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02/12/2013

Sylvie de Nerval : un récit nostalgique ou ironique?

            Sylvie : nostalgie ou ironie?[1]

 

 

            La doxa la plus répandue voudrait que Sylvie fût un récit nostalgique : l’histoire, racontée à la première personne, de la tentative qui a été menée  par un homme jeune de se réapproprier un passé qui était  à la fois celui de l’enfance, de l’adolescence et de la toute fin de celle-ci, et qui lui est apparu, à un moment stratégique de son existence, comme une promesse de plénitude ancrée aussi dans un passé historico-régional qui garantissait une sorte de stabilité et d’authenticité à la fois individuelle et collective. Mais cette promesse n’a pas été tenue, parce que l’Histoire est passée par là, que les êtres ont changé et qu’il y avait dans tout cela une part d’illusion, que les paradis, c’est bien connu, sont faits pour être perdus ; il resterait donc au narrateur du récit-cadre (celui qui se détache du Dernier Feuillet), ce sentiment d’une plénitude enfuie (« Baisers volés … ») qu’il contemplerait avec attendrissement et que le récit serait voué à nous exposer platement : la nostalgie.

            La nostalgie, c’est le succès assuré : nous savons tous que la littérature a une dimension existentielle, qu’elle nous aide à penser notre existence, et pour qu’elle remplisse cette fonction il faut bien que nous retrouvions dans les textes des affects, des perspectives, dont l’expérience est assez courante  - bref, des choses qui nous donnent à penser le temps vécu. Comme le ratage et l’insatisfaction sont une dimension essentielle de l’existence des gens de bonne foi (« essayer encore pour échouer mieux », comme dit à peu près Beckett), et que le ratage attise la nostalgie, il est commode de lire Nerval ainsi ; et comme le romantisme est suspect de complaisance et de pleurnicheries (c’est le nom que donnent au lyrisme – « T’en souvient-il ? Nous voguions ensemble », etc. – les gens de mauvaise foi), tout cela est du pain bénit, béni voici très très longtemps par une certaine critique qui faisait de Nerval un petit maître gentil et un peu niais, une sorte de pré-Alain Fournier (horresco referens !), tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.

            Sauf que le romantisme est une littérature critique, et que Nerval est un champion de la réflexivité, un grand styliste et un auteur mélancolique, c’est-à-dire au total quelqu’un qui s’applique à penser et à écrire l’état de sécession qu’il entretient avec le monde, avec lui-même, avec les autres, avec l’Histoire, et à qui l’ironie permet de déstabiliser en permanence son propre texte, son propre point de vue, très loin de l’inertie et de la platitude qui caractérisent la nostalgie : quelqu’un qui nous apprend que le temps vécu ne doit pas être contemplé, comme dans la nostalgie, mais travaillé, comme dans son récit, et que même ainsi, la conscience parvient difficilement à statuer sur lui. Précisons un peu les lignes de clivage entre nostalgie et mélancolie. Dans la première, la perte est référencée, identifiée, tandis que dans la seconde elle est diffuse et recouvre en fait les insuffisances (historiques ou métaphysiques) du réel. La nostalgie est univoque, simple, quand la mélancolie (chez Nerval) est un point d’équilibre instable entre l’abandon à une illusion dangereuse et l’indispensable pérennisation de l’imaginaire, lequel permet de survivre aux frustrations et aux amertumes que le réel inflige au sujet. Cette complexité est celle de la « chimère », une notion dont le lecteur nervalien doit mesurer la fécondité et l’ambivalence :  elle renvoie aussi bien à l’illusion, à la tentation de ce que l’on peut nommer la « déprise » (le mouvement d’émancipation du réel, qui comporte aussi le risque d’une rupture avec celui-ci, c’est-à-dire de la sécession radicale, de la folie : voir le paragraphe 4 de la nouvelle), qu’à la poésie, la dynamique d’un imaginaire salvateur et qui est riche aussi de divers idéaux régulateurs (voir la figure d’Isis dans le même paragraphe 4)[2]

            Comme je n’aurais pas le temps de tout dire, ce qui est assez nervalien (« la Pandora, c’est tout dire, car je ne peux pas dire tout »), je voudrais insister sur deux éléments de ce complexe d’ironie, de réflexivité et de mélancolie : le dénivelé et le suspens.

            Le dénivelé, c’est le retraitement, par exemple de part et d’autre de la fracture du chapitre 7, d’éléments qui structurent le récit. Prenons un exemple : celui de la « réincarnation » de la tante d’Othys en Père Dodu. Le chapitre 6 est indéniablement plein de nostalgie, et même d’une double nostalgie ;  celle d’abord du narrateur Gérard qui a vu là de près le bonheur sous la forme d’un simulacre qui promettait le mariage avec Sylvie, et cette promesse (un avenir donc, et quel avenir : si Sylvie est « la fée des légendes éternellement jeune », le bonheur sera pour toujours lui aussi !), devenu un passé, a eu un présent, et même un présent miraculeux sous la forme d’un furtif commerce érotique avec Sylvie dont le texte étire subtilement la durée : non seulement le choix étonnant d’un verbe duratif permet à Gérard de contempler le moment béni du déshabillage de Sylvie pour l’éternité (« Et déjà Sylvie avait dégrafé sa robe d’indienne et la laissait tomber à ses pieds »), mais notre héros s’attarde bien plus que de raison dans l’opération de rhabillage (« Mais finissez-en ! Vous ne savez donc pas agrafer une robe ! » - Si Gérard était un mauvais plaisant un peu faraud, il répondrait qu’il sait bien comment on déshabille les filles, mais pas comment on les rhabille) : doit-on voir ici la trace d’une simple maladresse ? Peut-être ; mais surtout, celle d’une heureuse sidération qu’éprouve notre héros au contact du corps de Sylvie, lui qui, dans le prodigieux paragraphe 4 du chapitre 1 (un chapitre pour lequel on donnerait tout Duras, enveloppé dans tout Saint-Exupéry) nous a expliqué que ses amis et lui  ne toléraient les femmes qu’à l’état de rêverie sublime et surtout pas à l’état de corps saisissable. Deuxième cran : la nostalgie de la tante, qui est bouleversée par le simulacre qu’ont organisé les deux jeunes gens, en qui elle se revoit en compagnie de son époux le jour de son mariage (Gérard a d’ailleurs beaucoup insisté sur le fait que la robe épousait – si j’ose dire – parfaitement le corps de Sylvie) ; le choc émotionnel qu’elle éprouve la conduit à se plonger dans ce passé heureux, à ressusciter les paroles poétiques rituelles qui accompagnaient les noces et que les deux tourtereaux vont répéter avec elle. Ce franchissement du temps grâce à un simulacre plus fort que l’épaisseur du temps (et quel temps ! celui des « charmes évanouis » de la tante, mais celui, aussi, à vue de nez, qui a précédé immédiatement la Révolution – cette spéculation chronologique me semble assez conforme à la logique de la nouvelle) est pour toutes ces raisons un moment de plénitude absolue. Le simulacre s’est haussé à la hauteur du rituel authentique, et les deux jeunes gens ont rejoint la sphère des archétypes, comme l’indique vigoureusement la clausule du chapitre : « […] nous étions l’époux et l’épouse pour tout un beau matin d’été ».

            Mais comme Nerval se méfie plus que tout de l’automystification (donc de la nostalgie), il dispose un premier contre-feu ironique : un excès rhétorique qui « troue » le texte et crée une distance  (« Ô jeunesse, Ô vieillesse sainte ! – Qui donc eût songé à ternir la pureté d’un premier amour dans ce sanctuaire des souvenirs fidèles ? ») ; puis un second, avec une référence culturelle (L’Accordée de village de Greuze, tableau dont la tonalité est assez peu nervalienne) qui remplit la même fonction, d’autant plus qu’elle est appliquée à Sylvie, à qui elle est sociologiquement totalement hétérogène et qui procède donc d’un « décalage » comme ceux que reflètera plus tard la culture néo-bourgeoise de notre héroïne, dont on sait à quel point elle horrifiera Gérard …

            Voyons maintenant les répondants de cette scène au-delà de la fracture du chapitre 7, et prenons les choses par le bout que nous avons annoncé – Le père dodu, à qui est dédié, par son titre éponyme, le chapitre 12. Il est, comme la tante d’Othys, un « ancien », incarnation donc du passé, et en l’occurrence d’un passé prestigieux : il a connu Jean-Jacques. Il est même capable de le citer : « J.J. avait bien raison de dire ‘’L’homme se corrompt dans l’air empoisonné des villes’’ ». Mais c’est une remarque sans pertinence, qui est censée légitimer l’hostilité bonasse d’un homme de la campagne à l’égard des citadins, et dont Gérard dénonce l’inanité, en faisant appel non pas à rousseau mais au simple bon sens de l’intéressé : « Père Dodu, vous savez trop bien que l’homme se corrompt partout »[3]. C’est par ailleurs un personnage entièrement folklorisé, dont l’inconsistance est ainsi dénoncée par le texte : il est caractérisé par une faconde un rien vulgaire qui tranche sur la digne réserve de la tante au chapitre VI, il chante des chansons scabreuses, fait des allusions vaguement érotiques (le loup et les brebis …) et vit en partie d’une activité de guide auprès des touristes anglais désireux de visiter ce lieu empreint de facticité qu’est Ermenonville. Enfin, il est l’un des deux personnages[4] par qui le malheur arrive : il lui révèle que Sylvie va épouser le « grand frisé », qui ambitionne de devenir pâtissier.

            Du même coup, voici Sylvie devenue pâtissière. C’était écrit : elle l’a proclamé elle-même à la fin du chapitre XI : « Il faut songer au solide ». Attardons-nous un instant sur cette dynamique textuelle. On sait que l’une des deux grandes variétés de l’ironie est dite « syntagmatique » (Philippe Hamon) et repose sur un jeu de programmation / déprogrammation. Sylvie en use largement, comme le montre précisément la dégradation de notre fée en pâtissière. Or, il se produit ici, du chapitre XI au chapitre XII, quelque chose de très remarquable : le texte accomplit presque immédiatement une  promesse  (celle que comporte, en somme, l’énoncé gnomique que formule Sylvie à la fin du chapitre XI), mais c’est une promesse peu réjouissante en elle-même et par ailleurs sa réalisation correspond à la déprogrammation définitive des promesses que Gérard attachait à Sylvie : on peut donc lire dans cette accélération et cet accomplissement d’une promesse accablante une variété particulièrement brillante et grinçante d’ironie.

