06/03/2011
Quelques réflexions sur Voltaire, Rousseau et le mal, par Jean Goldzink
QUELQUES RÉFLEXIONS SUR VOLTAIRE, ROUSSEAU ET LE MAL
[Conférence prononcée par Jean Goldzink devant les étudiants de math sup -Math spé du Lycée Champollion de Grenoble le 29 novembre 2010, pour illsutrer la question du mal au programme des CPGE scientifiques en 2010-2011. Jean Goldzink est spécialiste du XVIIIe siècle, auteur de nombreux ouvrages ; il a enseigné à l'Ecole Normale de St-Cloud et à Siences Po]
Je pars des trois textes à votre programme. Ils se divisent en deux groupes : des œuvres d’art et un discours conceptuel. Shakespeare et Giono dressent deux arbres immenses. Ils ont beau être noueux, tordus, frissonnants, tourmentés par un vent mauvais, on a envie de s’y adosser, de les contempler, de fumer une cigarette et de dire : « C’est beau, que c’est beau, que je suis bien ici, maintenant, quoique trempé et glacé ». Bien sûr, vous allez aussitôt voir accourir des petites créatures en blouse grise ou blanche, qui vont vous montrer des écriteaux plantés tout autour, vous expliquer à quelle espèce ces arbres appartiennent, sous quel climat ils poussent, quel âge ils ont, qui les a plantés, etc. Ce n’est pas inintéressant, on peut en causer ici ou là, par exemple dans des concours, mais chacun comprend que ces arbres ne sont pas faits pour ça, qu’ils ne s’adressent pas qu’à la raison discursive et palabrante. Comme la cigarette, ça vise d’autres parties du corps, d’autres plaisirs que l’instruction. Ils valent par soi, en soi. Ils sont uniques, pleins, autonomes, autosuffisants, directement accessibles, immédiatement comestibles. Ils vous prennent par la tête et le ventre et la peau. C’est ça, la croix des critiques littéraires : l’inadéquation congénitale de leur discours aux choses dont ils prétendent parler. Le comble de l’écart étant atteint en poésie. C’est pourquoi j’ai choisi le siècle des Lumières françaies, le siècle de la prose et des idées.
Et cela, Rousseau le sait. Parce qu’il est un artiste, et parce qu’il a lu Platon. Dans Emile, il ne met pas la philosophie en dialogues, il la met en récit. Et dans ce récit, au moment d’aborder la question de Dieu, il lui faut, de nécessité absolue, trouver autre chose, passer à la vitesse supérieure. C’est la profession de foi. Alors, est-ce un arbre ? Non. C’est une belle et grande chambre d’hôtel, ou de palais, avec un superbe bonzaï qui fait signe, par la fenêtre, aux grands chênes de la campagne. Mais, pour rejoindre cette campagne, il faut traverser des couloirs, des portes, il faut un plan et de l’aide. Le discours philosophique prend place dans une histoire des problèmes philosophiques, l’œuvre d’art, même médiocre, peut se passer de généalogie. On y entre de plain-pied. L’art est, de soi, démocratique, même quand, avec le triomphe de la démocratie politique, au XIXe, des poètes écœurés veulent se construire une chambre en haut d’une tour d’ivoire, et parler une langue sacrée, une langue d’ailleurs.]
1. Toile de fond
D’où vient le mal ? La question philosophique est antique, et même immémoriale sous ses formulations mythiques. Mais quand Rousseau l’aborde dans Emile, elle vient d’être incarnée, 50 ans plus tôt, par le duel serré qu’un génie engage avec un esprit supérieur. Le génie, c’est Leibniz ; l’esprit supérieur, Bayle, qui meurt quelques années avant la parution des Essais de Théodicée (1710). Tous deux, le luthérien allemand et le calviniste français, le penseur œcuménique et le ferrailleur professionnel, posent le problème sur le même terrain : à la jointure de la philosophie et de la théologie. Car le mal taraude tout particulièrement la pensée chrétienne, dans la mesure où elle invente la théologie, ce mixte de démarche philosophique héritée des Anciens et de commentaire des Écritures dites saintes, crues tombées telles quelles de la bouche divine. Là est le fond des embarras : comment concilier l’existence de Dieu, monothéiste et chrétien, assis une fesse sur la Raison, l’autre sur la Révélation, avec l’existence du mal ? Si Dieu est infiniment puissant, sage et bon, postulat monothéiste, s’il sait et fait tout, comment comprendre les imperfections du monde tel qu’il est ? Cette question atteint son acmé aux 17-18e siècles. Pourquoi ? On pourrait avancer d’abord le fait des guerres de religion ; ensuite la constitution de la science physico-mathématique moderne, qui dresse à côté de la religion un ordre de vérité universelle et pacifique, intégralement rationnel et consensuel ; enfin, le renforcement accéléré d’un ordre étatique de plus en plus autonome par rapport aux institutions religieuses. Ce qui change, ce n’est pas l’essence en soi, le noyau primordial de la question du mal, c’est son contexte. On ne peut plus y répondre par le mythe ou la théologie, elle interroge l’idée même de Dieu, avant, à partir du 19 e, de s’en désintéresser toujours davantage. C’est en tout cas mon point de vue. La trace ineffaçable des Lumières, entendues comme un mouvement européen et pluriséculaire, pluriel et convergent, qui a modelé notre monde actuel.
Pierre Bayle s’est acharné toute sa vie, au vu et au su de l’Europe lisante (ce qu’on appelait la République des Lettres), à creuser scandaleusement un gouffre béant entre Dieu et le mal, la raison et la foi, pour déboucher sur un fidéisme : la raison humaine ne peut rendre compte de l’antinomie entre les mystères sacrés et les évidences purement rationnelles, elle doit rendre les armes au profit des vérités de foi crues comme telles. Seule la foi sauve, c’est le postulat protestant et anti-papiste. Ni les œuvres ni les raisons ni les sacrements ne participent sérieusement au salut. Leibniz refuse, avec une aussi inépuisable énergie et une science encore plus forte, un tel hiatus. Il pense que les mystères divins (incarnation, résurrection, trinité, miracles) sont certes AU-DESSUS de la raison humaine, mais pas CONTRE la raison, et il va déployer sa prodigieuse dialectique, ses confondantes connaissances de toute chose, pour le démontrer dans le seul livre publié de son vivant, directement écrit en français : Essais de théodicée (= justification de Dieu). Entre l’existence avérée du mal et l’existence indubitable de Dieu, nécessairement parfait, il n’y a nulle incompatibilité logique, nulle contradiction qui forcerait la raison au silence, à une absolue défaite ici-bas.
Les deux vérités n’aboutissent pas à une absurdité métaphysique caractérisée, telle que deux et deux font cinq, qu’il faudrait croire pour humilier la pauvre raison humaine devant la foi révélée. Il convient de considérer le mal terrestre, le seul dont nous ayons connaissance, non pas comme une FIN divine, pas même comme un MOYEN, mais comme une CONDITION du meilleur des mondes possibles. Le mal, dans l’économie divine à l’échelle de l’univers cosmique, donc infini et inconnu, est au service du plus grand bien possible, le seul digne de Dieu, le seul conforme à sa nature. C’est donc se tromper lourdement que, par exemple, supposer que Dieu a choisi le moindre mal, car cela revient à prêter une imperfection à l’Être infiniment parfait, qui ne peut vouloir que le meilleur possible parmi l’infinité des possibles que son entendement infini conçoit en toute clarté. Contrairement à ce que Bayle se complait à répéter - non sans se contredire au fil des textes, déclare Leibniz - la visée du meilleur possible, suite nécessaire de la perfection divine, n’élimine en rien la liberté et donc la responsabilité humaine, sanctionnées par le salut et la damnation.
