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02/12/2013

Sylvie de Nerval : un récit nostalgique ou ironique?

            Sylvie : nostalgie ou ironie?[1]

 

 

            La doxa la plus répandue voudrait que Sylvie fût un récit nostalgique : l’histoire, racontée à la première personne, de la tentative qui a été menée  par un homme jeune de se réapproprier un passé qui était  à la fois celui de l’enfance, de l’adolescence et de la toute fin de celle-ci, et qui lui est apparu, à un moment stratégique de son existence, comme une promesse de plénitude ancrée aussi dans un passé historico-régional qui garantissait une sorte de stabilité et d’authenticité à la fois individuelle et collective. Mais cette promesse n’a pas été tenue, parce que l’Histoire est passée par là, que les êtres ont changé et qu’il y avait dans tout cela une part d’illusion, que les paradis, c’est bien connu, sont faits pour être perdus ; il resterait donc au narrateur du récit-cadre (celui qui se détache du Dernier Feuillet), ce sentiment d’une plénitude enfuie (« Baisers volés … ») qu’il contemplerait avec attendrissement et que le récit serait voué à nous exposer platement : la nostalgie.

            La nostalgie, c’est le succès assuré : nous savons tous que la littérature a une dimension existentielle, qu’elle nous aide à penser notre existence, et pour qu’elle remplisse cette fonction il faut bien que nous retrouvions dans les textes des affects, des perspectives, dont l’expérience est assez courante  - bref, des choses qui nous donnent à penser le temps vécu. Comme le ratage et l’insatisfaction sont une dimension essentielle de l’existence des gens de bonne foi (« essayer encore pour échouer mieux », comme dit à peu près Beckett), et que le ratage attise la nostalgie, il est commode de lire Nerval ainsi ; et comme le romantisme est suspect de complaisance et de pleurnicheries (c’est le nom que donnent au lyrisme – « T’en souvient-il ? Nous voguions ensemble », etc. – les gens de mauvaise foi), tout cela est du pain bénit, béni voici très très longtemps par une certaine critique qui faisait de Nerval un petit maître gentil et un peu niais, une sorte de pré-Alain Fournier (horresco referens !), tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.

            Sauf que le romantisme est une littérature critique, et que Nerval est un champion de la réflexivité, un grand styliste et un auteur mélancolique, c’est-à-dire au total quelqu’un qui s’applique à penser et à écrire l’état de sécession qu’il entretient avec le monde, avec lui-même, avec les autres, avec l’Histoire, et à qui l’ironie permet de déstabiliser en permanence son propre texte, son propre point de vue, très loin de l’inertie et de la platitude qui caractérisent la nostalgie : quelqu’un qui nous apprend que le temps vécu ne doit pas être contemplé, comme dans la nostalgie, mais travaillé, comme dans son récit, et que même ainsi, la conscience parvient difficilement à statuer sur lui. Précisons un peu les lignes de clivage entre nostalgie et mélancolie. Dans la première, la perte est référencée, identifiée, tandis que dans la seconde elle est diffuse et recouvre en fait les insuffisances (historiques ou métaphysiques) du réel. La nostalgie est univoque, simple, quand la mélancolie (chez Nerval) est un point d’équilibre instable entre l’abandon à une illusion dangereuse et l’indispensable pérennisation de l’imaginaire, lequel permet de survivre aux frustrations et aux amertumes que le réel inflige au sujet. Cette complexité est celle de la « chimère », une notion dont le lecteur nervalien doit mesurer la fécondité et l’ambivalence :  elle renvoie aussi bien à l’illusion, à la tentation de ce que l’on peut nommer la « déprise » (le mouvement d’émancipation du réel, qui comporte aussi le risque d’une rupture avec celui-ci, c’est-à-dire de la sécession radicale, de la folie : voir le paragraphe 4 de la nouvelle), qu’à la poésie, la dynamique d’un imaginaire salvateur et qui est riche aussi de divers idéaux régulateurs (voir la figure d’Isis dans le même paragraphe 4)[2]

            Comme je n’aurais pas le temps de tout dire, ce qui est assez nervalien (« la Pandora, c’est tout dire, car je ne peux pas dire tout »), je voudrais insister sur deux éléments de ce complexe d’ironie, de réflexivité et de mélancolie : le dénivelé et le suspens.