            Voici donc notre fée devenue pâtissière …. Ce n’est pas affreux, mais cela ne prête pas au rêve. J’y insiste : c’est cruel, mais ce n’est pas affreux, ce n’est pas indigne : Sylvie n’est pas un texte satirique ; certes Nerval « liquide » Sylvie, en montrant qu’elle ne peut pas tenir la promesse qu’avait projetée en elle Gérard ;  elle n’est pas à la hauteur : elle chante désormais des airs à la mode, elle est habillée comme une petite bourgeoise des villes, elle a refait la décoration de sa chambre à la même mode, son langage est fâcheusement moderne (« cela donne beaucoup dans  ce moment », chapitre X) ; mais elle a gardé son « sourire athénien » (Dernier Feuillet), et si son goût pour le « solide » et le respect des horaires de travail (voir la clausule du chapitre 11 : « ne rentrons pas trop tard : il faut que demain je sois levée avec le soleil ») en font une fourmi bien plus qu’une cigale, c’est une fourmi qui a du cœur, et c’est ce qu’il reste en elle, ironiquement, de la fée (clausule chap. 11) : « Je comprenais que Sylvie n’était plus une paysanne. Ses parents seuls étaient restés dans leur condition, et elle vivait au milieu d’eux comme une fée industrieuse, répandant l’abondance autour d’elle ». Il est d’ailleurs intéressant de reconstituer la logique qui conduit  Gérard à faire cette remarque.  Il s’est d’abord étonné que Sylvie se fût rendue à un bal masqué ;  comment l’a-t-il appris ? En demandant ce qu’était devenue la robe de mariée de la tante (le fétichisme est  une tentation nostalgique que le texte s’emploie à conjurer ici) ; voici la réponse de Sylvie : « […] Elle m’avait prêté sa robe pour aller danser au carnaval […] il y a de cela deux ans. L’année d’après elle est morte ». Dans la logique même du discours de Sylvie, on lit une transgression – la robe est devenue non plus l’occasion d’un rituel qui abolit le passage du temps, mais un déguisement qu’on revêt au cours de réjouissances vulgarisées  (le bal masqué est une « scie » de la littérature du XIXe -  qui a bien pu causer la mort de la tante. Du port transgressif de la robe de mariée de la tante à l’état de « fée industrieuse », le parcours dit bien la complexité du personnage et l’ambivalence de son destin dans le récit.

            J’ai dit que Sylvie n’était pas à la hauteur – à la hauteur de quoi ? D’un système de projections que l’on peut analyser notamment au regard d’un grille de lecture que je transpose des travaux de Gilles Kepel sur la réappropriation et la réinvention de la tradition par les mouvements islamistes[5]. Adoptant la démarche qui est celle de tous les apologistes de la tradition, Gérard a projeté sur Sylvie une essence, il a voulu voir en elle un archétype, l’a ainsi soustraite à la réalité sous prétexte qu’elle devait en incarner une qui était plus belle, et il s’est offusqué lorsqu’il a constaté qu’elle trahissait cette essence. Il lui a reproché (souvent en son for intérieur) sa liberté à l’égard de la tradition et de la requête de conformité et de conformisme qui définit toujours celle-ci, requête à laquelle Sylvie s’est soustraite pour se rallier à un autre conformisme, celui de la société bourgeoise (qui veut que l’on ait des pratiques culturelles « modernes », que l’on renonce aux chansons traditionnelles pour des opéras à la mode, et que l’on s’applique avant tout à gagner de l’argent). Mais comme nous n’avons pas affaire à un texte satirique, avec ce que cela impliquerait de manichéisme, la nouvelle ne dissimule pas que Sylvie, portée d’abord par ses talents d’ouvrière, puis par ceux de son pâtissier de mari (qu’elle a mérité par sa beauté et les autres agréments de sa personne : le mariage est un marché, tous les sociologues vous le diront), a manifestement accompli un beau cheminement sur le plan social, qui lui a permis de s’extraire de son milieu. Elle a certes perdu au passage une identité traditionnelle et l’authenticité que Gérard y associait fantasmatiquement[6], mais il faut être un intellectuel mélancolique en déshérence comme l’est Gérard pour le regretter – Sylvie, elle, ne le regrette pas.

            C’est, répétons-le, un personnage plus complexe qu’il n’y parâitparaît, et cela rend compte du statut ambigu qui est le sien à la fin du récit : elle est certes discréditée en tant que sauveur(e), potentiel(le)[7], mais elle témoigne de qualités morales qui la rendent respectable et pas ridicule : elle vit au milieu des siens « comme une fée industrieuse qui répand l’abondance autour d’elle »[8]. Ce n’est certes plus la fée qui fait rêver d’une vie radicalement autre, mais celle qui met ses proches à l’abri du besoin, ce qui n’est pas rien. Ce faisant, Gérard lui prête une attitude bienveillante qui corrige l’espèce d’âpreté au gain que laissait deviner sa fameuse formule du chapitre 11 XI (« Il faut songer au solide ») : c’est au fond une fourmi bienveillante, et sensible, comme l’indique la compassion dont elle fait montre à l’égard d’Adrienne lors de son ultime prise de parole (« pauvre Adrienne ! »). En définitive, le narrateur ne saurait lui reprocher d’avoir résisté à sa tentative de l’enfermer dans le rôle (revoilà le théâtre !) qu’il avait conçu pour elle comme il avait écrit le rôle de Laura pour Aurélie (chapitre 13XIII), comme il voyait en Adrienne l’« esprit », l’ange exterminateur qu’elle incarnait dans le mystère du chapitre VII : dans Sylvie comme bien souvent dans les textes de Nerval, les rêveries que projette sur elles le narrateur-personnage menacent les femmes de les priver de toute consistance autre que celle qu’il veut bien leur prêter. On comprend toutefois que, envers et contre tout, Gérard ait décidé de conserver, comme un viatique ou un talisman, l’image d’une Sylvie qui aurait pu le sauver, qui l’a d’une certaine manière sauvé (chapitre 13XIII) :

 

Sylvie m'échappait par ma faute; mais la revoir un jour avait suffi pour relever mon âme : je la plaçais désormais comme une statue souriante dans le temple de la Sagesse. Son regard m'avait arrêté au bord de l'abîme[9].

 

 

            Je voudrais pour finir évoquer une autre modalité de l’ironie qui me paraît particulièrement digne d’intérêt : elle fonctionne par superposition, par brouillage, et se prête particulièrement à l’entreprise de  déstabilisation à laquelle je m’intéresse dans cet exposé. Il s’agit d’une procédure à la fois subtile et qui, une fois qu’on l’a repérée, se passe de commentaire. C’est celle qui accompagne l’épisode que j’appellerais volontiers du « coup de bourse » (chapitre I). Je me contenterai, pour l’essentiel, de décrire les étapes constitutives de  la séquence ; il importe toutefois de souligner d’abord que, pour parodier une formule célèbre, l’intervention de la finance et de la politique dans un récit qui se déroule aux environs de 1830 et qui est censément une sorte de bluette nostalgique vouée aux prestiges de l’imaginaire (Ah ! le décor magique du chant d’Adrienne dans le chapitre 2 !), c’est vraiment le « coup de pistolet au milieu du concert ».

1) Suite à un « changement de ministère » (donc de politique, donc de clientèle électorale), des titres boursiers en lesquels consistent une partie de l’héritage de Gérard retrouvent une valeur.

2) « Je redevenais riche » : c’est une procédure de requalification miraculeuse du héros, comme il s’en produit dans les contes (grâce à un outil, une arme, un talisman, etc., le héros dispose soudain des moyens d’accomplir son destin).

3) Ce processus suscite immédiatement un danger éthique : la richesse, c’est la domination, en l’occurrence la possibilité d’acheter l’actrice, et la figure de Moloch, dieu-démon incarnation, sur le plan spirituel, de toutes les  anti-valeurs, relaie dans le texte celle d’Isis (avec ses promesses de « régénér[ation], paragraphe 4). Mais si Isis est un idéal du moi, un idéal régulateur, elle est hors du réel, elle appartient à la sphère ambivalente de la chimère (idéal et déprise, poésie et folie). Moloch, lui – l’argent, donc – est un levier essentiel dans le réel, et il permet d’acheter des femmes (des femmes, car dans le chapitre III Gérard se réjouit de la pauvreté supposée de Sylvie, qui fait que sans doute personne n’a voulu d’elle[10])  qui appartiennent (certes pas de la manière dont Gérard le croit) au réel. La requalification miraculeuse conduit donc à un péril de disqualification radicale (de Gérard lui-même, et d’Aurélie, dont il a supposé un instant qu’elle était vénale), que notre héros esquive finalement.

4) Mais finalement, la délicatesse de Gérard est déplacée : Sylvie épouse un pâtissier « plein d’avenir » (c’est le Père Dodu qui le dit au chapitre 12), elle a bien compris comment fonctionnait le marché matrimonial, elle a fait valoir ses qualités et a négocié une ascension sociale. Quant à Aurélie, elle se donne à quelqu’un qui lui a « rendu des services », et qui a été ironiquement disqualifié par les « boitements » qui l’affectent : c’est un « jeune premier ridé », qui fait encore de l’effet « dans les provinces » …

 

           

                                               ***

 

            Je voudrais avoir convaincu le lecteur qu’il est moins question dans Sylvie d’une perte située sur l’axe du temps que des boitements du réel, de celui des êtres dans le réel, des boitements que construit et médite, et de la souffrance qui en résulte. Mais ce récit est magnifiquement  concerté, et met ainsi à distance  cette souffrance ; il navigue en permanence entre l’amertume et la sécession, entre une forme de drôlerie agressive et un suspens qui le dispense de s’abîmer dans l’agressivité, comme le montre exemplairement dans le dernier chapitre le traitement de Sylvie, qui en définitive a bien le droit d’être heureuse. C’est tout cela qu’il convient de ranger derrière le terme de mélancolie.