Je ramène brutalement, grossièrement, cette formidable construction métaphysique à deux axes.
1/ - L’argument de la totalité : a/ Sur terre, à considérer la totalité des faits enchaînés par la main de Dieu, il y a moins de mal que de bien. b/ Y en aurait-il plus, cela ne prouverait rien, puisque la question du mal, rapportée à Dieu, se pose forcément au niveau de l’univers et de ses mondes possibles, qui forment un tout nécessairement harmonieux, puisque émanés de Dieu en vue du meilleur possible à l’échelle cosmique, seule visée adéquate à la substance divine. Voltaire, dans « Candide », s’empressera évidemment de tout ramener à l’échelle terrestre, la seule qui nous importe.
2/ - L’argument de la perfection. Si Dieu est, il ne peut sans contradiction insoutenable être imparfait. Or Dieu existe, comme toute la nature et toutes les raisons le prouvent avec évidence, l’hypothèse athée étant absurde de par l’inadéquation entre la cause (le hasard aveugle des atomes matériels) et l’effet (l’ordre du monde). Donc, il a nécessairement créé le meilleur monde possible. Ce monde implique par conséquent la PERMISSION du mal comme CONDITION du plus grand bien possible, puisque le mal existe sur terre, quelle que soit la part, violemment débattue, du péché originel dans cet état de fait. Il faut considérer sereinement le mal sur terre, qui n’exclut en rien d’autres mondes bienheureux, comme un ingrédient secondaire, mais nécessaire à la confection du meilleur possible sur une partie de l’univers à l’harmonie duquel il participe. En somme, puisqu’on ne peut douter ni de Dieu ni du mal sur terre, force est d’admettre que l’imperfection d’une petite partie de la partie appartient à l’harmonie préétablie du tout, à savoir l’univers. Dieu laisse au mal la permission d’exister au service de la seule finalité conforme à l’essence divine : le meilleur possible. Si les moyens, les modalités du travail divin nous échappent, sa finalité est indubitable, sauf à détruire l’idée même de Dieu et se complaire sans raison aucune dans la pure absurdité inhérente au matérialisme athée (Démocrite, Épicure et leurs héritiers modernes, Hobbes et Spinoza selon Leibniz).
Cette solution grandiose passe par la redéfinition d’une multitude de concepts philosophiques et théologiques, dont l’absence de précision rigoureuse et la rage polémique expliquent aux yeux de Leibniz l’amoncellement interminable des débats au fil des siècles, qui font le beurre très salé de Bayle : liberté, nécessité, contingence, causalité, substance, lois générales et particulières, rapports de l’âme et du corps, économie des grâces, prédestination et responsabilité morale, etc. Sans mon système de l’harmonie préétablie, affirme Leibniz, point de solution à toutes ces pseudo-apories dont Bayle, dit-il, se délecte à plaisir et plus que de raison. Vous voyez cependant que Bayle et Leibniz tombent abolument d’accord sur la nature et les enjeux théologico-philosophiques des questions gravissimes en débat ; il s’agit pour tous deux du salut et de la damnation, du repos de l’âme ici-bas, du rapport à Dieu, de l’ordre social que minerait le doute sur Dieu.
Pour ma part, mais je ne suis ni philosophe, ni théologien ni croyant, encore moins en état de me mesurer à ces grands esprits d’une science et d’une virtuosité incroyables, je pencherais nettement vers Bayle. Posé sur ce terrain, le rapport entre un Dieu infiniment sage, puissant et bon, d’un côté, et l’existence du mal de l’autre, me paraît insoluble à la jointure d’une exigence philosophique rigoureuse et de textes révélés indéfiniment sollicités pour répondre à des réquisits conceptuels qui n’étaient pas les leurs, comme Spinoza l’a démontré le premier dans son TTP. (Leibniz discute pied à pied avec Bayle, dont il ne semble pas mettre en doute la foi, à juste titre semble-t-il ; Hobbes et Spinoza sont en revanche présentés comme de purs et absurdes adversaires, puisqu’ils nient selon lui l’existence pourtant évidente d’un Dieu infiniment libre, intelligent et bon). Je ne vois pas comment, dans un cadre chrétien, on pourrait ne pas céder au fidéisme, en dépit du génie leibnizien. J’irais même jusqu’à m’imaginer, avec une indéniable candeur ou raideur, qu’en supprimant l’hypothèse Dieu, à l’évidence indémontrable, on devrait du même coup effacer la notion de Mal avec une majuscule et au singulier. Il n’y aurait plus que des délits actés par les lois, les mœurs, les idéaux, inscrits dans le temps et l’espace, en mouvement perpétuel et conflictuel, des délits punissables et des injustices dénonçables, jusqu’à ce qu’elles deviennent à leur tour des délits. On évacuerait les maux physiques (maladies, mortalité), à mon avis hors-sujet tant qu’on ne les aborde pas politiquement (Haïti), une bonne partie des méchancetés morales (avortement, suicide, adultère, drogues, blasphèmes divers, passions dites vicieuses, comme la fameuse rapacité des banquiers si à la mode) et des maux dits métaphysiques. On ne s’occuperait plus du salut, du bien et du mal, mais de la santé, du travail, du logement et de la nourriture, sans oublier l’instruction, envisagés commes des problèmes socio-politiques gérables à tel et tel prix. Il s’agirait alors d’évaluer et de traiter des faits mesurables de liberté, d’égalité, d’équité. On ne se heurterait plus à Dieu ou à ses substituts sacralisés, mais à quelque chose de plus terrestre et bien plus violent : des intérêts coalisés, impitoyables en toute bonne foi, sans guère de perversité morale individuelle. Ce qui pose un problème, ce n’est pas le rapport du mal à une transcendance toute puissante et toute bonne, problème dont Rousseau et Voltaire héritent de gré ou de force par l’idée de Dieu qui les réunit ; c’est notre impuissance massive, mais pas irrémédiable en soi, devant le produit incessant et écrasant de notre propre activité. Ce que Marx appelle l’aliénation, et dont il cherche la solution terrestre, profane.
L’actualité nous offre un exemple assez éloquent de la nécessité (en réalité impossible) d’une approche dépassionnée ou désubstantialisée du mal : alors que la sacralité de l’institution religieuse se casse la figure en Occident depuis les Lumières, en 40 ans à peine, sous nos yeux, s’est constituée une autre sacralité, purement profane – celle de l’enfant. Le délit pédophile est devenu scandale, horreur, terreur. Et, saisissante logique, ces deux sacralités, si hétérogènes en dépit du petit Jésus, entrent en collision sous la figure du prêtre pédophile, nouvelle incarnation du mal absolu, autrefois dévolue à l’hérétique et à l’athée, en passant par la sorcière. Forcément en retard d’un train, l’Église catholique, chantre de la sainte famille, est obligée de céder devant cette sacralité toute récente, elle qui se demandait depuis longtemps si les enfants morts sans baptême étaient ou non damnés, ou envoyés dans l’entre-deux des limbes. Oui, évidemment, damnés, clamait Bossuet, au nom du péché originel. Leibniz est plus réservé, comme sur l’efficace absolue du péché originel dans l’explication du mal, péché dont Rousseau nie carrément l’existence dans le Discours sur l’origine de l’inégalité. En somme, nous venons d’assister à la naissance de deux monstres contemporains, deux incarnations du mal absolu : le pédophile, issu des mœurs, et le terroriste, issu de la fabrique étatique. Ils existaient depuis belle lurette, mais pas sous ce statut horriblement maléfique. Et ils ont aussitôt leurs experts patentés, qui ne sont plus des théologiens et des philosophes, mais pérorent aussi bien.
