée par des lois constantes. Le problème, c’est que le sens de ces lois nous échappe. Grand thème voltairien, inépuisable : la finitude de la raison humaine, son arrogance bouffonne. L’énigme du mal révèle mieux que tout autre problème la distance infinie entre le Dieu du déisme voltairien et la fourmi humaine. Le mal est le révélateur de ce qu’est Dieu pour nous : une évidence incompréhensible. C’est pourquoi V. peut nouer dans ses discours raisonnements et apories, tester selon les textes divers types d’arguments, le plus radical étant celui du Traité de métaphysique, qui avançait une définition trop relativiste de la morale et dessinait un Dieu trop absent pour être publié.

Pour ma part, je tends à croire que c’était la solution voltairienne la plus hardie pour désengager Dieu : l’Être suprême a créé des forces naturelles qui agissent et interagissent, et le résultat global va dans le sens d’une prévalence constatable du bien, identifié aux vertus sociales protégées par les lois pénales et par la crainte du jugement public. Mais, au fil des textes suivants et publiés, V. s’éloigne de cette argumentation initiale. Il va impliquer Dieu, directement, dans la morale, mais une morale ramenée aux vertus sociales, à ce qui est socialement utile. Dans son Poème sur la loi naturelle (écrit en 1752, publié en 1756), V. insiste éloquemment sur le fondement divin de la morale : « Je ne puis ignorer ce qu’ordonna mon maître ». Sentiment de la justice et amour du prochain sont des ressorts inscrits par Dieu  avec l’intelligence, et non pas, comme le disent les matérialistes, l’effet inculqué de l’habitude, de l’éducation sociale. Les lois naturelles, qui distinguent mal et bien, sont universelles, car d’origine divine : « Leur pouvoir est constant, leur principe est divin ». C’est pourquoi le méchant sait qu’il fait le mal : « On fuit le bien qu’on aime, on hait le mal qu’on fait ». Conscience, instinct divin : Rousseau dira sous peu exactement la même chose. Nul n’est méchant sans le savoir.

On peut donc se poser cette question : le tremblement de terre de Lisbonne, le 1er nov 1755, aurait-il eu un tel effet sur V. s’il s’en était tenu à la ligne philosophique du Traité de métaphysique ? Plus on implique Dieu dans la marche du monde, plus le mal fait mal. En tout cas, le Poème sur le désastre de Lisbonne (l’équivalent pour les Lumières de nos génocides), change le front : on s’y adresse moins aux athées, qui accentuent le mal pour atteindre Dieu,  qu’aux optimistes qui le minimisent. On y change aussi de registre : les questions angoissées succèdent aux réponses assez placides des textes précédents. Au lieu de rassurer par le raisonnemment, le poème exprime à nu le désarroi véhément d’une conscience bouleversée par la souffrance humaine née de désordres physiques.

On renvoie donc dos à dos la version optimiste, frôlée de si près par V. (« Tout est bien, dites-vous, et tout est nécessaire ») et la version théologique, orthodoxe (« Dieu s’est vengé, leur mort est le prix de leurs crimes »). Ce n’est pas que V. devienne athée, mais il prend ici en charge les interrogations métaphysiques qu’il avait jusqu’ici déléguées aux absurdes matérialistes : comment expliquer que Dieu, doté d’infinis pouvoirs, n’en fasse pas usage ? Comment supporter, devant tant de morts innocents, les discours sur les maux particuliers et le bien général, sur l’impassibilité divine, thèmes du Traité de métaphysique ? Invoquer la nécessité des choses n’explique rien, puisque Dieu est libre et juste. Il ne suffit plus de calculer froidement pertes et gains. La seule vraie question est maintenant : « Pourquoi donc souffrons-nous sous un maître équitable ? » On se souvient que le Traité manuscrit niait que notre idée de la justice, du bien et du mal, soit celle du dieu cosmique, infini.

