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06/09/2011

LE SYSTEME DES PERSONNAGES DANS LES RAISINS DE LA COLERE

 

Guy Barthèlemy

Lycée Champollion – programme Math sup-spé, année universitaire 2011-2012

 

 

ELEMENTS POUR UNE ANALYSE DU SYSTEME DES PERSONNAGES DANS LES RAISINS DE LA COLERE

 

 

[NOTE LIMINAIRE : - cet exposé ne peut, évidemment, être détaché de l’ensemble d’un cours sur les Raisins de la colère ; vous y trouverez donc un certain nombre d’allusions rapides à d’autres aspects du roman dont vos professeurs vous parleront.

                                   - Il n’est pas question ici de parler de tous les personnages, mais de  montrer que si l’on confronte certains d’entre eux, on voit plus clairement ce qu’est le propos de Steinbeck sur l’injustice.

                                   - J’ai parfois profité de tel ou tel développement pour glisser, sous forme de note, une remarque qui renvoie à la question de la justice dans son ensemble, ou à tel de ses aspects. Ces notes rendent certes un peu plus difficile la lecture de l’exposé, mais c’est pour la bonne cause. Vous pouvez par ailleurs, lorsqu’elles sont de cet ordre,  en réserver la lecture pour la fin.

Bon travail. G.B.]

 

            Steinbeck dans Les Raisins de la colère ne raconte pas seulement l’histoire d’une famille de fermiers chassés de leurs terres par la misère et qui entreprennent  une migration vers la Californie. A travers cette histoire, il raconte celle d’un désastre qui a bouleversé l’existence de centaines de milliers d’agriculteurs états-uniens (en Oklahoma, au Texas, etc.) dans les années 1930 : sous la double pression d’une crise d’abord climatique et géologique (sècheresse, « dust bowl », érosion des terres),  puis  économique et politique (l 'endettement structurel des petits fermiers, considérablement aggravé par la crise de 29 ; l’incapacité du gouvernement états-unien à prendre des mesures qui auraient permis de les sauver, et la domination absolue exercée dans le monde agricole par les grands propriétaires et par les banques), une immense population a été paupérisée, réduite à une errance dévastatrice. La composition du roman, avec son alternance systématique entre les chapitres consacrés aux aventures des Joad et ceux consacrés à des données contextuelles et générales, montre on ne peut plus clairement la volonté de Steinbeck de jouer sur ces deux registres : les chapitres « contextuels » permettent de conférer leur pleine signification aux épisodes qui ne concernent que les Joad, ils les commentent par avance – à moins que, à l’inverse, on ne considère que ceux-ci viennent fournir une illustration à ces données générales.

            Mais Il faut encore mentionner un troisième étage de la fusée : de manière souvent explicite, Steinbeck aborde des problèmes universels, c’est-à-dire qui sont consubstantiels à la condition humaine (la confrontation à l’injustice, la violence), auxquels toutes les sociétés sont confrontées (l’inégalité, la tentation chez les puissants d’identifier pauvreté et indignité), et hausse dans le même temps l’histoire de la famille Joad à la hauteur d’une épopée, c’est-à-dire précisément  un récit dans lequel affleurent des enjeux universels et de première grandeur, que les événements, les conflits et les personnages concourent à mettre en relief, auxquels ils doivent donner cette dimension.  Ce choix du registre épique se traduit donc dans le traitement des personnages, qui sont souvent caractérisés, en eux-mêmes ou à travers la situation qui est la leur dans le récit, par une dimension symbolique ou archétypique. C’est parti pour les gros mots, et leur cortège de définitions ; un personnage a une dimension symbolique lorsque sa présence dans le récit semble légitimée essentiellement par sa capacité à incarner une valeur (ou une anti-valeur), une situation, un problème ; il renvoie à un archétype lorsque son individualité disparaît derrière un « profil humain » bien constitué dans des typologies courantes, profil qu’il réalise de manière particulièrement vigoureuse et efficace. Dans les deux cas, le personnage semble s’effacer derrière une signification qu’il vient prendre en charge. Steinbeck, dans Les Raisins de la colère, est animé par l’indignation, par la réprobation, et il veut contribuer à une prise de conscience de ses concitoyens (ce projet, comme le contenu de son roman, lui vaudront par exemple une suspicion tenace de la part du FBI, qui voyait en lui un « rouge »). Pour ce faire, il doit frapper fort, raison pour laquelle il recourt à des formes de grossissement et de simplification qui relèvent de l’épique et qui conduisent à user de symboles et d’archétypes.

            Ce fonctionnement n’est pas seulement celui du système des personnages , mais aussi des lieux. Par exemple, la description des « Hooverville » et celle du camp du gouvernement doivent être lues et analysées l’une au regard de l’autre ; Hooverville, qui est l’aboutissement de la clochardisation subie par les migrants,  de l’espèce de régime de terreur policière qu’on leur inflige, prend une coloration encore plus infernale quand on on le compare au camp du gouvernement, enclave auto-administrée selon les règles d’un véritable esprit démocratique et égalitaire dans laquelle les migrants reconquièrent leur dignité et élaborent même des stratégies pour se préserver des sombres menées des dominants et de ceux qu’ils manipulent (je fais évidemment allusion à l’épisode du bal). Et dans cet univers fortement symbolique (comme le sont toujours les utopies), ou plutôt dans la comparaison entre cet univers et celui des Hooverville, il faut commenter la place que Steinbeck accorde aux sanitaires. Plusieurs micro-épisodes tournent autour (si l’on peut dire) des toilettes, dont il est en outre  fréquemment question dans les conversations des personnages. On comprend pourquoi, a contrario, lorsque l’un des personnages évoque la situation d’un camp comme celui de Hooper, dans lequel les Joad seront enfermés au chapitre suivant, où le propriétaire n’a fait installé que dix latrines, ce qui est notoirement insuffisant et contraint les ouvriers à vivre dans la puanteur ; c’est là une manière de les animaliser, de leur dénier la moindre délicatesse. Inversement, le passage dans le camp du gouvernement et dans ses baignoires permet à Pa de se raffiner : désormais, dit-il, s’il est privé de son bain quotidien, il est incommodé par ses propres odeurs corporelles et est inquiet à l’idée qu’il les impose à autrui.

 

            Puisque nous venons, incidemment, de parler de Pa, il nous fournira le premier exemple de traitement symbolique du personnage. En effet, il semble bien que sa présence dans le roman se limite à quelque chose de cet ordre : Steinbeck avait besoin de ce personnage pour illustrer (ce terme est, on le comprend, voué à revenir fréquemment dans cet exposé) l’un des prolongements de la crise économico-politique que décrit le roman, en l’occurrence la crise de l’autorité paternelle. La scène décisive est celle qui se déroule au cours du chapitre 26, p. 496 :

 

     - Nous partons demain matin dit [man]

Pa renifla :

      Les choses ont changé, à ce qu’il paraît, dit-il d’un ton sarcastique. Dans le temps, c’étaient les hommes qui décidaient. A ce qu’il paraît que maintenant c’est les femmes qui portent la culotte. J’ai l’idée qu’il serait grand temps que j’aille chercher une trique.

[…]

Va donc chercher ta trique, Pa, dit [Man]. Quand on aura de quoi manger et un coin où rester, alors peut-êt’ que tu pourras t’en servir […]. Mais, pour l’instant, tu ne fais pas ton travail, pas plus avec ta cervelle qu’avec tes mains. Si tu le faisais, alors tu pourrais t’en servir et tu verrais les femmes baisser le nez et se mettre au pas. […]

 

Certes, Man explique p. 497 à Tom qu’elle voulait « asticoter »  Pa pour provoquer un sursaut. Mais l’intéressé s’inclinera tranquillement au chapitre 28 (p. 595) à la suite d’une nouvelle démonstration d’autorité de Man  et avouera : « Je ne suis plus bon à grand-chose. Je passe tout mon temps à penser au temps jadis ».