Autre transfert : alors que l’Église protégeait depuis toujours ses clercs un peu tordus, au nom du droit canon, le monde contemporain protège son propre clergé, à savoir les banquiers et financiers, au nom de la science économique. Normal, logique, puisque l’Argent, source de tous les miracles, est devenu notre Dieu universel sous le nom de Marché, et que ses servants, on nous l’explique tous les jours, travaillent pour le meilleur monde possible, qui ne va pas sans un certain mal secondaire autant que nécessaire, car indissociable du meilleur : la liberté des affaires, l’autonomie non arbitraire des lois du mouvement des capitaux, l’harmonie des marchés et de l’intérêt général. Nos nouveaux théologiens, leibniziens sans le savoir ou en le sachant, s’appellent désormais les économistes, confrontés en dernière analyse aux problèmes de Bayle et Leibniz : eux aussi étaient tracassés par l’existence des sciences physico-mathématiques, dont veulent à toute force se réclamer les économistes. Évidence de Dieu, pour Bayle, Leibniz, Rousseau, Voltaire, quoique non démontrable en toute rigueur. Évidence du Marché pour la plupart des économistes et des politiciens actuels. Et eux aussi, quand éclate une crise, l’évidence factuelle d’un mal, se lancent à leur tour dans une entreprise de justification (une écodicée), et souvent de fidéisme, avec réemploi du vieil argument récusé par Hume dès le milieu du XVIIIe siècle : Que deviendrait l’ordre social, non plus sans Dieu et religion, mais sans Marché, sans Bourses, sans spéculateurs ? Ils répondent tous les jours : une monstrueuse absurdité, un désordre fatal. Et donc, sauvons les banques privées à coups de milliards publics. Fin de l’État-providence, mais au service d’une finalité providentielle qui fera, plus tard, notre salut à tous.
On pourrait poursuivre le parallèle avec Leibniz, qui distingue nécessité géométrique et nécessité morale, cette dernière laissant place à la contingence, et donc à la liberté divine et humaine, aussi différentes soient-elles. Qu’explique-t-on au monde entier, depuis des mois, à travers l’exemple des Grecs ? Qu’un mal partiel et local (l’état de leurs finances aux yeux du Marché) travaille à un grand bien (la baisse de la dette publique de tous les États, source de la confiance des spéculateurs), grand bien qui est la seule finalité véritable du grand tout capitaliste enfin mondialisé, animé par un dessein bienveillant auquel toute raison individuelle éclairée et vertueuse se doit d’adhérer ! Une grosse différence, c’est que le Marché ne veut pas, à l’inverse du Dieu leibnizien, le plus grand bien général à travers l’éventail de tous les possibles conçus par un entendement infini. Mais, encore plus fort, il l’obtient par une harmonie en fin de compte automatique, sinon préétablie, des atomes spéculatifs, l’agitation désordonnée des atomes agioteurs. Ce qui donnerait raison à Hobbes et Spinoza contre Leibniz, mais passons.
Vous objecterez à ces spéculations que mon opinion ne vous sert à rien, vu qu’on ne saurait décemment me citer à côté de ces grands hommes. C’est hélas exact. Mais je n’ai fait que paraphraser un autre grand homme : Hume (Enquête sur l’entendement humain, 1748). Il ruine par avance la Profession de foi vicariale, par une argumentation imparable.
1/ En tentant de prouver Dieu par l’ordre des phénomènes naturels, càd en passant des effets à la cause, il faut en bonne logique proportionner la cause aux effets, sauf à tomber dans la conjecture indécidable. Autrement dit, on ne peut sans dérapage logique grave accorder à la cause d’autres attributs que ceux manifestés dans les effets physiques dont on part. Donc la cause en question, Dieu, la cause supposée, induite, ne peut être dotée d’attributs infinis et parfaits, radicalement absents de la nature observée ; et on peut encore moins repartir à nouveau de cette définition indue pour rebondir sur la pseudo-démonstration d’une bienveillance divine (la Providence), d’une immortalité de l’âme, des peines et récompenses après la vie, etc. Double et fatale infraction logique de toute théodicée, de toute preuve de l’existence de Dieu à partir de la nature physique. Hume ruine à sa racine toute démonstration de l’idée de Dieu par le biais de sa Création, démarche commune à Leibniz, Voltaire, Rousseau. De l’ordre naturel des phénomènes, on ne peut rien induire de divin, de transcendant, d’infiniment parfait. Kant en tirera sa célèbre démonstration de l’impossibilité radicale, pour la raison pure, des preuves métaphysiques de l’existence de Dieu. Il faut, dit-il, passer par la raison pratique. Fin définitive des preuves ontologiques de l’existence de Dieu.
2/ Dès qu’on pose un Dieu parfait à partir des effets naturels imparfaits, la question du mal devient irrémédiablement insoluble et torturante, car on ne peut décharger Dieu de sa responsabilité médiate ou immédiate, sauf à se forger à plaisir des mondes inconnus imaginaires (des planètes bienheureuses, le Paradis), et à sortir encore plus de la saine philosophie. Du dérapage logique initial (passer de la Nature à Dieu) découlent des constructions imaginaires de plus en plus extravagantes, de plus en plus embrouillées, nébuleuses.
3/ D’où ce paradoxe cinglant : les pires ennemis de la religion chrétienne sont ceux qui veulent la démontrer par les voies inadéquates de la raison, le chrétien est nécessairement fidéiste, pur croyant parmi les autres croyants passés et présents. C’est l’évidence même, reconnue au bout de deux siècles de combat acharné par Rome : la papauté n’exige plus, au bout de 20 siècles, d’affirmer l’exclusive vérité du christianisme, mais la réalité historique et géographiquement circonscrite de nos « racines chrétiennes » en Occident. On nous demande modestement de faire une petite place à la religion chrétienne, d’admettre un héritage, d’écouter une voix venue du fond des siècles, de notre culture. Chute vertigineuse du divin catégoriquement vrai dans l’anthropologie culturelle, le relativisme historique. D’une vérité absolue, on passe à un héritage, une dot culturelle propre à l’Europe.
4/ Hume, en 1748, ruine par conséquent tout fondement rationnellement démonstratif : a/ le fondement des religions historiques assises sur leurs pseudo-miracles absurdes en soi et de toute façon annulés par leur pluralité contradictoire ; toute religion exhibe ses miracles indécidables ; et b/ le fondement de la religion naturelle, le déisme ou théisme, plus philosophique par pure apparence, mais déduit lui aussi d’un sophisme, d’une incohérence logique. D’effets naturels on ne peut tirer une cause surnaturelle, et de cette cause, à leur tour, d’autres effets, comme l’économie providentielle du mal avec ses divers arrière-mondes. L’entendement fini n’a à s’occuper que de notre monde fini.