            Le dénivelé, c’est le retraitement, par exemple de part et d’autre de la fracture du chapitre 7, d’éléments qui structurent le récit. Prenons un exemple : celui de la « réincarnation » de la tante d’Othys en Père Dodu. Le chapitre 6 est indéniablement plein de nostalgie, et même d’une double nostalgie ;  celle d’abord du narrateur Gérard qui a vu là de près le bonheur sous la forme d’un simulacre qui promettait le mariage avec Sylvie, et cette promesse (un avenir donc, et quel avenir : si Sylvie est « la fée des légendes éternellement jeune », le bonheur sera pour toujours lui aussi !), devenu un passé, a eu un présent, et même un présent miraculeux sous la forme d’un furtif commerce érotique avec Sylvie dont le texte étire subtilement la durée : non seulement le choix étonnant d’un verbe duratif permet à Gérard de contempler le moment béni du déshabillage de Sylvie pour l’éternité (« Et déjà Sylvie avait dégrafé sa robe d’indienne et la laissait tomber à ses pieds »), mais notre héros s’attarde bien plus que de raison dans l’opération de rhabillage (« Mais finissez-en ! Vous ne savez donc pas agrafer une robe ! » - Si Gérard était un mauvais plaisant un peu faraud, il répondrait qu’il sait bien comment on déshabille les filles, mais pas comment on les rhabille) : doit-on voir ici la trace d’une simple maladresse ? Peut-être ; mais surtout, celle d’une heureuse sidération qu’éprouve notre héros au contact du corps de Sylvie, lui qui, dans le prodigieux paragraphe 4 du chapitre 1 (un chapitre pour lequel on donnerait tout Duras, enveloppé dans tout Saint-Exupéry) nous a expliqué que ses amis et lui  ne toléraient les femmes qu’à l’état de rêverie sublime et surtout pas à l’état de corps saisissable. Deuxième cran : la nostalgie de la tante, qui est bouleversée par le simulacre qu’ont organisé les deux jeunes gens, en qui elle se revoit en compagnie de son époux le jour de son mariage (Gérard a d’ailleurs beaucoup insisté sur le fait que la robe épousait – si j’ose dire – parfaitement le corps de Sylvie) ; le choc émotionnel qu’elle éprouve la conduit à se plonger dans ce passé heureux, à ressusciter les paroles poétiques rituelles qui accompagnaient les noces et que les deux tourtereaux vont répéter avec elle. Ce franchissement du temps grâce à un simulacre plus fort que l’épaisseur du temps (et quel temps ! celui des « charmes évanouis » de la tante, mais celui, aussi, à vue de nez, qui a précédé immédiatement la Révolution – cette spéculation chronologique me semble assez conforme à la logique de la nouvelle) est pour toutes ces raisons un moment de plénitude absolue. Le simulacre s’est haussé à la hauteur du rituel authentique, et les deux jeunes gens ont rejoint la sphère des archétypes, comme l’indique vigoureusement la clausule du chapitre : « […] nous étions l’époux et l’épouse pour tout un beau matin d’été ».

            Mais comme Nerval se méfie plus que tout de l’automystification (donc de la nostalgie), il dispose un premier contre-feu ironique : un excès rhétorique qui « troue » le texte et crée une distance  (« Ô jeunesse, Ô vieillesse sainte ! – Qui donc eût songé à ternir la pureté d’un premier amour dans ce sanctuaire des souvenirs fidèles ? ») ; puis un second, avec une référence culturelle (L’Accordée de village de Greuze, tableau dont la tonalité est assez peu nervalienne) qui remplit la même fonction, d’autant plus qu’elle est appliquée à Sylvie, à qui elle est sociologiquement totalement hétérogène et qui procède donc d’un « décalage » comme ceux que reflètera plus tard la culture néo-bourgeoise de notre héroïne, dont on sait à quel point elle horrifiera Gérard …

