07/03/2011
LE MAL DANS LA CULTURE DE MASSE : ROMAN POPULAIRE ET GENRE POLICIER
G . Barthèlemy – CPGE scientifiques (Lycée Champollion, Grenoble) : Le mal, année universitaire 2010-2011
(Exposé complémentaire à l'usage des étudiants des CPGE scientifiques)
LE MAL DANS LA CULTURE DE MASSE : ROMAN POPULAIRE ET GENRE POLICIER
Au XIXe naît ce que l’on appelle la « culture de masse », indissociable des progrès de l’alphabétisation, de l’apparition de la grande presse et des bouleversements, consécutifs, du marché du livre. Cette culture repose sur la mise en œuvre de schémas narratifs simples et récurrents, la représentation d’archétypes humains et sociaux sommaires, et l’exploitation très efficaces de ressorts psychologiques élémentaires, que l’on retrouvera d’ailleurs aussi bien dans la littérature que dans le traitement des faits divers. Le mal, l’affrontement du bien et du mal, vont constituer des thèmes privilégiés de cette culture qui contribue largement à la transmission de normes idéologiques et morales et au façonnage d’une vision du monde social. Le principal représentant de cette littérature est le roman-feuilleton, diffusé par la presse populaire (dont il a largement assuré la prospérité), qui donne souvent à voir les dessous de la société et ses turpitudes dans le cadre d’intrigues foisonnantes ; ce que l’on nomme de manière un peu vague le « roman populaire » s’inscrit dans la même veine, avec le même souci d’édification et la même vocation « consolatrice ».
J’emprunte cette terminologie à U. Eco dans son livre De Superman au surhomme : le « romanesque de la consolation » représente un monde dominé par diverses incarnations sociales et politiques du mal (tout particulièrement l’injustice), qui accablent des héros enclins au bien ; mais cette situation révoltante est en définitive (à la fin du récit veux-je dire) miraculeusement chamboulée par une révélation ou un incident qui transforme radicalement leur sort. Par exemple, l’héroïne, belle et innocente, qu’exploitait un vieux notaire véreux, libidineux et plein de mauvaises pensées, apprend qu’elle est la fille d’un aristocrate qui vient de rentrer des Indes où il était parti refaire sa fortune. Le père arrive, botte (publiquement) les fesses du notaire, offre un magasin de luxe à sa fille et la marie au modeste professeur (si, si) qui depuis des années l’aimait sans oser se déclarer (parce que les hommes de main du notaire lui avaient dit qu’ils lui démoliraient le portrait). Avec les capitaux de son épouse, le timide professeur peut enfin réaliser son rêve : ouvrir un site de vente de peluches géantes sur internet, et devenir riche, donc respectable. Moralité : le scandale du mal est une sorte de fatalité, les pauvres seront toujours opprimés par les riches. Mais ils peuvent espérer que, la semaine des quatre jeudis, un miracle se produira qui remettra le monde à l’endroit. En attendant, ce n’est pas la peine de songer à la révolution, d’abord parce que ce n’est pas une rêverie très sentimentale, parce qu’il y a beaucoup de casse (comme disait le regrettable Mao Tsé Toung, « la révolution n’est pas un dîner de gala ») et qu’en définitive la rétribution des gentils n’est pas garantie au terme du processus. Le bien et le mal sont des catégories trop « massives » pour qu’on puisse les confronter de manière simple et univoque à la réalité historique, sociale et politique (quand on le peut, c’est souvent parce que l’horreur déferle : nazisme, stalinisme, oppression insupportable …) , et celui qui cherche des « consolations » les trouve plus facilement dans la représentation mystificatrice d’un monde où le plus sûr est d’attendre le miracle, que dans la perspective d’un processus complexe, long et incertain comme la transformation du monde. Aussi une certaine littérature populaire joua-t-elle le rôle, pour paraphraser Marx, d’un « opium du peuple » ; tant que les « portières » (les concierges) pleuraient (d’abord de compassion, puis d’émotion joyeuse) sur le malheur puis sur le surprenant bonheur des héros de leurs romans favoris, elles ne risquaient pas de devenir des « pétroleuses » (ainsi surnomma-t-on les femmes qui pendant la Commune jetaient des bombes incendiaires). Au demeurant, peut-être les pétroleuses lisaient-elles des romans « consolateurs », mais, pour des raisons historiques qu’il serait trop long d’exposer, elles avaient néanmoins envie de changer l’ordre du monde social et politique, dont elles considéraient qu’il était trop éloigné du bien, et ce point de vue a joué un rôle majeur, pendant plus d’un siècle, dans l’adhésion de millions d’individus à ce qu’on nommait l’ « espérance révolutionnaire ».
