Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

06/03/2014

SUR LE SIÈCLE DE LOUIS XIV, OU COMMENT SE DÉMARQUER

 |Texte d'une conférence prononcée par Jean Goldzink devant les khâgneux du lycée Champollion le 13 février 2014. Merci à l'auteur d'en avoir autorisé la publication sur ce blog]

               SUR LE SIÈCLE DE LOUIS XIV, OU  COMMENT SE DÉMARQUER

 

Je commence par deux questions liminaires.

- 1/ Pourquoi ce texte dans un programme littéraire ? Parce que le genre historique appartenait de droit et à plein au champ littéraire classique. En quittant la poésie épique, dramatique et morale, ou le roman, ou la satire, etc., pour l’histoire, V. ne changeait pas de champ, mais de genre. Il restait un « écrivain » (voir le Catalogue final, p. 889 et suiv. : « Écrivains »). En restreignant ce champ, nous nous retrouvons aujourd’hui devant l’ambivalence de la notion d’essais, jugés par nous tantôt littéraires, tantôt pas, au cas par cas et sans critères nets, à tout le moins aussi clairs qu’autrefois. V. inclut cependant dans son Catalogue quelques purs scientifiques, présentés comme tels (Cassini, Lémery, Morin, Ozanam, Parent, Sauveur, Tournefort, Varignon, soit 8 rubriques si j’ai bien compté). Mme de Staël exclura d’emblée, en 1800 dans De la littérature, de tels écrits intégralement scientifiques (la préface à l’édition GF Flammarion peut aider sur la définition du mot « littérature », en citant notamment V.).

 

- 2/ L’interrogation suivante est plus embarrassante : pourquoi le tome I, sur l’histoire des relations extérieures, l’histoire des « désastres publics » (Appendice, p. 1006, § 1) et pas le II, bien plus fondamental au dire même de l’auteur, bien plus voltairien ? (ibid.). Je n’ai pas de réponse, et les jeux sont faits. Reste que la composition du livre a un sens philosophique capital, et explicite, qui subordonne le périssable à l’impérissable, l’accident historique à la volonté réformatrice, le désordre destructif, fût-il surprenant et glorieux, à l’ordre bien plus positif examiné ensuite. La division binaire de la matière historique dans votre édition, répond à une hiérarchie des valeurs qui fait du Siècle de Louis XIV un livre de « philosophe », au sens des Lumières et de V. Dans ces conditions, un des enjeux de la lecture du tome 1 serait de voir comment V. s’y prend pour traiter philosophiquement  d’une matière a priori rebutante pour une telle entreprise « philosophique », mais indispensable au projet historiographique, qui est de narrer, comprendre et juger ce qui fut.

Il s’agit alors d’exposer et de hiérarchiser, autrement dit de faire se composer, dans le plan même de l’ouvrage, histoire et philosophie, faits et valeurs, projets passés et jugements de la postérité, une postérité dite éclairée et même révolutionnée par l’époque étudiée. On juge le siècle de Louis XIV ainsi entendu, et étendu jusqu’en 1750, à l’aune de sa propre nature, c’est-à-dire de la radicale mutation qui fait, aux yeux de V., sa gloire unique parmi les quatre grands siècles, ces rares jardins de l’Histoire à même de réjouir l’esprit au lieu de le désoler ou de l’atterrer. De par cette extension du sujet jusqu’au temps présent de la publication, de l’énoncé à l’énonciation, qui revient à identifier Siècle de Louis XIV et Siècle des Lumières, l’ouvrage esquiverait en partie, sans évidemment le vouloir, les reproches très vifs adressés dès le XIXe à l’historiographie voltairienne par l’historicisme allemand, par exemple dans le grand livre hélas non traduit en français de F. Meinecke, Die Entstehung des Historismus, 1936-37 ? (il existe une version anglaise). On reprochait essentiellement à V. de juger des hommes passés à partir d’une nature humaine intangible, identifiée aux valeurs modernes. Ici, c’est l’époque étudiée qui produit, qui impose les valeurs au nom desquelles l’historien la juge, et du coup l’admire.

Que le Siècle soit d’évidence, sauf anachronisme majeur, un texte littéraire n’empêche nullement, bien au contraire, de poser la question de sa valeur. À cet égard, il devient tentant de la mettre en doute, en évoquant par exemple Saint-Simon, pour la virulence sidérante du trait, et Gibbon, pour l’ampleur et l’originalité du sujet. On pourrait dire alors qu’il s’agit d’un ouvrage sans conteste remarquable, mais peut-être pas inoubliablement magistral, surtout dans sa seule première partie. Cependant, ce jugement de valeur, aussi légitime soit-il en son principe, puisque littérature il y a, ne permet guère de comprendre ce que V. a voulu faire. Car c’est un ouvrage longuement travaillé et médité (V. peut écrire une tragédie en quelques semaines), tout à fait conscient des modèles dont il entend se démarquer. Décrire le siècle entre tous glorieux qui révolutionna le plus profondément l’esprit humain, qu’on pourrait aussi bien appeler, dit-il lui-même, le Siècle des Anglais (II, 29, p. 718), suppose, quand on est V., d’élever un monument digne de lui, et de l’auteur. Je me propose donc d’évoquer quelques refus qui pourraient aider à mieux cerner le dessein d’un tel ouvrage. Qu’est-ce que V. ne veut pas faire, autrement dit refaire ? Car refaire est le lot presque fatal des artistes qui succèdent aux génies louis-quatorziens, c’est une des idées fortes du second tome, une thèse voltairienne constante. Voilà mon sujet, que je ne pourrai qu’esquisser, faute de savoir tracer un panorama des tendances historiographiques antérieures, tâche qui revenait de droit aux éditeurs. Il s’agit de comprendre le projet avant de juger, et j’essaie de le cerner à partir de ses démarcations explicites. L’hypothèse qui me guide, c’est qu’on ne saurait ici séparer valeurs littéraires et valeurs historiques de l’ouvrage, pas plus que qualités dramaturgiques et qualités littéraires dans une pièce de théâtre. Sauf à pourchasser le fantôme de la défunte littéralité.

                                                     *      *

                                                          *

I/ Le refus du sublime et de l’éloquence

En II, 29, p. 731, § 2, V. s’exprime ainsi sur Bossuet. Bossuet, dit-il, après l’oraison funèbre sans équivalent antique, invente un nouveau « genre d’éloquence », d’abord et avant tout français, ensuite imité par les Anglais. « Il appliqua l’art oratoire à l’histoire même, qui semble l’exclure. Son Discours sur l’histoire universelle […] n’a eu ni modèle, ni imitateurs. […] On fut étonné de cette force majestueuse dont il décrit les mœurs, le gouvernement, l’accroissement et la chute des grands empires, et de ces traits rapides d’une vérité énergique, dont il peint et dont il juge les nations. » V. admire donc un tour de force à ses yeux unique, et destiné à le rester car contradictoire avec l’essence du genre historique. Bien entendu, nous savons que l’alliance de l’histoire et du sublime a tenté De Maistre, Hegel, Michelet, Chateaubriand, voire certaines pages de Saint-Simon, par exemple sur le châtiment apocalyptique des enfants de Louis XIV, mais peu importe ici. Il est certain qu’un monument qui s’achève sur un long Catalogue (p. 870-991), précédé par trois chapitres très ironiques, quasi satiriques, sur les querelles religieuses, ne se propose pas un effet de sublime terminal. Au demeurant, la longueur même de l’ouvrage, pour un seul siècle, interdit les raccourcis et les effets à la Bossuet, sans parler même du contenu des pages.

V. a donc inventé l’expression  La philosophie de l’histoire (titre d’un texte de 1765, ensuite placé en tête de l’Essai sur les mœurs, Essai explicitement opposé  au Discours de Bossuet). Mais son propos n’est pas, dit-il dans le Siècle, de se mesurer avec ce genre de style et d’approche, aussi unique en son genre que le roman-poème de Fénelon (p. 731). Reste qu’on peut se demander si, à l’intérieur d’une écriture plus conforme à la nature du genre historique, il reste insensible à la leçon, non pas sans doute d’une telle « force majestueuse » continue, qu’il repousse manifestement de toutes ses forces, par tous les bouts, comme inadéquate, mais des « traits rapides d’une vérité énergique ». Je pose la question sans trancher, car il faudrait étudier des passages. Qu’en est-il, plus généralement, de l’éloquence dans ce premier tome ? Les compétences stylistiques me manquent pour répondre, je vous remets en toute hâte le fardeau. Au demeurant, ces traits énergiques et rapides, dont on pourrait recenser les modalités, peuvent se réclamer d’historiens antiques et modernes. En tout cas, les préfaciers signalent dans leurs présentations que des lecteurs reprochèrent à V. un manque de noblesse, une manière trop prosaïque d’écrire l’histoire d’un grand monarque. Et de fait, le livre ne put paraître en France, pour des raisons qui tiennent au rapport précautionneux, ombrageux, de la monarchie avec sa propre histoire. Il est fort dommage que les deux éditeurs réunis ne développent pas davantage. C’est tout de même un point central.

Bien entendu, il serait désastreux d’en déduire que l’esprit voltairien refuse congénitalement le sublime, en oubliant la poésie épique et tragique, sommet à ses yeux de l’art humain. Il serait tout aussi néfaste d’effacer, en dépit du texte, l’admiration voltairienne pour la grandeur, y compris quand elle touche à l’art de la guerre, pourtant largement stérile. V. n’est pas l’incarnation absolue de l’esprit qui nie et dénigre, aplatit et rapetisse, ou du moins, tout ne se réduit pas chez lui à ce mouvement rendu comme évident par la disparition du théâtre voltairien, d’ailleurs injuste au point d’en être imbécile. Qu’on ne puisse réduire V. à cela, notre texte le prouve avec insistance, dès sa première partie. Il appartient à l’historien vrai, selon lui, de rendre justice aux hommes qui le méritent, en rétablissant la vérité. Tout l’ouvrage est consacré à justifier, contre l’opinion dominante, la grandeur de Louis XIV et de son cortège inouï de grands hommes, en France comme ailleurs. Le tome I analyse un des deux grands reproches faits et refaits au règne : la multiplication des guerres, tandis que le second s’explique avec la révocation de l’édit de Nantes et les dépenses somptuaires.

