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06/03/2011

Le Salut par la légende, ou la salutaire démolition de la Citadelle exupérienne

[Présentation :

 

                   LE SALUT PAR LA LEGENDE, OU LA SALUTAIRE DEMOLITION DE LA CITADELLE EXUPERIENNE[1]

 

         Les aficionados de Saint-Exupéry eux-mêmes sont réticents face à Citadelle ; quant à ceux qui restent dubitatifs face à Terre des hommes ou au Petit Prince, ils oscillent, à la lecture de ce récit emphatique, entre l’ennui et l’exaspération. Je voudrais pourtant montrer que, sous la poussée de la poétique du désert, quelques épisodes bien délimités, qui relèvent  approximativement de la légende, viennent défaire à la fois le régime textuel et le régime idéologique de ce récit, et surtout promouvoir une littérarité plus crédible.

 

                   I – Saint-Exupéry ensablé : la réification du désert dans l’allégorie didactique

         Dans Citadelle, l’imaginaire du désert est globalement prisonnier d’une écriture allégorique et paradigmatique[2], qui met les choses et les êtres en tension, pour opposer le désert à la citadelle,  les troupeaux / les paysages / les hommes à l’Empire (symbole d’une unité organique elle-même sublimée dans l’image du visage[3]), les « provisions » des « sédentaires » à la « ferveur » des nomades. Le désert est présenté comme un espace amorphe qui menace l’homme de dissolution, contre lequel il importe de construire la citadelle, image du « rassemble[ment] » de l’homme en lui-même. Mais dialectiquement, le désert constitue une menace salvatrice car l’ « angoisse » est aussi « ferveur »[4], et le péril de l’étendue rappelle toujours à l’homme la nécessité de se renfermer, de se construire, de s’élever, comme l’indique le motif de la citadelle ; il lui rappelle aussi, pour reprendre les termes de St-Ex, qu’une « civilisation » ne vit pas des « provisions » qu’elle fournit à ses membres, mais de ce qu’elle « exige » d’eux : et, dit le narrateur, si, englouti dans les « provisions », son peuple perdait toute ferveur, il le plongerait dans l’état « nomade » pour ranimer cette « ferveur ».

                   Tout cela donne un texte bien clos sur lui-même, ennuyeux et répétitif, aux antipodes d’une modernité[5] caractérisée par la conscience d’une sorte de « dominante aporétique » dans le réel, incompatible avec l’allégorie et sa perspective. En effet, celle-ci se préoccupe de mettre en ordre le réel et est obsédée par le désir de construire du sens. C’est ce qu’indique une image cardinale : le narrateur parle du palais de son père dans lequel  « tous les pas ont un sens » (p. 35). Pour construire ce sens, il faut un « chef » qui « forge l’homme » (p. 23), comme l’explique le narrateur (p. 34-35) :

                  

             Mais comme il n'est de raisonnement que de la brique, de la pierre et de la tuile, non de l'âme et du cœur qui les dominent, et les changent, de par leur pouvoir, en silence, comme l'âme et le cœur échappent aux règles de la logique et aux lois des nombres, alors, moi, j'apparais avec mon arbitraire. Moi l'architecte, moi qui possède une âme et un cœur. Moi qui seul détiens le pouvoir de changer la pierre en silence. Je viens, et je pétris cette pâte, qui n'est que matière, selon l'image créatrice qui me vient de Dieu seul et hors des voies de la logique. Moi je bâtis ma civilisation, épris du seul goût qu'elle aura, comme d'autres bâtissent leur poème […]

    Car je suis le chef. Et j'écris les lois et je fonde les fêtes et j'ordonne les sacrifices, et, de leurs moutons, de leurs chèvres, de leurs demeures, de leurs montagnes, je tire cette civilisation semblable au palais de mon père où tous les pas ont un sens.

    (...)

    Je suis le chef. Je suis le maître. Je suis le responsable. (...) Car c'est par moi, par l'image que je porte, que se fonde l'unité que j'ai tirée, moi seul, de mes moutons, de mes chèvres, de mes demeures, de mes montagnes, et dont les voilà amoureux, comme ils le seraient d'une jeune divinité (...).Alors ils ne la pourront méconnaître, cette structure divine en forme de visage. (...). Et leurs soirées seront ferventes. [Il faudra que cette demeure] ne se noie pas dans le disparate des choses.

 

 

         St-Ex dans Citadelle est à la recherche d’une littérature « primitive », pré-réaliste, antérieure à la conscience critique, à l’analyse,  au doute et à l’ironie; il pratique une littérature édifiante, ce qui rend compte de la prolifération des métaphores architecturales et viatiques, de la récurrence de celle de la clé (« je donne les clés de l’étendue », par ex p. 491).

         Saint-Ex prétend rompre avec la trivialité et promouvoir une vérité supérieure contre les évidences consensuelles. Pour ce faire, il choisit l’emphase, qui solennise la parole du narrateur, comme l’exige son statut de « chef », et inflige au lecteur des paradoxes un peu rudes que l’emphase a pour mission de faire passer en force. Ainsi de l’épisode terrible où une femme, pour un délit qui, significativement, n’est pas précisé, est suppliciée dans le désert (p. 21-22) : peu importe qu’elle souffre, dit le narrateur, car elle découvre « l’essentiel », la vérité. Elle avait besoin de ce supplice atroce pour accéder à la transcendance, et avec les femmes il ne faut pas lésiner sur les moyens. D’ailleurs le narrateur rappelle à la p. 23, en guise de justification : « je forge l’homme » - alors la femme, pensez donc ! Le « fait désertique », avec son excès et les expériences-limites qu’il provoque, se prête hélas à ce genre d’appropriation, peut stimuler ce type d’imaginaire morbide.

         La mystification exupérienne réside spécifiquement me semble-t-il  en ce que ce texte prétend se situer au-delà de l’idéologie (grâce à la perspective allégorique) alors qu’il est saturé d’une idéologie qui se dissimule (mal !) derrière les oripeaux du symbole – par exemple, le traitement de la femme, qui prétend renvoyer à un universel du paradigme masculin / féminin, bien loin des petitesses idéologiques, alors que l’un et l’autre fleurent bon les idéologies fascisantes des années 40.

 

         Le lecteur de Citadelle songe, a contrario (et avec nostalgie) au travail de Calvino dans les Villes invisibles [6]. L’œuvre est un savant montage de fragments qui tous sont rangés sous un titre générique dont la visée allégorique est évidente (Les Villes et le désir ; Les Villes et la mémoire, etc.) ;  mais Calvino défait le genre du récit allégorique, qu’il utilise en fait à contresens, pour illustrer le caractère aporétique du réel ou à tout le moins l’impossibilité de trancher entre deux vérités : ainsi de ce texte[7] dans lequel des hommes bâtissent une ville selon les indications que leur fournit un rêve récurrent et collectif, dans lequel ils sillonnent une ville à la poursuite d’une femme nue qui leur échappe, et le résultat est une « souricière », une « ville sans grâce », dans laquelle les hommes ne rêvent plus  et se consacrent à une triste vie de labeur. Ainsi de cet autre[8] dans lequel le narrateur oppose deux manières de parler d’une ville, l’une selon une approche reposant sur la recension des ressources et l’analyse des lois du mariage, l’autre selon le regard subjectif d’un jeune voyageur. Et puis celui qui se termine par cette formule mélancolique (mais seule la lecture du texte lui donne sa valeur et sa charge émotionnelle) : « Les désirs sont déjà des souvenirs ». Le tout dans une prose légère, brillante, qui sert une œuvre d’une subtilité exceptionnelle et qui, comme un conte philosophique, rend plus intelligent un lecteur que St-Exupéry, comme tous ceux qui pratiquent la littérature édifiante (pour reprendre le champ lexical de l’architecture, qu’il goûte fort), ne se préoccupe que d’abêtir en lui fournissant une vérité clé en main (enfin quoi, c’est le chef !) – d’ailleurs on ne rigole pas : pas un brin d’humour, et l’ironie fait l’objet d’une révocation cinglante (« Je hais l’ironie », dit son narrateur p. 31), sur laquelle nous reviendrons.   