            Historiens, ethnologues et sociologues ont beaucoup commenté ces situations (émigration, colonisation, crise sociale) dans lesquelles les règles de la domination ou de l’autorité sont gravement perturbées[1]. Les premiers chapitre du roman insistent sur la nature patriarcale du monde des fermiers de l’Oklahoma (voir par exemple la manière sont sont distribuées les places dans le camion des Joad au moment du départ) ; Pa perd progressivement le pouvoir et est renvoyé à une forme d’inexistence ; il n’a plus ni statut, ni travail, ni autorité, et c’est l’humiliation qui le définit, et, plus largement, l’intériorisation d’un sentiment d’inutilité, de vacuité : l’injustice ne détruit pas seulement les existences, au sens concert du terme, elle détruit aussi les individus, les réduit à néant. Ce qui est pathétique dans le personnage de Pa, c’est qu’il se trouve objectivement engagé dans une lutte (à laquelle certes il renonce très vite) pour le pouvoir qui l’oppose à sa propre épouse, qui met en question son statut à l’intérieur de sa propre famille. Cet anéantissement redouble donc celui qu’il subit, de la part des Shérifs-adjoints, des propriétaires et plus largement de ceux qui créent ou exploitent sa détresse[2].

            Bien entendu, Man ne prend pas le pouvoir pour détruire son époux, mais elle est objectivement (là encore) prisonnière d’une contradiction : il faut qu’elle prenne le pouvoir pour sauver la famille de sa dérive et de son éclatement,  mais ce faisant elle attente à cette famille en privant son époux de statut. Quel est l’arrière-plan de ce processus (outre celui que nous venons d’évoquer en parlant du caractère démonstratif du personnage de Pa) ? Tout d’abord une lecture de Steinbeck, qui évoquait un passé dans lequel les hommes auraient vécu dans des sociétés matriarcales organisées en référence à des valeurs « féminines »[3]; ensuite et conséquemment toute la logique de la construction du personnage de Man comme archétype maternel et féminin incarnant des valeurs antagonistes à celles qui règnent dans le monde que décrit Steinbeck ; par exemple,  à l’obsession du profit, cautionnée par une légalité dépourvue de légitimité morale, Man oppose le devoir d’hospitalité. Lorsque Pa demande s’ils ont les moyens d’emmener Casy, elle répond superbement (chap 10 p. 144) :

 

     [Le problème,] c’est pas pourrons-nous, c’est voudrons-nous. Pour ce qui est de pouvoir, nous ne pouvons rien, même pas ne pas aller en Californie, rien ; mais pour ce qui est de vouloir …. […] J’ai jamais entendu dire que [notre famille] ai[t] jamais refusé la nourriture ou le gîte ou le transport à personne.

 

            Man rappelle ainsi aux siens l’importance décisive, dans les sociétés de pénurie et dans les groupes sociaux précaires, de la vertu d’hospitalité, au moment même où la famille Joad est jetée sur les routes par la rapacité des banques qui après la crise de 29 tentèrent de compenser leurs pertes gigantesques en reprenant pour leur compte les terres dont des fermiers endettés avaient dû leur céder les droits de propriété, et sur lesquelles ils survivaient.  Cette composante du personnage de Man, mère nourricière, généreuse et hospitalière, reparaît en permanence dans le roman (ce qui est aussi une manière d’accabler l’incapacité de Pa à jouer son rôle à lui, celui de pourvoyeur) ; la scène emblématique (à un personnage symbolique il faut des scènes emblématiques) est celle au cours de laquelle elle décide de priver les siens d’un supplément de nourriture pour l’offrir aux enfants du camp (chap 20, p. 361-2).

            Pour prendre pleinement le mesure de ce personnage, il faut lui opposer tous ceux qui illustrent la dégradation de la virilité en brutalité, et tout particulièrement les shérifs-adjoints, systématiquement présentés comme les hommes de main des puissants[4] et les exécutants des basses-œuvres d’un ordre foncièrement injuste, puisque la police et ce qui y ressemble(les milices par exemple)  n’est plus qu’un instrument de répression destiné à mater ceux qui parmi les pauvres songeraient à s’organiser pour préserver (mieux vaudrait dire : reconquérir) leurs droits[5] et se révolter – ceux que l’on appelle les « rouges » et qui sont accusés de faire courir au pays le risque du chaos.  En outre, ces shérifs-adjoints sont curieusement féminisés, par Tom notamment, qui parle de leur « gros cul de jument » (chap 20, p. 392) : dans ce roman, les riches et les puissants sont gras, comme s’ils n’étaient plus que chair, comme si, a contrario, la dimension morale, affective et spirituelle de l’existence leur était étrangère[6]. Cette curieuse insistance sur les fesses des shérifs les féminise de manière grotesque et les sépare des valeurs « positives » de la virilité. C’est ainsi qu’il faut comprendre la scène au cours de laquelle l’un de ces hommes, menacé par Man qui est armée d’une poêle (chap. 18, p. 298-99), révèle sa lâcheté lorsqu’il fait mine de sortir son révolver. Dans le même temps, Man, pour sa part, manifeste sa capacité à acquérir aussi les valeurs positives de la virilité (en l’occurrence, elle défend son bon droit) elle qui  accomplit celles de la féminité. Elle réalise ainsi une véritable synthèse, et symbolise de ce fait une inépuisable vitalité[7] qui fait d’elle le cœur de la famille Joad. On ne s’étonne donc pas que ce soit elle qui rappelle régulièrement  un ensemble d’exigences de base :  celle de la préservation de la dignité, y compris dans ses signes extérieurs (chap 22 p. 425 : « Il est grand temps que la famille reprenne une figure un peu convenable »)  ; celle du courage et de la pugnacité (chap 26, p. 494, aux hommes : « Vous n’avez pas le droit de vous décourager. La famille est en train de couler »). C’est sa force, celle d’un personnage archétypique, qui lui permet non seulement d’affronter le présent mais de prophétiser un autre avenir (chap 20, p. 395) :

 

- […] Il faut avoir de la patience[8]. Voyons, Tom … nous et les nôtres, nous vivrons encore quand tous ceux-là [les puissants, les riches, et leurs sbires] seront morts depuis longtemps. […] Nous sommes ceux qui vivront éternellement. On ne peut pas nous détruire. Nous sommes le peuple et le peuple vivra toujours.

      - Ouais, mais on prend sur la gueule tout le temps.

      - Je sais. (Man eut un petit rire). C’est peut-être ça qui nous rend si coriaces. Les richards, ils viennent et ils passent et leurs enfants sont des bons à rien, et leur race s’éteint. Mais des nôtres, il en arrive tout le temps. Ne te tracasse pas, Tom. Des temps meilleurs viendront.

      - Comment le sais-tu ?

      - J’sais pas comment.

 

            C’est bien sûr parce qu’elle est en quelque sorte l’âme et la meilleure incarnation de ce peuple souffrant et indestructible[9] que Man est à même de prophétiser son avenir, de manière parfaitement intuitive. Au passage, elle fournit une justification à l’espoir qui est le sien, et qui emprunte à la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave : le maître, une fois qu’il a instauré sa domination, transforme l’esclave en pur instrument, mais par voie de conséquence il perd lui-même un certain nombre d’aptitudes, qu’il n’exerce plus, et cette incurie (ici celle des enfants des « richards ») prépare la revanche de l’esclave.

            Héritière à la fois de l’image de la pionnière, si importante dans la mythologie états-unienne, d’une rêverie sur un matriarcat qui protègerait l’humanité des anti-valeurs promues par la société masculine, et de l’archétype de la mère nourricière[10], capable aussi d’un héroïsme qui sidère les hommes, Ma Joad est peut-être le personnage le plus saillant du roman, celui qui offre une synthèse idéologique et symbolique de la plupart des valeurs pour lesquelles milite Steinbeck, qui toutes constituent des antidotes à l’injustice. Elle est donc parfaitement qualifiée pour prophétiser un avenir dans lequel ces injustices n’auront plus leur place, mais comme c’est souvent le cas des prophètes, elle ne peut voir clairement cet avenir ni indiquer les voies concrètes de sa réalisation : ce n’est pas une militante révolutionnaire léniniste, pas même une révoltée, car la révolte comporte une part inévitable de violence à laquelle elle ne saurait souscrire sans se trahir (voir ses conversations avec Tom). Portée par l’espérance qu’a déclenchée en elle l’exode vers la Terre Promise californienne, sortie fortifiée par l’épreuve de la Traversée du désert et son épisode très symbolique de voisinage avec la mort (Steinbeck manipule très consciemment toutes ces références bibliques), Man se projette au-delà de la temporalité et de l’espace du malheur à laquelle elle ne parvient pas à se soustraire. C’est sa grandeur symbolique, riche d’émotion pour le lecteur, et sa faiblesse politique, mais on ne peut pas se battre sur tous les plans.