Le projet du Siècle est donc hautement paradoxal, puisqu’il tente de répliquer, en mettant sur la table près de mille pages, à une doxa violemment anti-louis quatorzienne, réquisitoire dressé au nom même des valeurs philosophiques qu’est censé défendre V. Le Siècle de Louis XIV plaide donc contre son camp, et en partie non négligeable, le texte en fait foi, au titre de la grandeur, de la gloire, de l’éclat, vertus ou valeurs que personne, de nos jours, n’associerait spontanément à V., tant le spectre de son image s’est rétréci, ramené au rictus édenté du magistral buste de Houdon. Grandeur, gloire, énergie, nous voulons bien y voir des séductions rousseauistes, voire diderotiennes, mais que viendrait faire V. dans cette sphère, que Mme de Staël lui interdit dès 1800 au nom de Candide, sans parler du « hideux sourire » de Musset ? Ce que ce texte même tronqué attend de nous, c’est de faire l’effort, pas insurmontable mais réel, d’aller contre le préjugé littéraire et contre le préjugé politique. Il devrait obliger en effet à comprendre de l’intérieur, avec sympathie, ce qu’est une grandeur monarchique, et non pas, avec Rousseau, républicaine, ou, avec Diderot, individualiste au point de heurter la morale au nom d’un Moi farouchement énergique.

Il y a ainsi, au cœur même du Siècle, un élan d’admiration inséparable du projet, une admiration pour la grandeur moderne, contemporaine même, sans aucune nostalgie antique et républicaine, sans répulsion pour le monde de la Cour et les mœurs aristocratico-monarchiques policées, civilisées sous la férule de l’État absolutiste. Autant il n’est guère besoin d’insister sur la posture critique inhérente à notre image de V., autant, me semble-t-il, ce ressort risque de nous échapper, en raison notamment de la coupure révolutionnaire et de notre idéologie républicaine. De Bayard à Viala, quel héros populaire dans notre Panthéon, en dehors de Henri IV et de sa poule en pot ?

Mais cette admiration, qui range V. dans le camp des Modernes sans le moindre complexe, sans la moindre nostalgie des temps anciens, antiques ou médiévaaux, n’aspire pas, je le répète, à une écriture grandiose de l’Histoire. La grandeur, l’admirable, oui, le grandiose, le sublime, non. Tout, chez lui, s’y oppose. Sa conception de Dieu, d’abord. Créateur du monde, d’un monde réglé une fois pour toutes par des lois générales fixes qui le font demeurer ce qu’il a toujours été (pas de montagnes formées dans les mers ou arasées par le temps, etc.), le Dieu voltairien n’est en rien un acteur historique, un agent providentiel. Ni immédiatement (miracles, révélations orales ou écrites, décrets législateurs, incarnation de Jésus, Église élue), ni médiatement, en utilisant dans leur dos, à titre de causes secondes aveugles, les êtres humains pour des fins supra-humaines (chez Bossuet, le triomphe universel du catholicisme, prélude de la résurrection des corps et du Jugement dernier, finalités que les philosophies de l’Histoire pourront laïciser au XIXe).

Sa conception de l’homme, ensuite, jouet des passions, des intérêts, des habitudes (préjugés, coutumes, routines, superstitions, rages et folies, etc.). Sa conception de la causalité historique, j’en parlerai plus loin. Sa conception du genre historique, de l’écriture historienne. Qu’en dit-il, par exemple p. 748 ? Que ce genre souffre moins que le théâtre, l’épopée, etc., après un grand siècle tel qu’illustré par les immenses génies du siècle écoulé, qui voue les artistes postérieurs à une inévitable décadence. D’abord parce que les sujets, en histoire, se renouvellent d’eux-mêmes, contrairement aux autres genres esthétiques ; ensuite et surtout, parce que le métier d’historien exige moins de talent, de dons, de feu que les grands genres littéraires : il y faut surtout, dit-il, comme dans les observations physiques, du travail, du jugement,  de l’esprit commun. En somme, la nature même du genre historique autoriserait de se démarquer du grand siècle, de faire son trou sans trop d’infériorité obligée !

Est-ce alors à dire que V. est au fond satisfait de la production historique, qu’il apporte modestement sa pierre à l’édifice commun, œuvre d’artisans plus que d’authentiques artistes ? Pas du tout ! « Nous avons eu des historiens, mais point de Tite-Live », II, 29, p. 736. La France a beaucoup d’historiens (il lui a fallu, dit-il, lire 200 ouvrages pour en tirer le sien), aucun grand livre d’histoire. Cet autre paradoxe, cet autre refus fait mon second point.

 

II/ Le refus de la médiocrité historienne

Sans même parler ici des déficiences du style ordinaire des historiens, qu’est-ce que V., d’après le Siècle, reproche essentiellement aux historiographes modernes ? L’inexactitude ; la partialité ; le vertige du détail ; le manque de philosophie. Tentons de préciser un peu ces points.

1/ Aux yeux de V., l’Histoire est d’autant plus fabuleuse et invérifiable que lointaine. Le 1er garant de l’exactitude, c’est la proximité temporelle, qui permet de confronter sources imprimées ou manuscrites, confidences de témoins autorisés dûment questionnés au fil des ans. Encore faut-il que l’historien mette en acte cet esprit critique ici toujours en éveil, qui suppose au demeurant un statut social, un prestige intellectuel et mondain interdit aux pédants, aux besogneux sans scrupules, sans connaissances ni méthode de l’édition mercenaire. Quel « écrivain » pouvait en effet se réclamer d’autant de relations haut placées en France et à l’étranger, disposées à satisfaire sa curiosité ? Le récit s’appuie sur une enquête critique dont il fait constamment état pour étayer ses dires et discuter d’autres versions tenues pour vraies, car répétées sans vérification. Cette enquête, propre au genre historique quoique rarissime selon V., dessine à la fois une méthode et les contours d’un historien hors du commun, intellectuellement et socialement. Point docteur, mais douteur : la devise ne débouche pas sur un scepticisme systématique, elle met en œuvre, pour V., un réquisit fondamental des sciences modernes, de ce qu’il faut entendre selon lui par esprit des Lumières, installé triomphalement sous le siècle de Louis XIV, qu’on pourrait appeler aussi le Siècle des Anglais, tant ceux-ci ont produit de découvertes fondamentales.

Le récit historique doit donc s’inspirer des « observations physiques » modernes ; il illustre au fil des pages, dans ce travail de vérification critique dont Bayle a fait un Dictionnaire (1697), la thèse même de l’ouvrage sur la révolution de l’esprit humain qui vient de s’accomplir. Il ne faudrait donc pas considérer comme banales et allant de soi toutes ces discussions ou indications, à charge pour elles de ne pas transformer l’ouvrage en livre pédant et vétilleux, en texte grevé par l’érudition étalée, à la manière, par exemple, du Dictionnaire historique et critique de Bayle, qui vaut mieux, souvent, par ses notes incroyablement érudites que ses articles. Se pose ainsi la question littéraire de l’insertion, du statut textuel de ces discussions critiques dans le texte voltairien, à étudier au cas par cas.

 

2/ L’historiographie, contrairement aux mathématiques, est rongée par une autre gangrène, la partialité. L’exactitude est une chose, l’impartialité une autre. Il s’agit donc de ne pas céder aux passions nationales, religieuses, politiques, de peser les circonstances, de ne pas confondre les moments, d’essayer de comprendre les raisons et les caractères, de ne pas juger des causes seulement par les effets, souvent et par nature imprévisibles dans l’ordre de la guerre et des calculs interétatiques. Cet effort d’objectivité est d’autant plus tendu et délicat que V. défend un roi et un règne presque unanimement condamnés, en France et à l’étranger, notamment pour le nombre et la brutalité de ses guerres. Mon opinion est que le Siècle de Louis XIV, si l’on tient compte du moment de sa publication, de l’état de l’opinion française et européenne, de la violence du débat historiographique, des valeurs philosophiques en jeu, s’efforce visiblement d’imposer l’image d’un historien dégagé des passions et des préjugés, apte à juger en toute justice des faits et des hommes, au nom de critères rationnels explicites, argumentés au cas par cas.

Bien entendu, cela ne concorde pas du tout avec l’idée que nous nous faisons de V., et que répandaient ses adversaires. Mais telle me semble bien l’idée qu’il veut donner, qu’il a de son travail, et qu’il faut bien prendre en compte si, nous-mêmes, nous faisons l’effort de le lire avec objectivité. Pour ma part, elle me paraît largement méritée, tant cette écriture trace son chemin entre satire et pathos, exaltation et dénigrement. Cet effort visible vers l’impartialité tient à trois facteurs. A/ La nature du genre historique. B/ La pression du contexte anti-louis-quatorzien, notamment en milieu protestant. C/ L’idéal épistémologique dont se réclame V., à savoir les sciences modernes précisément consacrées par le siècle dit de Louis XIV.

 

 

3/ Le vertige du détail

Cette question du détail est importante, si vous songez que dans un texte placé par les éditeurs en tête de ses Mémoires (« Savoir s’il est permis d’écrire et de lire l’histoire, singulièrement celle de son temps », juillet 1743, p. 3-17 du tome I de la Pléiade), le duc de Saint-Simon y voit la différence majeure entre texte de mémorialiste et texte d’historien. L’historien parle de ce qu’il n’a pas vu, entendu, touché, humé ; le mémorialiste est témoin et acteur des faits qu’il rapporte, et c’est la minutie des détails qui est le gage de son rapport vécu, intime, aux choses. Le statut du détail est donc le signe qui distingue deux types très différents de rapport à l’énonciation des événements passés. C’est pourquoi Saint-Simon, pour le seul règne de Louis XIV et les 8 ans de la Régence, remplit 7 volumes de la Pléiade. Ce texte de Saint-Simon est absolument essentiel, d’autant qu’il a pu lire avant de l’écrire le premier chapitre du futur Siècle de Louis XIV.

V. est évidemment confronté à cette inévitable question : que faire des détails, où s’arrêter, comme tout mémorialiste, tout historien, tout critique littéraire ? Mais sa position est moins tranchée que celle de Saint-Simon. En effet, il se pose nettement en posture d’historien, historien conscient que les détails, si importants aux yeux des acteurs, perdent rapidement de leur intérêt pour les générations suivantes. Trop verser dans la minutie, c’est donc rendre son ouvrage périssable, le dater, adopter imprudemment le point de vue vaniteux des contemporains, violer les règles du bon goût, de l’art de plaire. Mais si près encore de l’époque racontée, ne faut-il pas faire place à des détails intéressants, curieux, originaux : « caractéristiques » dit-il souvent ? Il y a donc, dans le texte voltairien, tension entre l’énonciation historienne et l’énonciation mémorialiste, l’épuration que demande le recul, et l’immersion dans la minutie que réclame l’intérêt pour les choses passées, en large partie nécessairement trépassées.