5/ Cette démonstration, déclare Hume, n’entraîne aucune conséquence pratique dans les conduites morales, la différence du vice et de la vertu, la valeur expérimentée de l’amitié et de la modération, et il n’est pas correct d’invalider un raisonnement démonstratif par la dangerosité supposée de ses pseudo-conséquences sociales (argument récurrent chez les partisans de Dieu, Leibniz, Voltaire, Rousseau, toutes les Églises jusqu’à nos jours). Preuve actuelle : va-t-on démontrer que les Américains, incontestablement très croyants, sont plus moraux que les Européens, qu’ils commettent moins de crimes et de délits ? Que les sociétés païennes furent d’affreux lupanars ? C’est la confirmation du fameux paradoxe de Bayle, qui fit scandale : une société d’athées vertueux serait aussi morale, et en réalité plus viable, dit-il, qu’une société d’authentiques chrétiens ; autrement dit, les sociétés prétendument chrétiennes ne tiennent qu’en violant la morale chrétienne ! Au contraire, Rousseau prête au vicaire le double argumentaire traditionnel sapé par Hume : 1/ l’ordre naturel prouve une cause surnaturelle, et de cette cause on est alors tenu de déduire une logique providentielle ; 2/ une société sans croyance en un Dieu bon et juste, en une âme immortelle, courrait à sa perte. C’est un fait, ces deux assertions jugées si longtemps évidentes, répétées dans des millions de prêches durant des millénaires, sont devenues intenables. Personne ne peut plus douter raisonnablement que les sociétés tiennent sur des valeurs immanentes, historiquement hétérogènes, sans secours divin.
Rousseau intervient donc dans un débat plus que millénaire, dominé par la figure de Dieu, un Dieu à la fois révélé et raisonné, et cela 50 ans après la formidable synthèse de Leibniz. Deux choses me frappent dès lors dans le discours qu’il délègue au vicaire.
A/ L’exclusion des interminables discussions théologiques sur la typologie et l’efficace controversée des grâces célestes ; sur la prescience divine et son accord avec la libre responsabilité humaine, les formes de cette liberté à la fois nécessaire à la responsabilité morale et problématique au regard de la prescience divine infaillible de tous les actes, pensées distinctes ou confuses, velléités et volitions de chaque individu ; sur le rapport entre contingence et nécessité, entre miracles et lois générales, sur le statut de la damnation et du salut, l’éternité des peines, etc. Le vicaire tranche les nœuds gordiens hérités d’une immense littérature à la hache ou à la tronçonneuse. Non pas que Rousseau ignore ces scabreux problèmes théologico-philosophiques discutés avec passion depuis des siècles ; il les écarte résolument et explicitement au profit d’un credo succinct, aux antipodes du minutieux et bienveillant dialogue leibnizien, mais en faveur d’un même effort de rassemblement des bonnes volontés. Tout se passe comme si, en 50 ans, la théologie pure et dure, celle qui obsédait encore Bayle et Leiniz, tout le 17e, avait perdu la main, s’effaçait irrémédiablement du sol des discussions, sinon du sous-sol.
La première marque du discours vicarial est donc une opération d’épuration, d’abord de la théologie, mais aussi, quoique moindre, à l’égard des discussions techniques entre philosophes sur tous les concepts que je viens d’évoquer. Le vicaire a donc parfaitement raison de se présenter comme ni théologien ni même philosophe au sens professionnel du mot. Cette profession de foi n’est pas un traité en règle. C’est plutôt un discours de la méthode morale, alors que Leibniz se proposait d’écrire une somme définitive sur le mal, où aucune objection passée ou présente ne demeurerait sans réponse. Tel n’est pas du tout le statut du mal dans la Profession de foi ; il me paraît clair que, du point de vue de votre sujet, ce texte ne saurait se comparer avec Spinoza ou Leibniz. Cela revient à dire que le texte de Leibniz contraint Rousseau à faire autre chose.
B/ Mais la Profession de foi procède à une autre opération, bien plus surprenante puisqu’elle ampute le corpus rousseauiste d’un de ses apports essentiels. Il ne s’agit plus d’épuration mais d’expulsion. On n’y trouve rien, en effet, sur ce qui assura la célébrité de l’auteur : l’ancrage du mal dans le terrain socio-politique, à travers notamment les deux Discours et le Contrat social. Or il importe de savoir que Leibniz, en quelques lignes tout à fait explicites, écarte absolument l’inégalité sociale du terrain de la discussion, où elle n’a selon lui rien à faire. Pour lui, l’inégalité politico-sociale n’est pas un mal. De deux choses l’une : ou bien Rousseau a changé d’idée, et tout bonnement de philosophie, tout en publiant Émile et le Contrat social d’un même élan ; ou bien des raisons propres à Émile écartent la philosophie politique, qui se substituait chez lui au péché originel biblique, qu’il refusait de prendre en compte dans le raisonnement philosophique sur état de nature sans mal et état social de plus en plus néfaste. Admettre la solution canonique héritée de la Bible revient en effet à résoudre le problème du mal par une solution inventée ad hoc, et à ruiner d’avance la réconciliation de l’homme avec lui-même au sein d’une Cité terrestre intégralement réformée.
Le monde social tel qu’il est devenu, dans la philosophie politique de Rousseau, n’est donc pas le meilleur possible, il ne manifeste en rien le dessein divin, son maléfice relève de causes intrinsèquement humaines, donc changeables. Il est possible que Rousseau ait perdu quelques espoirs au fil des années, mais je ne vois pas comment il aurait pu changer de philosophie tout en publiant Du Contrat social, résidu d’un énorme ouvrage politique livré au feu. C’est donc bien parce que le personnage appelé Émile n’est pas destiné à une cité précise, au métier de citoyen, que la question politique est mise de côté, et que du coup la Profession de foi peut être confiée à un vicaire, naturellement porté à la circonscrire sur le terrain éthico-religieux, le seul adapté au dessein explicite de l’ouvrage : dessiner une éducation selon la nature, et non selon telle ou telle société politique, sauf à imaginer un détour utopique par un quelconque Eldorado, rendu inutile par la publication concomittante du Contrat social. Tout se tient.
Reste qu’une telle amputation interdit, selon moi, de faire de la Profession l’expression synthétique de la pensée rousseauiste du mal. En tout cas, l’originalité conceptuelle n’est sûrement pas de ce côté. On ne peut donc pas lire la Profession sans se souvenir du second Discours et du Contrat social. Ce qui est étrange, dans la Profession, ce n’est pas du tout ce que Rousseau fait dire par le vicaire. C’est que le vicaire n’ait rien lu ou retenu de Rousseau, du Rousseau philosophe politique. C’est qu’il écarte, comme Leibniz, la question politique de l’inégalité de la question métaphysique du mal. Leibniz s’en expliquait en quelques lignes, le vicaire pas du tout. C’est le plus grand paradoxe du texte, son vide vertigineux, son silence énigmatique. Je ne vois qu’une explication : Rousseau ne traite pas ici du mal en soi ; il traite du mal dans son rapport à Dieu, en tant que le mal pourrait contester l’idée de Dieu. C’est parce qu’il doit aborder au Livre IV l’idée de Dieu, comme forme extrême du problème de l’abstraction succédant logiquement et chronologiquement aux sensations et aux sentiments, qu’il doit parler du mal. Cette subordination logique du mal vaut aussi pour Voltaire.