 

Guy Barthèlemy,

Khâgne du Lycée Champollion (Grenoble)

              



[1] J’ai conservé  la tonalité orale qui était celle de cette intervention. J’ai repris et complété quelques développements, ce qui se traduit parfois par des redites : le lecteur voudra bien me pardonner. J’ai ajouté un développement sur l’épisode du « coup de bourse », que je n’avais pas eu le temps d’oraliser.

Merci au public attentif et bienveillant de la journée d’études du 23 novembre, et à ses organisateurs de l’UPLS.

[2] J’invite le lecteur à relire, dans la perspective que dessinent (hâtivement) ces propos, le premier paragraphe du Dernier Feuillet, qui offre un excellent exemple de la manière dont la réflexivité ironique déstabilise en permanence le texte : si l’on admet l’ambivalence du mot « chimère » on comprend pourquoi sa célèbre phrase d’attaque (« Telles sont les chimères qui charment et égarent au matin de la vie ») se prolonge par un topos phraséologique sur l’illusion, dont le narrateur lui-même dénonce ensuite l’excès phraséologique.

On comprend aussi pourquoi l’ensemble du chapitre revient sur la liquidation agressive dont Sylvie, fée devenue pâtissière, a fait l’objet dans les chapitres X à XIII. Gérard reconstitue le paradigme que formaient Adrienne et Sylvie, « les deux moitiés d’un seul amour. L’une était l’idéal sublime, l’autre la douce réalité », alors que le récit a invalidé chacun des termes (Adrienne est une version hyperbolique de la tentation morbide de la déprise, et Sylvie est devenue une jeune femme moderne, en rupture avec l’archétype auquel l’identifiait Gérard). Cette résurgence, et, plus largement,  cette dynamique complexe, sont significatives de la nature et de l’opérativité de la chimère, de son irréductible ambivalence, que Gérard s’applique à préserver,  qui est infiniment plus riche que le paradigme illusion / désillusion, et qui vaut pour ses vertus que l’on pourrait qualifier de suspensives. C’est important, parce que dans ce suspens, dans l’ambivalence dont il procède, à l’inverse de toute logique de la liquidation, de la désillusion, de l’ « apprentissage » (au sens où on parle de « roman d’apprentissage »),  Gérard ménage une continuité, une forme d’adhésion qui disent que tout ceci n’était pas vain, n’était  dépourvu ni de sens ni de profondeur.  On pourrait (il faut) commenter de la même manière le ton du paragraphe 4 (« Nous vivions alors dans une époque étrange »), fait d’une ironie repérable dans l’excès phraséologique, et d’une empathie manifeste.

[3] Pas étonnant que Gérard, après sa conversation avec le Père Dodu, refuse de poser au sage dans le premier paragraphe du Dernier Feuillet («[…] qu’on me pardonne ce style vieilli … ». Voir plus loin dans l’exposé l’analyse de cet extrait).

[4]  L’autre est une vieille femme, qui a révélé à Gérard que l’amoureux de Sylvie était son frère de lait, qu’il ne reconnaissait pas – et pour cause : cela ne lui fait guère plaisir, et surtout il s’agit là d’un scénario fantasmatique, d’un sortilège dont il existe d’autres exemples chez Nerval, celui dans lequel le sujet est victime de son double.

[5] Voir par exemple Terreur et martyre (Flammarion 2008).

[6] Est-il nécessaire de souligner cet autre paradoxe, que Nerval met en scène de manière très remarquable : l’authenticité, c’est-à-dire ce qui est censé conférer la plus grande et la meilleure réalité aux êtres et aux situations, est un fantasme, et aussi, de manière peut-être plus significative ici, un artefact, à tous les sens du terme.

[7] Chapitre VIII : « Je me jetai à ses pieds ; je confessai en pleurant à chaudes larmes mes irrésolutions, mes caprices ; j’évoquai le spectre funeste qui traversait ma vie.

‘’Sauvez-moi ! ajoutai-je, je reviens à vous pour toujours’’ ».

[8] On se rappelle que dans le chapitre 3 III le narrateur l’imaginait pauvre, ce qui l’arrangeait bien… Encore un phénomène de déprogrammation ironique, qui s’exerce ici au détriment du narrateur-personnage.

[9] Elle reste en cela une figure propice, un idéal régulateur qui ressemble bien plus à l’Isis du paragraphe 4 (« [Isis] nous apparaissait dans les nuits, et nous faisait honte de nos heures de jour perdues ») qu’à Adrienne dont on se souvient qu’au chapitre VII, déguisée en ange exterminateur, elle montait de … l’abîme.

[10] Cette disponibilité supposée de Sylvie, qui conduit d’ailleurs à la représenter comme une Belle au bois dormant qui l’attend (« Elle dort .. ») permet à Gérard de développer au chapitre III un projet qui s’inspire d’une vieille thématique propre au conte, celle de l’échange des qualifications : Sylvie lui donnera ses vertus préservatrices (de l’argent, qui devient ici – il suffit de relire le texte -  l’équivalent d’un principe vitaliste) , et Gérard lui confiera son argent et sa vie pour les faire fructifier. Mais dans un récit qui s’en prend à l’ordre bourgeois des choses (encore le paragraphe 4 …), cet échange fait la part trop belle à l’argent pour ne pas être suspect. Comme dit Sartre, tous les moyens sont bons, sauf ceux qui dénaturent la fin : on ne se sauve pas du monde bourgeois en recourant au moyen caractéristique de l’ordre bourgeois, on n’achète pas les fées avec les armes de Moloch …

20/02/2013

LA PAROLE DANS LES FAUSSES CONFIDENCES : DE LESCALIER AU LIT, DU SILENCE AUX MOTS


[Le texte ci-dessous est celui d'une conférence prononcée par Jean Goldzink, l'un des grands dix-huitièmistes de sa génération, devant les étudiants de math sup - math spé du lycée Champollion à l'automne 2012. Je le remercie de m'avoir confié ce texte pour le faire figurer sur ce blog. G.B.]


                           DE L’ESCALIER AU LIT, ET DU SILENCE AUX MOTS

                                         (Les Fausses Confidences et la parole)

          

Par où commencer l’analyse des Fausses Confidences (FC), dernière pièce en trois actes de Marivaux : par le début du texte, acte I, sc. 1, ou par celui de l’histoire ? Je choisis l’ordre de ce qu’on appelle la fable, c’est-à-dire l’ordre logique des faits ensuite agencés par chaque dispositif narratif ou représentatif.

 

I.  Rencontre à l’Opéra

            La pièce commence et finit dans une luxueuse  demeure, unité de lieu oblige. La rencontre originaire, elle, se fait sur un escalier intérieur de l’Opéra, quelques mois plus tôt. Un séduisant jeune roturier de bonne famille, mais pauvre, y croise une inconnue dont l’apparence, ou plutôt l’apparition, le subjugue instantanément. Tout commence donc par une vision, qui produit un saisissement, une dépossession de soi par fulguration instantanée d’une image. C’est ce qu’on appelle dans l’ordre profane un coup de foudre, et en religion une vision extatique : il y a les coups de foudre et les coups de la grâce. Ces derniers se font rarement à l’Opéra, mais il ne faut jurer de rien. Une de ces visions a bouleversé un homme, Paul, et enfanté du coup le christianisme tel que nous le connaissons, sur le chemin de Damas. La fable des FC commence donc par un commencement absolu : deux inconnus se croisent un instant dans un lieu public, sur un escalier de théâtre, à la lumière des bougies.

Que peut-on tirer de cela ? Beaucoup de choses. A disparu ici, par exemple, ce qui fait la substance, la définition réelle sinon théologique du mariage dans les sociétés précapitalistes : la reproduction si possible élargie et consolidée des alliances familiales par des mariages soigneusement négociés, hors tout hasard, et donc tout coup de foudre, goût ou dégoût subjectifs. Contrairement à Molière, et au profit du rêve esthétique, du fantasme sentimental collectif appelé théâtre, il est assez logique que Marivaux n’ait nul besoin, en général, d’un couple parental complet. Le problème théâtral propre au genre comique depuis les Grecs ne tient plus à l’opposition parentale envers le désir juvénile, il gît dans l’amour lui-même, autrement dit dans le sujet ou déjà amoureux ou en mesure de le devenir, autrement dit dans la subjectivité individualisée. Cette libre détermination de soi par soi dans l’ordre sentimental est devenue notre norme impérieuse, sans rien changer en fait de fondamental, nous le savons bien sans vraiment le savoir,  à la nature logiquement sociale, inflexiblement réglée, de nos accouplements. Le théâtre de Marivaux s’exhibe donc comme fabrique de rêves, et il en tire la substance même de sa dramaturgie, appelée marivaudage.

Quel est l’enjeu, purement littéraire et fantasmatique, de la gratifiante rêverie éveillée posée au seuil de la fable des FC ? Mener d’une rencontre de hasard à un mariage, d’un « escalier » à un « déshabillé », en dépit de l’énorme disparité des fortunes. Dorante et Dubois caressent deux visions, deux fantasmes dont se berce l’imagination ludique du spectateur : Dorante tend à fixer l’escalier de l’apparition magique et inaccessible (c’est le côté de l’adoration pétrifiante, de l’émerveillement muet devant l’idole), et Dubois, il le dit en toutes lettres, le « déshabillé » (I, 2) à portée de main de la possession charnelle (c’est le côté de l’activation rusée inhérente à la comédie depuis les Grecs). 

