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02/12/2013

Erec et Enide : une parabole nuptiale



[Ce texte est celui d'un exposé prononcé par Gilles Negrello, professeur en hypokhâgne au Lycée Champollion de Grenoble, devant les étudiants de l'option Lettres de la khâgne Lyon de cet établissement le 14 novembre 2013. Je remercie l'auteur d'en avoir autorisé la publication sur ce blog. G.B. ]


Érec et Énide, une parabole nuptiale

Gilles Negrello

 

Introduction

Le premier roman de Chrétien de Troyes est une parabole sur le mariage, c’est-à-dire un récit qui comporte une dimension allégorique : l’histoire du couple exemplaire formé par les deux héros du roman représente symboliquement l’essence et le destin de tout couple marié. C’est en même temps une apologie du mariage d’amour, implicitement tournée contre le mythe de Tristan et Yseut.

 

I. Le plan du roman[1]

 

Les trois grandes étapes du roman correspondent aux trois phases archétypales des relations à l’intérieur du couple :

 

1°) Première étape, idyllique : la rencontre, les fiançailles, les noces et la lune de miel

L’épisode qui forme l’ouverture du roman a une dimension symbolique : la chasse au blanc cerf est une allégorie du désir, c’est une poursuite érotique (comme l’indique la coutume attachée à cette chasse : à son issue, le roi doit embrasser la plus belle jeune fille de la cour).

L’épisode de la coutume de l’épervier sur la branche, qui est symétrique du précédent (seule la plus belle jeune fille peut aller chercher l’oiseau de proie posé sur une perche au centre de la ville), est lui aussi symbolique, mais cette fois-ci plutôt du désir féminin. L’oiseau obtenu par Énide au terme de l’épreuve, cet animal noble qui est jeune et beau et qu’elle nourrit en le portant sur son bras, symbolise Érec lui-même, l’homme dont elle a fait la conquête. Voir la scène où Érec, vainqueur d’Ydier, est reçu chez le comte de Laluth (qui est l’oncle d’Énide) accompagné par Énide qui porte l’épervier sur son poing, v. 1294-1315.

Dans cette première partie, l’amour tout neuf entre les deux jeunes gens illumine tous les événements, qui se déroulent comme dans un rêve : Énide est emmenée par Érec à la cour d’Arthur ; c’est elle qui reçoit le baiser du roi, concluant la coutume de la chasse au blanc cerf ; la reine lui donne ses propres robes pour la vêtir somptueusement ; le mariage est une fête somptueuse ; il est suivi du tournoi de Danebroc, dont Érec sort vainqueur ; et la fête continue autour du jeune couple princier lorsque celui-ci fait son entrée dans Carrant, la ville du roi Lac, sur laquelle ils sont destinés à régner un jour.

 

2°) Deuxième partie, dramatique : le déchirement du couple, l’incompréhension entre les époux, le temps des épreuves

La déchirure au sein du couple se produit au lit, comme pour indiquer que la sexualité est le lieu d’un malentendu entre le jeune homme et la jeune femme, dont les attentes par rapport au plaisir ne sont pas les mêmes. Mais la dissension qui éclate au moment où Érec surprend son épouse qui soupire en pleurant : « Con mar i fus » n’est pas seulement de nature sexuelle. Ce qui se joue, apparemment, c’est que l’épouse est plus sensible à l’image sociale du couple que l’époux, qui n’y recherche d’abord qu’une dyade autarcique.

Le héros met alors en place un dispositif qui ressemble à un rituel pour se mettre à l’épreuve, lui et sa femme : elle devra chevaucher devant lui, à l’aventure, avec interdiction de lui adresser la parole, même pour l’avertir des dangers qui surviennent. Cette interdiction de parler symbolise l’incommunicabilité qui s’est instaurée dans le couple, ou bien qui était déjà là, du fait des attentes divergentes de l’homme et de la femme, et qui va devoir être surmontée par le fait même de traverser ensemble une série d’épreuves, qui symbolisent les épreuves de la vie.

Cette partie du roman représente aussi l’expérience d’une impasse du désir au sein du couple, et du dépassement de cette impasse : c’est en exposant sa femme au désir des autres hommes (le comte Galoain et le comte Oringles de Limors, qui tous deux tombent amoureux d’Énide et tentent de la prendre à Érec) que l’époux finit par retrouver tout son amour pour elle, au terme des épreuves. Voir le passage de la réconciliation, au moment où les deux héros s’enfuient du château du comte de Limors, v. 4911-4932.

