07/03/2011
Le mal dans Candide
G. Barthèlemy
CPGE scientifiques Lycée Champollion année 2010-2011
[Exposé complémentaire - Candide n'est pas au programme - élaboré à l'intention des étudiants de CPGE scientifiques, en référence à la question au programme : le mal.
LE MAL DANS CANDIDE (1759)
Voltaire fait partie de ceux qui au XVIIIe procèdent à un réexamen de la question du mal et s’efforcent à la redéfinition d’un bien individuel et collectif. Candide joue dans cette affaire un rôle considérable, et il reflète le traumatisme qu’a été pour Voltaire et ses contemporains le tremblement de terre de Lisbonne en 1755. La tradition scolaire a mis l’accent sur cette question du mal, notamment en s’emparant du dernier chapitre, dont nous verrons qu’elle l’a traité de manière surprenante.
Candide est un « conte philosophique », c’est-à-dire un récit qui comporte une dimension démonstrative, et qui traite de questions « philosophiques » - le mal en est une, bien sûr. Mais l’adjectif comporte aussi une autre signification : il désigne une manière de faire qui, aux antipodes du texte édifiant, ne consiste pas à imposer au lecteur une vérité toute prête mais à lui suggérer la nécessité de la mise à distance de divers schémas de pensée sans lui dire par quoi les remplacer : c’est bien la moindre des choses qu’un auteur qui a milité pour la liberté d’examen et l’esprit critique ne prétende pas penser à la place de son semblable. Si l’autonomie critique est une des formes du bien, ce serait mal de livrer au lecteur un texte édifiant, un prêchi-prêcha ; mais le lecteur est prié d’être attentif et intelligent (autant que faire se peut) s’il veut être en mesure de penser le mal avec Voltaire.
Pour mener à bien cette brève analyse, nous devrons dans un premier temps évoquer rapidement la question du mal chez Voltaire, et plus particulièrement sa critique de l’optimisme philosophique, pour parler ensuite de la conception voltairienne de la philosophie, avant de nous intéresser au dénouement du conte.
I - Voltaire et le problème du mal
La question du mal au XVIIIe est en partie (et en tout cas pour Voltaire) celle de l’ « optimisme », doctrine philosophique qui procède de Leibniz et consiste à dire que la faiblesse de l’esprit humain lui interdit de pénétrer le « plan divin », les « desseins de la Providence », c’est-à-dire de percevoir la totalité du réel et de l’Histoire, totalité au sein de laquelle ce qui semble un mal à l’homme contribue en fait à un bien global. Le débat est à la fois complexe, parce que la théologie et le bon sens s’y heurtent, et périlleux, parce que contester l’existence de la Providence (l’existence d’un dessein de Dieu, qui par définition ne saurait viser le mal), c’est mettre en cause le catholicisme. Dans la préface qu’il écrit pour son « Poème sur le désastre de Lisbonne[1] » publié en 1756, Voltaire rappelle l’évidence reconnue par tous les hommes, dit-il, selon laquelle « il y a du mal sur la terre ». C’est pourquoi « le mot ‘‘Tout est bien’’ […] n’est qu’une insulte aux douleurs de notre vie », et il se moque du discours « optimiste » qui consisterait à dire aux habitants de Lisbonne (c’est un discours que Pangloss serait susceptible de tenir) qu’après le tremblement de terre les maçons seraient plus prospères, certains animaux, nourris par les cadavres, plus gros, etc. Ce qu’il faut, ajoute Voltaire, c’est se résigner à l’existence du mal, à considérer que son origine est une énigme, et qu’il est nécessaire d’espérer en un au-delà de la vie et de croire en la « bonté de la providence », en l’incapacité des lumières naturelles de la raison à rendre compte, d’un point de vue métaphysique, du mal. Voltaire s’en prend ici à une tradition religieuse et philosophique très sophistiquée qui s’est acharnée à fournir des interprétations métaphysiques de l’existence du mal. Il leur oppose sa propre conviction religieuse (croyance en un au-delà, existence d’une providence) qui permet à l’homme d’espérer, de croire en une divinité encline au bien, mais pas de résoudre ce mystère du mal. Il écarte aussi une polémique qui fait rage chez les métaphysiciens du temps et qui consiste à poser une alternative embarrassante autant qu’irréductible : si Dieu est bon et que le mal existe, c’est que Dieu n’est pas tout-puissant ; si Dieu est tout-puissant et qu’il laisse subsister le mal, c’est qu’il n’est pas bon.