Le procès amoureux suit donc deux boussoles (adoration/machination, timidité/audace). Le chemin mène de l’extase à la copulation, de la surprise foudroyée de l’amour à l’emprise méthodique, en quête d’un double objet du désir, indissociable car originaire : le cœur et l’or, le corps et le coffre. Coup double, coup parfait, triomphe absolu des désirs communs aux personnages et aux spectateurs. Mais évidemment très délicat à négocier, puisque le dramaturge doit guider fermement les deux chevaux tentés de tirer sans cesse à hue et à dia. C’est pourquoi, lorsque la revue de la Comédie-Française m’avait demandé un article pour une mise en scène de la pièce, je lui avais donné pour titre et pour fil  L’escalier et le déshabillé.

Que peut-on conclure, au moins provisoirement, de cette scène inaugurale si originale, si typiquement marivaudienne ? D’abord, qu’il peut paraître curieux d’appeler « cruelle » une dramaturgie qui cherche apparemment tant à caresser le fantasme dans le sens du poil. C’est pourtant cette vision du théâtre de Marivaux qui a prévalu pendant le dernier demi-siècle, à l’Université, au théâtre, dans les médias. Que de déclarations comparant Marivaux et Sade, Marivaux et tous les maîtres du soupçon (Nietzsche, Marx, Freud...) On est en droit, me semble-t-il, de s’interroger sur cette trop fameuse « cruauté » érigée en dogme branché.[1]

 La deuxième remarque porte évidemment sur la parole. Le propre de cette scène fondatrice est d’être aussi instantanée, aussi fugitive que parfaitement muette. On dira, sans excès d’effort intellectuel, que l’échange des regards vaut communication, échange de signes, bref, que les corps ont parlé, parlé la langue des corps, cette langue que tout courtisan du système monarchique, tout membre d’une société d’ordres se devait d’apprendre à s’incorporer, d’une part, et déchiffrer sans impair d’autre part. Mais il faut soumettre cette incontestable vérité générale à l’épreuve du singulier. En l’occurrence, sur l’escalier, la femme est vue, mais ne voit rien. Ou alors son corps parle mais n’entend rien. Il faudra donc l’éveiller à l’amour par d’autres moyens que cette rencontre.

Ce corps aperçu sur l’escalier, de quoi parle-t-il à l’œil fasciné du jeune homme venu se distraire à l’Opéra pour en sortir ravagé, hystérisé par une image aussi muette qu’anonyme? Il exhibe à l’évidence deux signes : celui de la beauté sublime (sublime au moins pour l’œil de Dorante), et celui de la richesse, qui impressionne forcément un pauvre (une robe Chanel n’a jamais fasciné une robe Dior). On va me dire : Mais où diable voyez-vous ça dans le texte ? Qu’Araminte paraisse fatalement belle à Dorante, cela va de soi si on le croit aussi amoureux qu’il le prétend et le fait dire. Mais la richesse ?

Or la richesse est forcément inscrite dans la vision originaire, puisque Araminte est immensément riche, de sortie à l’Opéra, jeune et veuve. Ce que l’œil du roturier pauvre perçoit, ce que son corps reçoit comme choc fulgurant, c’est l’alliance indéfectible de la beauté et du luxe. C’est la femme parée qui s’empare du jeune voyeur, la femme somptueusement coiffée, habillée, bijoutée, maquillée, comme une star sur l’escalier du festival de Cannes, que vous ne reconnaîtriez pas dans le métro. Dans la rue et en jeans, les stars ressemblent à tout le monde.

D’où un problème immédiat sur le plateau : que fait-on de ce fantasme, dans le choix de l’actrice, des costumes, du maquillage, de la lumière, des décors, et maintenant de la vidéo ? Joue-t-on sur le double registre de l’escalier et du déshabillé ? Ou au contraire, installe-t-on, au profit du comique mais au détriment du rêve, une Araminte banale, falote, voire ingrate, avec le risque presque fatal d’obliger alors le spectateur à croire, devant le langage des signes scéniques, que les paroles amoureuses de Dorante (et Dubois) habillent le pur désir de l’or, maquillent la langue trop nue de l’intérêt ? Et que du coup, Araminte s’achète très cher, comme mari, un bel étalon qu’elle ne pourrait conquérir par elle-même sur le marché de la séduction. C’est là qu’on serait alors dans une mise en scène véritablement cruelle, mais qu’à ma connaissance, nul tenant de cette théorie n’a jamais tentée. C’est qu’au théâtre, il ne faut jamais prendre au comptant les mots des metteurs en scène, il faut regarder ce qu’ils font sur le plateau. Il y a les paroles, et il y a les décisions. Quant aux critiques, ils peuvent raconter n’importe quoi, ça n’a aucune conséquence pratique, pas même sur leur carrière.

 

2/ L’énonciation théâtrale de l’image muette

Cette vision originelle silencieuse mais foudroyante, il revient au théâtre de lui donner la parole. Comment ? De façon vraiment complexe, tout à fait caractéristique du travail théâtral en général, et marivaudien en particulier. C’est d’abord un récit rapporté par un valet rusé dans le cadre d’un plan de séduction au service d’un tiers complice soi-disant paralysé par l’excès d’amour : disons que le coup de foudre lui coupe le sifflet. Ensuite, un récit qui se prétend imposé par le devoir moral propre au bon serviteur, arraché par loyauté à une ancienne loyauté, et du coup soi-disant inspiré aussi par la pitié à l’égard de l’amant, énamouré au point de devenir intendant, dans le seul espoir d’approcher l’aimée, de la contempler en silence. Le récit  se transforme donc en révélation inopinée, et du coup violente, d’un secret à la fois surprenant et très embarrassant pour la destinataire, soumise au  double choc émotionnel de la stupéfaction et de la confusion. Il est encore  un conseil pratique qui veut obtenir l’inverse de ce qu’il feint avec force de conseiller - le renvoi immédiat de Dorante. Il se mue également en assurance énergique, en quasi-serment, au moment même où l’on en parle, que l’adorateur ne parlera jamais de son amour extatique, en raison même de son adoration foudroyée ! Il promet le silence, le secret, et promeut du coup l’irrépressible désir de l’aveu. C’est enfin un message qui porte l’empreinte ironique de son émetteur à l’égard du coup de foudre amoureux, des sentiments exaltés, des extravagances du cœur, ironie indulgente qu’on feint, entre gens raisonnables étrangers à de tels émois, de partager avec la destinataire, tout en ne cessant d’en marquer l’intensité fabuleuse. Intensité pour laquelle on va aux spectacles, et ironie pour laquelle on court aux comédies…

Il y a donc eu métamorphose d’une histoire muette (l’escalier et ses suites) en discours exceptionnellement dense et intense, en mots électrisés. Électrisées, dramatisés, actualisés, incarnés, mais aussi irisés, à multiples facettes, fonctions, tonalités, sans oublier leur double réception simultanée : par Araminte qui reçoit à son tour une commotion, un coup de poing au cœur qu’elle doit aussitôt s’efforcer de masquer, et par un public à la fois uni et divisé dans ses réactions devant une émission verbale aussi rapide et complexe, remise aux interprétations de comédiens eux-mêmes divers. Il ne s’agit pas seulement de surprendre violemment Araminte, comme en écho différé de la scène de l’escalier qui lui a totalement échappé ; il faut aussi surprendre le spectateur par ce coup inattendu, non annoncé, de la fausse confidence inaugurale et de la demande paradoxale  de renvoi. Car si l’on sait d’emblée qu’il y a machination, tromperie, piège, complicité secrète (I, 2), on n’en sait pas plus sur le détail du plan de manipulation. On connaît d’emblée la finalité et même le dénouement, pas les moyens. Il en découle que devant un médiateur aussi rusé et effronté, un doute s’instille forcément : si Dubois n’invente pas de toutes pièces cette histoire romanesque de coup de foudre, de quête et enquête fascinées (hypothèse radicale  et improbable),  jusqu’où va sa broderie fabulatrice ?

Je ne crois pas qu’aucune tragédie classique ait jamais agencé une situation de parole aussi complexe, aussi subtile, aussi vive et mobile, où le su et l’insu s’intriquent aussi étroitement. Surprise de l’amour par coup de foudre muet devant une inconnue aperçue sur un escalier bondé de l’Opéra ; surprise naissante, encore évanescente quoique programmée, de l’amour par révélation piégée, piégée car enivrante, dudit coup de foudre : le secret dévoilé cache d’autres secrets ; surprise du spectateur devant le coup hardiment paradoxal du valet dramaturge ; surprises rebondissantes du dialogue de mauvaise foi entre Dubois, qui suit un plan mais doit s’adapter aux aléas de l’échange verbal,  et Araminte qui doit réagir dans l’instant à des impulsions diverses et obscures, aux mots et aux émois qui l’assaillent à l’improviste sans lui laisser le temps de respirer. Araminte est tiraillée entre le désir de fuir (c’est une passion, une émotion) et celui d’écouter, mais écouter oblige à parler, à improviser, à décider ; tandis que Dubois, en même temps qu’il joue sur la pression de l’instant, la surprise concertée de l’instant, escompte aussi un effet différé des paroles, une diffusion insidieuse, une insistance et une persistance insues, obscures, des impressions imprimées par les mots. Impressions confuses, quoique perceptibles aussitôt du dehors, et qui seront parfois aperçues au passage, avec surprise, par le personnage ainsi  investi par une émotion à la fois involontaire et secrètement désirée, car profondément  désirable...

On comprend mieux dès lors pourquoi cette densification et cette complexification si extrêmes de l’échange verbal, sans précédent me semble-t-il, conduisent en toute logique à RARÉFIER LA TIRADE, ce mode discursif compact et structuré si caractéristique des pièces de l’âge classique et même romantique. Comment accorder la tirade avec tout ce qu’on vient de décrire, avec le flux et la mobilité des paroles, le clair-obscur des sentiments saisis souvent à l’état naissant, car suscités, comme ici, par la surprise des mots  et de l’instantanéité qui les presse - instantanéité inhérente à l’art théâtral, mais exploitée ici à fond, comme jamais avant Marivaux ?