C’est au XXe, notamment sous l’influence du modèle états-unien du « roman noir », élaboré dès les années 1930, que le roman policier va prendre toute son importance, encore amplifiée par son avatar cinématographique ; il va lui aussi s’appliquer à peindre un monde rongé par des anti-valeurs illustratives du mal (corruption, violence, goût pour l’argent et le pouvoir). La naissance de la littérature policière[1] au XIXe siècle est indissociable des transformations qui caractérisent les sociétés post-révolutionnaires et industrielles européennes : une moindre lisibilité des trajectoires individuelles (qui ouvre la porte à la rumeur, au soupçon, bref à l’inquiétude), la croissance des villes par l’afflux de populations émigrées de l’intérieur, et la quête frénétique de l’argent dans un monde où il devient la valeur absolue, celle que l’on veut acquérir par tous les moyens. Tout un versant de la littérature, puis du cinéma, va ainsi s’efforcer de débusquer et d’illustrer les turpitudes d’une société accusée d’entretenir les simulacres de la respectabilité pour mieux s’adonner au mal. On comprend ainsi le goût pour des scénarios de retournement : le notable, le commerçant honorable que l’on découvre escroc, pervers sexuel ou maître-chanteur (tel le Geiger du Grand Sommeil de Chandler[2]) ; le policier qui trahit sa mission (tel le commissaire incarné en 1958 par Orson Welles dans son film La Soif du Mal), l’honorable patriarche qui a en fait monté une énorme manipulation foncière et est un père incestueux (tel le personnage incarné par John Huston en 1974 dans Chinatown, de R. Polanski).
On devine la charge de critique sociale inhérente à ce genre de scénarios, qui rapproche le genre policier du roman de mœurs[3]. Mais le propos se radicalise aisément pour trouver des résonnances philosophiques. L’enquête n’est plus alors simple cheminement vers la résolution d’une énigme crapuleuse mais découverte sidérante de la place du mal dans le monde des hommes, dont l’enquêteur comprend que ce qu’il a sous les yeux n’est qu’une incarnation très partielle. Dans cette confrontation, le héros joue son âme, parce que le mal est fascinant, est riche de tentations (pouvoir, argent, sexe), mais aussi parce que son omniprésence peut conduire au désespoir, au cynisme ou au nihilisme. Citons à cet égard le dialogue entre le héros éponyme de Bullitt (film de P. Yates, 1969) et sa compagne :
- Frank, ton monde est tellement différent de celui dans lequel je vis ! C'est le monde du vol et du crime. Tu vis dans les égouts !
- C'est la moitié du monde ; on ne peut pas l'ignorer.
Aussi le genre policier fait-il parfois l’objet de condamnations vigoureuses par des censeurs qui voient ne lui un genre démoralisant : ainsi, Paul Claudel (1868-1955), loin de considérer qu’il importe de mettre sous les yeux des hommes cette « moitié du monde » dont parle le lieutenant Bullitt, sous peine d’entretenir une regrettable mystification, considérait le roman policier comme un objet de réprobation parce qu’il fait appel, disait-il, à ce qu’il y a de plus bas en l’homme : le goût pour la violence, la complaisance voyeuriste pour le mal, le spectacle d’une humanité débarrassé de ses idéaux et de son surmoi. En effet, la représentation du mal pose, fondamentalement, un problème redoutable, que l’artiste digne de ce nom ne peut esquiver, et la frontière entre la dénonciation salutaire et la complaisance compromettante n’est pas toujours facile à tracer : on doit montrer les turpitudes, mais sans flatter la bassesse du lecteur ou du spectateur.