            Man entretient un lien particulièrement fort  avec Tom, et c’est avec lui qu’elle parle de la révolte, de la tentation de la violence, de l’avenir du « peuple ».   A ce fils préféré, elle dit (chap 26, p. 497-498) :

 

     Je le savais quand t’étais encore tout gosse. […] Y’en a qui ne sont qu’eux-mêmes et jamais rien d’autre. […] [mais toi,] tout ce que tu fais, tu ne le fais pas seulement pour toi, ça va chercher plus loin. C’est quand on t’a mis en prison que je l’ai compris. Tu es un élu, Tom.  

 

 

            Pourquoi Tom est-il un « élu » ? On peut supposer que Man veut dire, dans son langage peu conceptuel (elle est femme d’intuition et de sensibilité, ses mots sont ceux d’une femme du peuple), qu’il a manifesté dés l’enfance une inquiétude, une insatisfaction face au monde, et que ainsi il a montré qu’il était destiné à autre chose qu’au sort que lui préparait le monde dans lequel il était né[11].

            C’est pour l’essentiel la présence de Tom qui fait des Raisins de la colère un roman d’apprentissage : la vitalité que lui a transmise sa mère (mais aussi la parole de Casy, nous allons en parler) lui permettra d’accéder à la conscience de l’injustice, de se révolter contre elle,  au lieu de céder à l’accablement comme Pa ou à la fascination pour la modernité technologique comme Al. De quoi Tom est-il conscient ? De ce que la lutte ne peut pas être seulement, comme le voudrait Man, de l’ordre du combat de chacun pour préserver sa dignité, pour survivre en ménageant la sphère du privé (la famille) et les valeurs à mi-chemin entre le privé et le social (l’hospitalité), mais qu’elle doit devenir protestation active et donc, les choses étant ce qu’elles sont, violente : il répond à Man,  qui le met en garde contre la tentation de la violence (chap. 21 p. 392) :

 

     [Les shérifs-adjoints] ne représentent pas la loi. Ils tâchent de nous démolir le moral. Ils voudraient nous voir ramper et faire le chien couchant. Ils voudraient nous réduire. Sacré bon Dieu ! Mais voyons, Man, il arrive un moment où la seule façon pour un homme de garder sa dignité c’est de casser la gueule à un flic. C’est not’dignité qu’ils veulent nous enlever.

 

 

            C’est le premier stade ; le second, c’est celui qu’atteint Tom grâce aux méditations dans sa cachette après son deuxième meurtre, ce qui n’est pas un hasard : Tom n’a pas supporté l’assassinat crapuleux de Casy par un sbire qu’il a mis à mort à son tour. C’est l’héritage spirituel et politique du pasteur qu’il veut reprendre, comme il le dit à Man lors de leur grande discussion, d’une importance capitale (chap XXVIII, p. 586-91). C’est qu’il a tiré les leçons de l’enseignement très concret qu’a constitué le séjour au camp du gouvernement, où il a découvert une version très concrète de la démocratie, et qu’il est capable désormais de comprendre les discours et l’action de Casy,  notamment de ce que celui-ci  a dit au cours de leur dernière rencontre, juste avant d’être assassiné (chap 26,  p. 536-541) ; il sait aussi a posteriori comment il convient d’interpréter les textes sacrés que citait Casy lorsqu’il voulait prouver la nécessité de s’unir pour résister (chap 28 p. 588-89). Héritier donc du pasteur converti à la révolte, il évoque de manière lyrique son combat contre l’injustice, son désir de s’identifier à tous ceux qui la subissent (p. 590) :

 

     Partout où il y aura une bagarre pour que les gens puissent avoir à manger, je serai là. Partout où il y aura un flic en train de passer un type à tabac, je serai là […]

 

 

            Tom, qui pendant longtemps ne s’est préoccupé, comme il le disait volontiers (notamment dans ses premières conversations avec Casy), que de « mettre un pied devant l’autre », découvre le futur, qu’il investit d’un projet militant dans lequel il est au service des dominés.

 

            Tom est donc indissociable de Casy. Au début du roman, celui-ci  tente de sortir d’une crise spirituelle qui l’a conduit à renoncer à son sacerdoce. L’origine de cette crise, c’est notamment la notion de péché, qu’il  finit par révoquer en même temps que le discours de culpabilisation et de mortification  qu’elle engendre. Casy, dont les initiales sont celles du Christ, (J.C.), s’est retiré  comme lui « au désert » pour réfléchir. Il appartenait à la secte dite « du Buisson ardent » et peut ainsi être identifié à  Moïse[12], celui qui, dit la Bible, guida les Hébreux hors d’Egypte. Casy, lui,  sait, comme il le dit à Tom, qu’il a pour mission de guider ses semblables, mais il ne sait ni dans quelle direction ni comment. La réponse viendra en prison (il s’est sacrifié – encore le Christ … - pour épargner la prison à Tom, chap 20, p. 374-5), où il découvre[13]  (chap 25,  p. 538) que « c’est la misère qu’est cause de tout », ce qui le conduit à organiser plus tard une grève des ouvriers agricoles : on voit ici comment, selon une tradition d’ailleurs attestée ici et là, on recycle un certain nombre d’exigences chrétiennes dans le champ politique et social.  La dernière parole de Casy est encore une parole christique, puisqu’il dit à ses meurtriers (p. 543) « Vous ne savez pas ce que vous faites »[14].  Ce glissement et cette synthèse du religieux et du politique étaient en germe depuis longtemps chez lui, comme l’atteste cet autre dialogue avec Tom (chap 20, p. 351) :

 

     - Partout où on s’est arrêté, j’ai remarqué des gens qu’avaient faim d’un peu de lard, et quand ils réussissaient à en avoir ça ne leur tenait pas au ventre. Et quand ils avaient faim à n’en plus pouvoir, eh ben ils me demandaient de leur dire une prière […]. Autrefois, je croyais que ça suffisait à faire passer la faim […]

      Tom dit :

      - Une prière n’a jamais procuré de lard. Faut un cochon pour avoir du lard.

      - Ouais, admit Casy. Et le Tout-Puissant n’a encore jamais augmenté les salaires. Tous ces gens ne demandent qu’à vivre convenablement et à élever leurs gosses convenablement.   

 

            Ces propos nous confirment que Casy est dans ce roman la troisième incarnation de la conscience (conscience de l’injustice et de la nécessité de rétablir la justice).

 

            Tom, qui occupe décidément une place centrale dans le système des personnages, est aussi lié par le sang à deux personnages qui lui servent en partie de faire-valoir. Le premier est Al, dont les caractéristiques sont au nombre de trois : son goût pour les filles, son aptitude à la mécanique auto, et la fascination qu’exerce sur lui la culture de masse (son goût pour les westerns ; il veut  en voir un tous les soirs, en sortant du restaurant, quand il aura trouvé un travail de mécano auto en ville). Contrairement à Wilson ou Pa, c’est un personnage adapté à son monde ; quand il bricole le camion, il exerce sur Pa l’autorité que lui confère sa compétence, et lui prescrit tel ou tel geste, contribuant ainsi à la destruction des hiérarchies héritées, processus dont nous avons déjà parlé. Il a déjà dans sa tête liquidé le monde ancien, et liquidera aussi la famille, lorsque, à la fin du roman, il choisira de rester avec sa future épouse : il a déjà pris le virage de l’individualisme.  

            Le second personnage auquel je faisais allusion est  Rosasharn. Elle était bien partie, elle aussi, avec l’aide de Connie,  pour liquider la famille, au nom de son égocentrisme  et de la fascination pour les prouesses technologiques d’une modernité états-unienne dont elle ne mesure pas l’inhumanité (celle du « cauchemar climatisé », comme dira Henry Miller[15]). Mais Connie est un faux-cul et un dégonflé, et il va la sacrifier à sa propre ambition, qu’elle (et leur enfant à naître) compromettrait fâcheusement. Personnage falot, enfermé (sa mère le lui reproche assez) dans les pesanteurs de la grossesse, l’égocentrisme et l’absence de préoccupation morale ou spirituelle (à part une triste propension à la superstition et à ses terreurs que vient réveiller l’intégriste Lisbeth Landry), Rosasharn va être sauvée de sa médiocrité par un double drame : la mise au monde d’un enfant mort-né, victime de la misère, de l’errance et de la malnutrition, et la rencontre d’un homme en train de mourir de faim, à qui elle va donner le sein. Il faut commenter rapidement le lien et la relation de substitution entre l’enfant mort-né et cet homme. Lorsque l’oncle John confie le cadavre de l’enfant mort-né à la rivière née du déluge, il lui adresse, en guise de rituel funéraire, un discours solennel (chap 30, p. 629-30) :

 

     Va leur dire. Va pourrir au milieu de la rue pour leur montrer. Ce sera ta façon à toi de parler. […] Comme ça, ils comprendront peut-être.