         St-Exupéry aggrave son cas en recherchant dans Citadelle une tonalité prophétique dont le long extrait cité ci-dessus donne un bon échantillon, et qui se noie dans l’emphase. Il me semble important de souligner ce point parce qu’on dispose en la matière d’un remarquable contre-exemple, avec l’immense récit de Doughty, Voyages dans l’Arabie déserte[9], dans lequel l’auteur magnifiquement servi par une langue âpre et roborative, forgée à coups d’archaïsmes et de talent (sans rien de la préciosité empesée de St-Exupéry, qui croit qu’il suffit de remplacer « pas » par « point » pour faire Grand Siècle), nous livre une vision dramatique, terrorisée et fière, enthousiaste parfois, d’une condition humaine, que la rudesse et la beauté du désert permettent de saisir à la racine, à nu. Chez St-Ex, le prophétisme est celui d’un porteur de vérité qui dénonce l’Erreur et propose des images, des incarnations et des scénarios de vérité dont son narrateur est le dépositaire et le promoteur : il dit « Je forge l’homme », là où Doughty dit « Le désert ». C’est que St-Exupéry ne s’intéresse pas aux choses mais au sens des choses, ce qui justifie l’absence de descriptions et l’extrême pauvreté, globalement, du registre perceptif et phénoménologique dans Citadelle. A l’inverse, les somptueuses descriptions du désert arabe chez Doughty révèlent une sensibilité exceptionnelle, un sens du concret, une richesse des percepts qui égalent l’acuité de son regard ethnographique.

 

         Il existe toutefois dans Citadelle quelques brefs moments où le texte échappe à cette clôture de l’allégorie et à cette narrativité douteuse. Pour cela, il faut qu’un scénario mette en forme un universel qui transcende les obsessions idéologiques et didactiques de St-Ex, que la charge d’étrangeté[10] constitutive de la thématique désertique soit véritablement explorée ou plutôt fasse intrusion dans le récit. J’ai choisi de désigner le registre que rallie ainsi St-Ex en parlant de « légendes ». Il s’agit d’enclaves narratives à l’intérieur desquelles le sens n’est pas verrouillé et prévisible comme c’est généralement le cas dans Citadelle, mais incertain. Tandis que l’allégorie illustre ou démontre une idée, une conviction, un schéma abstrait, la légende, tire sa valeur de sa réussite expressive, de sa capacité à exprimer quelque chose qui n’est pas strictement réductible au concept, quelque chose à quoi elle donne une forme, un style, un contenu mémorable. On évalue en elle moins la validité d’une idée, la clôture d’un sens que la tension et l’achèvement narratif ou poétique. Saint-Exupéry ouvre là soudain un espace à l’interprétation, comme si son écriture était fécondée par le désert, ou plutôt comme si la puissance de la poétique du désert lui permettait d’accéder à une véritable écriture. Il est significatif que dans chacun des épisodes relevant de cette veine se fasse jour la puissance de sidération qui caractérise cette poétique. Là où l’analogie répète ad nauseam qu’il existe une sorte de cohérence absolue qui la fonde et l’impose, la légende reformule une hantise : il existe un hiatus morbide entre l’homme et le monde[11]. Les différents épisodes concernés  exacerbent l’extraterritorialité du désert et constituent une isotopie souterraine dans le récit ; ils composent une légende unique : celle de l’estrangement de l’homme dans le désert.

         Le lecteur et le commentateur trouvent enfin là une atmosphère plus riche, plus respirable. Le texte rompt avec la gravité emphatique pour laisser place à une forme d’émotivité et de poésie. Les épisodes qui correspondent à ce schéma sont peu nombreux : apparition de  la « contrée du miroir » (p. 18-19),  surgissement d’un visage sculpté par le vent (p. 102-103),  histoire de la princesse vieillie dans le désert (p. 183-185), épisode de la nuée d’oiseaux (p. 420-421), histoire de la ville close (p. 425 et sq). Par manque de place, je ne vais traiter ici que deux des  épisodes mentionnés ci-dessus: le deuxième et le quatrième. 

 

                            II – Terreur et poétique du désert (p. 102-103)

 

         Voici un texte qui par excellence illustre la manière dont la profondeur du désert fait naître le registre légendaire, intensifié dans une histoire de terreur. Le désert est ici le lieu du surgissement ; il s’agit d’un motif a priori banal, depuis les représentations historiographiques stéréotypées qui font de l’expansion arabe des premiers siècles de l’islam une vague née du désert, jusqu’au scénario de l’attente de l’ennemi dans le Désert des Tartares[12].

         Le récit se développe en deux temps. Le premier consiste en l’esquisse d’une neutralisation, via la binarité et l’antithèse, de l’horreur du désert: l’enfer des mines de sel est justifié parce que « ces cristaux transparents (…) figurent la vie et la mort »[13]  ; et de fait, on sait la place du commerce du sel (avec notamment la caravane de l’Azalaï) dans la vie commerciale et économique du Sahara. La seconde binarité réactive un paradigme fondamental dans la représentation du désert, qui associe pour les opposer le désert (au sens restrictif du terme) et l’oasis : les mineurs, régulièrement, « s’en retournaient liés comme par un cordon ombilical aux terres heureuses et à leurs eaux fertiles » (p. 102). Ce cœur horrifique du désert est ainsi réintégré dans l’œkoumène grâce à cette appropriation laborieuse et commerciale, et aussi dans une double temporalité humaine : l’une à l’échelle de l’existence individuelle (l’aller-retour des mineurs), l’autre à l’échelle d’une Histoire dont la ligne de fuite est une quasi-éternité notée par le futur (p. 103) :

 

     (…) les hommes continueraient d’extraire le sel, les caravanes continueraient d’acheminer l’eau et les vivres et de relever les forçats.

 

         En somme, la fin du premier paragraphe donne à penser que l’on a affaire à un exemplum réconfortant : ce désert des mines de sel pourrait signifier la manière dont l’Homme aménage le tragique (figuré par ce sel qui est à la fois promesse de vie et de mort, par ce séjour dans un désert mortifère, rendu nécessaire par les aspirations des vivants de l’œkoumène) et le rend vivable, en le soumettant à la logique de l’alternance (un séjour aux mines de sel suivi d’un retour dans les terres fertiles). Le récit exalte au passage la pugnacité et l’intelligence de l’homme, grâce auxquelles il passe outre les interdictions de la nature (« rien ici n’autorisait la vie », p. 102) et ses insuffisances, qui font qu’elle n’est plus la terre nourricière (« les entrailles du sol  (…) ne livraient que des barres de sel », id.). Voici donc les hommes qui « se sauv[ent] tant bien que mal » (p. 102) de cet enfer, et construisent le monde qui est le leur : celui du relatif (« tant bien que mal »), de l’accommodement, là où la nature semblait leur avoir opposé le déni absolu de la stérilité. Ce désert extrême serait donc réintégré dans une perspective humaniste réconfortante.

         Mais la deuxième partie du texte montre qu’il n’en est rien, et la créativité « humanophobe » du désert va s’imposer. Elle revêt l’aspect d’une Création qui se continue par des voies et sous des formes mystérieuses : le vent du désert grave sur la montagne un terrifiant

 

    visage noir, sculpté dans le roc, furieux, sous la profondeur d’un ciel pur et ouvrant la bouche pour maudire.