C’est pourquoi, dans son théâtre, il faut toujours s’interroger sur l’apparition forcément insulaire d’une tirade au milieu du flot des répliques. Et pourquoi on ne peut jamais, en art, séparer la forme du fond, ni espérer saisir quelque chose de consistant, de cohérent, par le seul canal du champ lexical et de la figure de style. Mais on constate aussi qu’on ne saisit ici guère plus par la situation historique, la biographie et la sociologie. Il suffit au fond de savoir que la société d’Ancien Régime pratiquait le mariage arrangé et rêvait avec la littérature du mariage sentimental, et de constater que la rêverie marivaudienne ne va pas jusqu’à transgresser l’ordre des rangs, càd la barrière qui séparait l’aristocratie de la roture. Dorante et Dubois ne tentent pas de séduire une aristocrate, tout en inscrivant explicitement la question du mérite – d’où la tirade de M. Rémy. Il s’agit donc clairement pour Marivaux d’allier rêverie et prise en compte de la réalité extra-théâtrale, sans transformer la scène en tribune philosophique, comme Diderot en fera la théorie grandiose exactement 20 ans plus tard. L’exploit esthétique des FC est d’allier le maximum de rêve (le coup de foudre, le mariage sentimental entre pauvre et riche, la manipulation infaillible des cœurs) avec le maximum de détails concrets, dits réalistes (chiffres, objets, lieux, etc.). L’un appelle l’autre, comme Dorante requiert Dubois, et réciproquement. L’escalier et le déshabillé. La scène et les coulisses.

 

 

3/ Métaphysique du cœur ou physique des forces ?

Le plan de Dubois, qui fait la pièce, repose donc sur une surprise de l’amour à travers la révélation brusquée d’un secret amoureux. À dévoiler d’entrée de jeu, contre toute attente et toute prudence ordinaire, l’amour caché d’un tiers, on amorce irrésistiblement une naissance insue de l’amour chez la destinataire involontaire de la confidence et de l’adoration. C’est la surprise violente de la confidence qui doit déclencher la surprise programmée du sentiment amoureux. Il faut cependant se garder d’attribuer aux seules paroles un pouvoir quasi magique. Au commencement, il n’y a pas le verbe, pas plus dans la maison d’Araminte que sur l’escalier de l’Opéra. La confidence stratégique obtient son pouvoir ravageur, là aussi, à partir d’un regard antérieur, et donc muet, sur le corps séduisant et le salut gracieux du candidat à l’intendance retiré sur la terrasse. Pour Araminte comme Dorante, tout part, sans mots, d’une impression des sens, d’un coup d’œil sur les corps. Au théâtre aussi, comme au cinéma, on voit autant qu’on entend parler.

Ce coup d’œil, qui devient coup de foudre chez Dorante et anéantirait la pièce en s’emparant d’emblée d’Araminte, enveloppe chez lui la beauté et le luxe, et chez elle le charme physique et l’élégance éduquée, signe d’une bonne naissance, d’un statut social à première vue surprenant chez un futur intendant. La première surprise d’Araminte (rappelons que la surprise est une passion, une émotion, une force essentielle en esthétique comme en politique et dans l’art militaire) est donc liée à la saisie d’un écart entre le service et la personne, le statut et l’individu, thème posé d’emblée par Dubois : le viatique physique de Dorante, autrement dit son allure de bel homme de bonne famille, vaut tout à fait, dit-il, la richesse inouïe d’Araminte (I, 2). C’est poser la question, historiquement  centrale, du mérite personnel, mais en la maintenant dans la sphère roturière, ou bourgeoise. Après 1789 et le triomphe démocratico-capitaliste, il est évidemment impossible qu’un spectateur des FC n’aille pas au-delà des paroles du texte, n’entende pas un autre écho. Il y a eu, depuis 1737, suppression des ordres, et généralisation sinon universalisation du rapport salarié et du mariage d’inclination.

Si la question des privilèges légaux liés aux ordres est esquivée par la pièce, il n’en va pas de même pour le salariat et le mariage d’amour. Il est même patent, quoique peu glosé dans la critique littéraire, que les personnages discutent au moins autant de la problématique du service (de ses obligations et transgressions) que de l’amour, et cela dès la première grande scène entre Dubois et Araminte. Si l’on en discute, c’est bien entendu parce que s’est introduit dans la maison un intendant amoureux de sa patronne, mais le fait n’en demeure pas moins flagrant : la parole ne peut remplir, nourrir la pièce, engendrer du dialogue qu’en nouant l’amour et le service, LA PHYSIQUE DU DÉSIR ET LA PHYSIQUE SOCIALE. Ce qu’on obtient dans Le Jeu de l’amour et du hasard par l’échange parallèle des rôles entre maîtres et serviteurs : le jeu n’y est pas entre amour et hasard, mais entre amour et statut, comme dans Les FC.

J’y insiste : il n’y aurait pas de paroles, c’est-à-dire de dialogues, ou ce serait une tout autre pièce, sans la transformation de l’adorateur en serviteur salarié. Service gradé (intendant), mais salarié, donc dégradé dans une société aristocratique.

Le coup de foudre ne peut se muer en paroles dramatiques que par cette métamorphose sociale d’un chevalier servant impuissant et muet en serviteur rétribué, complice d’un valet qu’il ne peut plus payer, dont il suit les ordres et auquel il abandonne d’abord le dire de l’amour. Force est de constater, si l’on veut bien se forcer à observer la lettre du texte, qu’on y parle bien davantage d’intérêts, de droits et devoirs liés au service, de mariages aux raisons chiffrées, que d’amour, que d’analyses psychologiques du cœur, la fameuse « métaphysique du cœur » censée définir, dès l’époque de Marivaux, sa singulière dramaturgie.

 

Mais par physique des forces, il faut aussi entendre autre chose, d’autres mécanismes. En effet, comment faire naître et croître, chez Araminte, l’amour qu’elle a déclenché d’un coup sans le vouloir ni le savoir ? Comment prolonger l’effet de la première confidence, autrement dit, comment écrire la suite de la pièce ? Le plan de Dubois (dont on ne saura jamais si Dorante en connaît les ressorts secrets, autrement dit les principes, les lois, ou simplement les applications pratiques, le mode d’emploi) repose me semble-t-il sur une LOGIQUE DE L’ATTRACTION. Attraction d’abord physique, avivée par la surprise d’un écart entre l’individu et la fonction, on l’a vu. Mais que faire ensuite ? La logique de l’attraction va consister à organiser une CONTAGION VERBALE, c’est-à-dire à baigner la maison, métonymie théâtrale du cœur d’Araminte, dans un flot ininterrompu de paroles en rapport avec l’amour de Dorante, soi-disant inexprimable et remis à un tiers. Dubois concocte un plan, un plan qui fait la pièce, où tout va parler d’un amour retenu de parler par excès d’amour, pour susciter chez Araminte comme chez le spectateur, le désir d’aveu. Aveu savamment suspendu de la parole d’amour directe, moment  toujours enrobé de silence chez Marivaux, toujours furtif et laconique.

Le sentiment amoureux d‘Araminte va donc naître, à partir de la sensation liée au premier regard sur la terrasse, de la propagation incessante et rythmée de la sémantique amoureuse. Cette sémantique est évidemment portée par les mots, même s’ils s’articulent à la question du service et des mariages de raison. Mais elle passe aussi par les corps, gestes, mimiques, objets, qui cristallisent sur eux un vaste registre d’émotions précipitées.

La clé de la stratégie de Dubois et des FC est donc une hystérisation systématique de l’espace théâtral. Tout, absolument tout ce qui se passe sur scène, pas seulement ce qui passe par la bouche, nourrit le sentiment amorcé par le premier coup d’œil surpris d’Araminte sur Dorante, sur l’élégance inattendue de sa silhouette et de son salut. Quelle est l’idée implicite, sous-jacente ? Une idée classique : Que tout agite le cœur humain et conforte le désir d’aimer, qui est d’abord le désir d’être aimé – et donc  valorisé. La machination se doit de marcher, parce qu’elle lance à fond le moteur des passions, passions activées par l’amour de soi.

Nul hasard donc si Araminte, idole inaccessible aux yeux de Dorante, est aussi posée comme une FEMME TRANQUILLE, bien trop tranquille et raisonnable aux yeux de sa mère et Dubois (la tranquillité est bien entendu un affect, une passion). Pour faire naître à l’amour cette femme tranquille, au risque, à l’aventure, au rêve, pour la rendre au désir voulu par la Nature, il faut la remuer ; pour la remuer, il faut l’agiter ; pour l’agiter, il faut la secouer ; et pour la secouer, il faut aussi secouer tout le bocal, ou si l’on préfère le local tout entier. En charge de ce travail de réactivation des passions, d’arrachement à une indolence passive, Dubois use et abuse de la fausse confidence, ni tout à fait vraie, car concertée, ni vraiment fausse, car sensible, incarnée dans des objets et des voix : il y a de la passion dans l’air, une odor di amore chargée d’enivrer Araminte et le public. Pourquoi est-ce si excitant ? Un psy répondrait mieux que moi. Sans doute, pour rester au plus apparent, parce qu’il y a alliance captivante de la parole et du secret, du mensonge et de la vérité, de la timidité et de l’audace, attente délicieuse de l’aveu pressé par le temps, fantasme de bonheur amoureux conjugué avec l’or, alliance du coup de foudre et des coups tordus. Les FC font sans doute vibrer un fantasme de toute-puissance du désir et de l’intelligence rusée, dans une optique évidemment non-sadienne.

Avant de conclure, il faut insister sur un point crucial : dans la dramaturgie marivaudienne,  la naissance de l’amour par surprise spontanée ou machinée coexiste avec  l’extrême difficulté d’une expression directe de l’amour. L’aveu qui fait tomber le rideau s’esquisse et s’esquive en quelques mots murmurés, échappés, aussitôt happés par le silence ; il touche à l’ineffable. Quand une parole amoureuse s’élance et déploie son chant, c’est qu’elle est insincère, trompeuse, comme le prouvent les magnifiques tirades de l’héroïne du Triomphe de l’amour, parmi les plus belles de la littérature française, et pourtant totalement mensongères. Chez Marivaux, l’amour sincère ignore la rhétorique, fuit le discours, s’exprime dans le silence.