 

            C’est bien sûr une réécriture particulièrement sinistre de l’épisode biblique au cours duquel la mère de Moïse le confie au Nil, qui le conduira jusqu’à la fille de Pharaon. L’enfant de Rosasharn devient, par-delà sa mort, un prophète d’exécration, une « parole » d’anathème à l’égard de ceux qui n’ont pas compris les « leçons de l’Histoire » comme dit le narrateur dans l’un des chapitres intercalaires : la misère engendre la colère et fait exploser une communauté.

            Rosasharn, privé de son enfant par la misère, qui l’a tué, va toutefois trouver l’occasion d’exercer sa fonction nourricière, grâce à la rencontre de cet homme en train de mourir d’inanition dans la grange où se réfugient les Joad. La charge symbolique de l’épisode est considérable, car il permet d’identifier Rosasharn à  l’héroïne d’une anecdote empruntée à l’Histoire romaine[16], dans laquelle un vieil homme, injustement emprisonné et condamné à mourir de faim, est sauvé par sa fille qui chaque jour lui rend visite et lui donne le sein. On peut aussi songer aux innombrables représentations qui montrent la Vierge en train d’allaiter, et dire que Steinbeck, dans cette ultime scène du roman, permet à son personnage de devenir le symbole de la charité, l’une des principales vertus chrétiennes.

            Entre Tom qui annonce un combat futur inscrit dans une perspective sociale et politique, l’enfant mort-né qui anathématise les dominants, et Rosasharn qui découvre la charité[17], Steinbeck a instauré à la fin des Raisins de la colère une tension, comme pour faire une dernière fois le tour de la question de l’injustice et de la justice.

 

                                                           ***

 

            En construisant ce système de personnages, Steinbeck a balisé la question de l’injustice, variant les points de vue des protagonistes sur leur condition et sur le monde social qui la détermine. Cette démarche est un peu didactique, et tel était bien le dessein de l’auteur, dont il ne faut pas oublier qu’il écrit un roman d’ « intervention », comme l’on dirait aujourd’hui, qu’il a mis  la méditation sur l’injustice et la charge de déshumanisation qu’elle comporte, au cœur de ce projet romanesque. La schématisation s’accorde en outre  parfaitement avec la tonalité épique du récit ; elle grandit les personnages en faisant de chacun d’eux l’incarnation d’une dimension du problème de la justice, certes dans le contexte historique décrit par Steinbeck, mais aussi au-delà : le drame qu’il met en scène n’est pas seulement celui de la famille Joad et des fermiers victimes de la crise, c’est celui de l’humanité (au sens concret du terme) aux prises avec l’injustice.

 

 

 

 



[1] On connaît aussi bien, par exemple, des phénomènes de déchaînement de brutalité contre les femmes dans des cas où les hommes, dans leur propre société, perdent leur prestige parce qu’ils sont incapables de remédier à une situation dramatique et que leur amour-propre ne le supporte pas (les femmes palestiniennes paient en la matière le prix pour la dégradation de la situation dans les Territoires occupés asphyxiés par le bouclage israélien),  que des situations d’émigration dans lesquelles des pères originaires de cultures  patriarcales intériorisent une situation d’humiliation sociale, renoncent à l’exercice de leur autorité et sombrent dans des états dépressifs.

[2] Pa, comme tous ceux qu’il représente, est un vaincu ; cf. chapitre 10 p. 137, lorsque les hommes (les Joad) reviennent de la ville, où ils se sont faits gruger :

 

        Et maintenant ils étaient las et effrayés parce qu’ils avaient affronté un système qu’ils ne comprenaient pas et qui les avait vaincus. Ils savaient que les chevaux et la charrette valaient beaucoup plus que cela. Ils savaient que l’acheteur en tirerait bien davantage, mais ils ne savaient pas comment s’y prendre. Ils ignoraient comment s’y prendre.

 

                 L’injustice (et surtout son double, l’inégalité) se nourrit de l’ignorance, celle des bonnes orientations scolaires, celles de divers savoir-faire voire celle (pardon pour la tautologie) du savoir tout court : chez Balzac comme chez Giono (qui ne boxent certes pas dans la même catégorie), l’homme de loi est volontiers une fripouille, parce que connaître la loi lui permet de l’instrumentaliser à son profit.  Dans la même perspective, il faudrait aussi mentionner la maîtrise technique ; Wilson (chap 10, p. 206), commentant la panne de sa voiture, et donc le phénomène de déclassement subi dans leur propre monde par ceux qui ne maîtrisent pas cette technologie récente affirme qu’ « [il] se sent comme un petit gosse qui ne sait rien faire de ses dix doigts ».

[3] Il sera question à plusieurs reprises dans ces pages de valeurs féminines et masculines (ou viriles) ; il ne s’agit bien sûr que de ce que l’on désigne comme tel dans un imaginaire culturel et social, et du conditionnement que subissent les individus, selon leur sexe, en référence à ces valeurs : ce n’est pas la « nature » qui interdit aux femmes d’être brutales  et aux hommes d’être délicats.

[4] Voir chap 20 p. 369-70 le moment où le recruteur fait appel au shérif-adjoint qui l’accompagne comme un sbire, pour qu’il arrête Floyd.

[5]  Un propriétaire l’affirme avec naïveté (chap 22 p. 418), « Un rouge, c’est n’importe quel enfant de garde qui demande 30 cents de l’heure quand on en paie vingt-cinq ! ». Chacun voit midi à sa porte …

[6] Voir la réflexion qu’inspire à Casy (chap 18, p. 289) l’histoire du propriétaire d’un million d’arpents qui a peur de la mort :

               

      S’il a besoin d’un million d’arpents pour se sentir riche […], c’est qu’il doit se sentir bougrement pauvre en dedans de lui, et s’il est si pauvre en dedans, c’est pas avec un million d’arpents qu’il se sentira plus riche

 

[7] Qui ne la préserve pourtant pas totalement d’une des conséquences les plus terribles de la misère, souvent mentionnée dans le roman : l’incapacité à penser, que déplorent Pa, John, Tom, Jules le métis, d’autres encore. Man le dit deux fois à quelques lignes d’intervalle (chap  18, p. 302) : elle n’est « plus capable de penser ». La misère rend ainsi les individus étrangers à eux-mêmes, puisqu’elle les prive d’une capacité qui définit l’homme ; on dit, selon une formule d’ascendance marxiste, qu’elle les aliène.

[8] « Dieu est avec les patients », dit le Coran, et l’on peut aussi lire ce verset en référence à l’attente d’une condition terrestre plus satisfaisante, à laquelle serait attaché davantage de justice, attente que peuvent partager les « hommes de bonne volonté » dont parle l’Evangile.

[9] Dans l’épisode de la mort de la  grand-mère (qu’elle a cachée), son courage confine à un héroïsme ambigu, surhumain et inhumain (chap 18, p. 320) : « Effarée devant une telle force, la famille considéra Man avec un mélange de stupéfaction mêlée de terreur » ; puis  (p. 321), Casy dira : « [….] une femme qui a tant d’amour en elle qu’elle me fait peur. Je me sens si petit et si mauvais à côté d’elle ».

[10] Cette pente est savonneuse, comme le montre la querelle du « care » [trad. littérale : « soin »] : ce mouvement d’idée, originaire des USA, entend promouvoir, contre les excès du libéralisme, un ensemble de valeurs centrées sur l’attention que les individus doivent se porter les uns aux autres et les institutions qui doivent relayer cette attitude. Une partie des militants de cette cause sont des féministes essentialistes, qui clament que ces valeurs sont portées naturellement par les femmes, parce qu’elles expriment ou prolongent leur vocation maternelle. Ce à quoi les féministes progressistes répondent que certes, du fait de la constitution des rôles masculins / féminins dans les sociétés développées, ce sont généralement les femmes qui prennent en charge ces valeurs, et aussi les tâches afférentes, mais que si l’on fait le saut du domaine des faits objectif à celui d’une pesudo-nature, on va enfermer les femmes dans ce genre de tâches. Or, elles sont souvent associées à des statuts socio-professionnels inférieurs, et donc, sous prétexte de lutter contre un certain nombre d’injustices ou de dérives du libéralisme, on aidera à pérenniser l’injustice de fond qui reste attachée très concrètement à la condition féminine. En effet, Il faut  être vigilant, car  l’assignation des individus  à une nature permet aisément de cautionner l’injustice et l’inégalité ; les intégristes de tout poil, et pas seulement les Barbus (les islamistes), prétendent souvent remplacer la notion d’ « égalité » par celle d’ « équité » : les femmes, disent-ils, auraient tort de se plaindre qu’on leur refuse l’accès aux études, au monde du travail, etc., si on leur propose en échange de réaliser leur véritable nature (maternelle, bien sûr), réalisation qui seule les rendra véritablement heureuses.