 

          Le salut (« [ils] se sauvaient tant bien que mal », p. 102) n’était donc qu’une illusion ; à la vision épique d’hommes qui surmontent l’interdit implicite de la nature (« rien ici n’autorisait la vie », p. 102) se substitue une épiphanie mortifère : « Et ce qu’ils n’avaient pas vu encore se montra » (p. 103), le surgissement d’une divinité (?) tératologique (« visage géant et qui exprimait la colère», p. 103) qui maudit les hommes et les punit de leur transgression, comme si cette ironisait, avec la fécondité aberrante de ce vent du désert, l’image biblique du souffle vital de Dieu. La référence plastique de ce visage géant est pour sa part assez transparente : c’est un avatar du grand Sphinx de Gizeh, dont Flaubert déjà savait[14] qu’il s’appelle en arabe « Abou – el –Oul » : le père de la terreur, c’est-à-dire celui qui par excellence incarne et suscite la terreur[15]. Ironie encore que l’inscription de ce « visage noir »[16] « sous la profondeur d’un ciel pur » : un ciel indifférent donc à la terreur des hommes, et dont la profondeur ne garantit pas du tout la présence d’un Dieu vers lequel lancer sa prière, mais une réserve d’inconnu terrifiant qui vient doubler celle de l’étendue désertique et précipite les hommes vers la mort (p. 103) :

 

    Et les hommes fuirent, pris d’épouvante, quand ils le connurent. […] poussant devant eux leur fortune condamnée sous le soleil inexorable, [ils] empruntaient les pistes du Nord. Et comme l’eau manquait, ils périssaient tous[17].

  

On est ici aux antipodes de l’imagerie exupérienne très insistante qui fait du visage le symbole de l’Empire, présenté comme un organisme soumis au roi-architecte, et celui de la révélation à laquelle accèderont les hommes dotés de l’intuition spirituelle. Au contraire, ce visage[18] noir signifie l’hétérogénéité de l’homme et du monde, ou plutôt d’un arrière-monde terrifiant dont le désert est en quelque sorte la voie de passage vers le réel, et dont le surgissement suscite une « épouvante » mortelle, qui va renvoyer les hommes à la malédiction de l’étendue amorphe et anhydre, et les condamner à mort.

 

                         

         Comment ne pas être sensible au boitement entre le prétexte de ce récit (il s’agit de donner une leçon aux « logiciens », qui croient que le réel est rationnellement prévisible) et la manière dont celui-ci excède ce prétexte, comme si le narrateur recourait à un canon pour écraser une mouche ? Ce boitement serait  assez ridicule, si on ne lisait pas cette histoire comme l’affleurement d’une hantise que toute la poétique de Citadelle vise à conjurer : celle de l’obscure terreur qui naît du désert. Soulignons d’abord à quel point cette légende s’oppose au cadre allégorique dominant dans Citadelle, ou plus exactement à la visée idéologico-sapientale de celui-ci : un projet de régulation et d’encadrement de la vie de l’homme, en tant qu’individu et en tant que membre d’une collectivité. En effet, ce texte-panique anéantit le très niais et très inquiétant « je forge l’homme », énoncé récurrent du narrateur. Comment « forge[r] l’homme » dans cet espace qui le refoule vers une mort erratique sous le « soleil inexorable » ? La légende est ici l’antidote de la parabole ; l’épisode allégorique de la femme suppliciée prétendait élaborer et donner à lire un paradoxe fécond : ce qui semble le comble de la barbarie conduit à « l’essentiel » ; les « logiciens » et les humanitaires doivent renoncer à leurs fausses évidences pour accéder à une vérité plus profonde qui permet au passage de rendre la souffrance féconde.  La souffrance elle-même, ce « reste » terrible de la condition humaine, était ainsi récupérée dans une logique édifiante. Dans cette légende au contraire, le texte « fuit » et laisse le lecteur non seulement face à l’évidence du mystère mais face à une terreur qui ne prétend nullement révéler une vérité supérieure réconfortante, mais seulement mener à la mort.

        

                 

         III – Le désert, miroir de la précarité humaine : la  légende des oiseaux chassés par le vent  (p. 420-24)

 

         Voici un texte curieux, dont l’horizon de sens est beaucoup moins clair que celui de l’épisode étudié ci-dessus. Sa composition elle-même est énigmatique, notamment si l’on s’en tient au noyau de la légende, qui occupe les p. 420-21 : 1) le vent de sable qui amène les oiseaux, la mort de ces derniers ; 2) le mirage, le soldat qui devient fou, l’oiseau mort et les pleurs du 2nd soldat. On voit certes que la relation entre hommes et oiseaux est centrale, mais on ne sait guère en quel sens l’interpréter. Le contexte ne fournit pas d’indice décisif : c’est celui de la marche guerrière vers une ville ennemie ; la traversée du désert est donc guidée par la perspective d’un affrontement, et comme dans un récit d’aventures le trajet est l’occasion d’affronter divers périls ; mais Citadelle n’est pas un récit d’aventures, et surtout l’épisode auquel je m’intéresse est, comme les autres légendes qui émaillent le récit englobant, en rupture avec celui-ci, ce qui se traduit par un défaut d’orientation narrative et herméneutique autorisant précisément la migration  de l’allégorique vers le légendaire.

 

         La première phrase de l’extrait introduit un élément topologique, le vent de sable[19].  Celui-ci, dans la littérature éménérologique est associé à divers stéréotypes : représentation d’une nature incommensurable qui se révèle dans le déchaînement, élément mystérieux qui rappelle le souffle-esprit de Dieu dans le premier verset de la Genèse[20] ; présence d’une force surdimensionnée et immatérielle qui règne sur un espace amorphe incapable de lui opposer la moindre résistance. Dans l’épisode dont nous traitons, le vent de sable « charri[e]  des débris d’oasis lointaine », menaçant ainsi  la bipolarité qui unit l’oasis et le désert[21], et des oiseaux. Il induit une représentation hyperbolique de l’étendue désertique, conforme au régime légendaire stéréotypé évoqué ci-dessus : depuis une sorte de fond du désert, le vent ramène des traces d’une oasis qui a cessé d’exister. Comme chez Fromentin[22], le motif de la profondeur du désert donne lieu à diverses rêveries, et, en l’occurrence, il suggère aussi une profondeur temporelle : à l’heure où l’armée du narrateur prend connaissance de l’existence de cette oasis, elle a cessé d’exister[23].  Ce motif singulier menace lui aussi de défaire la bipolarité rappelée ci-dessus : la tension désert-ville est menacée si le voyageur court le risque d’arriver pour ainsi dire trop tard, alors que l’oasis a été reprise par le désert[24]. Le vent de sable qui disperse les restes de cette oasis s’oppose à la « Citadelle » que l’on « bâtit » et qui « rassemble ». Les « débris » illustrent une angoisse de l’éparpillement vital, de la déconfiguration dans et par l’horizontalité désertique. La dialectique exposée (p. 305) à la « sentinelle » par le narrateur, selon laquelle la « houle » du désert qui vient menacer la citadelle participe en fait au renforcement de celle-ci et de ceux qui l’habitent, sous peine de disparaître, est elle aussi retournée ;  l’entropie désertique reprend l’oasis et la réduit à l’état de débris incohérents dispersés sur le chemin de l’armée du narrateur pour lui signifier que sa traversée pourrait bien devenir errance mortelle, qu’elle aussi pourrait être anéantie[25]. C’est d’ailleurs ce risque que manifestera le raptus hallucinatoire du soldat dans la seconde partie et qui justifiera sa liquidation pour éviter la contamination de l’armée par cette illusion morbide.