Voltaire propose donc de délaisser un questionnement métaphysique qui lui semble stérile ; en revanche, il s’intéresse aux mécanismes par lesquels l’homme est conduit à faire le mal, dans la perspective d’une anthropologie fondamentale donc qu’il a développée dès 1735 dans son Traité de métaphysique. L’homme fait le mal, dit-il, en mésusant et en abusant des passions et des besoins dont la bienveillance divine l’a doté comme autant de ressorts qui le font agir dans le sens de l’accomplissement des fins providentielles : la vie sociale, l’extension des arts et des plaisirs. l’homme est d’ailleurs également pourvu d’instincts universels qui lui permettent d’identifier le bien et le mal, et chacun peut ainsi se référer à des critères qui le sont tout autant[2] : « La vertu et le vice, le bien et le mal moral, est donc en tout pays ce qui est utile ou nuisible à la société ».
Au rebours cette approche qui s’applique à prendre au sérieux les modalités individuelles et collectives de l’existence des hommes, l’optimisme pèche doublement : il nie la souffrance des hommes en prétendant adopter le point de vue de Dieu, et il constitue ainsi une illustration paradigmatique des dégâts occasionnés par l’esprit de système. Mais pour comprendre les enjeux de l’opposition de ces deux perspectives, il faut évoquer la conception voltairienne de la philosophie.
II – La philosophie selon Voltaire
On saisit très bien les enjeux de cette opposition dans un texte de 1734 intitulé les Lettres philosophiques. Voltaire a dû s’exiler en Angleterre à la suite d’un conflit avec un aristocrate, et il y découvre deux choses dont il rend compte dans cet ouvrage: la monarchie parlementaire et l’empirisme philosophique et scientifique. Cette découverte va l’aider à mettre en forme l’opposition mentionnée ci-dessus. D’un côté, une philosophie qui se préoccupe essentiellement de métaphysique, se prolonge en une théologie dogmatique volontiers anti-humaniste qui dévalorise le séjour terrestre, fait de l’homme l’esclave d’une Dieu vengeur et ne se préoccupe guère des moyens d’amender le sort des hommes. Voltaire fige cette représentation dans les deux dernières « lettres », consacrées à Pascal, qui en devient l’incarnation. De l’autre côté, l’Angleterre illustre le goût pour une philosophie rationaliste et empirique, qui part du réel et de l’expérience, est indissociable d’un élan scientifique qui lui-même constitue la promesse d’une emprise sur le réel indispensable à ceux qui se préoccupent d’amender le monde des hommes. Parallèlement, ce goût pour l’empirisme et la rationalité débouche sur l’esprit critique, la tolérance, une sorte de diversité et de conflictualité sociale pré-démocratiques, et donc une société plus propice à l’épanouissement des individus, abrités du fanatisme et de l’arbitraire royal (on l’a déjà suggéré ci-dessus, tout ceci est indissociable de l’avènement du parlementarisme). Bref, Voltaire constate en Angleterre comme une mutation de la raison : elle n’est plus l’outil dont la tâche la plus noble est la compréhension des « mystères » (au sens chrétien du terme), elle n’est plus avant tout tributaire du partage entre raison et foi, elle est l’outil de la connaissance, de l’examen critique et du libre choix.