« On a besoin d’un Dieu qui parle au genre humain ». Pas du Dieu biblique ; pas du Dieu « sans courroux, sans pitié, tranquille, indifférent » - on reconnaît le Dieu déiste du Traité de métaphysique ; pas du Dieu qui nous éprouve avant de nous délivrer ; pas du Dieu dédoublé des manichéens, catégoriquement rejeté, alors que Bayle y voyait - par provocation ? - la solution la plus raisonnable au problème insoluble du mal. Il faut, dit le Poème, rejeter toutes les solutions, admettre notre ignorance indépassable, assumer les souffrances au lieu de les nier, espérer en un Dieu dont les desseins nous échappent : « Un jour tout sera bien, voilà notre espérance ; / Tout est bien aujourd’hui, voilà l’illusion ». Donc : impossible d’accuser Dieu ; impossible de le comprendre sous la pression du mal. Toute solution rationnelle se dérobe : chrétienne, manichéenne, matérialiste, leibnizienne (dite optimiste). Le seul véritable interlocuteur est en réalité l’optimisme, car, on l’a vu, c’est la position que V. occupait jusque-là. V. dialogue pathétiquement avec lui-même sous le choc du désastre portugais. Ce qui domine le célèbre Poème de 1756, c’est ce qui sera, sous une forme satirique et non plus pathétique, le fil, le cœur de Candide : la charge rageuse contre l’esprit de système, l’arrogance métaphysique de tous les philosophes à l’exception de Locke, bouffonne prétention métaphysique incarnée dans Pangloss. Cette arrogance se révèle dans les tentatives répétées d’expliquer le couple liberté-nécessité, la nature de l’âme et sa liaison au corps, etc.

Mais la question du mal aura toujours chez V. un statut particulier, effervescent, parce qu’elle met directement en cause l’idée de Dieu. Jusqu’à la fin de sa vie, V. ne cessera d’y revenir, de scruter le triangle Dieu-l’homme-le mal, sans parvenir à trouver ni même selon moi à chercher une résolution inaccessible à l’esprit humain. J’estime qu’il avait raison : pensé sous l’égide d’une transcendance divine, quelle qu’en soit la définition, le mal devient incompréhensible. C’est ce que Bayle entendait démontrer, et Leibniz démonter dans le seul livre qu’il ait publié. Au fond, de quoi est-il question dans cet énorme et épuisant débat ? Non pas d’abord de l’homme, dont la condition ne change pas au regard des diverses spéculations, qui ne s’occupent en rien d’action pratique. Le but est de se calmer la tête, de rassurer les inquiets, ce que V. n’a jamais obtenu. Mais il est clair qu’on peut atteindre la tranquillité d’esprit visée par le vicaire et son interlocuteur aussi bien avec le matérialisme que l’optimisme, avec une quelconque orthodoxie chrétienne, boudhiste, juive, musulmane ou le manichéisme ou le pur égoïsme. Le véritable enjeu, c’est l’idée de Dieu, le visage qu’on lui dessine ou qu’on lui efface.

Aujourd’hui, le mal a rompu avec Dieu et la théologie. Il est devenu une affaire d’économie politique, de calcul des coûts (politiques, sociaux, budgétaires). Il s’est divisé en bureaux et experts : faim, santé, travail, enfance, vieillesse, femmes et hommes, racisme, démocratie, éducation, écologie, etc. On ne choisit plus entre des métaphysiques, mais entre des carrières, des filières, des projets. Là aussi, V., à Ferney, est entré sur ce chemin de l’action pratique, qui a fait sa légende. A défaut de résoudre le problème métaphysique, il s’est occupé du sort matériel des habitants de Ferney, à qui il offrit même une église neuve, avec cette inscription : Deo erexit Voltaire. Il n’était donc pas rancunier. Il aurait d’ailleurs eu grandement tort d’être ingrat : Dieu et le mal lui ont fourni gratis un inépuisable sujet, pendant presque 50 ans, pour des vers, des récits, des dialogues, des méditations, et moult lettres.

 

3. La réplique de Rousseau au Poème sur le désastre de Lisbonne

Les doutes éloquents mais informés de V. dans son Poème au retentissement européen mirent Rousseau en état d’intense agitation. Il en sortit la fameuse Lettre de J.J. Rousseau à Monsieur de Voltaire, du 18 août 1756. Il note d’abord la contradiction entre le Poème sur la loi naturelle (paru en 1756, écrit vers 1752), et celui sur Lisbonne. Après le Tout est bien, V. entreprend, dit R ., de montrer que Tout est mal. Or la position optimiste de Leibniz et Pope console, inspire la patience, quand V. afflige, inquiète, tourmente, pousse à la révolte contre l’ordre affreux des choses. C’est encore plus cruel que le manichéisme. V. met en contradiction la puissance et la bonté de Dieu, alors que moi, Rousseau, je montrais dans le Discours sur l’origine de l’inégalité (1755) que les hommes faisaient leur propre malheur, et donc pouvaient y remédier. Or V., rappelle R., avait considéré ce livre comme un écrit contre le genre humain. Que dire alors de son Poème ?