          

         La fraternisation des hommes avec ces oiseaux (« non farouches [sic] cherchant aisément notre épaule ») constitue une variation sur l’aberration désertique, comme si celle-ci modifiait les rapports entre les espèces. C’est peut-être aussi une allusion ironique à ce motif nostalgique, récurrent dans les mythologies, qui évoque le temps où bêtes et hommes se parlaient et fraternisaient[26].  Le désert, espace du sortilège et du leurre, peut parfois tendre à l’homme ce miroir de sa nostalgie, mais c’est bien sûr pour en faire un piège ou un présage maléfique, et là réside l’ironie.

         C’est poussés par un vent de mort que ces animaux viennent chercher refuge chez l’homme, mais « faute de nourriture, ils périssaient par milliers ». Cette hécatombe nous rappelle que l’excès, la démesure, le péril de mort caractérisent le désert ; elle anticipe sur celle dont va être victime l’armée du narrateur, qui perdra  le tiers de ses hommes au cours des deux journées d’attente du retour des éclaireurs envoyés au puits (p. 422).

         Les oiseaux sont a priori susceptibles d’échapper à la viscosité de l’espace désertique[27], mais ceux dont nous parlons ont été repris par la morbidité qui le  définit : ils meurent  « par milliers » « chaque jour », et ce dénombrement allusif[28] fait du désert une grande machine vouée à la destruction comme l’indique l’usage ironique du verbe « récolter »[29] (p. 421). Ici, la seule « récolte » qu’autorise le désert est, à foison, celle des morts. Par ailleurs, ces oiseaux séchés et récoltés constituent une reprise ironique du motif des sauterelles séchées en prévision des rigueurs de la famine[30], car ils ne sont pas comestibles et illustrent seulement la stérilité hyperbolique et mortifère du désert, la putréfaction sèche qu’il occasionne : «  ils empestaient », dit le texte[31]. L’aberration désertique se traduit une fois encore par un jeu sur les états de la matière : les oiseaux deviennent « écorce de bois mort », et ce comparant végétal sera appliqué aussi aux hommes à la page 424. Ils sont plus tard ramenés à l’état de  « poussière », terme dont on connaît les résonances bibliques et qui signifie un retour à l’élémentaire déconfiguré, processus dont la portée métaphysique est comme soulignée ici par le curieux geste rituel qui consiste à « vers[er] cette poussière à la mer ».

         Au sein de cette œuvre qui trouve sa cohérence dans une perspective lourdement démonstrative, un tel scénario, qui ne fait l’objet d’aucun commentaire, surprend et introduit une singulière rupture de registre. Il me semble que la première chose à laquelle le lecteur est sensible ici, c’est la coloration pathétique de la scène : ces oiseaux ont succombé au sortilège désertique, comme si celui-ci avait pompé en eux le principe vital pour ne laisser subsister que l’ « écorce » de l’être. Or, du fait de sa connivence avec l’élément aérien et des connotations euphoriques qui lui sont attachées,  l’oiseau semble jouir d’une condition meilleure, affranchie des pesanteurs terrestres et abritée des périls de l’entrave cinétique qui caractérisent le désert. C’est par ailleurs une créature fragile (tant qu’on en reste à cette désignation générique), dont la destruction suscite la pitié. L’ensevelissement dans la mer de ces habitants du désert  suggère une inquiétante affinité entre ces deux espaces qui constituent selon Nerval[32] les « deux faces mornes du monde », formule digne d’illustrer la hantise exupérienne, maintes fois soulignée par les commentateurs, de la stérilité. Enfin, cet hommage funèbre rendu par les hommes aux oiseaux procède sans doute de l’intuition d’un destin commun (« Poussière, tu retourneras à la poussière »)  des vivants face à l’inhumanité minérale et géologique du désert.

         Tout cela, d’une part est aux antipodes, je le répète, du dessein allégorique au fondement de Citadelle, et d’autre part ne fait l’objet d’aucun de ces discours lourdement didactiques qui caractérisent l’œuvre. La légende, avec son caractère abrupt, énigmatique, poétique et bouleversant aussi, investit le texte pour exprimer ce qu’un écrivain laisse parfois filtrer dans son œuvre et offre en partage au lecteur avec la part d’universalité qu’elle comporte : une hantise. 

 

         Il existe une discontinuité apparente entre les deux parties du texte, mais en fait une continuité profonde, assurée par les motifs de la morbidité du désert, laquelle fait l’objet dans cette deuxième partie d’une intensification qui va inviter à relire la première comme un présage maléfique. Cette deuxième partie débute par une sorte d’expérience inaugurale de la soif, qui relaie donc la famine mortelle des oiseaux, avec une formulation impliquant une acception du verbe « connaître » proche de celle déjà rencontrée dans la légende du visage sculpté par le vent : « connaître »  la soif, c’est prendre la mesure de l’aridité aberrante du désert, c’est s’incorporer l’aberration désertique sur le mode de la souffrance, et aussi de la folie, comme l’indique immédiatement le texte avec la mention du « mirage » né « à l’heure des chaleurs du soleil ». Le narrateur dramatise ici  l’acmé solaire, en fait un paroxysme désigné par cette formule surprenante dans laquelle le pluriel d’immensité[33] sans objet sur le plan référentiel, vient majorer la puissance destructrice du maléfice solaire. L’ensemble prélude à « l’édification d’un mirage », c’est-à-dire d’une illusion, elle-même redoublée par un  reflet :

 

 La ville géométrique se reflétait, pure de lignes, dans les eaux calmes.

 

         Cette abstraction géométrique est une sorte d’écho décalé et inversé de l’oasis détruite par le désert, qui ne restitue que ses débris[34] : à l’inverse, l’ « édification [du] mirage » atteste l’existence dans le désert de formes de surrection aux frontières du surnaturel[35], et surtout aux frontières du réel, ou plutôt qui viennent  systématiquement brouiller ces frontières et susciter la folie des hommes (folie de la terreur dans la légende du visage sculpté par le vent, folie de l’espoir ici).  Le maléfice de l’abstraction est confirmé à la page suivante, pendant la marche à la mort de l’armée (p. 422):

 

    Le soleil émergea, découpé par la brume de sable en forme de triangle. Ce fut comme un poinçon pour notre chair. Des hommes churent, frappés au crâne. Des fous se déclarèrent en grand nombre. Mais il n’était plus de mirages qui les sollicitassent de leurs cités limpides. Il n’était plus ni mirage ni horizon pur, ni lignes stables. Le sable nous enveloppait d’une lumière tumultueuse de four à briques.

 

         Le soleil ne fait plus l’objet d’une appréhension anthropomorphe, comme c’était le cas avec le terrifiant « festin du soleil » de la légende de la « contrée du miroir »[36] ; son inhumanité est radicalisée par l’abstraction  géométrique qui sollicite ironiquement un vieux symbole de perfection divine avec ce « triangle ». Il est également un « poinçon » homicide qui provoque la folie des hommes, une folie elle aussi abstraite (elle n’est pas thématisée), pas même accrochée à l’illusion euphorique du mirage, simple traduction de la destruction de l’humanité des hommes par le désert. L’armée est coincée entre ce « tison pâle qui entret[tient] l’incendie » et l’horreur du mouvement brownien de l’élément minéral surchauffé, sublimé en lumière mortelle, qui enferme les hommes dans le piège d’une étendue devenue une poche asphyxiante : « le sable nous enveloppait d’une lumière tumultueuse de four à briques »[37].  S’il est un Dieu dans ces parages, ce n’est pas celui des humanistes, mais une divinité inhumaine qui traite les hommes comme du bétail, ainsi qu’il est dit dans le paragraphe suivant :

 

    Comme je levai la tête j’aperçus à travers les volutes le tison pâle qui entretenait l’incendie. « Le fer de Dieu, songeai-je, qui nous marque comme des bêtes ».