            Voyons maintenant les répondants de cette scène au-delà de la fracture du chapitre 7, et prenons les choses par le bout que nous avons annoncé – Le père dodu, à qui est dédié, par son titre éponyme, le chapitre 12. Il est, comme la tante d’Othys, un « ancien », incarnation donc du passé, et en l’occurrence d’un passé prestigieux : il a connu Jean-Jacques. Il est même capable de le citer : « J.J. avait bien raison de dire ‘’L’homme se corrompt dans l’air empoisonné des villes’’ ». Mais c’est une remarque sans pertinence, qui est censée légitimer l’hostilité bonasse d’un homme de la campagne à l’égard des citadins, et dont Gérard dénonce l’inanité, en faisant appel non pas à rousseau mais au simple bon sens de l’intéressé : « Père Dodu, vous savez trop bien que l’homme se corrompt partout »[3]. C’est par ailleurs un personnage entièrement folklorisé, dont l’inconsistance est ainsi dénoncée par le texte : il est caractérisé par une faconde un rien vulgaire qui tranche sur la digne réserve de la tante au chapitre VI, il chante des chansons scabreuses, fait des allusions vaguement érotiques (le loup et les brebis …) et vit en partie d’une activité de guide auprès des touristes anglais désireux de visiter ce lieu empreint de facticité qu’est Ermenonville. Enfin, il est l’un des deux personnages[4] par qui le malheur arrive : il lui révèle que Sylvie va épouser le « grand frisé », qui ambitionne de devenir pâtissier.

            Du même coup, voici Sylvie devenue pâtissière. C’était écrit : elle l’a proclamé elle-même à la fin du chapitre XI : « Il faut songer au solide ». Attardons-nous un instant sur cette dynamique textuelle. On sait que l’une des deux grandes variétés de l’ironie est dite « syntagmatique » (Philippe Hamon) et repose sur un jeu de programmation / déprogrammation. Sylvie en use largement, comme le montre précisément la dégradation de notre fée en pâtissière. Or, il se produit ici, du chapitre XI au chapitre XII, quelque chose de très remarquable : le texte accomplit presque immédiatement une  promesse  (celle que comporte, en somme, l’énoncé gnomique que formule Sylvie à la fin du chapitre XI), mais c’est une promesse peu réjouissante en elle-même et par ailleurs sa réalisation correspond à la déprogrammation définitive des promesses que Gérard attachait à Sylvie : on peut donc lire dans cette accélération et cet accomplissement d’une promesse accablante une variété particulièrement brillante et grinçante d’ironie.

            Voici donc notre fée devenue pâtissière …. Ce n’est pas affreux, mais cela ne prête pas au rêve. J’y insiste : c’est cruel, mais ce n’est pas affreux, ce n’est pas indigne : Sylvie n’est pas un texte satirique ; certes Nerval « liquide » Sylvie, en montrant qu’elle ne peut pas tenir la promesse qu’avait projetée en elle Gérard ;  elle n’est pas à la hauteur : elle chante désormais des airs à la mode, elle est habillée comme une petite bourgeoise des villes, elle a refait la décoration de sa chambre à la même mode, son langage est fâcheusement moderne (« cela donne beaucoup dans  ce moment », chapitre X) ; mais elle a gardé son « sourire athénien » (Dernier Feuillet), et si son goût pour le « solide » et le respect des horaires de travail (voir la clausule du chapitre 11 : « ne rentrons pas trop tard : il faut que demain je sois levée avec le soleil ») en font une fourmi bien plus qu’une cigale, c’est une fourmi qui a du cœur, et c’est ce qu’il reste en elle, ironiquement, de la fée (clausule chap. 11) : « Je comprenais que Sylvie n’était plus une paysanne. Ses parents seuls étaient restés dans leur condition, et elle vivait au milieu d’eux comme une fée industrieuse, répandant l’abondance autour d’elle ». Il est d’ailleurs intéressant de reconstituer la logique qui conduit  Gérard à faire cette remarque.  Il s’est d’abord étonné que Sylvie se fût rendue à un bal masqué ;  comment l’a-t-il appris ? En demandant ce qu’était devenue la robe de mariée de la tante (le fétichisme est  une tentation nostalgique que le texte s’emploie à conjurer ici) ; voici la réponse de Sylvie : « […] Elle m’avait prêté sa robe pour aller danser au carnaval […] il y a de cela deux ans. L’année d’après elle est morte ». Dans la logique même du discours de Sylvie, on lit une transgression – la robe est devenue non plus l’occasion d’un rituel qui abolit le passage du temps, mais un déguisement qu’on revêt au cours de réjouissances vulgarisées  (le bal masqué est une « scie » de la littérature du XIXe -  qui a bien pu causer la mort de la tante. Du port transgressif de la robe de mariée de la tante à l’état de « fée industrieuse », le parcours dit bien la complexité du personnage et l’ambivalence de son destin dans le récit.