Si tel est bien le cas, largement confirmé dans Les FC[2], alors un point de convergence majeur se dessine entre Platon, Marivaux et Verlaine : dans les trois textes, il s’agit de couper le cou à l’éloquence, par les moyens propres au dialogue philosophique, à la comédie et à la poésie. Comment déjouer les pièges de la parole rhétorique, comment parvenir au ton juste, au ton naturel, effacer l’artifice de la parole déjà écrite et prescrite, voilà certainement un objectif commun aux trois œuvres, genres, auteurs, époques. Mais c’est au théâtre qu’il revient d’inscrire dans son essence générique la métamorphose permanente de l’écriture en parole apparemment improvisée, réinventée, présentifiée, incarnée.

 

Conclusion

On pourrait aussi résumer tout cela en termes de poétique, de poétique classique : pour écrire les paroles des FC,  rapt rusé d’un cœur et d’un coffre au nom d’un raptus, il faut  nouer trois passions en lutte pour la main d’Araminte : l’ambition, l’amour, et la tranquillité qui les annule. Chacune de ces passions débouche sur un statut social de la femme : le veuvage pour la tranquillité maximale ; le mariage de raison, entendons normal, avec le Comte pour l’ambition et une tranquillité un peu moindre ; et le mariage sentimental pour l’amour, mariage purement fictionnel, le plus contraire à la tranquillité, le plus instable, de loin le plus tordu, et pourtant choisi par l’héroïne et le public, qui payait pour voir sur scène ce qu’on ne voyait pas hors du théâtre.

La naissance accélérée et assistée de l’amour s’opère donc par l’électrisation générale des passions, objet central des véhémentes condamnations chrétiennes du théâtre. Tel est le double paradoxe des FC. Le plus sincèrement catholique des grands écrivains français du siècle des Lumières nous propose :

A/ de regarder en face, dans le sujet même des FC,  non seulement l’excitation exhibée et proclamée des passions, mais, de la bouche même d’Araminte, l’extraterritorialité morale de l’amour, homologue en quelque sorte à celle de la politique dans la doctrine de la raison d’État, où le succès justifie également les moyens. Ne pourrait-on pas alors conclure que cette neutralisation axiologique de l’amour, d’antique tradition (L’Art d’aimer d’Ovide, De l’amour de Stendhal), vaut également pour le théâtre, puisque le plan de Dubois est parfaitement adéquat à celui de la pièce, inhérent à son écriture ? La différence tient au fait que l’amour est explicitement mis à l’écart des règles morales, que cette idée accède à la parole, sans que rien soit dit de la politique et de l’art (sauf une allusion de Dubois au terme dramaturgique de « crise », mais que pèse un mot dans une pièce ?).

B/ de contempler ce sujet moralement et théologiquement scabreux avec une sympathie amusée, ni dédaigneuse ni encore moins cruelle, et même avec jouissance : la jouissance propre à l’art d’un voir et d’un savoir sensibles, à distance de la charité comme du jugement moral. Il faut admettre que se tenir en équilibre sur cette crête absolument non sadienne, ni rigoriste ni même amère, sans que le su nuise au plaisir ni n’épuise l’insu, est un assez incroyable défi, à la fois esthétique et conceptuel. Car tout texte artistique invente des opérations de pensée esthétiques non conceptualisées, mais parfaitement cohérentes dans leur ordre propre. Ce sont ces opérations de pensée proprement esthétiques qui constituent l’objet spécifique de la critique littéraire ou picturale.

L’ambivalence est en effet si impeccable qu’on ne saurait même s’arrimer à l’absolution profane qu’Araminte accorde à toutes les manigances amoureuses. Pourquoi ? Eh bien, tout  simplement parce qu’elle est juge et partie ! Et donc le spectateur aussi. Et Marivaux tout autant en tant qu’artiste, comme il ne peut l’ignorer, puisque auteur du sujet. Un sujet qui touche à l’essence du théâtre, lieu par excellence des fausses confidences telles que Dubois les agence, lieu de l’excitation délibérée des passions par une parole ni vraie ni fausse, qui trompe et éclaire à seule fin de faire plaisir. On devrait alors en inférer que pour Marivaux, il ne faut ni faire l’ange (condamner l’amour, archétype des passions, et du coup les duplices jouissances du théâtre, et du coup la nature humaine), ni faire la bête (sanctifier la passion, l’art et l’homme). On est manifestement sorti de l’augustinisme sombre (misère de l’homme et salut immérité pour quelques élus), sans entrer pour autant dans le pathos romantique et ses succédanés modernes, dont celui, particulièrement crétin et actuel, de la transparence pour tous et tout.

 

(Jean Goldzink, sept. 2012)

 

 

 

 

 

           



[1] La tentation cruelle et branchée serait par exemple d’imaginer que Dorante et Dubois inventent de toute pièce l’histoire de l’escalier, tout juste bonne pour les spectateurs ingénus et les lecteurs benêts, abonnés aux courriers du cœur. L’interprète sagace, à qui on ne la fait pas, sait bien que nos deux canailles ne peuvent songer qu’à l’or, que Marivaux est de toute évidence un libertin cynique. Faute de pouvoir en appeler ici, contre l’indigence du cynisme esthétique et moral, à l’esprit de finesse, on ne mobilisera que l’esprit de géométrie. Pourquoi cette interprétation, injurieuse pour l’art marivaudien, est-elle tout bonnement fausse ? 1/ Parce qu’elle ignore, avant même la règle des trois unités, l’existence d’une autre loi du théâtre classique, qui interdit au dramaturge non seulement de mentir au public, mais de ne pas tout lui expliquer avant la fin (cela vaut encore de nos jours dans l’immense majorité des récits policiers). Si Dorante et Dubois étaient deux purs fripons en quête de magot, cette loi obligerait Marivaux à le dire en toute clarté. Or, où le voit-on ? On remarquera au passage la grande et naïve ignorance de Hugo : le pauvre sot plaignait Marton ! Mais que ne réservait-il sa pitié à Araminte, tombée à jamais dans les griffes rapaces de deux escrocs sans aucun scrupule ni sentiment… Marton, au contraire, échappe au pire. Comment peut-on imaginer qu’un dramaturge classique laisse sortir le spectateur sans avoir tranché cette question cruciale : Araminte est-elle aimée ou grugée jusqu’à l’os ? Ce n’est pas une querelle d’interprétation, mais une erreur avérée. On pourrait se raccrocher alors à une solution de compromis : Dorante, entré sans le moindre émoi dans la maison, y tomberait amoureux ! Les FC seraient alors le siège d’une DOUBLE surprise de l’amour. Problème : Où le voit-on ? Où est-ce écrit ? Ce seul premier argument suffit. Mais on peut en ajouter un second : 2/ Que fait des apartés de Dorante l’interprétation cynique ? Le pacte tacite, ou contrat classique d’association théâtrale entre auteur et public, exige que les apartés ne mentent pas. 3/ Enfin, que faire, tout bêtement, tout littéralement, de la scène 2 de l’acte I, où Dorante déclare à… Dubois : « Je l’aime avec passion, et c’est ce qui fait que je tremble ! » ??? Bien entendu, on peut imaginer un scénario, inventer encore et sans cesse : Une canaille s’amuserait avec une autre canaille à jouer son prochain rôle, à faire ses gammes dans la timidité amoureuse, pour ricaner de sa future victime. ON PEUT LE JOUER, comme on peut parodier une tragédie sans y changer un mot. La vraie question demeure : Qu’y gagne-t-on, à part le plaisir de faire le malin ? Pour Marivaux, ici comme ailleurs, un désir peut être ambivalent. Pour le cynisme à courte vue, l’intelligence de l’art consiste à refuser toute ambivalence, toute complexité. Puisque Araminte est belle et riche, il irait de soi qu’on ne peut désirer que son or, tout le reste n’est que bêtise et niaiserie sentimentale. Malheureusement, Marivaux ne met pas en scène la philosophie d’Helvétius, faute d’être aussi intelligent que certains de ses lecteurs d’aujourd’hui, tenants du libéralisme pur et dur sans le savoir. Car c’est bien l’option de l’anthropologie libérale qu’ils défendent à leur insu dans cette interprétation au forceps. Mais à une épouse de Picasso, est-on tenu de dire : « Vous ne l’aimez que pour son argent » ? Est-il catégoriquement impossible d’être, avec Marivaux, un peu plus subtil ? De concevoir que Picasso pouvait séduire par son charme, son génie, sa gloire et sa richesse ? Bref : si l’on prend au sérieux l’hypothèse ici discutée, Marivaux aurait écrit, avec Les FC, sa pièce de loin la plus noire, puisqu’elle débouche, sans aucune contrepartie, sur la déconvenue de Marton, l’absolue tromperie d’Araminte, et le triomphe catégorique des canailles cupides, sans que le spectateur en soit dûment averti, comme le prouvent et le texte et sa réception ! Comment croire à de telles inventions, fondées sur un cynisme en réalité assez ingénu sous ses airs affranchis, et en manque aussi cruel d’esprit de finesse que de sens esthétique ?

[2] Autre indice que Dorante est amoureux. S’il mentait, il débiterait des tirades !

13/03/2012

PASCAL : extraits des Pensées à connaître sur le thème de la Justice (classement Lafuma).

[Merci à Gaétan Prieur-Drevon, étudiant en PSI au Lycée Champollion, qui a compilé ce fichier rassemblant les fragments (extraits du corpus au programme) dont la connaissance précise, voire la mémorisation, me semble indispensable. G.B.]

 

PASCAL : extraits des Pensées à connaître sur le thème de la Justice

(classement Lafuma).