 

         Un Dieu qui est équipé un peu comme l’Ange exterminateur … Pas étonnant que les hommes perdent ici leur capacité de discernement, leur capacité à s’orienter dans le désert, comme l’indique le motif de la cécité (topologique dans la littérature éménérologique): « Qu’as-tu ? dis-je à un homme qui titubait. – Je suis aveugle ».

         Cette déshumanisation achève un processus qui avait été inauguré par un jeu sur les états de la matière (p. 422) :

 

    Luisaient d’admirables étoiles au fond d’une nuit amère à la fois et splendide. Nous disposions de diamants pour notre nourriture.

 

           Et, ajoute le narrateur deux lignes plus bas, au moment où il dénonce la « va[nité] de la justice des hommes » dans le désert inhumain, « N’étions-nous pas tous changés en ronce ? [38]».  L’image des diamants signifie que la splendeur du monde est déconnectée de la souffrance de l’homme, de sa condition ; le supplément d’âme offert par la beauté devient donc ironique[39]. La proximité des « diamants » avec les « ronces » conduit au renforcement de la valeur ironique de chacun de ces termes : en effet, la « ronce » évoque un état résiduel de la végétation dans le désert,  qui renvoie à la situation de ceux qui affrontent la perspective de la mort par déshydratation dans le désert ; face à cette menace, qui est aussi, fatalement, celle de la disparition de l’humanité au sens abstrait du terme, la question de la justice perd de sa pertinence[40]. On voit donc qu’un réseau d’images exploitant ce qu’on pourrait nommer la confusion des règnes et le jeu sur les états de la matière permet de dire sur le mode (parfois ironique) de l’angoisse  l’aberration désertique.

         Le premier fou s’est manifesté au moment de l’édification du mirage, et il a été sacrifié au nom du principe de contamination, car les soldats étaient  « ébranlé[s], « [i]ls étaient près, à la suite de l’inspiré, de basculer vers ce mirage et le néant » : le sortilège désertique est susceptible d’entraîner les hommes vers un arrière-monde qui radicalise  le vide du désert en « néant ». Ce sortilège ne tient pas seulement au pouvoir d’illusion du mirage,  mais à un autre brouillage (topologique) engendré par le désert, celui qui confond la folie et l’illumination religieuse : dans  le désert, fous et inspirés partagent la même attirance pour le « néant », et c’est là une confusion dangereuse qu’on ne peut combattre qu’en précipitant ses victimes dans un autre néant, celui de la mort, plus « rassur[ant] » que le mirage parce qu’il est sans piège.

         Le risque de la contamination par l’hallucination et donc de la mort collective fait apparaître rétrospectivement l’hécatombe des oiseaux comme un présage. Les hommes eux aussi pourraient devenir « poussière », comme le confirmera dans la légende de la ville close la poussière (blanche) d’ossements amoncelée sous les murailles de la cité fortifiée (p. 427). Sans doute cette analogie est-elle surdéterminée par une sombre conviction : dans l’espace aberrant du désert, les hommes ne valent pas plus que des oiseaux ; si l’on s’en tient à cette hypothèse, le bref compagnonnage entre les hommes et les oiseaux prend rétrospectivement valeur ironique.

         Les pleurs que verse le soldat sur les oiseaux morts vont renforcer l’analogie entre les hommes et les oiseaux. Il est bouleversé par la mort et peut-être aussi par l’espèce de fossilisation instantanée (déjà mentionnée à la même page, déjà avec cette image de l’écorce) des oiseaux.  Le narrateur explique qu’il lui a d’abord prêté une posture compassionnelle ordinaire, mais c’est une erreur : ce n’est pas la mort de son compagnon que pleure le soldat, mais celle de l’oiseau, parce qu’il a perçu là un présage sinistre qui le conduit à prophétiser en termes poétiques le malheur des hommes : « Lorsque le ciel perd son duvet, il y a menace pour la chair de l’homme ».  A travers l’image du « duvet du ciel », le jeu sur les états de la matière prend la forme d’une rêverie selon laquelle l’oiseau viendrait amortir la pureté du ciel, dont on connaît le potentiel homicide dans le désert, la ouater pour la rendre supportable aux hommes qui, à l’inverse, ne peuvent endurer la nudité pure du « ciel déshabillé »,  pour reprendre la formule du narrateur (p. 421). Le « duvet » des oiseaux  protège donc la « chair » de l’homme. Mais hommes et oiseaux sont pareillement menacés par le pompage de leur énergie vitale que thématise l’image de l’écorce. Celle-ci leur est tour à tour appliquée, ce qui revient à atténuer la frontière qui sépare l’homme de l’animal pour souligner une communauté de destin et donc un processus de déshumanisation :

 

    Tous pensaient aux grandes corbeilles pleines d’écorce de bois mort [les oiseaux desséchés jetés dans la mer] (p. 421);

 

             [le narrateur prie Dieu] Tes anges étaient prêts de te récolter mon armée dans leurs grandes corbeilles et de te la verser dans ton éternité comme une écorce de bois mort (p. 424).

 

         La reprise des mêmes termes, à propos d’un même scénario (la première fois littéral, la seconde fois métaphorique) invite donc à considérer le sort des oiseaux comme un présage funeste pour les hommes, qui seraient offerts en holocauste à ce Dieu que prie le narrateur. Quel est-il donc ce Dieu qui se révèle dans le désert et dont les envoyés (c’est l’étymologie d’ « ange ») viennent « récolter » les hommes comme ils le feraient d’une provende végétale, pour les lui offrir, comme à une divinité anthropophage?

          C’est une divinité qui se soucie peu de prendre la mesure de l’Homme (p. 422 : « Le fer de Dieu (…) qui nous marque comme des bêtes ») et qui distribue de manière imprévisible maléfices et miracles. En effet,  p. 423, un retournement spectaculaire intervient, dans lequel d’autres oiseaux jouent un rôle important :

 

    Le vent de sable s’apaisa. (…) [Le vol des corbeaux autour du puits d’El Ksour, où ressuscite l’armée] était si dense que malgré l’éclatante pleine lune il nous tenait dans l’ombre. Car les corbeaux, loin de s’éloigner, agitèrent longtemps sur nos fronts leur tourbillon de cendre noire.

     Nous en tuâmes trois mille car nous manquions de nourriture.

 

         Passons rapidement sur la représentation stéréotypée (mais réaliste) du désert comme espace de l’hyperbolisation de l’aléa météorologique et viatique (puits à sec et puits « pleins »), pour centrer le propos sur ces « oiseaux ».  Ils constituent, avec l’éclairage lunaire,  l’élément-clé de cet  épisode aux frontières du fantastique :

 

    (…) au lieu de squelettes sans feuilles [i.e. les épineux]  nous aperçûmes d’abord des sphères d’encre emmanchées sur des bâtons maigres. Nous ne comprîmes point d’abord la vision, mais quand nous fumes à proximité de ces  arbres ils firent, l’un après l’autre, comme explosion avec un grand bruit de colère. La migration de corbeaux qui les avaient choisis comme perchoir les ayant dépouillés d’un seul coup, comme une chair qui eût éclaté autour de l’os.