Cette tension, on constate que V. l’exhibe, la souligne à plusieurs reprises. L’écriture historienne est donc travaillée, selon lui, par deux postulations qui entrent en conflit : l’épuration exigée par l’éloignement, et l’incarnation qui permet de donner chair aux choses défuntes, et du coup, autorise de faire saisir la différence des temps, le temps des lecteurs et le temps des acteurs. Les acteurs et témoins contemporains des événements vécus au présent, au jour le jour, sont travaillés par une curiosité insatiable et le sentiment que tout qu’ils vivent importe au plus haut point, vaut absolument d’être consigné. C’est l’illusion mémorialiste propre à toute génération, celle qui impulse le journalisme, cette bête noire de V., besoin alimenté par la vanité. C’est aussi l’illusion, la manie des annalistes et des spécialistes d’une branche de l’histoire, par exemple les spécialistes de l’histoire militaire. Les hommes vivent leur présent comme inoubliable. Mais dès qu’une autre génération succède à la précédente, une énorme masse de détails, de personnages, de circonstances, ne présentent plus autant d’intérêt, s’effacent fatalement de la mémoire collective. La question du détail touche donc au cœur de l’écriture de l’Histoire, puisqu’elle pose cette interrogation : qu’est-ce qui, du passé, mérite encore d’être raconté, et comment ? L’historien conscient qu’il parle du temps passé à des lecteurs passionnés par le temps présent doit constamment avoir à l’esprit qu’il n’est ni un acteur racontant ses hauts faits, ni un mémorialiste désespérément avide de faire revivre sa vie et son époque, ni encore un spécialiste obsessionnel de l’histoire militaire ou religieuse ou diplomatique.

Si donc un lecteur actuel, surtout dans la première partie, considère que V. cède trop à l’attrait du détail, car trop proche encore des faits qu’il raconte, il confirme par là la justesse de sa problématique : l’historien est confronté à la question de la mort du passé, de son inévitable engloutissement dans le néant, de son refoulement inlassable au fil des générations qui veulent vivre à leur tour leur propre présent, et ne conserver du passé qu’une image épurée, filtrée, condensée. À la profusion péniblement volubile des mémorialistes, des annalistes et des spécialistes d’un domaine, l’historien doit opposer la ferme prise en compte du temps qui passe et de son public, qui n’a nulle raison de ne pas vouloir oublier. La mémoire historiographique est indissolublement conservation et effacement. Le devoir de mémoire est relatif et évolutif.

Que rencontrons-nous ici ? À mon sens, une version fermement laïcisée de l’opposition, inlassablement réitérée par la parole chrétienne, du devoir de s’arracher aux séductions de l’intramondain au profit des impératifs transcendants du salut. L’antithèse ciel-terre, mort-survie, corps-âme, est remplacée par un couple purement humain, purement immanent à l’humanité : passé-présent. Le passé historique mérite d’être compris, à condition de le traiter comme passé, filtré, distillé, drastiquement épuré de tout ce que le néant des choses humaines a englouti pour toujours. Et d’autant plus amaigri qu’il est plus lointain. Isaac Asimov pose ce problème dans certains de ses romans d’anticipation : que faire d’une colossale histoire interplanétaire vieille de millions d’années ? L’ampleur du livre de V. est donc liée au moment de son énonciation (après Louis XIV mais tout près, et même encore dans son siècle), et à l’importance de l’objet historique : le plus glorieux, le plus décisif pour l’esprit humain  des quatre grands siècles légués par l’histoire calamiteuse des hommes.

La question du détail démarque donc de l’écriture mémorialiste, qui ne sait pas faire le départ, car écrite et pensée au présent, entre le minutieux et l’important. Mais elle démarque aussi le projet voltairien de l’histoire érudite, spécialité notamment de certains ordres religieux, comme les Mauristes et les Oratoriens. Il serait cependant aventureux, à mon sens, d’en conclure que le succès des « philosophes, V. en tête, a entraîné la « défaite de l’érudition », comme le proclame avec fougue la thèse de doctorat de la philosophe Blandine Kriegel, consacrée au père Mabillon et son école, inventeur au XVIIe siècle de la diplomatique, science de l’authentification des textes anciens. On en fabriquait de faux, pour établir des généalogies nobiliaires reculées et des droits féodaux avantageux. Pourquoi est-ce aventureux ? Parce que le mépris des philosophes des Lumières pour l’érudition pure, pour la curiosité mue par la seule curiosité, dédain exprimé par exemple par d’Alembert dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie, n’avait nul pouvoir sur les ordres religieux et leurs patients travaux, pas plus que sur les érudits laïcs. L’école positiviste, qui, sous l’impulsion de Seignobos, fondera après 1870 l’historiographie universitaire française, consacrera hyperboliquement ces efforts critiques sur l’authenticité des documents, en concurrence avec l’Allemagne. L’histoire dite philosophique, incarnée par V., s’adresse au public lettré, aux honnêtes gens, et vise à instruire en plaisant. Cela n’empêche pas à l’occasion de jouter avec des spécialistes, notamment les clercs qui lui reprochent un amateurisme aussi désinvolte qu’impie (voir, entre autres polémiques, Les Erreurs de Voltaire, du père … Nonotte, plusieurs fois réédité). Ces clercs dénoncent, en retournant V. contre lui-même, des erreurs répétées inspirées par son fanatisme antichrétien.

 

4/ Le manque de philosophie

V. reproche aussi aux historiens, esprits généralement médiocres, on l’a vu, c’est le genre qui le veut, leur carence philosophique. Le texte le plus net se trouve dans l’article Rollin : « Il y a beaucoup d’histoires anciennes ; il n’y en a aucune dans laquelle on aperçoive cet esprit philosophique qui distingue le faux du vrai, l’incroyable du vraisemblable, et qui sacrifie l’inutile. » II, 36, p. 963). L’esprit philosophique est donc un esprit critique à même de pratiquer un criblage épistémologique des événements dignes de figurer comme faits historiques vrais ou vraisemblables, ou au contraire comme fables nées de l’imagination, de la crédulité, de la passion. C’est en fonction de ce critère que V. a par exemple toujours refusé de croire à l’existence de prostituées sacrées à Babylone, pour ne rien dire des miracles soi-disant attestés de la tradition judéo-chrétienne. Qu’est-ce qu’écrire l’Histoire en philosophe ? La réponse se trouve en II, 29, p. 734 : « la véritable parure de la philosophie est l’ordre, la clarté, et surtout la vérité. » Vérité des faits, ordre et clarté dans la restitution de leur véritable enchaînement.

Raconter le passé est donc d’abord une opération de triage. Le bon historien est forcément philosophe en ce qu’il fait la démarcation entre vrai, vraisemblable, faux, fabuleux, parti-pris, préjugé, propagande, ignorance, et en ce qu’il sait ne retenir que l’utile, l’instructif, le significatif. L’historien véritablement historien de Louis XIV ne peut donc pas s’abandonner aux virulences partisanes des libellistes protestants ou d’un Saint-Simon. Il ne peut accepter qu’on assimile, sans autre forme de procès, monarchie absolue et despotisme. L’approche philosophique exige une écriture modérée, nuancée, argumentative, qui prenne en compte tous les aspects du siècle considéré, qui n’hésite pas à combattre le préjugé dominant, violemment anti-louis-quatorzien au nom d’arguments apparemment « philosophiques » : autoritarisme, guerres ruineuses, intolérance, dévotion tardive et inconsidérée, orgueil démesuré, etc. La vraie philosophie est obligée de critiquer, de renverser les jugements d’une philosophie courte et partisane. On peut évidemment préférer le style incisif et décisif d’un Saint-Simon, mais à condition de comprendre que le projet voltairien est tout autre, au nom même de la philosophie telle qu’il l’entend ici. Saint-Simon obéit à la rage, à une vison apocalyptique car providentialiste, quand V. ne s’accorde, dans le cadre de son plaidoyer, que les plaisirs de l’ironie.

Mais philosophie doit aussi se prendre en un autre sens. Dans sa lettre à Dubos de 1738 (Appendices, p. 999), V. écrit en effet ceci : « Ce n’est point simplement la vie de ce prince que j’écris, ce ne sont point les annales de son règne ; c’est plutôt l’histoire de l’esprit humain, puisée dans le siècle le plus glorieux à l’esprit humain. […] Malheur aux détails ! la postérité les néglige tous : c’est une vermine qui tue les grands ouvrages. Ce qui caractérise le siècle, ce qui a causé des révolutions, ce qui sera important dans cent années, c’est là ce que je veux écrire aujourd’hui. […] J’abandonne le reste aux faiseurs de conversations et d’anecdotes.  […] il ne s’agit que de former un corps bien proportionné à tous ces membres épars, et de peindre avec des couleurs vraies, mais d’un trait » ce que d’autres « falsifient et délayent dans des volumes ». Tout cela – grand ouvrage, harmonieux et concentré, sur un grand objet – définit exactement ce que V. entend par un livre véritablement philosophique. La philosophie englobe l’esprit de vérité et le goût, l’harmonie, la couleur, le dessin, bref, l’art. C’est l’art du vrai, qui n’est pas la définition de la tragédie ou du roman ou de l’épopée.

Plus que la vie d’un roi, fût-il grand, plus que les annales d’un règne, même glorieux (soit deux sous-genres historiographiques), le projet voltairien vise un autre acteur, intimement philosophique, tel qu’illustré par Fontenelle : l’esprit humain, susceptible de progrès et de décadences, d’erreurs, fureurs, égarements, et qui exige d’autres découpages temporels que les vies, les règnes ou le dénombrement officiel des siècles : d’où, ici, un siècle qui va de 1660 à 1750. Mieux même, les progrès de cette entité collective, de cette abstraction philosophique constituée en acteur principal de l’Histoire, entraînent fatalement une décadence à la mesure des réussites, sauf peut-être en sciences pures et en historiographie. Je dis peut-être, parce que V. estime sans doute que le siècle de Louis XIV ou des Anglais a comme épuisé les grandes découvertes, à défaut d’avoir égalé Tite-Live. En tout cas, il faut retenir que la philosophie voltairienne n’est pas animée par l’idée de Progrès au sens de la dernière génération des Lumières (Condorcet) et du XIXe siècle. Mais l’installation de la notion d’esprit humain au centre du devenir historique oblige à élargir le cadre historique : à la dimension d’un siècle à cheval sur deux siècles, et d’une révolution capitale de l’esprit européen, devenu enfin moderne, ou si vous préférez, éclairé.