            J’ai dit que Sylvie n’était pas à la hauteur – à la hauteur de quoi ? D’un système de projections que l’on peut analyser notamment au regard d’un grille de lecture que je transpose des travaux de Gilles Kepel sur la réappropriation et la réinvention de la tradition par les mouvements islamistes[5]. Adoptant la démarche qui est celle de tous les apologistes de la tradition, Gérard a projeté sur Sylvie une essence, il a voulu voir en elle un archétype, l’a ainsi soustraite à la réalité sous prétexte qu’elle devait en incarner une qui était plus belle, et il s’est offusqué lorsqu’il a constaté qu’elle trahissait cette essence. Il lui a reproché (souvent en son for intérieur) sa liberté à l’égard de la tradition et de la requête de conformité et de conformisme qui définit toujours celle-ci, requête à laquelle Sylvie s’est soustraite pour se rallier à un autre conformisme, celui de la société bourgeoise (qui veut que l’on ait des pratiques culturelles « modernes », que l’on renonce aux chansons traditionnelles pour des opéras à la mode, et que l’on s’applique avant tout à gagner de l’argent). Mais comme nous n’avons pas affaire à un texte satirique, avec ce que cela impliquerait de manichéisme, la nouvelle ne dissimule pas que Sylvie, portée d’abord par ses talents d’ouvrière, puis par ceux de son pâtissier de mari (qu’elle a mérité par sa beauté et les autres agréments de sa personne : le mariage est un marché, tous les sociologues vous le diront), a manifestement accompli un beau cheminement sur le plan social, qui lui a permis de s’extraire de son milieu. Elle a certes perdu au passage une identité traditionnelle et l’authenticité que Gérard y associait fantasmatiquement[6], mais il faut être un intellectuel mélancolique en déshérence comme l’est Gérard pour le regretter – Sylvie, elle, ne le regrette pas.

            C’est, répétons-le, un personnage plus complexe qu’il n’y parâitparaît, et cela rend compte du statut ambigu qui est le sien à la fin du récit : elle est certes discréditée en tant que sauveur(e), potentiel(le)[7], mais elle témoigne de qualités morales qui la rendent respectable et pas ridicule : elle vit au milieu des siens « comme une fée industrieuse qui répand l’abondance autour d’elle »[8]. Ce n’est certes plus la fée qui fait rêver d’une vie radicalement autre, mais celle qui met ses proches à l’abri du besoin, ce qui n’est pas rien. Ce faisant, Gérard lui prête une attitude bienveillante qui corrige l’espèce d’âpreté au gain que laissait deviner sa fameuse formule du chapitre 11 XI (« Il faut songer au solide ») : c’est au fond une fourmi bienveillante, et sensible, comme l’indique la compassion dont elle fait montre à l’égard d’Adrienne lors de son ultime prise de parole (« pauvre Adrienne ! »). En définitive, le narrateur ne saurait lui reprocher d’avoir résisté à sa tentative de l’enfermer dans le rôle (revoilà le théâtre !) qu’il avait conçu pour elle comme il avait écrit le rôle de Laura pour Aurélie (chapitre 13XIII), comme il voyait en Adrienne l’« esprit », l’ange exterminateur qu’elle incarnait dans le mystère du chapitre VII : dans Sylvie comme bien souvent dans les textes de Nerval, les rêveries que projette sur elles le narrateur-personnage menacent les femmes de les priver de toute consistance autre que celle qu’il veut bien leur prêter. On comprend toutefois que, envers et contre tout, Gérard ait décidé de conserver, comme un viatique ou un talisman, l’image d’une Sylvie qui aurait pu le sauver, qui l’a d’une certaine manière sauvé (chapitre 13XIII) :

 

Sylvie m'échappait par ma faute; mais la revoir un jour avait suffi pour relever mon âme : je la plaçais désormais comme une statue souriante dans le temple de la Sagesse. Son regard m'avait arrêté au bord de l'abîme[9].

 

 

            Je voudrais pour finir évoquer une autre modalité de l’ironie qui me paraît particulièrement digne d’intérêt : elle fonctionne par superposition, par brouillage, et se prête particulièrement à l’entreprise de  déstabilisation à laquelle je m’intéresse dans cet exposé. Il s’agit d’une procédure à la fois subtile et qui, une fois qu’on l’a repérée, se passe de commentaire. C’est celle qui accompagne l’épisode que j’appellerais volontiers du « coup de bourse » (chapitre I). Je me contenterai, pour l’essentiel, de décrire les étapes constitutives de  la séquence ; il importe toutefois de souligner d’abord que, pour parodier une formule célèbre, l’intervention de la finance et de la politique dans un récit qui se déroule aux environs de 1830 et qui est censément une sorte de bluette nostalgique vouée aux prestiges de l’imaginaire (Ah ! le décor magique du chant d’Adrienne dans le chapitre 2 !), c’est vraiment le « coup de pistolet au milieu du concert ».