Car la question de la liberté, elle aussi, est transformée : elle n’est plus celle de la confrontation entre la volonté de l’homme et celle de Dieu, mais la capacité à faire ce que l’on est conduit à vouloir comme être raisonnable, sans qu’une instance s’interpose pour imposer ses propres vues. La liberté est d’abord la liberté de penser, de l’examen critique permettant la réfutation des diverses mystifications qui assurent, grâce à la collaboration du pouvoir et de la religion, la pérennisation de la tyrannie, c’est-à-dire du mal politique. Tout cela est indissociable du progrès, c’est-à-dire de l’amélioration du sort de l’homme (comme individu et comme espèce), et de la question de l’action. Par là, nous en arrivons à Candide (et à Candide).
III – Le mal dans Candide
Commençons par une citation de Jean Goldzink (Voltaire de A à Z, notice « Mal » - largement exploitée dans cet exposé -, Hachette 1994) :
Comme le mal met en jeu la Divinité, la raison, l’Histoire, le bonheur, l’amour, la société, les passions, tout conte voltairien relève de sa juridiction philosophique, et toute destinée de personnage prend valeur de parabole dans la balance des peines et des plaisirs. Le mal est au point le plus sensible et le plus dramatique de la philosophie, [car il n’est] pas autre chose que le face-à-face de Dieu et de l’homme, de l’homme et du monde, et il est à la jointure de l’écriture abstraite et de l’écriture narrative.
Dans le cas de Candide, le rapport à la question du mal est exhibé dès le titre, qui est en fait, on le sait, Candide ou l’optimisme, titre qui prend davantage de sens peut-être si l’on sait qu’à l’optimisme voltaire voulait substituer le « méliorisme », position qui consiste à dire qu’il ya globalement plus de bien que de mal, et que cette proportion peut encore être améliorée, sous réserve d’éduquer les hommes et de s’appliquer à transformer le monde (notamment en luttant contre l’intolérance, la superstition, et l’arbitraire[3]).
Comme le montre sa présentation dans l’incipit, Candide est un héros programmé pour faire l’épreuve d’un monde dans lequel les innocents ne sont pas à la noce : c’est
un jeune homme à qui la nature avait donné les mœurs les plus douces. Sa physionomie annonçait son âme. Il avait le jugement assez droit avec l’esprit le plus simple ; c’est […] pour cette raison qu’on le nommait Candide.
Rien de mieux qu’un héros innocent (aux deux sens du terme : qui ignore le mal, et que sa naïveté prédispose à prendre des coups) pour illustrer un monde dans lequel le mal fait rage[4], et en être victime, surtout si le jeune homme est formé par une sorte de mystificateur au raisonnement mécanisé (c’est Pangloss, bien sûr), et qui tient le langage que voici (4e paragraphe) :
Il est démontré que les choses ne peuvent être autrement : car, tout étant fait pour une fin, tout est nécessairement pour la meilleure fin. Remarquez bien que les nez ont été faits pour porter des lunettes. Aussi portons-nous des lunettes […] et, les cochons ayant été faits pour être mangés, nous mangeons du porc toute l’année ; par conséquent, ceux qui ont dit avancé que tout est bien ont dit une sottise ; il fallait dire que tout est au mieux.