 

 

III/ De la causalité

Cela me sert aussi de transition vers quelques remarques sur la question de la causalité, mon dernier point. Vous avez remarqué cette phrase impeccablement précise et concise de la lettre à Dubos : « Ce qui caractérise le siècle, ce qui a causé des révolutions, ce qui sera important dans cent années » : V. veut donc mettre en valeur le spécifique, le causal, le durable. Voilà un beau sujet de dissertation, au cas où on rêverait encore bêtement de beaux sujets de concours, enfin adéquats à leur objet. Il vaut mieux sans doute se préparer à du diffus et du confus.

A/ Je vais commencer par esquisser un rapprochement avec Montesquieu. Au moment même où V. vient de concevoir et d’entreprendre son hardi projet, Montesquieu publie ses Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence (1734). Dans une lettre de nov. 1734, V. écrit : « Le livre est moins un livre qu’une ingénieuse table des matières écrite en style romain », tandis que Montesquieu tient à noter ceci dans son Spicilège àusage personnel : « M. de Forcalquier disait de Voltaire : « Je me croirais sans goût, si je n’avais ses ouvrages dans mon cabinet, et sans honneur, si j’avais l’auteur dans ma chambre. » (L’Intégrale, p. 681, Seuil). La remarque de V. est éclairante.  Ce qu’il reproche au fond à Montesquieu, c’est la réduction drastique de la narration, de la substance proprement historique (« table des matières »), et c’est le pastiche stylistique. En effet, le texte de Montesquieu donne la première place à la réflexion sur la causalité historique et son caractère quasi fatal au regard des causes générales, dès lors qu’on embrasse les choses de haut et de loin, après coup. Il s’agit donc d’une approche philosophique de l’histoire sur un exemple canonique en Occident. Mais, aux yeux de V., cette réflexion en quelque sorte épistémologique sur le devenir de Rome, apte à éliminer tout détail, réduit malheureusement à presque rien l’influence des circonstances et des individus, au profit d’une logique implacable d’ordre immanent, à l’inverse en somme de l’optique de Saint-Simon. C’est pourquoi elle est pour lui simplement « ingénieuse ».

Autrement dit, pour V., ces considérations de Montesquieu relèvent plus de l’esprit que de la raison, elles sont plus adroites que droites, plus métaphysiques (au sens où de Platon à  Leibniz, on a écrit selon lui des « romans » détruits enfin par Locke au nom de la modeste expérience) qu’exactes. C’est au fond ce qu’il pensera aussi, pour l’essentiel, de L’Esprit des lois (1748), plus brillant que vrai, controuvé par les faits, les petits faits têtus qu’il se plaît à opposer à la grandiose théorie, aux prétendues lois générales d’ordre newtonien qui en gouverneraient nécessairement le cours. Quelle est la logique de l’Histoire, en a-t-elle une, et laquelle ? Les philosophes dits des Lumières sont loin d’être d’accord sur ce point crucial. Retenons que ni Voltaire, ni Montesquieu, ni Diderot ne sont des tenants de l’idée du Progrès, avec un P majuscule et sans complément, alors qu’en 1800, dans De la littérature, il semble évident à Mme de Staël, dans le sillage de Condorcet, que les Lumières signifient perfectibilité, que cette perfectibilité est le moteur de l’Histoire et de son intelligibilité rationnelle. C’est pourquoi Mme de Staël ne saurait, en toute logique, adhérer à la représentation totalement négative que V. donne, au début de son livre, du Moyen Âge. Il faut absolument, pour elle, que l’époque médiévale ait fait progresser l’esprit humain, sous l’influence du christianisme et de l’importance nouvelle des femmes, sans oublier l’opposition Nord-Midi. De fait, sa recherche des lois-rapports générales qui impulsent logiquement les grandes transformations de la littérature des Grecs à nos jours, la rapprochent infiniment plus de Montesquieu que de V., incapable de lui fournir les outils conceptuels de son grand projet philosophique, enfant de L’Esprit des lois : De la littérature dans ses rapports avec les institutions sociales. Là aussi, il s’agit de souligner les causes générales, pas de raconter en détail les faits littéraires. Vous voyez que la part de la narration des faits discrimine deux pentes de l’esprit des Lumières. On voit clairement, chez V., comment ces deux directions, la circonstance et la cause générale, entrent en tension.

 

B/ Je poursuis avec cette assertion inattendue dans une Première Partie qui traite de diplomatie et de batailles, matière ordinaire des historiens ordinaires : « Il est difficile de dire ce qui fait perdre ou gagner les batailles » (p. 203, chap. 5). C’est certes expliciter ce que le récit vient de mettre en valeur à propos de Condé et Turenne, mais quelle est la signification exacte d’une telle idée ? Elle vaut d’abord, à n’en pas douter, comme signe de démarcation entre fausse et vraie histoire : « La plupart de nos historiens n’étalent à leurs lecteurs que ces combats et ces prodiges de courage et de politique » (p. 194). Ils ressemblent par là parfaitement aux esprits médiocres : « Le vulgaire suppose quelquefois une étendue d’esprit prodigieuse et un génie presque divin, dans ceux qui ont gouverné des empires avec quelque succès. » (p. 226). Le bon historien nous guérit de ces admirations puériles, de ces fables ou niaises ou stipendiées. Il nous ramène sur le sol prosaïque des actions humaines (voir par ex. p. 194 le § 3 sur les « bassesses » des chefs de guerre de la Fronde, pris à la gorge par les besoins d’argent). En d’autres termes, l’historien éclairé n’est pas un poète épique. Il ne faut pas se tromper de genre, ni commettre l’erreur inverse, effacer par scepticisme systématique toute « grandeur », quand elle se manifeste avec Christine de Suède et Cromwell. Car supprimer la grandeur, c’est tuer le sujet, anéantir le livre en son principe même. Donc, l’ironie critique, aussi indispensable soit-elle, ne saurait se transformer en rage destructrice aveugle, en pure négativité universelle ou absolue. Elle doit délimiter et cultiver le jardin ; c’est pourquoi, contre toute attente, il y a une « Conclusion » dans Candide, même si Mme de Staël le lisait comme un récit absolument désespérant, contraire donc à toute idée perfectibiliste.

Mais cette incertitude fondamentale des batailles est-elle absolue ? Apparemment pas, à lire le § 3 de la page 202 : « Le sort de Turenne et de Condé fut d’être toujours vainqueurs quand ils combattirent ensemble à la tête des Français, et d’être battus quand ils commandèrent les Espagnols. » Nous voici renvoyés à l’état des forces nationales à un moment précis, et au croisement de ces forces et des talents individuels des chefs militaires, ni niés ni surévalués, sans compter les « mœurs » qui poussent ces chefs à changer de camp, et sans compter aussi la faiblesse des moyens engagés, faute d’argent, etc. Le lecteur, pour se faire une idée de la méthode voltairienne, ne peut donc se contenter d’aligner des assertions de ce type, ni d’interpréter au pied de la lettre tel ou tel passage.

Il n’en reste pas moins que tous les chefs militaires alternent succès et revers, sur terre et sur mer, à moins de mourir assez tôt pour ignorer l’échec, comme Gustave-Adolphe. Il en découle une stérilité générale de la guerre, renforcée par une donnée majeure des mœurs politiques européennes : « Les nations, dans les monarchies chrétiennes, n’ont presque jamais d’intérêt aux guerres de leurs souverains. Des armées mercenaires […] font plusieurs campagnes ruineuses, sans que les rois […] aient l’espérance, ou même le dessein, de ravir le patrimoine l’un de l’autre. » (p. 216). Ainsi, le génie militaire de Condé n’en fera jamais un nouvel Alexandre, le rêve de monarchie universelle en Europe reste un rêve, y compris sous le cauchemar hitlérien. On peut glaner ici ou là des fruits, par exemple l’Alsace, d’ailleurs acquise surtout par l’or et la négociation, pas s’approprier de force le champ adverse tout entier, comme à d’autres époques. Et cela pour des raisons structurelles qui dépassent l’issue imprévisible de telle ou telle bataille ou guerre. La politique de balance européenne, théorisée au XVIIe siècle par notamment le chevalier Temple, s’insère par conséquence dans un ensemble causal plus profond, où la religion joue aussi son rôle (cf « les monarchies chrétiennes » dans la citation).

Est-ce à dire alors qu’il n’y aurait au fond pas de différence majeure entre Montesquieu et V. ? La conclusion serait téméraire. Montesquieu ne pourrait pas écrire cette phrase de la page 211 : « Richard [Cromwell] fit voir que du caractère d’un seul homme dépend souvent la destinée d’un État. » Or la phrase n’est pas anodine, elle consonne avec le titre et le propos de la seconde partie, avec l’idée de grand siècle ordonné autour d’une figure politique. Non seulement Montesquieu ne l’écrirait pas, mais il dit exactement le contraire dans les Considérations à propos de César et Pompée : s’il n’y avait pas eu César et Pompée, d’autres hommes auraient pris leur place, parce que l’expansion romaine devait tuer la république, comme le despotisme, explique-t-il dans L’Esprit des lois, doit nécessairement régner en Orient, et ronger de l’intérieur les États européens, telle « une lime sourde ». Montesquieu ne peut d’ailleurs en aucune façon exalter le siècle de Louis XIV, parce que la monarchie française a selon lui atteint son point d’équilibre harmonieux à la fin du Moyen Âge, en faisant enfin place au peuple à côté des nobles et du roi, avant la montée de l’absolutisme.