[11] L’insatisfaction et la  révolte de Tom se développent face à une version spécifique de l’injustice et de l’inégalité qu’on nomme la reproduction sociale. Version rock : The River, Bruce Springsteen, 1980  (début du premier couplet) : «I come from down in the valley / where mister, when you’re young, /  they bring you up to do like your daddy [‘s] done ».   

[12] C’est à Moïse que Dieu apparaît sous la forme d’un buisson qui brûle sans se consumer et dont sort une voix qui l’appelle.

[13] Il faut relire de près cette longue confession de Casy et son dialogue avec Tom p. 536-541.

[14] « Pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » dit le Christ sur la Croix.

[15] En 1940, la guerre oblige l'écrivain Henry Miller à regagner les États-Unis. Il part alors à la redécouverte de son pays, qu'il parcourt en un vaste périple. De sa déception est né Le cauchemar climatisé, publié en 1945. Il y décrit les faubourgs industriels, le déferlement de la culture de masse, notamment dans sa version  hollywoodienne, la disparition du charme du Sud, contaminé par l'esprit technocratique du Nord, perd son charme. Le titre de l’ouvrage annonce la couleur : la contradiction entre une modernité technologique plein de promesses tapageuses et une société décérébrée, soumise à l’argent, invivable. 

[16] C’est l’anecdote dite de la « Charité romaine », souvent représentée dans la peinture française du XVIIe siècle. Elle doit sa notoriété à l’historien Valère Maxime, qui en fournit deux variantes dans son livre Actions et paroles mémorables (30 apr. J.C.)

[17] Dans son sens le plus intéressant, la charité désigne le fait de se soucier de son semblable et le désir de lui prêter assistance au nom d’une commune appartenance à une humanité dont tous les membres sont enfants de Dieu, préoccupation dont la solidarité offre une version sécularisée susceptible de s’inscrire dans des programmes politiques.

07/03/2011

LE MAL DANS LA CULTURE DE MASSE : ROMAN POPULAIRE ET GENRE POLICIER

 

G . Barthèlemy –  CPGE scientifiques (Lycée Champollion, Grenoble) : Le mal, année universitaire 2010-2011

 (Exposé complémentaire à l'usage des étudiants des CPGE scientifiques)

            LE MAL DANS LA CULTURE DE MASSE : ROMAN POPULAIRE ET GENRE POLICIER

 

            Au XIXe naît ce que l’on appelle la « culture de masse », indissociable des progrès de l’alphabétisation, de l’apparition de la grande presse et des bouleversements, consécutifs, du marché du livre.  Cette culture repose sur la mise en œuvre de schémas narratifs simples et récurrents, la représentation d’archétypes humains et sociaux sommaires, et l’exploitation très efficaces de ressorts psychologiques élémentaires, que l’on retrouvera d’ailleurs aussi bien dans la littérature que dans le traitement des faits divers. Le mal, l’affrontement du bien et du mal, vont constituer des thèmes privilégiés de cette culture qui contribue largement à la transmission de normes idéologiques et morales et au façonnage d’une vision du monde social. Le principal représentant de cette littérature est le roman-feuilleton, diffusé par la presse populaire (dont il a largement assuré la prospérité), qui donne souvent à voir les dessous de la société et ses turpitudes dans le cadre d’intrigues foisonnantes ; ce que l’on nomme de manière un peu vague le « roman populaire » s’inscrit dans la même veine, avec le même souci d’édification et la même vocation « consolatrice ».

            J’emprunte cette terminologie à U. Eco dans son livre De Superman au surhomme : le « romanesque de la consolation » représente un monde dominé par diverses incarnations sociales et politiques du mal (tout particulièrement l’injustice), qui accablent des héros enclins au bien ; mais cette situation révoltante est en définitive (à la fin du récit veux-je dire) miraculeusement chamboulée par une révélation ou un incident qui transforme radicalement leur sort. Par exemple, l’héroïne, belle et innocente, qu’exploitait un vieux notaire véreux, libidineux et plein de mauvaises pensées, apprend qu’elle est la fille d’un aristocrate qui vient de rentrer des Indes où il était parti refaire sa fortune. Le père arrive, botte (publiquement) les fesses du notaire, offre un magasin de luxe à sa fille et la marie au modeste professeur (si, si) qui depuis des années l’aimait sans oser se déclarer (parce que les hommes de main du notaire lui avaient dit qu’ils lui démoliraient le portrait). Avec les capitaux de son épouse, le timide professeur peut enfin réaliser son rêve : ouvrir un site de vente de peluches géantes sur internet, et devenir riche, donc respectable. Moralité : le scandale du mal est une sorte de fatalité, les pauvres seront toujours opprimés par les riches. Mais ils peuvent espérer que, la semaine des quatre jeudis, un miracle se produira qui remettra le monde à l’endroit. En attendant, ce n’est pas la peine de songer à la révolution, d’abord parce que ce n’est pas une rêverie très sentimentale, parce qu’il y a beaucoup de casse (comme disait le regrettable Mao Tsé Toung, « la révolution n’est pas un dîner de gala ») et qu’en définitive la rétribution des gentils n’est pas garantie au terme du processus. Le bien et le mal sont des catégories trop « massives » pour qu’on puisse les confronter de manière simple et univoque à la réalité historique, sociale et politique (quand on le peut, c’est souvent parce que l’horreur déferle : nazisme, stalinisme, oppression insupportable …) , et celui qui cherche des « consolations » les trouve plus facilement dans la représentation mystificatrice d’un monde où le plus sûr est d’attendre le miracle, que dans la perspective d’un processus complexe, long et incertain comme la transformation du monde. Aussi une certaine littérature populaire joua-t-elle le rôle, pour paraphraser Marx, d’un « opium du peuple » ; tant que les « portières » (les concierges) pleuraient (d’abord de compassion, puis d’émotion joyeuse) sur le malheur puis sur le surprenant bonheur des héros de leurs romans favoris, elles ne risquaient pas de devenir des « pétroleuses » (ainsi surnomma-t-on les femmes qui pendant la Commune jetaient des bombes incendiaires).  Au demeurant, peut-être les pétroleuses lisaient-elles des romans « consolateurs », mais, pour des raisons historiques qu’il serait trop long d’exposer, elles avaient néanmoins envie de changer l’ordre du monde social et politique, dont elles considéraient qu’il était trop éloigné du bien, et ce point de vue a joué un rôle majeur, pendant plus d’un siècle, dans l’adhésion de millions d’individus à ce qu’on nommait l’ « espérance révolutionnaire ». 

 

            C’est au XXe, notamment sous l’influence du modèle états-unien du « roman noir », élaboré dès les années 1930, que le roman policier va prendre toute son importance, encore amplifiée par son avatar cinématographique ; il va lui aussi s’appliquer à peindre un monde rongé par des anti-valeurs illustratives du mal (corruption, violence, goût pour l’argent et le pouvoir).  La naissance de la littérature policière[1] au XIXe siècle est indissociable des transformations qui caractérisent les sociétés post-révolutionnaires et industrielles européennes : une moindre lisibilité des trajectoires individuelles (qui ouvre la porte à la rumeur, au soupçon, bref à l’inquiétude), la croissance des villes par l’afflux de populations émigrées de l’intérieur, et la quête frénétique de l’argent dans un monde où il devient la valeur absolue, celle que l’on veut acquérir par tous les moyens. Tout un versant de la littérature, puis du cinéma, va ainsi s’efforcer de débusquer et d’illustrer les turpitudes d’une société accusée d’entretenir les simulacres de la respectabilité pour mieux s’adonner au mal. On comprend ainsi le goût pour des scénarios de retournement : le notable, le commerçant honorable que l’on découvre escroc,  pervers sexuel  ou maître-chanteur (tel le Geiger du Grand Sommeil de Chandler[2]) ;  le policier qui trahit sa mission (tel le commissaire incarné en 1958 par Orson Welles dans son film La Soif du Mal), l’honorable patriarche qui a en fait monté une énorme manipulation foncière et est un père incestueux (tel le personnage incarné par John Huston en 1974 dans Chinatown, de R. Polanski).