Passons sur le détail des aventures de Candide, pour remarquer simplement que chaque fois que se produit une embellie, il s’exclame triomphalement, au mépris de son expérience, que Pangloss avait raison, que tout est bien, et venons-en aux deux derniers chapitres, dont une curieuse tradition scolaire nous dit qu’ils livrent une leçon de sagesse souriante.Candide et ses petits camarades (car un certain nombre de personnages se retrouvent, par la grâce de récit, à Constantinople) découvriraient en définitive la solution pour se soustraire au mal et instaurer une forme de sérénité ; cette solution consiste à acheter un petit bout de terrain, à le mettre en culture et à cesser d’attendre de l’existence amour, gloire et enthousiasme, à renoncer à gamberger – bref, il faut « cultiver son jardin », selon un précepte inventé et mentionné à deux reprises par Candide, qui aurait une magnifique portée allégorique et nous convaincrait de la nécessité de nous résigner plutôt que de courir le monde à la poursuite de chimères. On connaît le public idéal de ce genre de « morale » : c’est celui que l’on caricature sous les traits du bourgeois ventru et essoufflé des années 1840, celui dont il ne faut pas dire qu’il ne rêve pas, mais bien plutôt qu’il est terrorisé par ses propres rêves[5]. Telle serait la sagesse proposée par Voltaire : opposons au mal qui règne dans le monde extérieur et à nos propres démons cette activité éminemment raisonnable qu’est le travail de la terre, source de richesse et de satisfaction, comme le dit d’ailleurs le vieillard qui est le prescripteur de Candide dans cette affaire : « Le travail éloigne de nous trois grands maux : l’ennui, le vice et le besoin ». Voilà qui est certes un beau projet au regard des délires en échappement libre de Pangloss et de l’oisiveté délétère de nos héros. Mais, comme dirait à peu près T. Gautier, s’empêcher de succomber au mal, est-ce connaître le bien et le bonheur, dont on sait à quel point les philosophes du XVIIIe y sont attachés ? Voyons donc les choses de plus près.
Faisons d’abord un état des lieux, au sens géographique du terme. La scène se passe à Constantinople. Constantinople, ses mosquées, ses loukoums, ses baklavas, son Bosphore, le mausolée d’Atatürk, etc. Pas du tout. Constantinople est la capitale de l’Empire ottoman, c’est-à-dire du despotisme – autant dire du mal - selon une tradition qui remonte au XVIIe siècle[6]. Ce n’est donc pas vraiment le genre d’endroit propice à un dénouement euphorique. Voyez par exemple, dans ce fameux chapitre conclusif, ce à quoi assistent nos héros :
On voyait souvent passer sous les fenêtres de la métairie desbateaux chargés d’effendis, de bachas, de cadis [il s’agit, pour simplifier, de différents dignitaires], qu’on envoyait en exil à Lemnos, à Mitylène, à Erzeroum. On voyait venir d’autres cadis, d’autres bachas, d’autres effendis, qui prenaient la place des expulsés et qui étaient expulsés à leur tour. On voyait des têtes proprement empaillées qu’on allait présenter à la Sublime Porte.
Voilà qui est caractéristique des régimes despotiques : le tyran est seul au pouvoir et vit dans la crainte, et développe même une sinistre paranoïa qui le conduit à semer la mort autour de lui et à destituer par un caprice morbide ceux qu’il a promus par une faveur imprévisible – et personne n’est à l’abri de ce mal contre lequel on ne peut se défendre. D’où les propos du « bon vieillard » qui va donner aux héros cette fameuse leçon de sagesse, lorsque celui-ci lui demandent ce qui s’est passé (il s’agit de l’exécution d’un énième muphti) :
Je n’en sais rien, et je n’ai jamais su le nom d’aucun muphti ni d’aucun vizir. J’ignore absolument l’aventure dont vous me parlez ; je présume qu’en général ceux qui se mêlent des affaires publiques périssent quelquefois misérablement, et qu’ils le méritent ; mais je ne m’informe jamais de ce qu’on fait à Constantinople ; je me contente d’y envoyer vendre les fruits du jardin que je cultive.
Voici comment l’on vit à Constantinople : pas en citoyen éclairé qui prend par à la vie de son pays (comme dans le tableau un peu flatté de l’Angleterre qu’offrent les Lettres philosophiques) mais comme des victimes potentielles du grand holocauste despotique[7] ; pour survivre, pour ne pas courir le risque d’être liquidé comme un témoin gênant, il faut détourner les yeux, ne rien savoir des affaires publiques. Peut-on croire un instant que ce modèle, dont Candide va prétendre s’inspirer, est crédible aux yeux de Voltaire ? Pour se convaincre que c’est impossible, il suffit se reporter aux propos de Martin, le pessimiste de la bande, qui vont « convertir » tous ses petits camarades (c’est la clausule de l’avant-dernier paragraphe du conte) : « Travaillons sans raisonner ; c’est le seul moyen de rendre la vie supportable ». Voilà bien un idéal digne des Lumières ! « Abrutissez-vous », comme disait Pascal (tiens donc …) à ceux qui prétendaient au contraire chercher la foi par la raison.