 

         L’extrait se caractérise par un réseau d’images très dense. La première, anthropomorphe ou zoomorphe et chargée d’angoisse, est celle des « squelettes » des épineux, qui suggère la porosité des frontières entre les règnes dans le désert. Elle est immédiatement relayée par la seconde image, qui évoque « des sphères d’encre  emmanchées sur des bâtons maigres ». Ces « sphères d’encre » anticipent sur le « tourbillon de cendre noire » créé par le vol des corbeaux « sur [le] front » des soldats. Dominante du noir, allusion morbide à la « cendre » qui fait écho à la « poussière »  (p. 421) et à l’ « écorce », ces oiseaux sentent la mort et semblent de très mauvais augure. Ceci est confirmé par la manière dont ils frôlent les hommes en manifestant leur « colère »[41], par leur identité  de corbeaux et leur capacité à obscurcir le ciel « malgré l’éclatante pleine lune »[42]. Cette arrivée nocturne au puits semble donc menacée par un maléfice morbide, et cette « vision » est largement aussi menaçante que le « mirage » de la p. 421. Mais il se produit un brutal retournement : « Nous en tuâmes trois mille car nous manquions de nourriture ». Le paragraphe suivant précise : « Ce fut une fête extraordinaire. (…) Et la graisse des corbeaux parfuma l’air ».  L’ordre du monde est soudain restauré : l’oiseau redevient une proie, le désert cesse d’être un champ de mort pour les hommes (le tiers des hommes morts en deux jours d’attente de l’eau), les animaux des victimes inquiétantes d’un dérèglement météorologique maléfique (les oiseaux changés en écorce). Le monde redevient un champ de « provision » pour l’homme  - pas celle que l’on thésaurise, mais celle qu’on accueille comme un miracle. Il faut remarquer au passage un curieux chiasme : les oiseaux si amicaux charriés par le vent de sable étaient un présage funeste ; les corbeaux a priori maléfiques jusque dans leur couleur, offrent le salut, et ce basculement est souligné par un transfert sensoriel : on ne parle plus de leur couleur (noir de la cendre, de la poussière, de l’écorce et de la mort) mais de l’odeur de leur graisse (qui est, comme dans les cultes de sacrifice, une sorte de vitalité sublimée en odeur)[43].  Et la « fête », rituel euphorique par lequel l’homme célèbre son accord avec le monde et avec lui-même, met fin à la terreur, en même temps que la terre redevient la terre-mère (p. 123) :

 

 L’équipe de garde autour du puits manœuvrait sans repos une corde de cent vingt mètres qui accouchait la terre de toutes nos vies.

 

         Le texte a livré plusieurs avatars du caractère inquiétant ou homicide du désert : pureté du ciel, incandescence du soleil, et vie souterraine secrètement accordée au rythme du cosmos et ignorée de l’homme (p. 421) :

 

    Car il est des marées souterraines d’eau douce. Et l’eau, quelques années durant, va pendant vers les puits du Nord. Lesquelles redeviennent sources de sang. Mais ce puits [vide] nous tenait comme un clou dans une aile[44].

 

         L’homme est maintenant de nouveau accordé au cosmos, comme l’indique la mention du puits plein, prolongée par une image de la terre nourricière  (p. 423) : « Une autre équipe distribuait l’eau à travers le camp comme elle l’eût fait pour des orangers dans la sécheresse »[45] ; l’ensemble est associé à une véritable résurrection : « J’allais ainsi, regardant revivre les hommes ». On voit que le désert est, un peu comme chez Doughty, l’espace privilégié de l’expérience d’une condition humaine dénudée, tendue entre les deux termes essentiels, la vie et la mort, avec leurs affects emblématiques de terreur et de joie sensuelle. L’homme d’abord subit un Dieu anthropophage avant de redécouvrir un Dieu auquel accorder sa « prière » (p. 423-4), totalisant ainsi les images fondamentales et antithétiques de la divinité : homicide et nourricière, terrorisante et miraculeuse. Parallèlement, le narrateur thématise une angoisse exupérienne déjà rencontrée dans la légende du visage sculpté par le vent : le désert est l’espace où l’homme comprend qu’il pourrait être « effacé de la terre » (p. 424, deux occurrences), un espace homicide, anthropophage anthropophobe, dans lequel, le puits, selon une image suggestive répétée p. 422 et 424, est « une fenêtre sur la vie ».

                                               ****

 

 Le lecteur de Citadelle est donc confronté à deux régimes de lecture et d’écriture : d’une part un texte englobant caractérisé par la platitude d’une littérature édifiante que les prétendus enjolivements d’un style poético-emphatique contribuent à discréditer ; d’autre part de brèves échappées narratives au cours desquelles la poétique du désert semble accoucher St-Ex d’une authentique écriture. Si l’allégorie carbure à la vérité et à la certitude, ce qui aplatit le texte, la légende carbure à la poésie et à l’angoisse, ce qui  confère au texte sa profondeur. Comment expliquer cette dérive féconde vers le légendaire ? On ne saurait parler de dispositif : Citadelle est le contraire d’un texte réflexif dans lequel St-Ex minerait à dessein le récit englobant ; ce travail ne pourrait être que celui d’un écrivain d’une tout autre force, et cet écrivain ne s’égarerait pas dans un récit aussi douteux et boursouflé.  Par ailleurs, St-Ex reprendrait volontiers à son compte le propos de son narrateur lorsqu’il dit « je hais l’ironie » (p. 31), or l’hypothétique dispositif dont nous parlons relèverait de l’ironie et de ses jeux de déprogrammation[46]. Mais, précisément, j’ai insisté à plusieurs reprises sur la place de l’ironie dans les deux légendes analysées, et l’on pourrait lui faire une place comparable dans les autres légendes (sauf peut-être dans la première). Alors ? La réponse est somme toute assez simple, d’aucuns diront sans doute décevante : c’est la rencontre entre la force intrinsèque de la poétique du désert et l’angoisse exupérienne (celle que Citadelle s’applique à conjurer) qui fait éclater le récit englobant, qui bouleverse la posture narrative et engendre ces récits de terreur, de fuite et de mort. Si l’ironie elle-même est de la partie, c’est parce qu’elle excelle à dire l’ébranlement des certitudes. A ce texte obsédé par ce que la philosophie nomme la mesure, le désert offre la chance de la démesure[47], dont le surgissement de l’ironie est comme un signal, qui est aussi celle d’une littérature digne de ce nom.

 

                            Guy Barthèlemy (CPGE du Lycée Champollion, Grenoble ; membre du CHSIM, EHESS)

   



[1] Toutes les citations renvoient à l’édition folio (Paris Gallimard 1992 [1972]. Le texte a été édité pour la première fois en 1948.

[2] J’utilise constamment dans cette étude les termes « paradigme » et « paradigmatique » pour désigner la constitution de couples antithétiques.

[3] C’est dans Citadelle une image obsessionnelle et matricielle.

[4] Comme cela est dit explicitement aussi bien dans Terre des Hommes que dans Citadelle ; dans ce dernier récit, voir l’adresse du narrateur à la sentinelle : ce qui la menace est aussi ce qui la construit (p. 305).

[5] J’utilise le terme faute de mieux et, surtout, a contrario, sans me dissimuler la regrettable imprécision et la fâcheuse polysémie qui le caractérisent.

[6] Einaudi, 1974, trad. fr. 1974, rééd. Points Seuil 1996.

[7] « Les Villes et le désir », 5, éd. citée, p. 57-58.

[8] « Les Villes et le désir », 1, p. 13-14 ;

[9] Voyages dans l’Arabie Déserte, Karthala Paris,  2002 [Travels in Arabia Deserta , 1888] traduction et annotation de J. C. Reverdy.

[10]  Il conviendrait ici de parler d’ « estrangement ». Le terme est utilisé par les traducteurs de C. Ginzburg (A Distance, Paris : Gallimard, 2001) et de Stephen Greenblatt (Ces Merveilleuses possessions, Paris : Les Belles lettres, 1996). Il signifie « éloigner » en ancien français ; je le préfère à « aliénation », qui ne peut renvoyer au sens visé ici qu’au prix d’une recharge étymologique parfaitement légitime mais difficile du fait notamment de l’écran que constitue l’acception marxiste du terme, largement dominante.