            On devine la charge de critique sociale inhérente à ce genre de scénarios, qui rapproche le genre policier du roman de mœurs[3]. Mais le propos se radicalise aisément pour trouver des résonnances philosophiques.  L’enquête n’est plus alors simple cheminement vers la résolution d’une énigme crapuleuse mais découverte sidérante de la place du mal dans le monde des hommes, dont l’enquêteur comprend que ce qu’il a sous les yeux n’est qu’une incarnation très partielle. Dans cette confrontation, le héros joue son âme, parce que le mal est fascinant, est riche de tentations (pouvoir, argent, sexe), mais aussi parce que son omniprésence peut conduire au désespoir, au cynisme ou au nihilisme. Citons à cet égard le dialogue entre le héros éponyme de Bullitt  (film de P. Yates, 1969) et sa compagne :

  - Frank, ton monde est tellement différent de celui dans lequel je vis ! C'est le monde du vol et du crime. Tu vis dans les égouts !

 - C'est la moitié du monde ; on ne peut pas l'ignorer.  

 

            Aussi le genre policier fait-il parfois l’objet de condamnations vigoureuses par des censeurs qui voient ne lui un genre démoralisant : ainsi, Paul Claudel (1868-1955), loin de considérer qu’il importe de mettre sous les yeux des hommes cette « moitié du monde » dont parle le lieutenant Bullitt, sous peine d’entretenir une regrettable mystification, considérait le roman policier comme un objet de réprobation parce qu’il fait appel, disait-il, à ce qu’il y a de plus bas en l’homme : le goût pour la violence, la complaisance voyeuriste pour le mal, le spectacle d’une humanité débarrassé de ses idéaux et de son surmoi. En effet, la représentation du mal pose, fondamentalement, un problème redoutable, que l’artiste digne de ce nom ne peut esquiver, et la frontière entre la dénonciation salutaire et la complaisance compromettante n’est pas toujours facile à tracer : on doit montrer les turpitudes, mais sans flatter la bassesse du lecteur ou du spectateur. 

            Le problème est d’autant plus délicat que le genre policier est toujours tenté par l’hyperbole. Il se plaît par exemple à mettre en scène des virtuoses du mal, des personnages nommés «le génie du crime », ou «le maître de l’effroi », et cette veine hyperbolique est conforme aux attentes d’un lectorat avide d’émotions elles aussi hyperboliques, comme les autorise justement la représentation d’un monde dominé par le conflit du bien (dont le héros –celui d’un roman éponyme - pourra s’appeler par exemple « Judex », i.e. « le Justicier ») et du mal.

            Ajoutons pour finir que les sociétés dont nous parlons sont dès le XIXe soumises par les états à une gigantesque entreprise de normalisation des individus (par l’école, l’armée, la médecine, la justice), ce qui contribue à donner un relief particulier et une vocation obsessionnelle à la figure du monstre, du criminel, du fou, qu’exploite la grande presse populaire. Elle donnait notamment un immense retentissement aux faits divers criminels, par exemple les meurtres commis par Jack l’Eventreur, un psychopathe rusé et adroit de ses mains qui dans les années 1880 assassina à Londres, selon un mode opératoire particulièrement horrible, cinq prostituées ; l’assassin, dont l’identité ne fut jamais établi (un boucher ? un médecin ?), échappa à la police londonienne, qu’il nargua en adressant un courrier à son directeur.  Ces faits divers fascinent les contemporains parce qu’ils semblent marquer l’irruption dans la réalité la plus banale de phénomènes terrifiants, et, par prédilection, de monstres ; si cette thématique du monstre rencontre celle de la déchéance sociale et individuelle, comme c’est le cas dans l’histoire des victimes de jack l’Eventreur[4], assassin de prostituées, on a là tous les ingrédients d’un best-seller comme la culture de masse en a fabriqués par dizaines, et un moteur narratif qui ressemble à ceux élaborés par la littérature policière, dont un mal horrifique constitue le carburant.  

 

            Dans ces genres (littéraires et cinématographiques) où se croisent membres de sociétés secrètes constituées pour confisquer le pouvoir, délinquants prêts à tout pour devenir riches et psychopathes homicides soumis à leurs pulsions, le mal est partout. Il fait, selon les cas, l’objet d’une révélation salutaire, d’une vaine déploration ou d’une obsession morbide, mais il remplit son rôle, à la fois narratif (il engendre le récit), axiologique (le conflit des valeurs se structure autour de lui) et métaphysique (les auteurs et les héros nous invitent à déchiffrer la condition humaine au regard de cette omniprésence du mal). Ce n’est pas gai, mais c’est consistant.  

             

           

 

 

 

                         



[1] Préférons cette appellation à celle de « roman policier », trop étroite. Je parle de « littérature policière » pour désigner des romans dans lesquels l’intrigue, au sens littéraire du terme, est souvent déterminée par un mystère ou par une anomalie qui vont donner lieu à la fois à des événements et à une démarche d’élucidation comme le roman officier en offre à nos yeux le modèle achevé.

[2] Il s’agit donc ici du roman (1939), qui sera traduit en français par Boris Vian (et que vous trouverez en folio) ; le film d’H. Hawks, chef-d’œuvre du genre, avec H. Bogart et L. Bacall, date de 1945.

[3] Il existe un autre type de roman policier, qui n’entre pas dans notre propos : c’est le « roman-problème », dont les enjeux sont complètement différents, puisqu’il s’agit essentiellement d’exercer la sagacité du lecteur en le confrontant à une intrigue ingénieuse (on retrouve un cadavre unijambiste dans un cube de béton sans porte ni fenêtre avec deux bananes disposées en croix, un N° de la Revue du pêcheur Franc-Comtois et un abat-jour en plastique rose avec des étoiles vertes : qui peut bien être le coupable ? quel est le mobile ?).

[4] Et aussi  dans son exploitation par Pabst dans Loulou (1929), avec la sublime Louise Brooks, qui finit sous le couteau de l’Eventreur.

Le Mal dans Au Coeur des ténèbres de J. Conrad

 

G. Barthèlemy – CPGE scientifiques années 2010-2011 - Lycée Champollion, Grenoble

[Exposé complémentaire destiné aux étudiants de Math Sup - Spé, pour éclaireR la question du mal, au programme en l'année 2010-2011]

        

         LA QUESTION DU MAL DANS AU CŒUR DES TENEBRES

 

         En 1889, Joseph Conrad, qui hésite encore entre sa carrière de capitaine au long cours et celle d’écrivain, a accepté un emploi au Congo (plus précisément sur le fleuve Congo) ; de cette expérience marquante, il ramène un journal, qu’il exploitera pour écrire Au Cœur des ténèbres (1902).  Cette longue nouvelle, dont les résonances symboliques du titre suffisent à indiquer que la question du mal y occupe une place importante, va nous fournir pour l’étude de notre thème quelques matériaux  que je vais essayer de dégager sommairement sans prétendre rendre compte de ce récit admirable mais aussi très complexe.

 

         I – L’arrière-plan historique

         Même s’il convient de ne pas écraser le récit sous son ancrage historique, il faut absolument le lire dans son contexte, celui du colonialisme de la fin du XIXe, dont on pourrait dire qu’il fut l’une des formes les plus marquantes du mal en ce siècle[1]. Les Occidentaux en ce temps là ont bien souvent usé  de la violence pour s’emparer de territoires dont l’exploitation (menée à leur profit) a elle aussi été brutale, par exemple lorsqu’elle a pris la forme du travail forcé. Le père fondateur du journalisme moderne, Albert Londres, dans un article de 1928, dénonce la mortalité insensée des « Nègres » sur le chantier du chemin de fer Congo-Océan, et plus tard des spécialistes parleront d’un mort par traverse, ou bien de trente-six morts au km (la ligne en comptait 504). La colonisation allemande entraîne des massacres (peut-être 800 000 à 1 million de morts), notamment en Namibie. Dans le Congo de Léopold II, la mise en œuvre d’un système d’exploitation des matières premières (ivoire, caoutchouc) a conduit à des pratiques de génocide : on coupe les mains, les oreilles, on brûle les villages. Une école historique, au temps de la RDA, s’est penchée sur les origines des hauts gradés de l’armée nazie. Elle a constaté que certains de ces hommes, issus des milieux prussiens, avaient eu un père, un oncle, directement associés à des crimes commis dans le Sud-Ouest africain et au Tanganyika, ce qui pourrait laisser penser (soyons prudents) que la colonisation a produit une forme de « banalisation du mal » dont l’Europe a été affectée par un effet-boomerang. La violence coloniale aurait ainsi en définitive constitué un scénario de perdition pour l’ensemble de l’humanité. Quelle que soit la pertinence de cette perspective historiographique, elle nous renvoie à une hantise qui n’est neuve ni pour les historiens ni pour les philosophes (encore moins pour les théologiens) : celle de la contagion du mal, de sa capacité à se répandre, à muter et à tout recouvrir.   