2. Voltaire aux prises avec le mal
Voltaire n’a pas la réputation d’un grand ni même bon philosophe ; aucun de ses textes n’a jamais figuré à l’agrégation de philosophie, à l’inverse de Diderot et Rousseau. Beaucoup de gens sont persuadés qu’il n’a rien compris à Leibniz, d’où Candide. Je vais laisser de côté ses récits, au profit de quelques textes explicitement philosophiques, en vers ou en prose. Le premier s’intitule Traité de métaphysique (1735, édité en 1785, après donc sa mort en 1778, comme Rousseau). Le mal y est abordé, canoniquement, comme la plus forte objection à l’existence de Dieu, autrement dit sous l’angle métaphysique, ou théologico-philosophique, qui est aussi celui d’Emile. A part le Poème sur le désastre de Lisbonne (1756), qui déclenchera une réponse enflammée de Rousseau, et Candide (1759), dont Diderot interdisait la lecture à sa fille, le mal ne tracasse pas V. parce que les hommes souffrent, mais parce que leur souffrance ou leur méchanceté compromet l’image divine. Dès le chap. II du Traité, le 4e argument des athées rétorque aux déistes que si l’ordre universel devait prouver un Dieu, alors « il prouverait encore mieux un être barbare ». En effet, que montre ce fameux ordre ? L’entredévoration des espèces et les « misères de l’homme ». Le déiste réplique que le mal moral est une chimère, d’ailleurs aussi inexplicable dans le système athée ; que l’idée de justice est purement humaine, Dieu n’étant pas plus juste ou injuste que bleu ou carré ; qu’il est impossible de démontrer que « ce monde-ci déroge à la sagesse divine », faute de pouvoir prouver que Dieu « pourrait mieux faire ». Donc, déclare le déiste (et Voltaire le demeura toujours), ni les maladies, ni les passions, ni la mort, ni la guerre des espèces ne peuvent condamner Dieu. Si le mal complique effectivement la démonstration de l’existence de Dieu, il ne suffit pas à la ruiner, car comment expliquer alors un monde ordonné et des êtres intelligents ? Le mal fait problème, certes, mais bien moins que l’athéisme matérialiste, pure absurdité. On remarque au passage que le mal, s’il a rapport à la politique (guerres meurtrières et par suite misère des populations), n’est absolument pas dans l’inégalité, contrairement au second Discours rousseauiste, mis de côté dans la Profession. Le Sixième Discours en vers sur l’homme (1738-9) dit clairement : « Dans votre rang placés demeurez satisfaits. »
Le mal nous reste cependant sur les bras. Il faut alors se demander si Dieu a légiféré du haut du ciel en morale et en religion, autrement dit, a-t-il tranché par décret immuable et explicite sur le bien et le mal ? C’est l’objet des deux derniers chap. du Traité (VIII-IX). Réponse : non, il n’y a pas de droit divin, de lois sacrées universelles tombées du ciel et recueillies dans un livre divin gardé par un clergé parlant au nom du Ciel, la morale humaine change au fil du temps et de l’espace. Scepticisme relativiste ? Non. V. maintient l’existence de « lois naturelles », càd de points de consentement universels : nulle société, dit-il, n’a prescrit l’assassinat, le reniement des serments, le vol en cas de propriété.
De plus, il y a une uniformité formelle de la morale, en ce sens qu’elle est partout et toujours l’obéissance aux lois locales. Cette obéissance forme le fondement de la sociabilité, à laquelle Dieu nous a destinés en forgeant notre nature d’homme : « la vertu et le vice, le bien et le mal moral, est donc en tout pays ce qui est utile et nuisible à la société » (X). Définition des Lumières, anti-théologique, non chrétienne. Donc, mal et bien relèvent d’une logique purement humaine de l’intérêt collectif, soumise à une dynamique des passions et des besoins.
Bien entendu, il faut comprendre que cette machine individuelle et sociale sort des mains de Dieu. S’il n’y a pas de bien et de mal en soi, « indépendant de l’homme », étiqueté par Dieu avec code-barre, c’est que Dieu nous laisse exploiter les dons qu’il nous a faits : « la raison, l’amour-propre, la bienveillance pour notre espèce, les besoins, les passions, tous moyens par lesquels nous avons établi la société ». Porte ouverte à l’anarchie des passions individuelles déchaînées, clamaient les défenseurs de la religion conçue comme Révélation et code prescriptif dicté par Dieu en personne. Voltaire répond : « Je n’ai d’autre chose à dire à ces gens-là [ceux qui violent les lois], sinon qu’ils seront pendus ». Deux institutions sociales font dominer l’ordre sur le désordre : les lois répressives, et la crainte du mépris, l’honneur, sentiment universel entretenu par l’éducation. La société ne tient donc pas par essence sur la peur d’un Dieu, sur l’institution religieuse ; elle se conserve par ses propres forces contre le mal qui la menace à partir des passions en soi bénéfiques.
Il y a donc du mal sur terre, néfaste à la société quoique né des mêmes sources naturelles (passions et besoins), mais tout cela laisse Dieu indifférent. Il abandonne hommes et animaux à leur nature par lui instituée, à leurs forces, qui conduisent l’homme vers plus de bien que de mal ; mais à lui de faire mieux, beaucoup mieux : moins de guerres, de fanatisme, de pauvreté. En sachant « Que le travail, les maux, la mort sont nécessaires », car c’est l’ordre voulu par Dieu (Sixième Discours en vers sur l’homme, 1738-39). Ainsi, le mal, purement humain, issu d’une perversion des passions installées par Dieu au bénéfice de l’homme en société, ne requiert nulle intervention providentielle. Dieu est une intelligence créatrice mais impassible, car confiante dans les dispositions à l’ordre qu’elle a inscrites dans la nature humaine. Or la permanence perfectible des sociétés humaines et la rareté du suicide confirment expérimentalement cette prévalence globale de l’ordre sur le désordre. Nul besoin d’un Livre pseudo-divin, d’un clergé pseudo-sacré, ni même d’un Dieu actif et impératif, d’un Dieu acteur historique à la manière biblique, voire, Voltaire hésite, d’un Dieu punissant et récompensant après la mort.
V. se bat donc sur deux fronts : contre les athées, dont il estime que le seul argument sérieux est l’existence du mal ; contre les chrétiens, dont il ruine, comme bien d’autres, l’idée anthropocentrique qu’ils donnent de Dieu. Combat inégal : l’athéisme est à ses yeux l’option purement spéculative de quelques rares esprits extravagants, contredits par les sciences physico-mathématiques, càd par Newton : une Nature où règnent des lois mathématiques, habitée par des êtres intelligents, obéit forcément à une Intelligence divine ; tandis que le christianisme est une immense force sociale, une des figures historiques majeures du mal, en compagnie des princes guerriers. Ce n’est qu’à partir des années 1760 qu’il prendra conscience d’un réel danger athée chez les philosophes parisiens. S’il l’avait pressenti avant, il n’aurait pas pu écrire Candide (1759). Pure hypothèse de ma part ? Non, comme le prouve son dernier grand conte philosophique, Histoire de Jenni ou le Sage et l’Athée (1775). Un jeune athée libertin y invoque le mal comme argument majeur. Comment le terrasse-t-on ? Par des arguments leibniziens, entendons panglossiens, qui le ramènent à la sage vertu théiste !