 

14 : « Les vrais chrétiens obéissent aux folies néanmoins ; non pas qu’ils respectent les folies, mais l’ordre de Dieu, qui, pour la punition des hommes, les a asservis à ces folies. »

 

16 : « Qu’une chose aussi visible qu’est la vanité du monde soit si peu connue que ce soit une chose étrange et surprenante de dire que c’est une sottise de chercher les grandeurs, cela est admirable. »

 

20 : « Il demeure au-delà de l’eau. »

 

24 : « Condition de l’homme : inconstance, ennui, inquiétude. »

 

36 : « Qui ne voit pas la vanité du monde est bien vain lui-même. »

 

39 : « Les hommes s’occupent à suivre une balle et un lièvre ; c’est le plaisir même des rois. »

 

44 : « Imagination. C’est cette partie décevante dans l’homme, cette maîtresse d’erreur et de fausseté, et d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours ; car elle serait règle infaillible de vérité, si elle l’était infaillible du mensonge. »

     

      « Ne direz-vous pas que ce magistrat, dont la vieillesse vénérable impose le respect à tout un peuple, se gouverne par une raison pure et sublime, et qu’il juge des choses dans leur nature sans s’arrêter à ces vaines circonstances qui ne blessent que l’imagination des faibles ? Voyez-le entrer dans un sermon où il apporte un zèle tout dévot, renforçant la solidité de sa raison par l’ardeur de sa charité. Le voilà prêt à l’ouïr avec un respect exemplaire. Que le prédicateur vienne à paraître, que la nature lui ait donné une voix enrouée et un tour de visage bizarre, que son barbier l’ait mal rasé, si le hasard l’a encore barbouillé de surcroît, quelque grandes vérités qu’il annonce, je parie la perte de la gravité de notre sénateur. »

 

      « L’affection ou la haine change la justice de face. Et combien un avocat bien payé par avance trouve-t-il plus juste la cause qu’il plaide ! »

 

      « Plaisante raison qu’un vent manie, et à tout sens ! »

 

      « Nos magistrats ont bien connu ce mystère. Leurs robes rouges, leurs hermines, dont ils s’emmaillotent en chats fourrés, les palais où ils jugent, les fleurs de lis, tout cet appareil auguste était fort nécessaire ; et si les médecins n’avaient des soutanes et des mules, et que les docteurs n’eussent des bonnets carrés et des robes trop amples de quatre parties, jamais ils n’auraient dupé le monde qui ne peut résister à cette montre si authentique. S’ils avaient la véritable justice et si les médecins avaient le vrai art de guérir, ils n’auraient que faire de bonnets carrés. »

 

      « L’imagination dispose de tout ; elle fait la beauté, la justice, et le bonheur, qui est le tout du monde. »

 

      « Notre propre intérêt est encore un merveilleux instrument pour nous crever les yeux agréablement. Il n’est pas permis au plus équitable homme du monde d’être juge en sa cause. »

 

      « L’homme est donc si heureusement fabriqué qu’il n’a aucun principe juste du vrai et plusieurs du faux. »

 

      « Mais la plus plaisante cause de ses erreurs est la guerre qui est entre les sens et la raison. »

 

45 : « L’homme n’est qu’un sujet plein d’erreur, naturelle et ineffaçable sans la grâce. Rien ne lui montre la vérité. Tout l’abuse ; ces deux principes de vérités, la raison et les sens, outre qu’ils manquent chacun de sincérité, s’abusent réciproquement l’un l’autre. Les sens abusent la raison par de fausses apparences ; et cette même piperie qu’ils apportent à la raison, ils la reçoivent d’elle à leur tour. Elle s’en revanche. Les passions de l’âme les troublent et leur font des impressions fausses. Ils mentent et se trompent à l’envi. »

 

51 : « Pourquoi me tuez-vous à votre avantage ? Je n’ai point d’armes - Eh quoi ! ne demeurez-vous pas de l’autre côté de l’eau ? Mon ami, si vous demeuriez de ce côté, je serais un assassin et cela serait injuste de vous tuer de la sorte ; mais puisque vous demeurez de l’autre côté, je suis un brave, et cela est juste. »

 

58 : « Ainsi ces discours sont faux et tyranniques : je suis beau, donc on doit me craindre. Je suis fort, donc on doit m’aimer. Je suis... Et c’est de même être faux et tyrannique de dire : il n’est pas fort, donc je ne l’estimerai pas, il n’est pas habile, donc je ne le craindrai pas. »

 

60 : « En vérité la vanité des lois il s’en délivrerait, il est donc utile de l’abuser. ...Sur quoi la fondera-t-il, l’économie du monde qu’il veut gouverner ? Sera-ce sur le caprice de chaque particulier ? quelle confusion ! Sera-ce sur la justice ? il l’ignore. Certainement, s’il la connaissait, il n’aurait pas établi cette maxime la plus générale de toutes celles qui sont parmi les hommes, que chacun suive les moeurs de son pays ; l’éclat de la véritable équité aurait assujetti tous les peuples, et les législateurs n’auraient pas pris pour modèle, au lieu de cette justice constante, les fantaisies et les caprices des Perses et Allemands. On la verrait plantée par tous les États du monde et dans tous les temps, au lieu qu’on ne voit rien de juste ou d’injuste qui ne change de qualité en changeant de climat. Trois degrés d’élévation du pôle renversent toute la jurisprudence ; un méridien décide de la vérité ; en peu d’années de possession ; les lois fondamentales changent ; le droit a ses époques, l’entrée de Saturne au Lion nous marque l’origine d’un tel crime. Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité au deçà des Pyrénées, erreur au- delà. »

 

      « Ils confessent que la justice n’est pas dans ces coutumes, qu’elle réside dans les lois naturelles, connues en tout pays. Certainement ils soutiendraient opiniâtrement, si la témérité du hasard qui a semé les lois humaines en avait rencontré au moins une qui fût universelle ; mais la plaisanterie est telle que le caprice des hommes s’est si bien diversifié qu’il n’y en a point. Le larcin, l’inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place entre les actions vertueuses. Se peut-il rien de plus plaisant qu’un homme ait droit de me tuer parce qu’il demeure au delà de l’eau, et que son prince a querelle contre le mien, quoique je n’en ai aucune avec lui ? »

 

      « De cette confusion arrive que l’un dit que l’essence de la justice est l’autorité du législateur, l’autre la commodité du souverain, l’autre la coutume présente ; et c’est le plus sûr. »

 

66 : « Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes, car il n’y obéit qu’à cause qu’il les croit justes. C’est pourquoi il lui faut dire en même temps qu’il y faut obéir parce qu’elles sont lois, comme il faut obéir aux supérieurs, non parce qu’ils sont justes, mais parce qu’ils sont supérieurs. Par là, voilà toute sédition prévenue si on peut faire entendre cela, et ce que c’est proprement c’est la définition de la justice. »

 

72 : « Il faut se connaître soi-même : quand cela ne servirait pas à trouver le vrai, cela au moins sert à régler sa vie, et il n’y a rien de plus juste. »

 

81 : « Les seules règles universelles sont les lois du pays aux choses ordinaires, et la pluralité aux autres. D’où vient cela ? de la force qui y est. Et de là vient que les rois, qui ont la force d’ailleurs, ne suivent pas la pluralité de leurs ministres. Sans doute, l’égalité des biens est juste ; mais, ne pouvant faire qu’il soit force d’obéir à la justice, on a fait qu’il soit juste d’obéir à la force ; ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force, afin que le juste et le fort fussent ensemble et que la paix fût, qui est le souverain bien. »

 

86 : « Veri Juris. Nous n’en avons plus ; si nous en avions, nous ne prendrions pas pour règle de justice de suivre les moeurs de son pays. C’est là que, ne pouvant trouver le juste, on a trouvé le fort, etc. »

 

96 : « La faiblesse de l’homme est la cause de tant de beautés qu’on établit : comme de savoir bien jouer du luth. »

 

103 : « Justice, force. Il est juste que ce qui est juste soit suivi, il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante : la force sans la justice est tyrannique. La justice sans force est contredite, parce qu’il y a toujours des méchants : la force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force ; et pour cela faire que ce qui est juste soit fort, ou que ce qui est fort soit juste. La justice est sujette à dispute, la force est très reconnaissable et sans dispute. Ainsi on a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste. Et ainsi, ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste. »

 

110 : « Nous connaissons la vérité, non seulement par la raison, mais encore par le coeur ; c’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes, et c’est en vain que le raisonnement qui n’y a point de part essaye de les combattre. Les pyrrhoniens, qui n’ont que cela pour objet, y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rêvons point ; quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison, cette impuissance ne conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non par l’incertitude de toutes nos connaissances, comme ils le prétendent. Car la connaissance des premiers principes, comme qu’il y a espace, temps, mouvements, nombres, est aussi ferme qu’aucune de celles que nos raisonnements nous donnent. Et c’est sur ces connaissances du coeur et de l’instinct qu’il faut que la raison s’appuie, et qu’elle y fonde tout son discours. (Le coeur sent qu’il y a trois dimensions dans l’espace et que les nombres sont infinis ; et la raison démontre ensuite qu’il n’y a point deux nombres carrés dont l’un soit double de l’autre. Les principes se sentent, les propositions se concluent ; et le tout avec certitude, quoique par différentes voies.) Et il est aussi inutile et aussi ridicule que la raison demande au coeur des preuves de ses premiers principes, pour vouloir y consentir, qu’il serait ridicule que le coeur demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu’elle démontre, pour vouloir les recevoir. »

 

      « Cette impuissance ne doit donc servir qu’à humilier la raison, qui voudrait juger de tout, mais non pas à combattre notre certitude, comme s’il n’y avait que la raison capable de nous instruire. Plût à Dieu que nous n’en eussions, au contraire, jamais besoin, et que nous connussions toutes choses par instinct et par sentiment ! Mais la nature nous a refusé ce bien ; elle ne nous a, au contraire, donné que très peu de connaissances de cette sorte ; toutes les autres ne peuvent être acquises que par raisonnement. Et c’est pourquoi ceux à qui Dieu a donné la religion par sentiment du coeur sont bien heureux et bien légitimement persuadés. Mais ceux qui ne l’ont pas nous ne pouvons la leur donner que par raisonnement, en attendant que Dieu la leur donne par sentiment de c ?ur, sans quoi la foi n’est qu’humaine, et inutile pour le salut. »

 

113 : « Roseau pensant. Par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée, je le comprends. »

 

114 : « La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable. Un arbre ne se connaît pas misérable. C’est donc être misérable que de se connaître misérable ; mais c’est être grand que de connaître qu’on est misérable. »

 

118 : « Grandeur de l’homme dans sa concupiscence même, d’en avoir su tirer un règlement admirable, et d’en avoir fait un tableau de la charité. »

 

126 : « Les pères craignent que l’amour naturel des enfants ne s’efface. Quelle est donc cette nature, sujette à être effacée ? La coutume est une seconde nature, qui détruit la première. Mais qu’est-ce que nature ? Pourquoi la coutume n’est-elle pas naturelle ? J’ai grand’peur que cette nature ne soit elle-même qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature. »

 

127 : « La nature de l’homme se considère en deux manières : l’une selon sa fin, et alors il est grand et incomparable ; l’autre selon la multitude, comme on juge de la nature du cheval et du chien, par la multitude, d’y voir la course, et animum arcendi ; et alors l’homme est abject et vil. Et voilà les deux voies qui en font juger diversement, et qui font tant disputer les philosophes. »

 

130 : « S’il se vante, je l’abaisse.