         Quelle était la formule du « mal colonial » ? L’immersion d’individus dépourvus de scrupules dans des contextes où les normes morales et juridiques qui accompagnaient le processus de domination étaient très différentes de celles qui avaient cours en Europe. Mais il faut peut-être surtout mentionner le mépris produit par la conviction absolument dominante selon laquelle il existe des « races », c’est-à-dire des incarnations de l’humanité d’une valeur très inégale, ce qui autorisait les uns à exercer une domination brutale sur les autres[2]. On avait là une véritable machine infernale qui a souvent débouché sur des tragédies. Ainsi de la mission « Afrique centrale », plus connue sous le nom de mission « Voulet-Chanoine »,  qui a semé mort et désolation sur son passage, du Niger au Tchad, en 1898. Le capitaine Paul Voulet, 32 ans, qui a gagné ses galons outre-mer, et son adjoint, le capitaine Julien Chanoine, 28 ans, polytechnicien, également officier de l'armée coloniale, sont nommés à la tête de cette mission, qui doit établir le tracé de la frontière jusqu'au Tchad. Intelligents, audacieux, courageux, ils partagent aussi un goût pour la violence et la cruauté. La mission part de Saint-Louis du Sénégal en juillet 1898 ; les deux officiers adoptent la tactique du pillage pour remédier aux problèmes de ravitaillement, et massacrent les populations sur leur passage. Voici un extrait d’une lettre du lieutenant Peteau, qui servait dans cette colonne et fut horrifié par ce qu’il vit :

    [Dans la nuit du 8 au 9 janvier] des patrouilles doivent s’approcher des villages, s’en emparer à l’arme blanche, tuer tout ce qui résiste, emmener les habitants en captivité, s’emparer des troupeaux. Le 9 au matin, la reconnaissance rentre au camp avec 250 bœufs, 500 moutons, 28 chevaux, 80 prisonniers. Quelques tirailleurs ont été blessés. Afin de faire “un exemple” le capitaine Voulet fait prendre vingt femmes-mères, avec des enfants en bas âge et à la mamelle, et les fait tuer à coups de lance, à quelques centaines de mètres du camp. Les corps ont été retrouvés par le commandant du poste de Say.

 

 

 

            Voulet déclare un jour à ses hommes : « Je ne suis plus français, je suis un chef noir. Avec vous, je vais fonder un empire. ». Les deux officiers seront en définitive abattus par leurs hommes. Que conclure de cet épisode ? Bien sûr, il s’agit de deux déments mégalomaniaques (un peu le portrait-robot de ce qu’on nomme les « soldats perdus ») animés manifestement par un sadisme pathologique, et tout le personnel colonial ne fut pas, Dieu merci de cette eau-là. Mais les historiens considèrent qu’il a existé une « violence coloniale », et des pratiques de domination qui ouvraient la voie à ce type de paroxysmes de la part d’individus qui, loin de la mère-patrie, de l’état de droit, de ses institutions et des exigences morales d’un monde qui se voulait policé, face à des être qu’il méprisaient, des sociétés qui leur semblaient relever d’une sauvagerie anachronique, se sont livrés à des actes terribles.

         Conrad a manifestement été le témoin de ces sinistres dérives qui se produisaient dans le monde colonial, et il fait partie de ces gens qui ont montré la noirceur de ce monde et mis en cause les discours de justification de l’entreprise coloniale.

 

         II – Au cœur des ténèbres, le mal colonial

 

         Rappelons rapidement la trame du récit. Marlow, qui est capitaine au long cours, raconte ce qui a été pour lui une expérience majeure. Après avoir obtenu un emploi dans une compagnie commerciale belge travaillant au Congo, il a opéré une lente remontée du fleuve, en deux temps : d’abord pour rallier la station où il devait  prendre possession du bateau qui lui était confié, puis pour aller chercher Kurz, un employé de la compagnie autour duquel s’est développée une sorte de légende. Cet homme fournit davantage d’ivoire que tous les autres responsables de comptoirs de la compagnie réunis ; il semblerait qu’il use de méthodes peu orthodoxes – ce qui laisse présager le pire dans un monde colonial qui se préoccupe peu de règles lorsqu’il s’agit de « faire suer le burnous »[3]  - mais son succès fascine, et on devine un personnage d’une envergure qui tranche sur la piteuse médiocrité des Blancs que rencontre Marlow.

         Selon une symbolique sur laquelle le titre de la nouvelle attire d’emblée l’attention du lecteur, cette remontée du fleuve équivaut à une régression. Mais contrairement à ce qui se produit souvent dans la littérature coloniale, cette régression ne s’incarne pas d’abord dans la sauvagerie des « Nègres », mais dans la cruauté et le cynisme des européens. A peine débarqué à la station, Marlow croise un groupe de six Noirs enchaînés qui portent des charges sur la tête et semblent à l’agonie ; ils sont menés par un Blanc armé d’un fusil :

 

    […] avec un grand sourire blanc scélérat, clignant de l’œil vers le groupe qu’il avait en charge, [il] sembla m’associer à sa confiance exaltée. Après tout je faisais moi aussi partie de la grande cause de ces agissements nobles et équitables[4].  

 

         Par ces propos ironiques, Marlow dénonce l’effroyable supercherie qui conduit les Blancs à se présenter comme les porteurs d’un projet civilisationnel, au nom duquel ils réduisent en esclavage les Africains. 

          La métaphore insistante des « ténèbres », qui vient scander le texte, désigne ce monde dans lequel les hommes semblent (pour recourir à une phraséologie religieuse dont relèvent les « ténèbres ») des égarés, des êtres en déréliction[5]. Il faut insister sur ces résonances religieuses ; ni Conrad ni son personnage ne les revendiquent explicitement, mais il est clair qu’ils les sollicitent. C’est l’occasion de rappeler que dans une culture comme la nôtre, quelles que soient les convictions de chacun, le recours à la phraséologie religieuse reste un moyen simple et efficace de convoquer tout un imaginaire, toute une symbolique qui confèreront leur force (parfois leur prestige poétique) à la représentation du mal[6]. Dans ce monde que découvre Marlow, les Blancs ont certes perdu leur sens moral (la capacité à discerner le Bien et le Mal), mais, plus largement, c’est leur humanité qu’ils sont en train de perdre, comme s’ils étaient privés de quelque chose de plus fondamental que les lumières de la raison et de la morale, et c’est ici que l’image des ténèbres trouve véritablement sa pertinence.

 

 

III – Au-delà du Bien et du Mal ?

 

         Au terme de sa remontée du fleuve, Marlow rencontre Kurz. On pourrait penser que le personnage est simplement l’incarnation de cette folie coloniale faite de cupidité et de cruauté : Kurz a fait exécuter des rebelles (traduisez : des gens qui lui résistaient), et, pour l’exemple, leurs têtes ont  été mises à sécher sur les poteaux de la clôture qui entoure sa maison. Mais le personnage est en fait plus complexe. Ainsi, il confie à Marlow un document qui est un « Rapport pour la suppression des coutumes barbares », ce qui pourrait être l’œuvre d’un progressiste sincère comme il y en eut dans le personnel colonial ; mais à ce texte il a ajouté un post-scriptum, qui anéantit cette perspective et marque le retour pulsionnel d’une violence meurtrière que nous qualifierions de génocidaire : « Exterminez toutes ces brutes ».