Au fond de la conception voltairienne, il n’y a pas le jeu nécessaire des rapports qui tisseraient la trame des choses historiques ; il suit l’ordre chronologique des actions diplomatiques et militaires, ordre pour lui factuel et diachronique, ou si l’on préfère narratif, descriptif. Il y a des causes, des constantes même, mais cela n’a rien à voir avec l’ambition de Montesquieu ou d’une Mme de Staël, qui est d’abord de dégager des lois générales à même d’expliquer la logique interne des changements historiques à travers la mise en rapport de faits sociaux fondamentaux. C’est que de telles lois outrepassent pour V. les limites de la simple raison humaine. Les faits à la fois révèlent une réalité bien plus chaotique, infiniment moins logique et grandiose, et un rôle bien plus important des grands hommes. En somme, on ne peut pas aborder l’Histoire sur le modèle de la nature mathématisée. Dieu a créé directement la Nature, quand l’Histoire est remise aux hommes sans plan finalisé. Il n’y a donc nulle contradiction à militer pour la physique newtonienne, et à écrire l’Histoire comme il l’écrit. Soustraite au jeu de lois providentialistes ou immanentes, l’Histoire, quoique le plus souvent absurde et stérile, offre un champ ouvert à l’énergie créatrice des grands hommes et des grands siècles. Je termine en le citant : « Ce n’est point une pénétration supérieure qui fait les hommes d’État : c’est leur caractère. Les hommes, pour peu qu’ils aient du bon sens, voient tous à peu près leur intérêts. […] mais notre conduite et nos entreprises dépendent uniquement de la trempe de notre âme, et nos succès dépendent de la fortune. » (p. 226). Il faut donc la conjonction de l’énergie individuelle, plus exactement étatique, et de la chance pour accoucher d’un grand siècle.

 

Jean Goldzink

 

 

REMARQUES SUR LE DÉNOUEMENT DES LIAISONS DANGEREUSES

        [Texte d'une conférence prononcée par Jean Goldzink devant les khâgneux du Lycée Champollion à Grenoble. Merci à l'auteur qui a autorisé sa publication sur ce blog.]

 

 

    REMARQUES SUR LE DÉNOUEMENT DES LIAISONS DANGEREUSES

 

La fin des LD pose problème. Ou plutôt le devrait. Car depuis 50 ans, la critique vit et vibre, avec une rare unanimité, sur une hypothèse émise en 1967 par T. Todorov. Dans une thèse dirigée par R. Barthes, Todorov tient le raisonnement suivant : le dénouement de Laclos punit les libertins, conformément à la morale. Or, jusque-là, le texte brillait au contraire par un exceptionnel anticonformisme. Comment résoudre cette spectaculaire contradiction ? En comprenant enfin qu’il s’agit d’une fin postiche, résolument ironique.

            Cette thèse ou hypothèse a fait un immédiat et durable tabac, au point d’être reprise partout comme une vérité établie, un postulat désormais assuré. Tous les livres parus en français l’acceptent sans discuter. Je l’ai assez vigoureusement contestée en 2001, dans un petit livre, mais sans le moindre succès, puisqu’il ne s’en est ensuivi aucun débat. Il est vrai qu’on n’avait pas davantage débattu de l’assez bizarre thèse de M. Delon, qui, en 1986, proclamait que tout énoncé des LD était par nature indécidable, puisque proféré chaque fois à la première personne. On ne pouvait donc pas du tout croire, par exemple, à l’idée d’une liaison forte entre la marquise et Valmont, faute (sic) de « documents » ! J’avais également mis en doute cette brillante idée, sans obtenir la moindre réponse.

La question du dénouement pose par conséquent deux problèmes : un problème textuel, et le problème des mœurs universitaires en matière de critique. Peut-on se réclamer des sciences humaines – ambition affichée de la critique littéraire - en refusant obstinément tout débat ? Et si l’on ne se réclame pas des sciences humaines, quel serait le statut de cette étrange discipline, où il devient loisible de dire ce qu’on veut, sans le moindre risque, tout en multipliant à l’infini les colloques sans jamais tirer de bilan ? C’est le sujet d’un de mes livres, intitulé Essais d’anatomo-pathologie de la critique littéraire, tombé dans un silence glacial pour atteinte aux bonnes mœurs et attentat méprisable contre mes collègues.

Je vais bien entendu me consacrer au premier problème, quoique l’autre soit plus vaste et plus inquiétant. Ce qui étonne, dans l’argumentation de Todorov, c’est sa brièveté, son assurance, l’absence de toute discussion critique. Car enfin, il n’est pas interdit à un interprète littéraire de fournir des preuves, de désarmer les objections en les devançant. La première critique s’exerce contre soi-même, contre les séductions redoutables de l’imagination, contre son propre brio. Todorov est tellement ébloui par son idée qu’il la présente comme une pure évidence. Force est d’admettre qu’il avait raison de procéder ainsi, au moins en termes d’efficacité discursive, puisque, j’y insiste, sa thèse a fait aussitôt l’unanimité du corps universitaire de langue française, pendant des décennies. Il faut donc essayer de reprendre le problème le plus méthodiquement possible, au risque d’ennuyer.

 

            Le défi de la tragédie

            Première question : où s’amorce le dénouement ? Sans conteste, dans la décision de la Marquise de refuser à Valmont la récompense promise, une nuit avec elle, qu’il vient réclamer après sa lettre cinglante à Mme de Tourvel. C’est le sens du fameux « Eh bien, la guerre ! » À cette première rupture de pacte s’en ajoute aussitôt une seconde : la divulgation à Danceny d’une partie de la correspondance secrète entre elle et Valmont. Cette divulgation est obligée, puisqu’elle dresse le chevalier contre Valmont, entraîne nécessairement un duel où le plus jeune et le plus enragé risque fort de tuer son rival moins motivé - ou peut-être décidé à mourir après la perte de Mme de Tourvel. Mme de Merteuil, les mœurs étant ce qu’elles sont, n’a pas d’autre moyen pour atteindre Valmont et gagner la guerre. Il lui faut tuer le Vicomte après Mme de Tourvel, et une lettre n’y suffit pas. Mais elle n’a pas prévu la réplique de son complice : lui aussi, avant de mourir, dévoile à Danceny, lettres à l’appui, les trahisons de la Marquise, que le Chevalier s’empressera de rendre publiques, consommant ainsi la ruine de la libertine savamment déguisée en femme de vertu. Tout repose sur un double dévoilement de la correspondance, l’un entraînant l’autre. Car si Valmont, par impossible, avait tué Danceny, au risque de bousiller le roman, le mécanisme de destruction de la Marquise serait resté identique. Faute de la tuer physiquement, il faut la détruire socialement.

           

            Qu’est-ce que prouve ce simple résumé factuel ? Que son premier caractère n’est pas l’ironie, la désinvolture insolente d’une fin postiche à la Molière, mais bel et bien son impeccable construction sur le modèle des tragédies. Cette fin est à la fois nécessaire, complète et proportionnée, comme on l’exigeait au théâtre, lieu des constructions les plus exigeantes en matière d’action nouée et dénouée. On y constate de manière claire comment le dénouement s’inscrit dans l’action rigoureuse du roman, bien loin d’apparaître plaqué et postiche, ironique. Les LD se construisent à l’évidence sur trois projets parallèles, posés d’emblée : 1/ Séduire Cécile, projet proposé par Mme de Merteuil et d’abord refusé par Valmont comme indigne de lui ; 2/ Séduire Mme de Tourvel, projet qui dégoûte la Marquise et emballe Valmont ; 3/ Renouer avec celle-ci, projet de Valmont refusé par sa partenaire, au nom même du plaisir libertin : qui, en effet, tromperait l’autre dans une telle liaison, réplique-t-elle ? Sans tromperie, inhérente au libertinage, d’où viendrait le plaisir ? Réfutation implacable. C’est pourquoi elle ne lui promet qu’une seule nuit, un court réchauffé. Ces trois liaisons possibles, qui ouvrent le roman, le ferment et  s’enlacent dans le dénouement, illogique sans elles. On ne saurait par conséquent imaginer fin plus soigneusement construite, plus impeccablement tressée.

Or, il a apparemment échappé à Todorov et ses disciples béats qu’un roman, au XVIIIe siècle, n’exige rien de tel, comme le prouve par exemple la mode des romans inachevés. Élaborer une fin qui rivalise avec celles des tragédies, tel est le premier trait du dénouement, fruit d’une décision esthétique absolument réfléchie, à même d’organiser toute l’action romanesque. Ce qui suffit à ridiculiser l’idée grandiose de M. Delon selon laquelle les LD signeraient la dissolution du discours de la Raison classique, la fin prémonitoire de l’Ancien Régime ! C’est vraiment le n’importe quoi qui pollue les commentaires littéraires et disqualifie la profession au regard des sciences humaines sérieuses, l’histoire, l’ethnologie, la sociologie, qui, elles débattent continûment, mais acceptent du même coup des vérités consensuelles, procèdent périodiquement à des bilans. À preuve, par exemple, le dernier ouvrage de M. Godelier sur Lévi-Strauss, paru en 2013. M. Godelier n’estime pas que critiquer Lévi-Strauss empêcherait de l’admirer. C’est pourquoi je les lis bien plus volontiers, et avec plus de profit.  Car, que peut-on admirer dans les thèses de Todorov et Delon ?

On dira alors que, si on me concède ce modèle parfait de fin de tragédie, il n’exclut nullement la fameuse ironie tragique ! Mais on voit aussitôt que ce n’est pas là le sens de la proposition de Todorov et de ses épigones. Qu’y a-t-il, dans cette fin, de manifestement conventionnel et postiche ? Et si c’était l’intention, pourquoi se donner tant de mal, y consacrer tant de soin ? De plus, l’ironie tragique n’a jamais consisté à déréaliser un dénouement tragique. « Eh bien, la guerre ! » n’est pas une boutade de salon, une saillie verbale, mais bel et bien une volonté meurtrière, et l’acceptation pour soi d’un désastre possible, comme dans toute guerre. La fin est à la mesure non seulement de l’action antérieure, mais aussi de la violence des passions mises en jeu depuis le début, passions vitales, intransigeantes, totales, extrémistes, où les Moi libertins ne cessent de s’affronter avec âpreté, comme si leur vie en dépendait. Un des gros manques de la critique littéraire, sur Laclos comme sur le reste, c’est l’absence de toute réflexion sérieuse sur les passions, ingrédient fondamental de toute construction esthétique à l’âge classique. Comment d’ailleurs concilier la mort de Mme de Tourvel avec l’idée todorovienne ? Serait-elle postiche, elle aussi, ironique, conformiste, conventionnelle ? Si cette idée du dénouement était vraie, ce serait une lourde incohérence esthétique, un énorme hiatus qui déréaliserait tout ce qui précède, ou tout bonnement un autre roman.