1) Suite à un « changement de ministère » (donc de politique, donc de clientèle électorale), des titres boursiers en lesquels consistent une partie de l’héritage de Gérard retrouvent une valeur.

2) « Je redevenais riche » : c’est une procédure de requalification miraculeuse du héros, comme il s’en produit dans les contes (grâce à un outil, une arme, un talisman, etc., le héros dispose soudain des moyens d’accomplir son destin).

3) Ce processus suscite immédiatement un danger éthique : la richesse, c’est la domination, en l’occurrence la possibilité d’acheter l’actrice, et la figure de Moloch, dieu-démon incarnation, sur le plan spirituel, de toutes les  anti-valeurs, relaie dans le texte celle d’Isis (avec ses promesses de « régénér[ation], paragraphe 4). Mais si Isis est un idéal du moi, un idéal régulateur, elle est hors du réel, elle appartient à la sphère ambivalente de la chimère (idéal et déprise, poésie et folie). Moloch, lui – l’argent, donc – est un levier essentiel dans le réel, et il permet d’acheter des femmes (des femmes, car dans le chapitre III Gérard se réjouit de la pauvreté supposée de Sylvie, qui fait que sans doute personne n’a voulu d’elle[10])  qui appartiennent (certes pas de la manière dont Gérard le croit) au réel. La requalification miraculeuse conduit donc à un péril de disqualification radicale (de Gérard lui-même, et d’Aurélie, dont il a supposé un instant qu’elle était vénale), que notre héros esquive finalement.

4) Mais finalement, la délicatesse de Gérard est déplacée : Sylvie épouse un pâtissier « plein d’avenir » (c’est le Père Dodu qui le dit au chapitre 12), elle a bien compris comment fonctionnait le marché matrimonial, elle a fait valoir ses qualités et a négocié une ascension sociale. Quant à Aurélie, elle se donne à quelqu’un qui lui a « rendu des services », et qui a été ironiquement disqualifié par les « boitements » qui l’affectent : c’est un « jeune premier ridé », qui fait encore de l’effet « dans les provinces » …

 

           

                                               ***

 

            Je voudrais avoir convaincu le lecteur qu’il est moins question dans Sylvie d’une perte située sur l’axe du temps que des boitements du réel, de celui des êtres dans le réel, des boitements que construit et médite, et de la souffrance qui en résulte. Mais ce récit est magnifiquement  concerté, et met ainsi à distance  cette souffrance ; il navigue en permanence entre l’amertume et la sécession, entre une forme de drôlerie agressive et un suspens qui le dispense de s’abîmer dans l’agressivité, comme le montre exemplairement dans le dernier chapitre le traitement de Sylvie, qui en définitive a bien le droit d’être heureuse. C’est tout cela qu’il convient de ranger derrière le terme de mélancolie.

 

Guy Barthèlemy,

Khâgne du Lycée Champollion (Grenoble)

              



[1] J’ai conservé  la tonalité orale qui était celle de cette intervention. J’ai repris et complété quelques développements, ce qui se traduit parfois par des redites : le lecteur voudra bien me pardonner. J’ai ajouté un développement sur l’épisode du « coup de bourse », que je n’avais pas eu le temps d’oraliser.

Merci au public attentif et bienveillant de la journée d’études du 23 novembre, et à ses organisateurs de l’UPLS.

[2] J’invite le lecteur à relire, dans la perspective que dessinent (hâtivement) ces propos, le premier paragraphe du Dernier Feuillet, qui offre un excellent exemple de la manière dont la réflexivité ironique déstabilise en permanence le texte : si l’on admet l’ambivalence du mot « chimère » on comprend pourquoi sa célèbre phrase d’attaque (« Telles sont les chimères qui charment et égarent au matin de la vie ») se prolonge par un topos phraséologique sur l’illusion, dont le narrateur lui-même dénonce ensuite l’excès phraséologique.