         On comprend dès lors que Marlow fasse de Kurz l’incarnation d’une radicale ambivalence (éd. citée, p. 139-140) :

        

    J’essayai de rompre le charme, le charme pesant, muet, de la jungle, qui semblait l’attirer dans son sein impitoyable en réveillant en lui des instincts brutaux oubliés, en lui rappelant ses monstrueuses passions assouvies.  […]. Le péril […] résidait dans le fait que j’avais affaire à un être auprès de qui je ne pouvais faire appel au nom de rien de noble ou de vil. […] Il n’y avait rien au-dessus ni au-dessous de lui […]. D’un coup de pied, il s’était libéré de la terre. […] Il était seul ; et moi je ne savais plus si j’avais les pieds posés sur le sol ou si je flottais dans l’atmosphère. [….] Son intelligence était parfaitement lucide […] [mais] son âme, elle, était folle. Seule dans la jungle, elle avait plongé son regard en elle-même, et, Grand Dieu je vous le dis, elle était devenue folle. J’étais condamné, pour mes péchés je suppose, à subir l’épreuve de plonger dans la mienne. Nulle éloquence n’eût pu être plus fatale à toute confiance en l’humanité que son ultime accès de sincérité.

 

 

         Les ténèbres, ce sont celles de l’âme de Kurz (le titre de la nouvelle peut aussi être traduit par « Cœur de ténèbres »), telle que l’Afrique coloniale, mais aussi la nature africaine [7], l’a révélée à lui-même, le conduisant à faire l’épreuve de ce qu’on pourrait nommer la radicale inhumanité de l’humanité, dans le cadre d’un processus à la fois exemplaire et terrible, dont Marlow redoute d’ailleurs la contagion.

         Cette inhumanité, en laquelle il est difficile de ne pas voir une incarnation majeure du mal, est donc révélée et non pas enfantée par l’Afrique : celle-ci fait seulement craquer le vernis de la civilisation, et sa démesure fait affleurer celle dont Kurz est porteur. Mais quand on relit le début de la nouvelle, on comprend que l’histoire de Kurz illustre en définitive un processus anthropologique universel : Marlow évoque la situation qui aurait été celle d’un patricien romain venant conquérir l’Angleterre et y découvrant une barbarie dans laquelle il se serait englouti comme Kurz a été englouti par l’Afrique. Cela suffit à dire que Conrad met à distance le « Grand Récit » optimiste, indissociable de l’idéologie coloniale, d’une Histoire dont l’axe essentiel serait le triomphe de la civilisation (européenne) sur la barbarie (africaine, asiatique, océanienne), pour développer la vision pessimiste d’une humanité en proie à un mal qui toujours et partout fait partie d’elle-même et est susceptible de la dévaster.

         Un personnage qui  a connu Kurz en Europe dira qu’il était un « extrémiste », qu’il aurait pu accomplir des prouesses à la tête d’un parti qui l’aurait été lui aussi. Lorsque Marlow lui demande de quel bord aurait été ce parti, son interlocuteur, désarçonné, lui répond que peu aurait importé. Le pouvoir de fascination de kurz est indissociable de cette difficulté de ses interlocuteurs à l’appréhender dans une perspective idéologique ou morale cohérente, qu’il semble excéder pour laisser affleurer quelque chose qui est à la fois, comme le dit Marlow dans la citation de la p. 139-140, au-dessus et au-dessous de l’humanité, bref, et pour reprendre une catégorie dont on connaît l’importance dans la philosophie grecque antique, une démesure.    Celle-ci recèle une sorte de terrifiante fécondité, qui fait de Kurz un « extrémiste » et à laquelle  Marlow fait curieusement allusion : lorsqu’il tente de justifier sa fascination pour Kurz, il affirme que celui-ci avait « quelque chose à dire », ce qui prend tout son sens quand on observe que les autres personnages se signalent dans ce récit généralement par la vacuité de leurs paroles, ou par un cynisme très ordinaire. Plusieurs de ces personnages, tout particulièrement un jeune russe à moitié fou dont Kurz était le gourou, insistent sur l’exceptionnelle éloquence de ce dernier (est-ce une attestation de sa vocation démoniaque ?). Le coup de force de Conrad consiste à nous frustrer de cette éloquence et à la remplacer par une répétition obsessionnelle : « L’horreur ! », s’exclame à plusieurs reprises Kurz pendant son agonie, et cette exclamation désigne semble-t-il ce à quoi se résument pour lui le monde et lui-même en ce moment suprême.

 

                            * * *

 

         L’intérêt de cette nouvelle, pour l’étude de notre thème, réside dans sa  double détente : un premier niveau de lecture, assez élémentaire, permet de repérer très vite la dénonciation du colonialisme, c’est-à-dire d’une situation historique caractérisée par une injustice radicale. Le second niveau de lecture fait apparaître une méditation métaphysique sur le lien consubstantiel qui attache le mal, essentiellement sous la forme de la démesure, à l’humanité.

 

         Quelques mots à propos d’Apocalypse now (film de F.F. Coppola, 1979)

Plutôt que d’une « adaptation », il s’agit d’une transposition du récit de Conrad dans un contexte historique très spécifique, celui de la guerre du Vietnam. Mais le film n’est pas seulement une énième méditation sur le mal de la guerre. Comme bien souvent les films américains qui traitent de ce conflit (voyage au bout de l’enfer [The Deer hunter], Taxi driver, Going home), il traite l’événement comme l’un des ingrédients de la grande crise des années 68. Prenons l’exemple du générique : il associe les images des hélicoptères de combat incendiant une clairière, et une chanson des Doors ; le titre de la chanson, The End, fait écho à celui du film (la fin / l’Apocalypse), mais son contenu déplace le propos : il n’y est pas question de guerre mais d’inceste et de parricide. Le générique dépeint ainsi un monde en crise, en proie à un mal qui ne se réduit pas à la guerre. Celle-ci se prête évidemment par excellence à la thématisation de la démesure de la violence et de la folie. Coppola a donné à cette dernière la forme d’un effroyable brouillage du meurtre et de l’art dans la scène  de l’attaque du village vietcong menée sur la musique de la Walkyrie de Wagner, parce que, dit l’officier qui conduit l’opération, cette musique exalte ses soldats[8].

         Kurz est dans cette histoire un « soldat perdu » devenu le gourou d’une tribu isolée, une sorte d’esthète de la cruauté admirablement interprété par Brando.    

 

                  



[1] Par opposition à la guerre, qui est la grande incarnation du mal dans l’Histoire, celle qui toujours et partout a accompagné la vie des sociétés et des individus : si ses formes varient, le fait, lui, est pérenne.

[2] On débat beaucoup aujourd’hui, et c’est une excellente chose, de la période coloniale. Mon but n’est pas ici de désigner des méchants et de montrer à quel point nous sommes « bons », nous qui nous indignons de tout cela. Je souhaite simplement décrire très sommairement certaines caractéristiques majeures d’un système pour enrichir notre compréhension du thème du mal. A cet égard, il faut souligner l’une des ambiguïtés majeures qui sous-tendait le projet colonial en France,  la fameuse « mission civilisatrice », qui consistait à apporter les Lumières à ceux qui n’y avaient pas accès (pour des raisons « raciales »). Ce n’était pas là, pour certains des penseurs du colonialisme, un cache-misère (en l’occurrence, d’une logique de domination), mais une conviction authentique qui a été dévoyée avec, selon les cas, naïveté ou cynisme : si l’homme blanc était le civilisateur confronté à des espèces d’enfants indociles qui, allez donc savoir pourquoi, refusaient de contribuer à l’édification du projet colonial, il pouvait légitimement recourir à la contrainte pour obtenir leur contribution, car tous les moyens sont bons pour parvenir à une si belle fin. Tous les moyens sont bons, sauf, dit Sartre (dont on redécouvre aujourd’hui qu’il fut bien plus clairvoyant dans sa condamnation du colonialisme que dans son compagnonnage avec le communisme, et c’est un hommage qu’il faut lui rendre), ceux qui dénaturent la fin : on ne civilise pas par des moyens barbares.

[3] Dans l’argot colonial des Français d’Algérie, l’expression désigne l’exploitation des travailleurs « indigènes » (le burnous est le vêtement traditionnel masculin).

[4] Je cite le texte dans la traduction d’Odette Lamolle : Au Cœur des ténèbres, éd. Mille et une Nuits, Paris 1999, p. 33.

[5] C’est-à-dire « abandonnés de Dieu » ;

[6] Reconnaissons que la symbolique de la lumière et des ténèbres excède le champ religieux (voir des formules comme « les ténèbres de l’ignorance »).

[7]  Il faudrait analyser la représentation de la forêt congolaise dans le récit.

[8] Cette scène a conduit quelques déficients mentaux à accuser Coppola d’esthétiser la guerre ;  étrange contresens par lequel la bêtise se révélait aveugle à la folie.