La source du mal moral est dans la liberté humaine, dans la perfectibilité inhérente à sa nature qui a fait son malheur. Les maux physiques, eux, sont à la fois attachés à la matière, et presque tous produits par l’homme. S’il y a eu un tel désastre à Lisbonne, c’est à cause des concentrations urbaines, du refus de fuir pour protéger ou s’approprier les biens amassées, devenus plus précieux que la vie. Faut-il que les phénomènes physiques se plient à nos désirs ? Et d’ailleurs, ces morts accélérées sont-elles si monstrueuses, puisqu’il faut de toute façon mourir ? De plus, puisque l’homme préfère l’existence au néant, le débat est tranché, et tout est justifié, même si le mal était aussi affreux que V. se délecte, en poète, à le peindre.

V. raisonne mal en prétendant, contre Pope, que l’ordre du monde n’est pas physiquement et intégralement nécessaire. Les irrégularités naturelles invoquées par V. cachent des lois ignorées, sauf à choquer toute philosophie en posant des effets physiques ou moraux  sans causes, des phénomènes sans lois. L’enjeu est évidemment l’idée que le Tout est bien, car nécessairement lié ; que Dieu, chargé de la conservation du Tout, peut et doit préférer le sacrifice de quelques-uns à la sauvegarde du Tout, de cette chaîne des êtres célébrée par Pope, qui embrasse toute la Terre mais aussi tout l’univers, et donc d’autres planètes probablement habitées, dit Rousseau. (C’est en fonction de cette connexion cosmique nécessaire que Leibniz parlait du meilleur des mondes possibles).

Personne, souligne R., n’a jamais nié le mal particulier, individuel ; ce qui est en cause, c’est le mal général nié par l’optimisme, et attaqué par V. La question est de savoir non pas si chacun de nous souffre, mais s’il est bon que l’univers existe, si nos maux entrent dans sa nécessaire constitution. Tout est bien veut dire : Le Tout est bien, tout est bien pour le Tout. On ne peut pas induire ce bien général (appelé optimisme) de la matière physique, mais de l’existence de Dieu. De Dieu découle inévitablement la question de la Providence, et de là celle du mal et de son origine. Le mal n’est pas la question première.

La question de la Providence a été pervertie d’abord par les prêtres et dévots, qui lisent constamment des interventions divines (miracles, grâces, châtiments, récompenses) dans les phénomènes, au lieu de les expliquer par des causes naturelles (non providentielles). Les philosophes ne font pas mieux en s’aigrissant contre Dieu dès qu’ils ont mal aux dents ou manquent d’argent. Chez les dévots, la Providence a toujours raison, et toujours tort chez les philosophes. Il est plus raisonnable de croire que Dieu ne s’occupe que de la Providence universelle, du Tout cosmique, pas des événements particuliers de notre planète et des individus pris un à un. Ce qui importe, c’est le rapport de chaque être matériel au Tout ; et pour chaque être humain, son rapport à soi. Mais un soi pris dans sa véritable durée : donc, la question de la Providence implique celle de l’immortalité de l’âme. Elle est difficile à démontrer, tandis qu’on ne peut accepter l’idée scandaleuse de l’éternité des peines, négation de toute justice, incompatible avec l’idée de Dieu.

Tout le débat porte donc sur une seule question, déclare R. : l’existence ou pas de Dieu. Si Dieu est, il est parfait, càd sage, puissant, juste, et donc Dieu implique l’optimisme, la relativisation du mal au sein du cosmos. Si Dieu est, il y a Providence, et l’âme est immortelle. Dans ce cas, une existence de 30 ans ou 60 m’importe peu. Si Dieu n’existe pas, inutile de discuter du reste, Providence et mal. Or la raison ne peut démontrer catégoriquement Dieu ou son inexistence. Il faut une adhésion de sentiment, un besoin intérieur de croire en Dieu, afin de trouver paix, consolation, espérance. Vous partagez cette croyance en Dieu, dit-il à V. Or elle va forcément dans le sens de l’optimisme. A quoi sert de discuter avec les athées ? Vous ne pourrez les persuader. Mais on doit comme vous attaquer les croyants superstitieux qui troublent la société, tout en respectant la religion qui soutient toute société. Il faut, avec vous, exiger la liberté de conscience, éradiquer l’intolérance dévote ou athée. R. résume alors l’argumentaire développé dans le futur Contrat social sur le traitement politique de la religion civile et des autres cultes, qu’il invite Voltaire à rédiger.