On comprend aussi pourquoi l’ensemble du chapitre revient sur la liquidation agressive dont Sylvie, fée devenue pâtissière, a fait l’objet dans les chapitres X à XIII. Gérard reconstitue le paradigme que formaient Adrienne et Sylvie, « les deux moitiés d’un seul amour. L’une était l’idéal sublime, l’autre la douce réalité », alors que le récit a invalidé chacun des termes (Adrienne est une version hyperbolique de la tentation morbide de la déprise, et Sylvie est devenue une jeune femme moderne, en rupture avec l’archétype auquel l’identifiait Gérard). Cette résurgence, et, plus largement,  cette dynamique complexe, sont significatives de la nature et de l’opérativité de la chimère, de son irréductible ambivalence, que Gérard s’applique à préserver,  qui est infiniment plus riche que le paradigme illusion / désillusion, et qui vaut pour ses vertus que l’on pourrait qualifier de suspensives. C’est important, parce que dans ce suspens, dans l’ambivalence dont il procède, à l’inverse de toute logique de la liquidation, de la désillusion, de l’ « apprentissage » (au sens où on parle de « roman d’apprentissage »),  Gérard ménage une continuité, une forme d’adhésion qui disent que tout ceci n’était pas vain, n’était  dépourvu ni de sens ni de profondeur.  On pourrait (il faut) commenter de la même manière le ton du paragraphe 4 (« Nous vivions alors dans une époque étrange »), fait d’une ironie repérable dans l’excès phraséologique, et d’une empathie manifeste.

[3] Pas étonnant que Gérard, après sa conversation avec le Père Dodu, refuse de poser au sage dans le premier paragraphe du Dernier Feuillet («[…] qu’on me pardonne ce style vieilli … ». Voir plus loin dans l’exposé l’analyse de cet extrait).

[4]  L’autre est une vieille femme, qui a révélé à Gérard que l’amoureux de Sylvie était son frère de lait, qu’il ne reconnaissait pas – et pour cause : cela ne lui fait guère plaisir, et surtout il s’agit là d’un scénario fantasmatique, d’un sortilège dont il existe d’autres exemples chez Nerval, celui dans lequel le sujet est victime de son double.

[5] Voir par exemple Terreur et martyre (Flammarion 2008).

[6] Est-il nécessaire de souligner cet autre paradoxe, que Nerval met en scène de manière très remarquable : l’authenticité, c’est-à-dire ce qui est censé conférer la plus grande et la meilleure réalité aux êtres et aux situations, est un fantasme, et aussi, de manière peut-être plus significative ici, un artefact, à tous les sens du terme.

[7] Chapitre VIII : « Je me jetai à ses pieds ; je confessai en pleurant à chaudes larmes mes irrésolutions, mes caprices ; j’évoquai le spectre funeste qui traversait ma vie.

‘’Sauvez-moi ! ajoutai-je, je reviens à vous pour toujours’’ ».

[8] On se rappelle que dans le chapitre 3 III le narrateur l’imaginait pauvre, ce qui l’arrangeait bien… Encore un phénomène de déprogrammation ironique, qui s’exerce ici au détriment du narrateur-personnage.

[9] Elle reste en cela une figure propice, un idéal régulateur qui ressemble bien plus à l’Isis du paragraphe 4 (« [Isis] nous apparaissait dans les nuits, et nous faisait honte de nos heures de jour perdues ») qu’à Adrienne dont on se souvient qu’au chapitre VII, déguisée en ange exterminateur, elle montait de … l’abîme.

[10] Cette disponibilité supposée de Sylvie, qui conduit d’ailleurs à la représenter comme une Belle au bois dormant qui l’attend (« Elle dort .. ») permet à Gérard de développer au chapitre III un projet qui s’inspire d’une vieille thématique propre au conte, celle de l’échange des qualifications : Sylvie lui donnera ses vertus préservatrices (de l’argent, qui devient ici – il suffit de relire le texte -  l’équivalent d’un principe vitaliste) , et Gérard lui confiera son argent et sa vie pour les faire fructifier. Mais dans un récit qui s’en prend à l’ordre bourgeois des choses (encore le paragraphe 4 …), cet échange fait la part trop belle à l’argent pour ne pas être suspect. Comme dit Sartre, tous les moyens sont bons, sauf ceux qui dénaturent la fin : on ne se sauve pas du monde bourgeois en recourant au moyen caractéristique de l’ordre bourgeois, on n’achète pas les fées avec les armes de Moloch …

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