[11] Doughty encore, dans le cadre de la description magistrale d’une veillée dans le désert et de son décor  (éd. citée, p. 594) :

Nulle route ne nous reliant à la cité terrestre, mille ans s’écoulent ici aussi vite qu’un jour. Nous sommes dans ce monde et nous n’y sommes pas, où Dame Nature a fait de l’homme sa propre énigme, et dans lequel un esprit maléfique a jeté les germes de la dissolution. Et, contemplant alors cet infini spectacle, il me semblait que la vie de la chair dilapidée refluait et que l’esprit agitait ses ailes de jeune faucon sur cette divine obscurité. 

[12] Dino Buzzati, Il Deserto dei Tartari, 1949.

[13] On connaît la polyvalence symbolique du sel, dont la notice du  Dictionnaire des symboles (éd. R. Laffont, 1982 [1969], coll. Bouquins, p. 858) nous livre l’essentiel : « Le sel est à la fois conservateur des aliments et destructeur par corrosion. Aussi son symbole s’applique-t-il à la loi des transmutations physiques comme à la loi des transmutations morales et spirituelles. Le porte-parole du Christ comme sel de la terre en est, certes, la force et la saveur, mais aussi le protecteur contre la corruption. […] Condiment essentiel et physiologiquement nécessaire à la nourriture, l’aliment du sel est évoqué dans la liturgie baptismale ; sel de la sagesse, il est par là même le symbole de la nourriture spirituelle. Le caractère pénitentiel qu’on lui attribue quelquefois en la circonstance est, sinon erroné, du moins secondaire. [….] Le sel peut [aussi] s’opposer à la fertilité. Ici la terre salée signifie la terre aride, durcie. Les Romains répandaient du sel sur la terre des villes qu’ils avaient rasées, pour rendre le sol à jamais stérile. Les mystiques comparent parfois l’âme à une terre salée, ou, au contraire, à une terre fertilisée par la rosée de la grâce. […] ». Rappelons en outre que la Mer Morte est censée recouvrir les vestiges des villes maudites détruites par Dieu (Sodome et Gomorrhe), et que nulle vie ne peut se développer dans cette étendue d’eau saline ; enfin, lors de l’épisode, précisément, de la destruction de Sodome et Gomorrhe, lorsque la femme de Loth, enfreignant l’interdit divin, se retourne, elle est changée en statue de sel. Enfin, rappelons que ce qui fascine Doughty dans le désert, pour des raisons idiosyncrasiques (« Doughty was only keen on life and death » a dit un  commentateur non-identifié), c’est sa capacité à dénuder le socle de la condition humaine, et à renvoyer en permanence le voyageur à ce socle : la vie et la mort.

[14] Lettre à L. Bouilhet du 15 janvier 1850.

[15] C’est bien comme un « visage », ou à peu près, que Flaubert voyait le Sphinx, puisque celui-ci n’avait pas encore été désensablé par Mariette.

[16] Simple exploitation de la symbolique maléfique du noir, allusion à la conformation négroïde du visage du Sphinx ?

[17] On pense aux soldats d’Aellus Gallus dans le texte de Malraux, qui tentent de ramener à Rome leur dérisoire collecte de murex, dont la folie de leur général les a chargés, et dont, dit Malraux, on retrouve les squelettes, encore pris dans leur armure, les bras tendus vers le soleil, dans un geste d’offrande pour une divinité « inexpiable » dirait St-Exupéry.  Voir La Reine de Saba (textes des articles publiés en mai 1934 dans L'intransigeant) et le chapitre correspondant des Antimémoires, dans sa version du Miroir des Limbes (éd. Gallimard, Folio N°23, 1976, p. 67-86), ou l'édition de ce petit récit procurée par Jean Delpuech dans la collection Les Cahiers de la NRF (Gallimard, 1993).

[18] Même usage du motif du visage chez Doughty (op.cit, p. 513) :

 

      De chaque élévation du Harra, la vue plonge sur une désolation de fer. Quelle barbare noirceur et quel chaos inanimé de matière volcanique ! Visage pétrifié de la nature, sans jamais un sourire, horrible désert de matière informe, brûlante et rouilleuse. Quelle est l'existence solitaire qui n'aurait pas le coeur navré d'avoir à s'immiscer ici ? les cieux sont vides, la terre est un cauchemar ! Où trouverait-il une consolation? L'homme prend une conscience effarée de la petitesse (mesquin) et de la nature profane de son être, en présence de la divine stature du monde élémentaire ! Ce sommeil léonin des forces cosmogoniques, qui engloutit le moucheron de l'âme, ce bref mouvement et cette usurpation parasitaire qu'est l'infime accident de la vie dans la matière.

[19] Le vent joue ainsi un rôle central dans les deux légendes sélectionnées.

[20] On sait qu’à côté de la traduction canonique (« le souffle de Dieu / l’Esprit de Dieu planait à la surface des eaux »), une autre est possible, qui parle seulement de « vent violent ».

[21] Cette bipolarité structurante est explicitée par exemple aux p. 493-94 :

     Que ferai-je du sable s'il n'est point d'oasis inaccessible qui le parfume. Que ferai-je des limites de l'horizon s'il n'est point frontière de coutume barbare? (...) Que ferai-je des matériaux qui ne servent point un visage?

[22] Un Eté dans le Sahara (1857), chapitre 7 de la deuxième partie (Ed Le Sycomore, Paris, 1981, P.186-187):

                […] ce sont quinze ou vingt lieues d'un pays uniforme et plat comme un plancher. Il semble que le plus petit objet saillant devrait y apparaître, pourtant on n'y découvre rien; même, on ne saurait plus dire où il y a du sable, de la terre, ou des parties pierreuses, et l'immobilité de cette mer solide devient alors plus frappante que jamais. On se demande, en le voyant commencer à ses pieds, puis s'étendre, s'enfoncer vers le Sud, vers l'Est, vers l'Ouest, sans route tracée, sans inflexion, quel peut être ce pays silencieux, revêtu d'un ton douteux qui semble la couleur du vide; d'où personne ne vient, où personne ne s'en va, et qui se termine par une raie si droite et si nette sur le ciel. L'ignorât-on, on sent qu'il ne finit pas là et que ce n'est, pour ainsi dire, que l'entrée de la haute mer.

     Alors, ajoute à toutes ces rêveries le prestige des noms qu'on a vus sur la carte, des lieux qu'on sait être là-bas, dans telle ou telle direction, à cinq, à dix, à vingt, à cinquante journées de marche, les uns connus, les autres seulement indiqués, puis d'autres de plus en plus obscurs: - d'abord, droit au plein Sud, les Beni-M'zab, avec leur confédération de sept villes, dont trois sont, dit-on, aussi grandes qu'Alger, qui comptent leurs palmiers par cent mille, et nous apportent leurs dattes, les meilleurs du monde; puis les Chamba, colporteurs et marchands, voisins du Touat; puis le Touat, immense archipel saharien, fertile, arrosé, populeux, qui confine aux Touareks; puis les Touareks, qui remplissent vaguement ce grand pays de dimension inconnue dont on a fixé seulement les extrémités, Tembektou et Ghadmes, Timimoun et le Haoussa; puis le pays nègre dont on n'entrevoit que le bord; deux ou trois noms de villes, avec une capitale comme pour un royaume; des lacs, des forêts, une grande mer à gauche, peut-être de grands fleuves, des intempéries extraordinaires sous l'équateur, des produits bizarres, des animaux monstrueux, des moutons à poils, des éléphants; et puis quoi? plus rien de distinct, des distances qu'on ignore, une incertitude, une énigme. J'ai devant moi le commencement de cette énigme, et le spectacle est étrange sous ce clair soleil de midi. C'est ici que je voudrais voir le sphinx égyptien.