      S’il s’abaisse, je le vante.

      Et le contredis toujours.

      Jusqu’à ce qu’il comprenne

      Qu’il est un monstre incompréhensible. »

 

148 : « Qu’est-ce donc que nous crie cette avidité et cette impuissance, sinon qu’il y a eu autrefois dans l’homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide, et qu’il essaye inutilement de remplir de tout ce qui l’environne, recherchant des choses absentes le secours qu’il n’obtient pas des présentes, mais qui en sont toutes incapables, parce que le gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable, c’est-à-dire que par Dieu même ? Lui seul est son véritable bien, et, depuis qu’il l’a quitté, c’est une chose étrange, qu’il n’y a rien dans la nature qui n’ait été capable de lui en tenir la place : astres, ciel, terre, éléments, plantes, choux, poireaux, animaux, insectes, veaux, serpents, fièvre, peste, guerre, famine, vices, adultère, inceste. Et depuis qu’il a perdu le vrai bien, tout également peut lui paraître tel, jusqu’à sa destruction propre, quoique si contraire à Dieu, à la raison et à la nature tout ensemble. Les uns le cherchent dans l’autorité, les autres dans les curiosités et dans les sciences, les autres dans les voluptés. D’autres, qui en ont en effet plus approché, ont considéré qu’il est nécessaire que le bien universel, que tous les hommes désirent, ne soit dans aucune des choses particulières qui ne peuvent être possédées que par un seul, et qui, étant partagées, affligent plus leur possesseur, par le manque de la partie qu’il n’a pas, qu’elles ne le contentent par la jouissance de celle qui lui appartient. Ils ont compris que le vrai bien devait être tel que tous pussent le posséder à la fois, sans diminution et sans envie, et que personne ne le pût perdre contre son gré. »

 

170 : « Il faut savoir douter où il faut, assurer où il faut, en se soumettant où il faut. Qui ne fait ainsi n’entend pas la force de la raison. Il y en a qui faillent contre ces trois principes, ou en assurant tout comme démonstratif, manque de se connaître en démonstration ; ou en doutant de tout, manque de savoir où il faut se soumettre ; ou en se soumettant en tout, manque de savoir où il faut juger. »

 

172 : « La conduite de Dieu, qui dispose toutes choses avec douceur, est de mettre la religion dans l’esprit par les raisons, et dans le coeur par la grâce. Mais de la vouloir mettre dans l’esprit et dans le coeur par la force et par les menaces, ce n’est pas y mettre la religion, mais la terreur, terrorem potius quam religionem. »

 

173 : « Si on soumet tout à la raison, notre religion n’aura rien de mystérieux et de surnaturel. Si on choque les principes de la raison, notre religion sera absurde et ridicule. »

 

199 : « Que l’homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté, qu’il éloigne sa vue des objets bas qui l’environnent. Qu’il regarde cette éclatante lumière, mise comme une lampe éternelle pour éclairer l’univers, que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit et qu’il s’étonne de ce que ce vaste tour lui-même n’est qu’une pointe très délicate à l’égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent. Mais si notre vue s’arrête là, que l’imagination passe outre ; elle se lassera plutôt de concevoir, que la nature de fournir. Tout ce monde visible n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature. Nulle idée n’en approche. Nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables, nous n’enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C’est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin, c’est le plus grand caractère sensible de la toute puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pensée. Que l’homme, étant revenu à soi, considère ce qu’il est au prix de ce qui est ; qu’il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature ; et que, de ce petit cachot où il se trouve logé, j’entends l’univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même son juste prix. Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini ? Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu’il recherche dans ce qu’il connaît les choses les plus délicates. Qu’un ciron lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ces jambes, du sang dans ces veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes ; que, divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces en ces conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours ; il pensera peut-être que c’est là l’extrême petitesse de la nature. Je veux lui faire voir là dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre non seulement l’univers visible, mais l’immensité qu’on peut concevoir de la nature, dans l’enceinte de ce raccourci d’atome. Qu’il y voie une infinité d’univers, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible ; dans cette terre, des animaux, et enfin des cirons, dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné ; et trouvant encore dans les autres la même chose sans fin et sans repos, qu’il se perde dans ses merveilles, aussi étonnantes dans leur petitesse que les autres par leur étendue ; car qui n’admirera que notre corps, qui tantôt n’était pas perceptible dans l’univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un monde, ou plutôt un tout, à l’égard du néant où l’on ne peut arriver ? Qui se considérera de la sorte s’effrayera de soi-même, et, se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée, entre ces deux abîmes de l’infini et du néant, il tremblera dans la vue de ces merveilles ; et je crois que sa curiosité, se changeant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence qu’à les rechercher avec présomption. Car enfin qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable. Egalement incapable de voir le néant d’où il est tiré, et l’infini où il est englouti. Que fera-t-il donc, sinon d’apercevoir quelque apparence du milieu des choses, dans un désespoir éternel de connaître ni leur principe ni leur fin ? Toutes choses sont sorties du néant et portées jusqu’à l’infini. Qui suivra ces étonnantes démarches ? L’auteur de ces merveilles les comprend. Tout autre ne le peut faire. Manque d’avoir contemplé ces infinis, les hommes se sont portés témérairement à la recherche de la nature, comme s’ils avaient quelque proportion avec elle. C’est une chose étrange qu’ils ont voulu comprendre les principes des choses, et de là arriver jusqu’à connaître tout, par une présomption aussi infinie que leur objet. Car il est sans doute qu’on ne peut former ce dessein sans une présomption ou sans une capacité infinie, comme la nature. »

 

520 : « J’ai passé longtemps de ma vie en croyant qu’il y avait une justice ; et en cela je ne me trompais pas ; car il y en a, selon que Dieu nous l’a voulu révéler. Mais je ne le prenais pas ainsi, et c’est en quoi je me trompais, car je croyais que notre justice était essentiellement juste et que j’avais de quoi la connaître et en juger. Mais je me suis trouvé tant de fois en faute de jugement droit, qu’enfin je suis entré en défiance de moi et puis des autres. J’ai vu tous les pays et hommes changeants ; et ainsi, après bien des changements de jugements touchant la véritable justice, j’ai connu que notre nature n’était qu’un continuel changement, et je n’ai plus changé depuis ; et si je changeais, je confirmerais mon opinion. Le pyrrhonien Arcésilas qui redevient dogmatique. »

 

525 : « Montaigne a tort : la coutume ne doit être suivie que parce qu’elle est coutume, et non parce qu’elle soit raisonnable ou juste ; mais le peuple la suit par cette seule raison qu’il la croit juste. Sinon, il ne la suivrait plus, quoiqu’elle fût coutume ; car on ne veut être assujetti qu’à la raison ou à la justice. La coutume, sans cela, passerait pour tyrannie ; mais l’empire de la raison et de la justice n’est non plus tyrannique que celui de la délectation ; ce sont les principes naturels à l’homme. »

 

532 : « Pyrrhonisme. J’écrirai ici mes pensées sans ordre, et non pas peut-être dans une confusion sans dessein : c’est le véritable ordre, et qui marquera toujours mon objet par le désordre même. Je ferais trop d’honneur à mon sujet si je le traitais avec ordre, puisque je veux montrer qu’il en est incapable. »

 

597 : « Le moi est haïssable : vous, Miton, le couvrez, vous ne l’ôtez pas pour cela ; vous êtes donc toujours haïssable. - Point, car en agissant, comme nous faisons, obligeamment pour tout le monde, on n’a plus sujet de nous haïr. - Cela est vrai, si on ne haïssait dans le moi que le déplaisir qui nous en revient. Mais si je le hais parce qu’il est injuste, qu’il se fait centre du tout, je le haïrai toujours. En un mot, le moi a deux qualités : il est injuste en soi, en ce qu’il se fait le centre de tout ; il est, incommode aux autres, en ce qu’il les veut asservir : car chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres. Vous en ôtez l’incommodité, mais non pas l’injustice ; et ainsi vous ne le rendez pas aimable à ceux qui en haïssent l’injustice : vous ne le rendez aimable qu’aux injustes, qui n’y trouvent plus leur ennemi, et ainsi vous demeurez injuste et ne pouvez plaire qu’aux injustes. »

 

617 : « Qui ne hait en soi son amour-propre, et cet instinct qui le porte à se faire Dieu, est bien aveuglé. Qui ne voit que rien n’est si opposé à la justice et à la vérité ? Car il est faux que nous méritions cela ; et il est injuste et impossible d’y arriver, puisque tous demandent la même chose. C’est donc une manifeste injustice où nous sommes nés, dont nous ne pouvons nous défaire, et dont il faut nous défaire. »

 

645 : « La justice est ce qui est établi : et ainsi toutes nos lois établies seront nécessairement tenues pour juste sans être examinées, puisqu’elles sont établies. »

 

665 : « L’empire fondé sur l’opinion et l’imagination règne quelque temps, et cet empire est doux et volontaire ; celui de la force règne toujours. Ainsi l’opinion est comme la reine du monde, mais la force en est le tyran. »