Où est l’erreur ? Dans l’acceptation et l’usage de la raison, indûment convoquée ici par Martin, lequel s’est déjà, dans ce même chapitre signalé par une appréciation de la condition humaine singulièrement dépourvue de nuances :
Martin surtout conclut que l’homme était né pour vivre dans les convulsions de l’inquiétude, ou dans la léthargie de l’ennui. Candide n’en convenait pas, mais il n’assurait rien. Pangloss avouait qu’il avait toujours horriblement souffert ; mais ayant soutenu une fois que tout allait à merveille, il le soutenait toujours, et n’en croyait rien.
Partant de telles postures intellectuelles, il n’est pas étonnant que ces éclopés de l’existence en arrivent à se rallier à un projet qui les conduira à s’abrutir de travail. Mais leur problème est qu’ils ignorent la raison philosophique voltairienne et restent prisonniers de la métaphysique et sont coincés dans cette capitale du mal où ils ne peuvent par définition envisager d’œuvrer pour le bien, mais seulement de trouver un moindre mal. Cette situation de blocage nous est confirmée par l’épisode de la rencontre du derviche (même chapitre) :
Il y avait dans le voisinage un derviche très fameux, qui passait pour le meilleur philosophe de la Turquie ; ils allèrent le consulter ; Pangloss porta la parole, et lui dit : « Maître, nous venons vous prier de nous dire pourquoi un aussi étrange animal que l’homme a été formé.
- De quoi te mêles-tu ? dit le derviche, est-ce là ton affaire ? - Mais, mon Révérend Père, dit Candide, il y a horriblement de mal sur la terre. - Qu’importe, dit le derviche, qu’il y ait du mal ou du bien ? Quand sa Hautesse envoie un vaisseau en Égypte, s’embarrasse-t-elle si les souris qui sont dans le vaisseau sont à leur aise ou non ? - Que faut-il donc faire ? dit Pangloss. - Te taire, dit le derviche. - Je me flattais, dit Pangloss, de raisonner un peu avec vous des effets et des causes, du meilleur des mondes possibles, de l’origine du mal, de la nature de l’âme et de l’harmonie préétablie. » Le derviche, à ces mots, leur ferma la porte au nez.
Ce dialogue est irrésistible dans sa noirceur : d’un côté, le porte-parole d’un dogmatisme religieux résolument anti-humaniste (les hommes sur la terre sont comme des souris dans la cale d’un navire) dont on devine les liens avec le pouvoir despotique (« Quand sa hautesse … »), en fonction d’une homologie évidente pour le lecteur « philosophe » de Voltaire (le dogmatisme anti-humaniste est en religion ce qu’est le despotisme en politique : une incarnation du mal) et d’une collusion elle aussi évidente ; de l’autre un métaphysicien qui a certes retourné sa veste (il disait dans le premier chapitre que tout est bien) mais qui reste prisonnier à la fois d’un formalisme intellectuel et d’un type de questionnement sans objet, ce dont le derviche tire les conséquences en claquant la porte au nez de Pangloss (pourquoi perdre son temps à discuter avec un dingue ?).
L’ultime échange entre Pangloss et Candide confirme la nature du ratage :
Toute la petite société entra dans ce louable dessein [formulé par Martin]; chacun se mit à exercer ses talents. La petite terre rapporta beaucoup. Cunégonde était à la vérité bien laide ; mais elle devint une excellente pâtissière ; Paquette broda ; la vieille eut soin du linge. Il n’y eut pas jusqu’à frère Giroflée qui ne rendît service ; il fut un très bon menuisier, et même devint honnête homme ; et Pangloss disait quelquefois à Candide : « Tous les événements sont enchaînés dans le meilleur des mondes possibles ; car enfin, si vous n’aviez pas été chassé d’un beau château à grands coups de pied dans le derrière pour l’amour de Mlle Cunégonde, si vous n’aviez pas été mis à l’Inquisition, si vous n’aviez pas couru l’Amérique à pied, si vous n’aviez pas donné un bon coup d’épée au baron, si vous n’aviez pas perdu tous vos moutons du bon pays d’Eldorado, vous ne mangeriez pas ici des cédrats confits et des pistaches. - Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin.