Le problème est d’autant plus délicat que le genre policier est toujours tenté par l’hyperbole. Il se plaît par exemple à mettre en scène des virtuoses du mal, des personnages nommés «le génie du crime », ou «le maître de l’effroi », et cette veine hyperbolique est conforme aux attentes d’un lectorat avide d’émotions elles aussi hyperboliques, comme les autorise justement la représentation d’un monde dominé par le conflit du bien (dont le héros –celui d’un roman éponyme - pourra s’appeler par exemple « Judex », i.e. « le Justicier ») et du mal.
Ajoutons pour finir que les sociétés dont nous parlons sont dès le XIXe soumises par les états à une gigantesque entreprise de normalisation des individus (par l’école, l’armée, la médecine, la justice), ce qui contribue à donner un relief particulier et une vocation obsessionnelle à la figure du monstre, du criminel, du fou, qu’exploite la grande presse populaire. Elle donnait notamment un immense retentissement aux faits divers criminels, par exemple les meurtres commis par Jack l’Eventreur, un psychopathe rusé et adroit de ses mains qui dans les années 1880 assassina à Londres, selon un mode opératoire particulièrement horrible, cinq prostituées ; l’assassin, dont l’identité ne fut jamais établi (un boucher ? un médecin ?), échappa à la police londonienne, qu’il nargua en adressant un courrier à son directeur. Ces faits divers fascinent les contemporains parce qu’ils semblent marquer l’irruption dans la réalité la plus banale de phénomènes terrifiants, et, par prédilection, de monstres ; si cette thématique du monstre rencontre celle de la déchéance sociale et individuelle, comme c’est le cas dans l’histoire des victimes de jack l’Eventreur[4], assassin de prostituées, on a là tous les ingrédients d’un best-seller comme la culture de masse en a fabriqués par dizaines, et un moteur narratif qui ressemble à ceux élaborés par la littérature policière, dont un mal horrifique constitue le carburant.
Dans ces genres (littéraires et cinématographiques) où se croisent membres de sociétés secrètes constituées pour confisquer le pouvoir, délinquants prêts à tout pour devenir riches et psychopathes homicides soumis à leurs pulsions, le mal est partout. Il fait, selon les cas, l’objet d’une révélation salutaire, d’une vaine déploration ou d’une obsession morbide, mais il remplit son rôle, à la fois narratif (il engendre le récit), axiologique (le conflit des valeurs se structure autour de lui) et métaphysique (les auteurs et les héros nous invitent à déchiffrer la condition humaine au regard de cette omniprésence du mal). Ce n’est pas gai, mais c’est consistant.
[1] Préférons cette appellation à celle de « roman policier », trop étroite. Je parle de « littérature policière » pour désigner des romans dans lesquels l’intrigue, au sens littéraire du terme, est souvent déterminée par un mystère ou par une anomalie qui vont donner lieu à la fois à des événements et à une démarche d’élucidation comme le roman officier en offre à nos yeux le modèle achevé.
[2] Il s’agit donc ici du roman (1939), qui sera traduit en français par Boris Vian (et que vous trouverez en folio) ; le film d’H. Hawks, chef-d’œuvre du genre, avec H. Bogart et L. Bacall, date de 1945.
[3] Il existe un autre type de roman policier, qui n’entre pas dans notre propos : c’est le « roman-problème », dont les enjeux sont complètement différents, puisqu’il s’agit essentiellement d’exercer la sagacité du lecteur en le confrontant à une intrigue ingénieuse (on retrouve un cadavre unijambiste dans un cube de béton sans porte ni fenêtre avec deux bananes disposées en croix, un N° de la Revue du pêcheur Franc-Comtois et un abat-jour en plastique rose avec des étoiles vertes : qui peut bien être le coupable ? quel est le mobile ?).
09:27 Publié dans Cours CPGE scientifiques | Lien permanent | Commentaires (0)
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