En réalité, il ne faut pas se laisser abuser par la satire de Pangloss dans Candide. Un déiste confronté au mal ne peut pas éviter Leibniz, qui barre toute théodicée possible. Regardons un texte majeur de 1741 : Eléments de la philosophie de Newton, destiné aux vrais philosophes, et publié. Là aussi, la question du mal est appelée par la négation athée de Dieu. On y répond par 5 arguments : 1/ « Ce qui est mauvais par rapport à vous est bon dans l’arrangement général. » C’est du pur Leibniz. D’ailleurs, faut-il être heureux pour reconnaître un Dieu, et Dieu nous a-t-il promis le bonheur ? 2/ « Il est prouvé qu’il y a plus de bien que de mal dans ce monde, puisqu’en effet peu d’hommes souhaitent la mort ; vous avez donc tort de porter des plaintes au nom du genre humain. » 3/ La guerre des espèces animales entre « dans le plan de l’univers », où la mort produit la vie ; 4/ « Enfin, si vous pouvez être heureux dans toute l’éternité, quelques douleurs dans cet instant passager qu’on nomme la vie valent-elles la peine qu’on en parle ? » On peut douter de l’entière sincérité de cet argument traditionnel, repris avec ferveur par Rousseau. 5/ En quoi la nécessité matérialiste des athées serait-elle une explication supérieure à celle d’un Être suprême ? Conclusion : « La philosophie nous montre bien qu’il y a un Dieu ; mais elle est impuissante à nous apprendre ce qu’il est, ce qu’il fait, comment et pourquoi il le fait. » (par philosophie, il faut entendre et le raisonnement et les sciences de la nature.)
Il s’agit, dans cet argumentaire, 1/ de diminuer le scandale apparent du mal, ce qui était l’objet de Leibniz et deviendra la rengaine, la scie de Pangloss ; 2/ moins visiblement aujourd’hui, d’escamoter tout recours au péché originel censé avoir bouleversé et le plan de Dieu et la nature de l’homme. L’esprit des Lumières en général, et Rousseau comme Voltaire en particulier, rejettent ce dogme chrétien capital. Il me semble d’ailleurs, et ce n’est ni un hasard ni un oubli, que l’Eglise catholique ne l’utilise plus guère en public de nos jours. Par rapport au Traité de métaphysique non publié, on constate que V. maintient la relativité du mal et la prévalence du bien, mais ajoute l’espérance d’un après-monde, d’un éternel bonheur. Il se garde soigneusement, cependant, d’évoquer les redoutables difficultés qui découlent de ce réconfort : nature de l’âme ; permanence du moi après disparition du corps ; disproportion entre un délit passager, relatif, et un châtiment éternel ; nombre des élus ; preuves de cet autre monde. Donc, dans le texte publié en 1741, Dieu n’est plus indifférent ; de spectateur des tribulations humaines par lui initiées, il est devenu justicier : il punit et récompense. L’impassibilité déiste était censée mettre Dieu à l’abri de toute responsabilité dans le mal, un mal largement relativisé et bonifiable. Si Dieu, dans le texte de 1741, redevient justicier, c’est donc qu’il partage la définition du mal et du bien avec l’homme, ce qui était nié dans le Traité de métaphysique resté manuscrit. Mais alors, comment peut-on affirmer en même temps que nous ne connaissons rien de lui, sinon qu’il existe ? Le mal, est-ce ce qui nuit à la société (Traité de 1735), ou ce qui viole les commandements divins ?
L’essentiel est ailleurs : dans la conviction inchangée que le bien l’emporte globalement sur le mal ; qu’un Dieu prouvé par l’univers ne peut avoir voulu se venger de l’homme, que tout recours au péché originel et à la rédemption christique est irrecevable. Mal et bien ne relèvent pas d’une genèse historique (l’histoire sacrée), mais d’une mécanique naturelle ordonnée par des lois constantes. Le problème, c’est que le sens de ces lois nous échappe. Grand thème voltairien, inépuisable : la finitude de la raison humaine, son arrogance bouffonne. L’énigme du mal révèle mieux que tout autre problème la distance infinie entre le Dieu du déisme voltairien et la fourmi humaine. Le mal est le révélateur de ce qu’est Dieu pour nous : une évidence incompréhensible. C’est pourquoi V. peut nouer dans ses discours raisonnements et apories, tester selon les textes divers types d’arguments, le plus radical étant celui du Traité de métaphysique, qui avançait une définition trop relativiste de la morale et dessinait un Dieu trop absent pour être publié.
Pour ma part, je tends à croire que c’était la solution voltairienne la plus hardie pour désengager Dieu : l’Être suprême a créé des forces naturelles qui agissent et interagissent, et le résultat global va dans le sens d’une prévalence constatable du bien, identifié aux vertus sociales protégées par les lois pénales et par la crainte du jugement public. Mais, au fil des textes suivants et publiés, V. s’éloigne de cette argumentation initiale. Il va impliquer Dieu, directement, dans la morale, mais une morale ramenée aux vertus sociales, à ce qui est socialement utile. Dans son Poème sur la loi naturelle (écrit en 1752, publié en 1756), V. insiste éloquemment sur le fondement divin de la morale : « Je ne puis ignorer ce qu’ordonna mon maître ». Sentiment de la justice et amour du prochain sont des ressorts inscrits par Dieu avec l’intelligence, et non pas, comme le disent les matérialistes, l’effet inculqué de l’habitude, de l’éducation sociale. Les lois naturelles, qui distinguent mal et bien, sont universelles, car d’origine divine : « Leur pouvoir est constant, leur principe est divin ». C’est pourquoi le méchant sait qu’il fait le mal : « On fuit le bien qu’on aime, on hait le mal qu’on fait ». Conscience, instinct divin : Rousseau dira sous peu exactement la même chose. Nul n’est méchant sans le savoir.
On peut donc se poser cette question : le tremblement de terre de Lisbonne, le 1er nov 1755, aurait-il eu un tel effet sur V. s’il s’en était tenu à la ligne philosophique du Traité de métaphysique ? Plus on implique Dieu dans la marche du monde, plus le mal fait mal. En tout cas, le Poème sur le désastre de Lisbonne (l’équivalent pour les Lumières de nos génocides), change le front : on s’y adresse moins aux athées, qui accentuent le mal pour atteindre Dieu, qu’aux optimistes qui le minimisent. On y change aussi de registre : les questions angoissées succèdent aux réponses assez placides des textes précédents. Au lieu de rassurer par le raisonnemment, le poème exprime à nu le désarroi véhément d’une conscience bouleversée par la souffrance humaine née de désordres physiques.