La lettre se termine sur une antithèse : V., glorieux et riche, voit partout du mal ; R., pauvre et malade, se réjouit que le tout soit bien. R. emprunte sournoisement l’explication de ce paradoxe à V. lui-même : V. est dans la jouissance, R.dans l’espérance. Aucune subtilité métaphysique ne le fera renoncer à l’espérance en l’immortalité de l’âme, en une justice transcendante sise dans l’au-delà.

Cette lettre assez cinglante d’un auteur quasi débutant à un écrivain célèbrissime pouvait irriter V. On pense alors au mot fameux de Goethe : avec V. un monde finit, avec R. un monde nouveau commence. Ce n’est pas tout à fait faux, mais on pourrait ne pas les opposer aussi catégoriquement. En fait, malgré les apparences, V. et R. se rejoignent sur l’essentiel en matière de religion. Tous deux sont théistes, càd tenants d’une religion naturelle sans Révélation, sans dogmes ni rites ni prêtres, purement intérieure. Tous deux dénoncent violemment l’intolérance, voient dans le fanatisme religieux entretenu par les clergés une forme majeure du mal sur terre. Cela rend scandaleuse, intellectuellement, et absurde politiquement, l’amputation par l’Inspection générale et le ministère de l’Education de la fin de la Profession, pour ne pas affoler les banlieues et sous le prétexte débile que la critique des religions révélées n’aurait rien à voir avec le problème du mal. Tous deux font de la question du mal la conséquence obligée de la question de la Providence, et de celle-ci la suite nécessaire de l’existence de Dieu. Ils pensent la religion, et donc la question du mal, dans le même cadre philosophique et partagent fondamentalement les mêmes options, en pour et en contre. C’est pourquoi V. appréciait sincèrement la Profession de foi du vicaire savoyard.

Leur opposition frontale est politique. V. dénonce dans le Contrat social un écrit incendiaire (nous dirions totalitaire, terroriste, gauchiste, populiste, utopiste), l’extravagance théorique d’un gueux à peu près fou qui s’en prend à la nécessaire inégalité socio-politique, fondement naturel de toute société. Pas de société sans une masse de pauvres voués au travail manuel et une mince élite riche et cultivée. Il admet que la république soit le régime idéal, mais justement, trop idéal pour s’accorder avec la réalité : il faudrait d’autres hommes. Pure chimère, et fort dangereuse, l’idée que les hommes se sont corrompus eux-mêmes au fil de l’Histoire (second Discours), et qu’il conviendrait par conséquent de réparer de fond en comble le mal social qu’ils ont fabriqué de leurs propres mains (Du Contrat social). La structure socio-politique forcément, massivement inégalitaire implique que les pauvres croient en un Dieu qui, après la mort, récompense la vertu et punit le mal. Philosophiquement, entre esprits éclairés, on peut en discuter ; politiquement, socialement, ce serait extrêmement nuisible. Heureusement, les pauvres ne savent pas lire, et les livres sont chers. Mais le mal ne tient pas au refus de tel ou tel dogme religieux, de tel ou tel rite ; c’est une infraction aux vertus socialement utiles (vol, meurtre, viol d’un serment ou contrat, guerre de conquête, croisade fanatique, célibat monastique, esclavage, torture, haine de la liberté de penser et d’écrire, calomnie, etc.).

 

Quel est le fait massif qui ressort de tout cela ? A mon sens, que Dieu a maintenant tout à fait disparu du débat sur le mal, qu’on soit croyant ou pas. Tout le monde est persuadé, clairement ou intuitivement, que les maux sont des phénomènes humains, et plus exactement encore des faits socio-politiques mesurables et traitables. C’est exactement ce que R. dit à V. dans sa lettre du 18 oct. 1756, et ce que la Profession de foi laisse dans l’ombre. Mais si les Lumières ont encore bien du mal, on vient de le voir, à penser « le » mal sans Dieu, le mouvement de sécularisation qu’elles portent s’est entièrement accompli. Le mal ne s’est pas dissous, il est redescendu sur terre et s’est pluralisé en maux quantifiables et secourables. La métaphysique a passé la main à l’économie politique. Désormais seule responsable des maux terrestres, l’humanité n’en est pas devenue libre de ses décisions. Se défaire de Dieu ne signifie pas faire ce qu’on voudrait, ce qu’on devrait. Tout le monde souhaite la fin de la famine, des maladies, de la pauvreté, des inégalités, tout le monde considère comme un mal les échecs et retards. Et après ? Après commencent les vraies questions, celles qui fâchent. C’est là que Voltaire et Rousseau – le Rousseau philosophe politique – divorçaient violemment.

 

Jean Goldzink (sept. 2010)