Le choix est donc simple : ou Laclos erre à l’aventure, contredit pour finir son propre travail, ou ce sont les critiques. Cela revient à choisir entre de minces talents trop contents de ce qui leur passe par la tête, et un auteur génial, impeccablement logique du début à la fin. Si logique et si radical dans sa peinture d’un libertinage extrémiste, radicalisé, poussé à bout, qu’il en devient du coup incapable d’écrire un autre roman. Pour ma part, j’ai toujours choisi de donner l’avantage aux auteurs sur les interprètes, surtout quand ceux-ci ne se soumettent pas aux règles de la discussion raisonnée et publique, autrement dit démonstrative, comme le veut Kant dans Qu’est-ce que les Lumières ? Il faut bien comprendre la différence majeure, de nature, en l’occurrence bafouée, entre un artiste et un critique : l’artiste n’est pas tenu de s’expliquer, d’argumenter sur sa création, quand c’est une obligation déontologique pour le critique, qui ne crée rien, de se plier aux règles précises et contraignantes de la démonstration argumentative. Commenter n’est pas créer. Un critique rédige, un artiste écrit, invente. Le critique raisonne, un point c’est tout. Dès qu’il veut jouer à l’artiste, se coller des ailes de papier, il tombe en chute libre. À négliger cette différence capitale, on fait, comme trop souvent, n’importe quoi n’importe comment. On se trompe alors sur soi, et on bafoue ses lecteurs ou auditeurs. Il y a tromperie sur la marchandise, usurpation professionnelle. Bref, imposture qualifiée. Un critique, aussi brillant soit-il, appartient à la famille râpeuse des profs, des pédants. C’est ainsi. Son seul horizon, c’est la précision et la cohérence dans l’adéquation maximale à chaque œuvre artistique. Et cela relève entièrement de l’acte démonstratif, comme dans toute science humaine digne de ce nom. Rabattre le caquet de la critique, c’est la servir, qu’elle s’exerce par écrit publié ou entre les murs d’une classe. Notre devoir, le vôtre aussi, c’est le soupçon à l’égard des autorités instituées. Ici, en l’occurrence, l’Université unanime. Diable… Si vous adhérez à mon propos, mieux vaut savoir à qui vous vous en prenez. Dans le cas contraire, vous pouvez avancer en terrain connu.

 

            La Marquise de Merteuil meurt-elle ?

            On pourrait objecter à mon propos que si Mme de Tourvel et Valmont se rejoignent dans la tombe, il n’en va pas de même pour Mme de Merteuil. Des interprètes ont d’ailleurs imaginé qu’elle rebondissait à l’étranger, toujours aussi fraîche et implacable, et nullement défigurée par la variole. L’incontestable brio de la Marquise la rendrait invincible. Nullement vaincue à son tour, elle échapperait seule au désastre collectif, et vivrait une seconde vie triomphale loin de Paris. Elle recule, mais ne rompt point. Cette thèse s’appuie à l’évidence sur l’idée d’une fin postiche, et la conforte. Il faut donc se pencher sur le cas du personnage.

            Il est de fait que la défiguration et la fuite de la Marquise - en Hollande croit-on - n’ont pas le même degré de certitude que les morts de Tourvel et Valmont, les retraites de Cécile et Danceny, l’un dans l’ordre de Malte, l’autre au couvent, etc. On pourrait certes ergoter, avancer que la vraisemblance l’exigeait, que l’effet, en tout état de cause, demeure, mais passons, accordons ce point. Il faut dès lors peser exactement ce qui reste indubitable, à savoir les effets de la révélation publique de la correspondance secrète entre la Marquise et Valmont, conséquence du duel à mort entre celui-ci et Danceny, mais aussi de la guerre déclarée entre les deux anciens complices. Pour terrasser Mme de Merteuil, Valmont serait bien obligé, avec ou sans duel, de la démasquer aux yeux de la société mondaine. De quelle autre arme dispose-t-il ? C’est d’ailleurs son arme favorite, celle des libertins mâles en société inégalitaire, comme elle l’avait déclaré elle-même, et contre laquelle elle avait imaginé toutes ses parades, tous ses masques. Il lui fallait à toute force, pour durer dans son double rôle de femme vertueuse et de libertine secrète, réduire ses partenaires sexuels au silence et éliminer toute preuve écrite de liaison, toute amorce d’amour en elle, et donc, pour compenser la baisse fatale du plaisir sensuel détaché de l’amour, s’inventer des suppléments, soigneusement décrits dans la lettre 81. Je ne me demande pas ici pourquoi elle rompt cette stratégie aussi inévitable que logique avec Valmont, ce n’est pas mon sujet et j’en ai traité ailleurs. On constate que la question du dénouement mobilise tous les ressorts du roman, ce qui, de soi, ruine l’optique habituelle que j’examine.

            Qu’est-ce qui est atteint dans la révélation démontrée, imparable, irréparable de ses tromperies ? Eh bien, TOUT LE SYSTÈME de passions et de plaisirs qui fait que Mme de Merteuil est Mme de Merteuil. Il ne reste pas pierre sur pierre de ce qu’elle a fait d’elle-même, tel que raconté dans la lettre 81. Il faut comprendre qu’elle n’est pas seulement rejetée du monde où elle paradait, sûre de sa supériorité, en fonction duquel elle s’est consciemment et farouchement construite de A à Z. Elle n’est pas seulement répudiée d’une société aristocratique où elle a voulu renverser seule, orgueilleusement, les lois inégalitaires opprimant le sexe féminin dans la liaison et ses voluptés. Le dévoilement lui interdit désormais toute liaison où elle pourrait jouir de ce qui faisait l’essentiel de sa jouissance, à savoir sa domination sur le sexe dit fort à travers des partenaires mystifiés, manipulés de bout en bout, et empêchés de la détruire selon la norme libertine ordinaire. Tout ce que raconte la lettre 81 devient dès lors interdit, impossible. Ce qui attend désormais Mme de Merteuil, c’est le destin affreux, humiliant, infâme, des femmes stigmatisées comme libertines, et en pire. Elle ne peut donc que fuir. Fuir est une action, mais aussi une passion canonique, qui s’oppose violemment à ce qui fait le ressort du personnage : l’orgueil, le dégoût invétéré, constitutif de son Moi, envers la dépendance, la subordination aux hommes, l’acceptation passive du sort des femmes dans une société inégalitaire.

            Mais il se pose alors un problème au romancier. Aussi humiliante et dévalorisante soit-elle, aussi insupportable pour une telle figure, la fuite fait-elle une fin proportionnée aux autres destins du roman ? Fuir ramène Mme de Merteuil à la destinée finale de Cécile et Danceny. Est-ce suffisant, est-ce adéquat ? Laclos, de toute évidence, ne l’a pas pensé, puisqu’il imagine une autre douleur, saisissante : la défiguration par la petite vérole, qui barre à l’imagination du lecteur toute possibilité d’un recommencement ailleurs, à l’étranger. L’hypothèse, en apparence hardie, de Todorov prouve ici, s’il en était besoin, non seulement son indigence, mais sa nocivité, puisqu’elle interdit d’entrée de se poser toutes ces questions esthétiques, rendues hors de propos, réduites au ridicule d’une lecture platement littérale. Car si cette hypothèse sans la moindre preuve a eu un succès si phénoménal, on comprend bien qu’elle le doit à un effet d’intimidation : quel critique voudrait passer pour incapable de saisir l’ironie de tout cette fin, assez bête pour n’en pas goûter le sel réservé aux happy few, aux esprits fins, aux lecteurs affranchis ? Vous n’allez tout de même pas gober comme argent comptant cette invraisemblable histoire de variole providentielle, allons, cher ami, vous voyez bien que c’est cousu de fil blanc…

Mais comme je suis un de ces nigauds indécrottables qui encombrent parfois l’Université, j’ai ouvert l’Encyclopédie  à l’article Vérole (petite). Et qu’y découvre-t-on, ô misère obtuse de l’érudition à la portée de tous ? Que la médecine de l’époque considérait non seulement la variole comme une maladie tout à fait commune, donc hautement vraisemblable ; mais encore comme une affection que la peur, c’est-à-dire une passion, peut déclencher. Nous voici dès lors renvoyés à la fameuse scène du théâtre où le public tout entier hue la Marquise ! On se pose du coup une question : Laclos aurait-il médité son dénouement, un dénouement en rien postiche, mais complet et proportionné, c’est-à-dire logique ?

            Mais pourquoi tiendrait-il à terminer ainsi, n’est-ce pas étrange ? Une sommité universitaire, R. Pomeau, auteur d’un livre sur Laclos, s’interroge avec probité. Et il ne voit qu’une explication plausible : parti pour condamner les libertins, en bon rousseauiste qu’il était, Laclos a vu le roman lui échapper, les personnages le séduire malgré lui. Dans un dernier effort pour se ressaisir, il les punit brutalement, contre toute attente, avec les moyens du bord. C’est ingénieux, plus adroit que Todorov, mais toujours, hélas, sans le moindre début de preuve, comme Todorov. Un auteur aussi génial qui écrit le contraire de ce qu’il voulait écrire, il faut tout de même beaucoup de culot ou d’inconscience pour oser le penser, puis l’écrire, puis le publier. Mais les sommités sont parfois candides, et je serais prêt à jurer que R. Pomeau n’a en rien mesuré l’énormité de son propos. Qu’a-t-on par contre rétorqué à R. Pomeau, professeur en Sorbonne et chef de file de la corporation dix-huitièmiste de son époque pas si lointaine ? On se doute que personne n’a soufflé mot. Comme quoi les uinversitaires ne sont pas aussi extrémistes que l’héroïne des LD, et se gardent bien de dire : Eh bien la guerre ! Car la guerre aux sommités nuit à la carrière. Cela dit, je dois à R. Pomeau de m’avoir inscrit sur la liste d’aptitude aux fonctions de maître de conférence malgré un virulent article contre son interprétation de Candide. Je tiens à rendre cet hommage, je l’ai déjà fait par écrit, à son libéralisme, fût-il mandarinal.