Voici Pangloss revenu à l’optimisme, concaténant les faits et les événements les plus hétérogènes, d’importance fort variable, pour en arriver à ce résultat qui tourne en dérision la notion de providence : manger des cédrats confits. Et il n’existe pas d’autre moyen de mettre fin à ce délire panglossien que de lui rappeler la nécessité du travail – un travail voué non pas à changer le monde, à se rendre «comme maître et possesseur de la nature », selon la formule de Descartes, mais à préserver de l’ennui et des tourments d’une stérile inquiétude métaphysique des gens qui n’envisagent pas de meilleur usage de leurs facultés pensantes et qui ont élu domicile dans la capitale du mal.
*****
On voit donc que la question du mal occupe une place importante dans ce conte et que, conformément au principe du conte philosophique et à celui de l’ironie, Voltaire y dénonce les errements de ceux qui entretiennent une vision du mal dépourvue de pertinence (qu’il s’agisse du pessimisme de Martin, de l’optimisme de Pangloss, ou de la perplexité de Candide, qui attend que la réalité lui permette enfin d’adopter un point de vue univoque sur la question) et de ce fait entretiennent avec le monde un rapport biaisé leur interdisant le domaine de l’action[8]. Comme le montre l’ultime réplique, la chose essentielle, ce à quoi il ne faut surtout pas renoncer, à défaut d’ambitions plus constructives, c’est faire taire ceux qui nient l’existence du mal, et leur rappeler la nécessité de s’ancrer dans le réel. Mais il ne s’agit là que d’un moindre mal, et presque pas d’un bien, qui est pourtant le corollaire indispensable de toute réflexion sur le mal, indissociable de ce qui dans une très veille tradition philosophique, se nomme le bonheur, lequel n’est pas même ici un horizon lointain : il suffit pour s’en convaincre de se rappeler que Candide a couru le monde à la poursuite de la belle Cunégonde, et qu’il l’a retrouvée à Constantinople laide au point qu’il a marqué un temps de recul, et acariâtre. Autant dire que ce conte philosophique prend le contrepied de ces contes dans lequel le mal est conjuré pour toujours avec la formule rituelle qui ouvre sur le temps indéfini de la plénitude : « ils furent heureux et eurent de nombreux enfants », perspective à laquelle Voltaire oppose celle d’une dégradation continue dont Cunégonde est l’emblème, elle qui, nous dit-on, devient « tous les jours plus laide, […] acariâtre et insupportable ». Candide, ou le pessimisme ? En tout cas, il est difficile de ne pas lire ce fameux dénouement comme un sauve-qui-peut, même servi avec des cédrats confits (cuisinés par Cunégonde) et des pistaches …
Apostille
Il manque à la conclusion ci-dessus un commentaire qui porterait sur la coloration « infra-philosophique » du dénouement. L’infra-philosophique est selon Fr. Jullien (Du mal / du négatif) ce dont la philosophie ne se préoccupe pas, parce qu’elle n’y trouve rien à élaborer ni à réfuter – l’évidence du mal et de la souffrance dans leur trivialité, reflétée par des énoncés eux-mêmes saturés de trivialité (« Faut s’en voir », dit-on dans la langue populaire de Saint-Etienne pour évoquer la part de souffrance banale indissociable de la condition humaine). Il me semble que c’est quelque chose de cet ordre qui sature aussi le dénouement de Candide : au-delà et en-deçà de la polémique avec Leibniz et de la critique « réformiste », et aussi du registre du conte philosophique (quoique …), le caractère pour ainsi dire récapitulatif de la réunion de cette bande d’éclopés (au propre comme au figuré) dit en somme à quel point il est plus facile de rater sa vie que de l’accomplir. La parfaite réussite de ce dénouement réside ainsi dans une magnifique convergence : ce ratage illustre