On renvoie donc dos à dos la version optimiste, frôlée de si près par V. (« Tout est bien, dites-vous, et tout est nécessaire ») et la version théologique, orthodoxe (« Dieu s’est vengé, leur mort est le prix de leurs crimes »). Ce n’est pas que V. devienne athée, mais il prend ici en charge les interrogations métaphysiques qu’il avait jusqu’ici déléguées aux absurdes matérialistes : comment expliquer que Dieu, doté d’infinis pouvoirs, n’en fasse pas usage ? Comment supporter, devant tant de morts innocents, les discours sur les maux particuliers et le bien général, sur l’impassibilité divine, thèmes du Traité de métaphysique ? Invoquer la nécessité des choses n’explique rien, puisque Dieu est libre et juste. Il ne suffit plus de calculer froidement pertes et gains. La seule vraie question est maintenant : « Pourquoi donc souffrons-nous sous un maître équitable ? » On se souvient que le Traité manuscrit niait que notre idée de la justice, du bien et du mal, soit celle du dieu cosmique, infini.
« On a besoin d’un Dieu qui parle au genre humain ». Pas du Dieu biblique ; pas du Dieu « sans courroux, sans pitié, tranquille, indifférent » - on reconnaît le Dieu déiste du Traité de métaphysique ; pas du Dieu qui nous éprouve avant de nous délivrer ; pas du Dieu dédoublé des manichéens, catégoriquement rejeté, alors que Bayle y voyait - par provocation ? - la solution la plus raisonnable au problème insoluble du mal. Il faut, dit le Poème, rejeter toutes les solutions, admettre notre ignorance indépassable, assumer les souffrances au lieu de les nier, espérer en un Dieu dont les desseins nous échappent : « Un jour tout sera bien, voilà notre espérance ; / Tout est bien aujourd’hui, voilà l’illusion ». Donc : impossible d’accuser Dieu ; impossible de le comprendre sous la pression du mal. Toute solution rationnelle se dérobe : chrétienne, manichéenne, matérialiste, leibnizienne (dite optimiste). Le seul véritable interlocuteur est en réalité l’optimisme, car, on l’a vu, c’est la position que V. occupait jusque-là. V. dialogue pathétiquement avec lui-même sous le choc du désastre portugais. Ce qui domine le célèbre Poème de 1756, c’est ce qui sera, sous une forme satirique et non plus pathétique, le fil, le cœur de Candide : la charge rageuse contre l’esprit de système, l’arrogance métaphysique de tous les philosophes à l’exception de Locke, bouffonne prétention métaphysique incarnée dans Pangloss. Cette arrogance se révèle dans les tentatives répétées d’expliquer le couple liberté-nécessité, la nature de l’âme et sa liaison au corps, etc.
Mais la question du mal aura toujours chez V. un statut particulier, effervescent, parce qu’elle met directement en cause l’idée de Dieu. Jusqu’à la fin de sa vie, V. ne cessera d’y revenir, de scruter le triangle Dieu-l’homme-le mal, sans parvenir à trouver ni même selon moi à chercher une résolution inaccessible à l’esprit humain. J’estime qu’il avait raison : pensé sous l’égide d’une transcendance divine, quelle qu’en soit la définition, le mal devient incompréhensible. C’est ce que Bayle entendait démontrer, et Leibniz démonter dans le seul livre qu’il ait publié. Au fond, de quoi est-il question dans cet énorme et épuisant débat ? Non pas d’abord de l’homme, dont la condition ne change pas au regard des diverses spéculations, qui ne s’occupent en rien d’action pratique. Le but est de se calmer la tête, de rassurer les inquiets, ce que V. n’a jamais obtenu. Mais il est clair qu’on peut atteindre la tranquillité d’esprit visée par le vicaire et son interlocuteur aussi bien avec le matérialisme que l’optimisme, avec une quelconque orthodoxie chrétienne, boudhiste, juive, musulmane ou le manichéisme ou le pur égoïsme. Le véritable enjeu, c’est l’idée de Dieu, le visage qu’on lui dessine ou qu’on lui efface.
Aujourd’hui, le mal a rompu avec Dieu et la théologie. Il est devenu une affaire d’économie politique, de calcul des coûts (politiques, sociaux, budgétaires). Il s’est divisé en bureaux et experts : faim, santé, travail, enfance, vieillesse, femmes et hommes, racisme, démocratie, éducation, écologie, etc. On ne choisit plus entre des métaphysiques, mais entre des carrières, des filières, des projets. Là aussi, V., à Ferney, est entré sur ce chemin de l’action pratique, qui a fait sa légende. A défaut de résoudre le problème métaphysique, il s’est occupé du sort matériel des habitants de Ferney, à qui il offrit même une église neuve, avec cette inscription : Deo erexit Voltaire. Il n’était donc pas rancunier. Il aurait d’ailleurs eu grandement tort d’être ingrat : Dieu et le mal lui ont fourni gratis un inépuisable sujet, pendant presque 50 ans, pour des vers, des récits, des dialogues, des méditations, et moult lettres.
3. La réplique de Rousseau au Poème sur le désastre de Lisbonne
Les doutes éloquents mais informés de V. dans son Poème au retentissement européen mirent Rousseau en état d’intense agitation. Il en sortit la fameuse Lettre de J.J. Rousseau à Monsieur de Voltaire, du 18 août 1756. Il note d’abord la contradiction entre le Poème sur la loi naturelle (paru en 1756, écrit vers 1752), et celui sur Lisbonne. Après le Tout est bien, V. entreprend, dit R ., de montrer que Tout est mal. Or la position optimiste de Leibniz et Pope console, inspire la patience, quand V. afflige, inquiète, tourmente, pousse à la révolte contre l’ordre affreux des choses. C’est encore plus cruel que le manichéisme. V. met en contradiction la puissance et la bonté de Dieu, alors que moi, Rousseau, je montrais dans le Discours sur l’origine de l’inégalité (1755) que les hommes faisaient leur propre malheur, et donc pouvaient y remédier. Or V., rappelle R., avait considéré ce livre comme un écrit contre le genre humain. Que dire alors de son Poème ?
La source du mal moral est dans la liberté humaine, dans la perfectibilité inhérente à sa nature qui a fait son malheur. Les maux physiques, eux, sont à la fois attachés à la matière, et presque tous produits par l’homme. S’il y a eu un tel désastre à Lisbonne, c’est à cause des concentrations urbaines, du refus de fuir pour protéger ou s’approprier les biens amassées, devenus plus précieux que la vie. Faut-il que les phénomènes physiques se plient à nos désirs ? Et d’ailleurs, ces morts accélérées sont-elles si monstrueuses, puisqu’il faut de toute façon mourir ? De plus, puisque l’homme préfère l’existence au néant, le débat est tranché, et tout est justifié, même si le mal était aussi affreux que V. se délecte, en poète, à le peindre.
V. raisonne mal en prétendant, contre Pope, que l’ordre du monde n’est pas physiquement et intégralement nécessaire. Les irrégularités naturelles invoquées par V. cachent des lois ignorées, sauf à choquer toute philosophie en posant des effets physiques ou moraux sans causes, des phénomènes sans lois. L’enjeu est évidemment l’idée que le Tout est bien, car nécessairement lié ; que Dieu, chargé de la conservation du Tout, peut et doit préférer le sacrifice de quelques-uns à la sauvegarde du Tout, de cette chaîne des êtres célébrée par Pope, qui embrasse toute la Terre mais aussi tout l’univers, et donc d’autres planètes probablement habitées, dit Rousseau. (C’est en fonction de cette connexion cosmique nécessaire que Leibniz parlait du meilleur des mondes possibles).