 

            De l’esthétique à la politique

            Cela nous conduit à poser cette question : y a-t-il une raison autre qu’esthétique au dénouement, fatal et complet, qui frappe la Marquise ? On en voit une qui tient au fond de l’idéologie ou philosophie de Laclos. Dans un texte conceptuel et inachevé de 1783 sur les femmes, Laclos explique que l’inégalité entre les sexes ne pourra être surmontée que par  l’action collective, et donc politique, des femmes elles-mêmes. Il est par conséquent logique que Mme de Merteuil, fixée sur une révolte purement individuelle, purement imitative du libertinage masculin et aristocratique, échoue fatalement. Elle est huée, rejetée, méprisée, quand Prévan et d’autres libertins masculins peuvent continuer leurs exploits sans être exclus du monde. La fin, contrairement à ce que croit Todorov, qui en fait la base de son jugement, ne rétablit donc en rien la morale. Ce qui triomphe en fin de compte, c’est la morale inégalitaire d’un ordre conventionnel fondamentalement injuste, faute de révolution féminine. Mme de Merteuil, en d’autres termes, ne s’est pas trompée en dénonçant cet ordre comme insupportable pour une conscience féminine. Elle s’est trompée en égarant sa révolte dans une adaptation au désordre établi, adaptation fondée sur la tromperie et les satisfactions aristocratico-libertines. Il est par conséquent assez étrange de voir tant de féministes en faire leur héroïne, comme si la Marquise n’avait pas piétiné implacablement, au long du roman, toutes les femmes qu’elle rencontre. Comprenne qui pourra. Qu’elle fascine, on ne saurait s’en étonner. Qu’on lui tresse des couronnes féministes et philosophiques, quand Laclos lui-même explique noir sur blanc en quoi elle erre, en quoi consiste un vrai combat féminin de libération collective, politique, un nouveau contrat social entre sexes injustement inégaux, j’avoue peiner à le concevoir. On constate à nouveau que Todorov, par son interprétation abrupte, ne se contente pas d’éviter cette dernière question : il l’interdit. Mais il barre alors le sens même du projet romanesque tout entier, comme d’ailleurs tous ceux et celles qui veulent à toute force ressusciter Mme de Merteuil, comme si son destin relevait d’un malheureux hasard, ou d’une prudence conformiste du romancier.

            Un romancier qui fait le contraire de ce qu’il voulait faire (R. Pomeau) ; un romancier qui enfile des énoncés indécidables (M. Delon) ; un romancier qui n’a pas pu adhérer à son dénouement (Todorov et alii)… Décidément, que d’hypothèses tirées par les cheveux, quand on pourrait commencer, plus modestement, par commenter ce qui est écrit, avant de battre la campagne !

           

Concluons. Le raisonnement typiquement « littéraire » de Todorov frappe ou devrait frapper par son insuffisance de méthode, de logique, de complétude. Il part d’une impression – le contraste supposé entre le dénouement et ce qui précède -, transforme aussitôt cette impression en donnée de fait, et pense lever la contradiction imaginaire en supprimant un des termes de cette contradiction : la conclusion du roman serait postiche, entièrement ironique, toute d’esquive insolente, et par conséquent à la mesure du reste. L’avantage de l’ironie ainsi entendue, c’est qu’elle n’a pas de signe littéral : elle n’apparaît qu’aux happy few assez fins pour la percevoir. On se doute qu’ensuite, chacun veut en être, et confirme gravement la brillante idée, d’autant plus pratique qu’elle n’exige aucune preuve, c’est la grande qualité de l’ironie. Hegel pensait qu’une contradiction se dépasse dans le maintien de ses termes. Vieille lune, esprit manifestement trop faible pour accéder aux fulgurances des littéraires. L’étourderie todorovienne ne mériterait pas tant d’attention si elle ne s’était aussitôt imposée comme vérité indiscutable et durable dans l’espace universitaire au moins français (je ne sais ce qu’il en fut à l’étranger), et si ma réfutation de 2001 n’était tombée dans un silence épais, à même de confirmer l’évidence unanime.

Ce qui justifie aussi de s’y intéresser, c’est que le dénouement oblige à examiner sa liaison avec l’action antérieure, qui se révèle impeccablement nouée. Or ce nouement, obligé au théâtre, notamment en tragédie, n’allait nullement de soi au XVIIIe siècle en matière de roman. Mais il n’y a pas seulement un problème esthétique majeur. La catastrophe terminale des LD touche intimement à l’interprétation générale du roman, en ce qu’elle oblige à poser cette question : que postule-t-on sur le libertinage et la révolte de Mme de Merteuil en admirant si fort le personnage qu’on peine à admettre sa défaite, soit en la niant, comme Todorov, soit en reportant sa revanche au-delà des frontières ? Et pourtant, Laclos, dans son discours de 1783 sur les femmes, nous donne clairement les raisons de l’échec d’une rébellion féminine à la fois solitaire, impitoyable, orgueilleuse, et entièrement prise dans la logique d’une société injustement inégalitaire. Or, si la société est injustement inégalitaire au profit des hommes, comment Mme de Merteuil, qui cherche désespérément à s’y faire une place interdite à son sexe, pourrait-elle triompher ? Le dénouement montre on ne peut plus clairement que des libertins tombent, mais que le système de domination sur les femmes perdure. C’est que seul un mouvement collectif des femmes par et pour les femmes serait en mesure de le renverser. Position éminemment rousseauisante, en tout cas éminemment politique, et qui, du coup, évite de se lancer dans les spéculations d’un R. Pomeau sur le roman qui s’écrit malgré le romancier, subjugué par des héros qui battent en brèche son idéologie et le font aller à rebours de son projet.

 

Jean Goldzink, Lycée Champollion, février 2014

           

           

           

02/12/2013

Erec et Enide : une parabole nuptiale



[Ce texte est celui d'un exposé prononcé par Gilles Negrello, professeur en hypokhâgne au Lycée Champollion de Grenoble, devant les étudiants de l'option Lettres de la khâgne Lyon de cet établissement le 14 novembre 2013. Je remercie l'auteur d'en avoir autorisé la publication sur ce blog. G.B. ]


Érec et Énide, une parabole nuptiale

Gilles Negrello

 

Introduction

Le premier roman de Chrétien de Troyes est une parabole sur le mariage, c’est-à-dire un récit qui comporte une dimension allégorique : l’histoire du couple exemplaire formé par les deux héros du roman représente symboliquement l’essence et le destin de tout couple marié. C’est en même temps une apologie du mariage d’amour, implicitement tournée contre le mythe de Tristan et Yseut.

 

I. Le plan du roman[1]

 

Les trois grandes étapes du roman correspondent aux trois phases archétypales des relations à l’intérieur du couple :

 

1°) Première étape, idyllique : la rencontre, les fiançailles, les noces et la lune de miel

L’épisode qui forme l’ouverture du roman a une dimension symbolique : la chasse au blanc cerf est une allégorie du désir, c’est une poursuite érotique (comme l’indique la coutume attachée à cette chasse : à son issue, le roi doit embrasser la plus belle jeune fille de la cour).

L’épisode de la coutume de l’épervier sur la branche, qui est symétrique du précédent (seule la plus belle jeune fille peut aller chercher l’oiseau de proie posé sur une perche au centre de la ville), est lui aussi symbolique, mais cette fois-ci plutôt du désir féminin. L’oiseau obtenu par Énide au terme de l’épreuve, cet animal noble qui est jeune et beau et qu’elle nourrit en le portant sur son bras, symbolise Érec lui-même, l’homme dont elle a fait la conquête. Voir la scène où Érec, vainqueur d’Ydier, est reçu chez le comte de Laluth (qui est l’oncle d’Énide) accompagné par Énide qui porte l’épervier sur son poing, v. 1294-1315.

Dans cette première partie, l’amour tout neuf entre les deux jeunes gens illumine tous les événements, qui se déroulent comme dans un rêve : Énide est emmenée par Érec à la cour d’Arthur ; c’est elle qui reçoit le baiser du roi, concluant la coutume de la chasse au blanc cerf ; la reine lui donne ses propres robes pour la vêtir somptueusement ; le mariage est une fête somptueuse ; il est suivi du tournoi de Danebroc, dont Érec sort vainqueur ; et la fête continue autour du jeune couple princier lorsque celui-ci fait son entrée dans Carrant, la ville du roi Lac, sur laquelle ils sont destinés à régner un jour.

 

2°) Deuxième partie, dramatique : le déchirement du couple, l’incompréhension entre les époux, le temps des épreuves

La déchirure au sein du couple se produit au lit, comme pour indiquer que la sexualité est le lieu d’un malentendu entre le jeune homme et la jeune femme, dont les attentes par rapport au plaisir ne sont pas les mêmes. Mais la dissension qui éclate au moment où Érec surprend son épouse qui soupire en pleurant : « Con mar i fus » n’est pas seulement de nature sexuelle. Ce qui se joue, apparemment, c’est que l’épouse est plus sensible à l’image sociale du couple que l’époux, qui n’y recherche d’abord qu’une dyade autarcique.

Le héros met alors en place un dispositif qui ressemble à un rituel pour se mettre à l’épreuve, lui et sa femme : elle devra chevaucher devant lui, à l’aventure, avec interdiction de lui adresser la parole, même pour l’avertir des dangers qui surviennent. Cette interdiction de parler symbolise l’incommunicabilité qui s’est instaurée dans le couple, ou bien qui était déjà là, du fait des attentes divergentes de l’homme et de la femme, et qui va devoir être surmontée par le fait même de traverser ensemble une série d’épreuves, qui symbolisent les épreuves de la vie.

Cette partie du roman représente aussi l’expérience d’une impasse du désir au sein du couple, et du dépassement de cette impasse : c’est en exposant sa femme au désir des autres hommes (le comte Galoain et le comte Oringles de Limors, qui tous deux tombent amoureux d’Énide et tentent de la prendre à Érec) que l’époux finit par retrouver tout son amour pour elle, au terme des épreuves. Voir le passage de la réconciliation, au moment où les deux héros s’enfuient du château du comte de Limors, v. 4911-4932.

 

3°) Troisième partie : l’accomplissement du couple et son insertion dans la société ; le passage de la jeunesse à la maturité

Le temps des épreuves prend fin au moment où c’est Énide qui sauve la vie d’Érec en intervenant lors du duel contre Guivret le Petit qui, n’ayant pas reconnu son ami, l’a culbuté de son cheval alors qu’il est déjà gravement blessé. Érec guérit de ses blessures (symboliques ?) grâce aux soins des sœurs de Guivret et se remet en route, accompagné désormais de ce compagnon et de ses hommes (alors que précédemment, il avait insisté auprès de son père, qui s’opposait à ce projet, pour partir à l’aventure sans escorte, seul avec sa femme) : c’est un premier indice de l’insertion du couple dans un ordre social.