d’abord de manière pour ainsi dire synthétique la prégnance triviale du mal, et l’ « optimisme » philosophique de Leibniz est balayé, de manière bien plus brutale que par le caractère analytiquement démonstratif du conte, par le caractère désespérant de ce colloque de losers, bien que et parce que l’affaire se joue sur un autre plan, au ras de l’expérience de la condition humaine dans ce qu’elle a de plus banal et de plus fâcheux. Ensuite, ce dénouement retourne bien évidemment la clausule topologique du conte traditionnel : ils ne sont pas heureux, et ils n’auront pas de beaux enfants ; ce retournement est d’ailleurs un excellent exemple d’ « ironie paradigmatique » (Philippe Hamon), et la stabilisation existentialo-économique qu’autorise le modèle du jardin laborieux, illustration du moindre mal plutôt que du méliorisme voltairien, doit être mesurée au regard de ce détournement qui montre au passage les limites (existentielles et spirituelles : « Travaillons sans raisonner » a dit Martin) de ce modèle d’inspiration physiocratique. Enfin, l’alacrité voltairienne ne succombe pas à ce ratage ; bien au contraire, c’est la dissonance (Ph. Hamon) qui caractérise les derniers paragraphes, et le lecteur trouve en elle son salut, notamment dans la distance qu’elle pérennise à l’égard des héros et de leur destin : c’est terrible, accablant (jusque dans le registre de la consolation utilitaire et du transfert libidinal : Cunégonde qui devient une bonne cuisinière), mais c’est irrésistible. Car c’est aussi de l’humour, hors duquel, qui ne le sait, nous ne saurions nous sauver du mal et survivre à nos propres désastres.
[1] Rappelons de quoi il s’agit : le 1er novembre 1755, un tremblement de terre suivi d’un ras de marée et qui provoqua un énorme incendie détruisit la fastueuse Lisbonne, causant au passage à peu près 30 000 morts. Ce fut pour l’Europe un traumatisme considérable, qui redonna toute son acuité au débat sur le mal et la Providence.
[2] Par opposition au bien mensonger et mystificateur promus par exemple par les religions institutionnelles, selon lesquelles vivre conformément au bien c’est aller à la messe, obéir à l’Eglise, etc.
[4] Sade perfectionnera ce procédé en construisant pour sa part un diptyque de deux romans : Justine ou les infortunes de la vertu / Juliette ou les prospérités du vice.
[6] Les adversaires politiques de Louis XIV (les protestants notamment) décrivaient volontiers son royaume sous les traits de l’Empire du Grand Turc, selon un procédé auquel Voltaire lui-même recourt dans sa pièce Mahomet ou le fanatisme (dans laquelle il veut avant tout dénoncer la papauté) ou dans un texte très drôle qui s’intitule De l’horrible danger de la lecture.
[7] Le « bon vieillard » qui donne une véritable leçon de sagesse, ce n’est pas celui-ci, c’est celui que Candide rencontre dans l’Eldorado (dans un royaume utopique, donc, mais dans lequel la monnaie en usage est la livre-sterling …), au chapitre XVIII, qui est « le plus savant homme du royaume », et un véritable philosophe, qui parle de morale, de religion, d’Histoire, de politique et de commerce, pas un patriarche dominé par la peur et dont l’idéal de vie (l’éthique serait-on tenté de dire) est en définitive assez misérable.
[8] Une action dont le travail dans le jardin est dans une certaine mesure une parodie, même si les protagonistes en retirent, à en juger par le dernier paragraphe, une indéniable satisfaction, même si Voltaire, bien sûr, condamne l’oisiveté, croit en la capacité à entreprendre qui permet à l’individu de contribuer à la prospérité de son pays en exploitant ses talents.
09:16 Publié dans Critique littéraire | Lien permanent | Commentaires (0)
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