Personne, souligne R., n’a jamais nié le mal particulier, individuel ; ce qui est en cause, c’est le mal général nié par l’optimisme, et attaqué par V. La question est de savoir non pas si chacun de nous souffre, mais s’il est bon que l’univers existe, si nos maux entrent dans sa nécessaire constitution. Tout est bien veut dire : Le Tout est bien, tout est bien pour le Tout. On ne peut pas induire ce bien général (appelé optimisme) de la matière physique, mais de l’existence de Dieu. De Dieu découle inévitablement la question de la Providence, et de là celle du mal et de son origine. Le mal n’est pas la question première.
La question de la Providence a été pervertie d’abord par les prêtres et dévots, qui lisent constamment des interventions divines (miracles, grâces, châtiments, récompenses) dans les phénomènes, au lieu de les expliquer par des causes naturelles (non providentielles). Les philosophes ne font pas mieux en s’aigrissant contre Dieu dès qu’ils ont mal aux dents ou manquent d’argent. Chez les dévots, la Providence a toujours raison, et toujours tort chez les philosophes. Il est plus raisonnable de croire que Dieu ne s’occupe que de la Providence universelle, du Tout cosmique, pas des événements particuliers de notre planète et des individus pris un à un. Ce qui importe, c’est le rapport de chaque être matériel au Tout ; et pour chaque être humain, son rapport à soi. Mais un soi pris dans sa véritable durée : donc, la question de la Providence implique celle de l’immortalité de l’âme. Elle est difficile à démontrer, tandis qu’on ne peut accepter l’idée scandaleuse de l’éternité des peines, négation de toute justice, incompatible avec l’idée de Dieu.
Tout le débat porte donc sur une seule question, déclare R. : l’existence ou pas de Dieu. Si Dieu est, il est parfait, càd sage, puissant, juste, et donc Dieu implique l’optimisme, la relativisation du mal au sein du cosmos. Si Dieu est, il y a Providence, et l’âme est immortelle. Dans ce cas, une existence de 30 ans ou 60 m’importe peu. Si Dieu n’existe pas, inutile de discuter du reste, Providence et mal. Or la raison ne peut démontrer catégoriquement Dieu ou son inexistence. Il faut une adhésion de sentiment, un besoin intérieur de croire en Dieu, afin de trouver paix, consolation, espérance. Vous partagez cette croyance en Dieu, dit-il à V. Or elle va forcément dans le sens de l’optimisme. A quoi sert de discuter avec les athées ? Vous ne pourrez les persuader. Mais on doit comme vous attaquer les croyants superstitieux qui troublent la société, tout en respectant la religion qui soutient toute société. Il faut, avec vous, exiger la liberté de conscience, éradiquer l’intolérance dévote ou athée. R. résume alors l’argumentaire développé dans le futur Contrat social sur le traitement politique de la religion civile et des autres cultes, qu’il invite Voltaire à rédiger.
La lettre se termine sur une antithèse : V., glorieux et riche, voit partout du mal ; R., pauvre et malade, se réjouit que le tout soit bien. R. emprunte sournoisement l’explication de ce paradoxe à V. lui-même : V. est dans la jouissance, R.dans l’espérance. Aucune subtilité métaphysique ne le fera renoncer à l’espérance en l’immortalité de l’âme, en une justice transcendante sise dans l’au-delà.
Cette lettre assez cinglante d’un auteur quasi débutant à un écrivain célèbrissime pouvait irriter V. On pense alors au mot fameux de Goethe : avec V. un monde finit, avec R. un monde nouveau commence. Ce n’est pas tout à fait faux, mais on pourrait ne pas les opposer aussi catégoriquement. En fait, malgré les apparences, V. et R. se rejoignent sur l’essentiel en matière de religion. Tous deux sont théistes, càd tenants d’une religion naturelle sans Révélation, sans dogmes ni rites ni prêtres, purement intérieure. Tous deux dénoncent violemment l’intolérance, voient dans le fanatisme religieux entretenu par les clergés une forme majeure du mal sur terre. Cela rend scandaleuse, intellectuellement, et absurde politiquement, l’amputation par l’Inspection générale et le ministère de l’Education de la fin de la Profession, pour ne pas affoler les banlieues et sous le prétexte débile que la critique des religions révélées n’aurait rien à voir avec le problème du mal. Tous deux font de la question du mal la conséquence obligée de la question de la Providence, et de celle-ci la suite nécessaire de l’existence de Dieu. Ils pensent la religion, et donc la question du mal, dans le même cadre philosophique et partagent fondamentalement les mêmes options, en pour et en contre. C’est pourquoi V. appréciait sincèrement la Profession de foi du vicaire savoyard.
Leur opposition frontale est politique. V. dénonce dans le Contrat social un écrit incendiaire (nous dirions totalitaire, terroriste, gauchiste, populiste, utopiste), l’extravagance théorique d’un gueux à peu près fou qui s’en prend à la nécessaire inégalité socio-politique, fondement naturel de toute société. Pas de société sans une masse de pauvres voués au travail manuel et une mince élite riche et cultivée. Il admet que la république soit le régime idéal, mais justement, trop idéal pour s’accorder avec la réalité : il faudrait d’autres hommes. Pure chimère, et fort dangereuse, l’idée que les hommes se sont corrompus eux-mêmes au fil de l’Histoire (second Discours), et qu’il conviendrait par conséquent de réparer de fond en comble le mal social qu’ils ont fabriqué de leurs propres mains (Du Contrat social). La structure socio-politique forcément, massivement inégalitaire implique que les pauvres croient en un Dieu qui, après la mort, récompense la vertu et punit le mal. Philosophiquement, entre esprits éclairés, on peut en discuter ; politiquement, socialement, ce serait extrêmement nuisible. Heureusement, les pauvres ne savent pas lire, et les livres sont chers. Mais le mal ne tient pas au refus de tel ou tel dogme religieux, de tel ou tel rite ; c’est une infraction aux vertus socialement utiles (vol, meurtre, viol d’un serment ou contrat, guerre de conquête, croisade fanatique, célibat monastique, esclavage, torture, haine de la liberté de penser et d’écrire, calomnie, etc.).
Quel est le fait massif qui ressort de tout cela ? A mon sens, que Dieu a maintenant tout à fait disparu du débat sur le mal, qu’on soit croyant ou pas. Tout le monde est persuadé, clairement ou intuitivement, que les maux sont des phénomènes humains, et plus exactement encore des faits socio-politiques mesurables et traitables. C’est exactement ce que R. dit à V. dans sa lettre du 18 oct. 1756, et ce que la Profession de foi laisse dans l’ombre. Mais si les Lumières ont encore bien du mal, on vient de le voir, à penser « le » mal sans Dieu, le mouvement de sécularisation qu’elles portent s’est entièrement accompli. Le mal ne s’est pas dissous, il est redescendu sur terre et s’est pluralisé en maux quantifiables et secourables. La métaphysique a passé la main à l’économie politique. Désormais seule responsable des maux terrestres, l’humanité n’en est pas devenue libre de ses décisions. Se défaire de Dieu ne signifie pas faire ce qu’on voudrait, ce qu’on devrait. Tout le monde souhaite la fin de la famine, des maladies, de la pauvreté, des inégalités, tout le monde considère comme un mal les échecs et retards. Et après ? Après commencent les vraies questions, celles qui fâchent. C’est là que Voltaire et Rousseau – le Rousseau philosophe politique – divorçaient violemment.
Jean Goldzink (sept. 2010)
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