C’est accompagné par Guivret qu’Érec arrive à Brandigan, le château du roi Évrain, et y affronte la coutume de la Joie de la Cour. Cet épisode conclusif illustre le soin apporté par le romancier à la « conjointure » : le couple formé par Mabonagrain et son amie est en effet un double de celui d’Érec et Énide et leur enfermement dans le jardin clos d’un paradis à deux, à l’écart de la cité, figure à la fin du roman ce qui aurait pu arriver au couple éponyme au début, si la faille de la mésentente n’avait poussé le jeune couple à quitter la ville de Carrant pour se lancer à l’aventure. Cette symétrie est soulignée, dans le texte, par les liens familiaux qui sont révélés entre les deux couples : Mabonagrain a été élevé à la cour du roi Lac en même temps qu’Érec et l’amie de Mabonagrain est la cousine d’Énide (leurs pères sont frères).

La coutume de la Joie de la Cour consiste à sortir un couple (formé par un chevalier et une pucelle) de la clôture au sein de laquelle il s’est volontairement enfermé dans une solitude à deux et à lui faire réintégrer la société. L’épisode représente donc symboliquement la dernière étape du « roman d’apprentissage » des jeunes époux et il est à ce titre remarquable qu’il précède leur retour à la cour d’Arthur (retour qui signifie la réinsertion dans la communauté, dans la société régulière), bientôt suivi de l’annonce de la mort du roi Lac, père d’Érec. Le couronnement d’Érec marque l’accession au trône du couple princier, ce qui représente la sortie de la jeunesse et l’installation dans l’âge adulte avec ses caractéristiques de stabilité géographique et de responsabilité sociale. En même temps, le couple quitte la communauté des jeunes gens que représente la cour d’Arthur : les cérémonies du couronnement ont lieu à Nantes, avant que le couple royal quitte le royaume de Logres pour aller régner sur sa terre d’Outre-Galles.

 

Conclusion partielle : La « conjointure », c’est-à-dire l’organisation, la structure du roman, transforme en profondeur le conte d’aventure en surimposant à la suite des péripéties un sens moral, universel : Érec et Énide est une parabole sur le passage de la jeunesse à l’âge adulte par le biais de l’institution du mariage.

 

II. Un enseignement sur les dimensions ethnologique et psychologique du mariage

 

A. Dimension ethnologique : l’exogamie

 

Il est remarquable qu’Érec ne tombe pas amoureux d’une jeune fille de son milieu, mais d’une jeune fille

- étrangère à la cour d’Arthur (elle habite une ville, Laluth, où l’on arrive en suivant un chevalier accompagné d’un nain, donc un lieu situé dans l’Autre Monde) ;

- d’un rang social différent du sien : même si la famille d’Énide est noble (elle est la nièce du comte de Laluth), son père a perdu ses biens et son rang à la guerre et le roman insiste sur la pauvreté de la jeune fille, habillée de vêtement troués et réduite à travailler dans un atelier.

Or, le fait de ramener cette jeune fille d’une autre région à Caradigan va apporter une solution aux tensions créées au sein de la société arthurienne par la coutume du blanc cerf, tensions qui illustrent le phénomène de la rivalité mimétique (René Girard) entre membres d’une même société et d’un même milieu : à l’issue de la chasse au blanc cerf, le roi doit donner un baiser à la plus belle jeune fille ; mais tous ses chevaliers prétendent que leur amie est la plus belle et les rivalités menacent de déboucher sur une guerre de tous contre tous (v. 285-298). Arthur sollicite l’aide de son neveu Gauvain pour résoudre la crise ; le conseil du roi se réunit pour en débattre ; c’est Guenièvre qui, venant raconter l’épisode du nain au fouet, obtient un apaisement provisoire, en faisant approuver un délai de trois jours, en attendant le retour d’Érec.

Le retour de celui-ci, accompagné d’Énide dans son « blanc chainse », va mettre tout le monde d’accord et permettre de clôturer la coutume du blanc cerf – ce qui signifie que dans la poursuite du désir, la rivalité mimétique engendre des tensions qui menacent le groupe d’éclatement et que le mariage, fondé sur l’exogamie (aller chercher une femme en-dehors du groupe) permet d’apaiser ces tensions en introduisant de l’altérité dans l’identité. Le trophée de la chasse au blanc cerf est décerné à Énide, sur proposition de la reine, dans des termes qui insistent sur l’importance de l’exogamie : v. 1760-1772.

 

B. Dimension psychologique et psychanalytique

 

Le roman contient des observations très fines sur le mariage, notamment sur la relation aux parents et sur l’économie du désir. Chrétien a de toute évidence pressenti ce que Freud appellera le complexe d’Œdipe, à savoir que les sentiments à l’égard du conjoint (ou du partenaire) prolongent l’expérience affective de la relation de l’enfant au couple formé par ses parents.

 

1°) La relation entre père et fille

On devine un schéma à la Peau d’Âne dans la survalorisation par son père, Liconal, de la beauté d’Énide : aucun prétendant n’est digne d’épouser sa fille si belle, qu’il garde donc auprès de lui en attendant l’improbable demande en mariage venue d’un comte ou d’un roi (v. 517-546).

Pour pouvoir épouser Énide, Érec va devoir remplacer le père déchu (par la pauvreté ; en fait par l’âge) : il va revêtir les armes de Liconal pour affronter Ydier (v. 708-726).

On peut faire l’hypothèse que la déception d’Énide au début de son mariage est liée au fait qu’elle a épousé un jeune homme pour que celui-ci remplace le père dans un rôle actif et conquérant (l’exercice des armes) et qu’elle supporte mal de voir son mari inactif (endormi après l’amour).

 

2°) Le désir œdipien du jeune homme

Il n’est pas question de la mère d’Érec dans le roman, mais on peut considérer que la reine est une figure maternelle substitutive. Au début du roman, sans que le fait ne soit expliqué, Érec est resté à l’écart des autres chevaliers qui participent à la chasse au blanc cerf, pour tenir compagnie à Guenièvre : il y a là l’indice d’un attachement particulier à la figure maternelle. Autre comportement curieux : quand il ramène sa fiancée à la cour d’Arthur, Érec tient à la présenter dans sa tenue misérable (ce qui paraît inconvenant) et refuse que la cousine d’Énide lui donnent de beaux vêtements : c’est qu’il tient à ce qu’elle reçoive sa robe des mains de Guenièvre. Énide va donc être habillée avec les vêtements mêmes de Genièvre, comme si l’épouser était pour le héros une façon d’épouser la reine/la mère par substitution.

La fin du roman coïncide avec le moment où Érec prend la place de son père, le roi Lac, qui est mort : c’est un complexe d’Œdipe réussi, contrairement à l’histoire du roi de Thèbes, qui illustre un trouble dans la succession des générations.

 

3°) L’économie du désir

Ce que la crise du couple révèle, à partir de la parole « Con mar i fus », c’est que l’homme souffre de se sentir mésestimé par sa femme, malgré tous les exploits qu’il a accomplis. C’est le grief qui revient dans la bouche d’Érec chaque fois qu’il reproche à Énide de lui avoir adressé la parole, malgré l’interdiction qu’il lui avait faite, pour l’avertir du danger (cf. v. 2845, 2997, 3559 : c’est un leitmotiv). Érec est long à se rassurer sur ce point et il lui faut frôler la mort pour parvenir à se convaincre qu’il n’est pas rabaissé dans le regard de son épouse. Les reproches d’Érec peuvent paraître infondés, pourtant Énide ne remet jamais en cause sa propre responsabilité dans la crise que traverse son couple. C’est qu’en effet, dans le schéma œdipien, l’époux ne pourra jamais atteindre l’image de la masculinité que son épouse s’était forgée, enfant, en admirant son père qui lui paraissait immense et invincible. L’épouse sera donc toujours déçue, secrètement, par les insuffisances de son mari, et celui-ci percevra douloureusement ce reproche muet de n’être pas à la hauteur. D’où un fonctionnement pervers du couple, qui conduit l’homme à la démesure (ce qu’illustre le parcours d’Érec, qui va au-delà de ses forces, refusant de se reposer alors qu’il est gravement blessé, poursuivant une quête sans fin où il lui faut en faire toujours plus pour prouver on ne sait quoi) et la femme, qui se sait être secrètement à l’origine de ce processus, à la culpabilité.

 

Conclusion

Le premier roman de Chrétien de Troyes contient un enseignement moral à propos du mariage, adressé par un clerc doté d’une vaste expérience humaine (de par son rôle de confesseur ?) à la jeunesse aristocratique des deux sexes. Sous couvert de fiction Érec et Énide apprend aux jeunes nobles des deux sexes ce qu’il faut savoir avant de se marier sur : le sexe opposé, les joies du lit, les aléas du sentiment amoureux, la place de chacun dans le couple, la destination sociale de l’institution du mariage.

 

 

 

Annexe : le plan d’Érec et Énide (éd. J.-M. Fritz, Lettres gothiques, 1992)

 

* Prologue (v. 1-26)

 

* Première partie : la chasse au blanc cerf

I. La rencontre (v. 27-695)

II. Le combat pour l’épervier (v. 696-1241)

III. Énide à la cour (. 1242-1840 : « Ci fine le premerains vers. »)

 

* Deuxième partie : Le jeune époux

I. Le mariage (v. 1841-2130)

II. Le tournoi de Danebroc (v. 2131-2288)

III. La passion amoureuse (v. 2289-2760)

 

* Troisième partie : La chevauchée aventureuse

I. Les chevaliers brigands (v. 2761-3116)

II. Le comte Galoain (v. 3117-3658)

III. Guivret le Petit (v. 3659-3924)

IV. Arthur dans la forêt (v. 3925-4274)

V. Les deux géants (v. 4275-4573)

VI. Le comte de Limors (v. 4574-4932)

VII. Guivret le Petit (v. 4933-5227)

 

* Quatrième partie : la Joie de la Cour

I. Le château de Brandigan (v. 5228-5663)

II. L’épreuve (v. 5664-6402)

III. Le couronnement (v. 6403-6950)

« Explicit d’Erec et d’Enide ». »



[1] Voir annexe : le plan du roman.