[23] Tout comme l’une des représentations de la profondeur de l’univers consiste à rappeler que lorsque la terre reçoit la lumière d’une étoile, celle-ci a souvent cessé d’exister.

[24] On connaît l’importance au XIXe et encore début XXe du motif des cités englouties par le désert, par exemple chez Sven Hedin, l’explorateur suédois du désert de Gobi, ou par la forêt – qu’il s’agisse des cités mayas ou des temples d’Angkor.

[25] Le pendant symétrique de cette vision : celle de la ville du désert qui polarise les désirs / fantasmes des voyageurs : de la Tombouctou de René Caillié à Aghadès dans Sous l’étendard vert de J. Peyré (1934).

[26] Elle rappelle aussi diverses légendes qui portent sur les relations entre les Pères du désert et les animaux. J’aime beaucoup l’histoire du corbeau qui apporte tous les jours à tel saint ermite un demi-pain ; un jour un copain ermite rend visite à celui-ci, et notre héros est très embêté – mais le corbeau arrive cette fois-ci avec un pain entier. L’anecdote est citée par J. Lacarrière dans Les Hommes ivres de Dieu (Points, seuil, 1983 [1975 Arthème Fayard]).

[27] Pour une illustration dramatique de celle-ci, voir la première légende, celle de la « contrée du miroir », p. 18-19.

[28] Le dénombrement est une forme caractéristique du texte légendaire, mythique ou épique.

[29] Cette ironie est inscrite dans la langue : la récolte / la moisson sont symbole de vie, mais aussi de mort – la mort elle aussi moissonne, fauche : l’homme qui récolte est lui aussi récolté, et ce retournement ironique signifie par lui-même l’incommensurable et l’horreur caractéristiques du désert.

[30] Chez Doughty par exemple.

[31] Le désert ne bénéficie même plus de cette stérilité aseptique vantée par les Bédouins et que goûtait Lawrence, lui qui lorsqu’on lui demandait pourquoi il aimait le désert répondait : « It’s clean ».

[32] Dans le Voyage en Orient, Œuvres complètes T. 2, Bibl. de La Pléiade, Paris Gallimard 1984, p. 515.  On en trouverait une variante dans le poème 39 des Orientales de Hugo, «Buonaberdi ».

[33] Je reprends ici une terminologie qu’on applique par exemple à certaines évocations de la méditerranée (désignée alors comme « les mers » ; il s’agit de souligner l’horreur de la distance et de la séparation) dans Bérénice de Racine. Le procédé relève plus généralement de ce que l’on appelle les augmentatifs.

[34] Voir  les débris des bateaux rejetés par le Maelström dans le récit de Poe intitulé Une descente dans le Maelström.

[35] Ce qui nous ramène à la légende du visage sculpté par le vent ; la juxtaposition des deux épisodes souligne d’ailleurs  une belle antithèse digne de la créativité maléfique du désert : dans un cas, ce maléfice a la consistance de la minéralité géologique, dans un autre l’inconsistance de l’illusion optique.

[36] La première des cinq légendes, racontée p. 18-19.

[37] Cette « lumière tumultueuse » s’oppose aux « cités limpides » du mirage ; St-Ex souligne ici encore la créativité inhérente au maléfice désertique. Par ailleurs, son mouvement paroxystique et morbide me semble proche à tous égards de celui du tourbillon du Maelström de Poe.

[38]  La question morale de la justice et de la responsabilité individuelle est annulée par le maléfice désertique qui révèle à l’être humain sa condition.

[39] Ce motif de l’ironie stellaire – et géologique – est récurrent dans le Démon de l’absolu, de Malraux. Le spectacle du ciel étoilé du désert, commenté dans une perspective métaphysique, prend aussi chez Doughty une intensité dramatique. Cette ironie joue aussi (notamment dans notre citation) sur un plan plus trivial : ces étoiles « nourrissent » sans doute le sens de la beauté des hommes, mais ceux-ci risquent de mourir de soif et d’inanition.

[40] Ajoutons qu’il était déjà question, avec une valeur ironique comparable, d’un diamant dans la légende du visage sculpté par le vent ; l’image caractérisait les affleurements rocheux, décrits comme un« diamant noir » d’ébène ; ceux-ci contrastaient, dans un chromatisme très agressif, avec le blanc des salines et anticipaient sur le terrifiant visage noir.

[41] Nous avons vu avec la légende du visage sculpté par le vent le sens que peut prendre le jour de « colère » dans le désert.

[42] Deux références me viennent à l’esprit ; l’une est anisotopique et relativement arbitraire, c’est la fameuse gravure de Goya « Le Sommeil de la raison engendre des monstres »,  dans laquelle le vol de chouettes, organisé en tourbillon ascendant au-dessus du corps de l’homme endormi, évoque l’inquiétante expansion du cauchemar. La seconde est plus proche de notre texte, puisqu’il s’agit d’un épisode des Sept Piliers de la sagesse dans lequel il est question d’oiseaux qui surgissent tout à coup. Voici la restitution de cet épisode par Malraux dans Le Démon de l’absolu (tome II des Œuvres Complètes de Malraux, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1996, p. 1037) :

 

La paix préhistorique montait du désert blafard, et sous la lune éclatante le vent encore chaud venait du Djebel Druse en fleurs. Tout à coup, quelques oiseaux de nuit se levèrent devant les chameaux; et après quelques minutes les chouettes des sables montèrent du sol par milliers, tournoyèrent autour des chameliers comme les plumes d'un édredon crevé, dans un silence absolu. Les hommes terrifiés commencèrent à tirer dans la palpitation feutrée qui les emprisonnait, mais ce n'est qu'après une heure qu'ils retrouvèrent le sable vide sous la lune jusqu'à l'horizon.

 

                Voici maintenant la version de Lawrence lui-même (Les Sept Piliers de la sagesse, Livre de Poche, coll. La Pochothèque (1995), trad. et annotation  par Renée et André Guillaume, p. 633) :

 

     Avançant en silence, nous perçûmes peu à peu la présence d’oiseaux de nuit. Ils s’envolaient sous nos pieds, par myriades, noirs, immenses. Il y en eut davantage, jusqu’à ce que la terre parût tapissée d’oiseaux tant ils s’élevaient drus, mais dans un silence de mort ; ils tournaient autour de nous en cercles vertigineux, tels des plumes dans les tourbillons d’un cyclone muet. Les courbes qu’ils entrelaçaient dans leur vol dément tournoyaient dans ma tête. Le nombre énorme de ces oiseaux sans voix terrifiait mes hommes. Ils décrochèrent leurs fusils pour lâcher balle sur balle dans cette masse palpitante. Au bout de trois kilomètres, la nuit se vida de nouveau.             

[43] Il faut sans doute voir dans ce chiasme un avatar de la méditation exupérienne sur les signes, dont l’analyse doit toujours tenir compte de l’ « imprévisibilité » du réel. Il joue donc dans un premier temps contre les logiciens ; mais une autre leçon s’impose dans un second temps, et c’est à nouveau celle de la hantise d’un monde qui n’est pas à la mesure (au sens philosophique du terme) de l’homme, lequel doit donc  l’interpréter.

[44] On notera ce retour significatif d’une image aviaire.

[45] Il faudrait développer l’opposition entre ces « orangers » - y compris leurs suggestions chromatiques et olfactives – et les « diamants noirs » que sont les étoiles p. 422.

[46] Voir le livre de Philippe Hamon, L’Ironie littéraire, Hachette supérieur Paris 1996.

[47] Qu’il faudrait aussi écrire coquettement dé-mesure.  Tous ceux qui travaillent sur les représentations du désert savent que cette dé-mesure explique les affinités entre le désert et le registre légendaire.