 

3°) Troisième partie : l’accomplissement du couple et son insertion dans la société ; le passage de la jeunesse à la maturité

Le temps des épreuves prend fin au moment où c’est Énide qui sauve la vie d’Érec en intervenant lors du duel contre Guivret le Petit qui, n’ayant pas reconnu son ami, l’a culbuté de son cheval alors qu’il est déjà gravement blessé. Érec guérit de ses blessures (symboliques ?) grâce aux soins des sœurs de Guivret et se remet en route, accompagné désormais de ce compagnon et de ses hommes (alors que précédemment, il avait insisté auprès de son père, qui s’opposait à ce projet, pour partir à l’aventure sans escorte, seul avec sa femme) : c’est un premier indice de l’insertion du couple dans un ordre social.

C’est accompagné par Guivret qu’Érec arrive à Brandigan, le château du roi Évrain, et y affronte la coutume de la Joie de la Cour. Cet épisode conclusif illustre le soin apporté par le romancier à la « conjointure » : le couple formé par Mabonagrain et son amie est en effet un double de celui d’Érec et Énide et leur enfermement dans le jardin clos d’un paradis à deux, à l’écart de la cité, figure à la fin du roman ce qui aurait pu arriver au couple éponyme au début, si la faille de la mésentente n’avait poussé le jeune couple à quitter la ville de Carrant pour se lancer à l’aventure. Cette symétrie est soulignée, dans le texte, par les liens familiaux qui sont révélés entre les deux couples : Mabonagrain a été élevé à la cour du roi Lac en même temps qu’Érec et l’amie de Mabonagrain est la cousine d’Énide (leurs pères sont frères).

La coutume de la Joie de la Cour consiste à sortir un couple (formé par un chevalier et une pucelle) de la clôture au sein de laquelle il s’est volontairement enfermé dans une solitude à deux et à lui faire réintégrer la société. L’épisode représente donc symboliquement la dernière étape du « roman d’apprentissage » des jeunes époux et il est à ce titre remarquable qu’il précède leur retour à la cour d’Arthur (retour qui signifie la réinsertion dans la communauté, dans la société régulière), bientôt suivi de l’annonce de la mort du roi Lac, père d’Érec. Le couronnement d’Érec marque l’accession au trône du couple princier, ce qui représente la sortie de la jeunesse et l’installation dans l’âge adulte avec ses caractéristiques de stabilité géographique et de responsabilité sociale. En même temps, le couple quitte la communauté des jeunes gens que représente la cour d’Arthur : les cérémonies du couronnement ont lieu à Nantes, avant que le couple royal quitte le royaume de Logres pour aller régner sur sa terre d’Outre-Galles.

 

Conclusion partielle : La « conjointure », c’est-à-dire l’organisation, la structure du roman, transforme en profondeur le conte d’aventure en surimposant à la suite des péripéties un sens moral, universel : Érec et Énide est une parabole sur le passage de la jeunesse à l’âge adulte par le biais de l’institution du mariage.

 

II. Un enseignement sur les dimensions ethnologique et psychologique du mariage

 

A. Dimension ethnologique : l’exogamie

 

Il est remarquable qu’Érec ne tombe pas amoureux d’une jeune fille de son milieu, mais d’une jeune fille

- étrangère à la cour d’Arthur (elle habite une ville, Laluth, où l’on arrive en suivant un chevalier accompagné d’un nain, donc un lieu situé dans l’Autre Monde) ;

- d’un rang social différent du sien : même si la famille d’Énide est noble (elle est la nièce du comte de Laluth), son père a perdu ses biens et son rang à la guerre et le roman insiste sur la pauvreté de la jeune fille, habillée de vêtement troués et réduite à travailler dans un atelier.

Or, le fait de ramener cette jeune fille d’une autre région à Caradigan va apporter une solution aux tensions créées au sein de la société arthurienne par la coutume du blanc cerf, tensions qui illustrent le phénomène de la rivalité mimétique (René Girard) entre membres d’une même société et d’un même milieu : à l’issue de la chasse au blanc cerf, le roi doit donner un baiser à la plus belle jeune fille ; mais tous ses chevaliers prétendent que leur amie est la plus belle et les rivalités menacent de déboucher sur une guerre de tous contre tous (v. 285-298). Arthur sollicite l’aide de son neveu Gauvain pour résoudre la crise ; le conseil du roi se réunit pour en débattre ; c’est Guenièvre qui, venant raconter l’épisode du nain au fouet, obtient un apaisement provisoire, en faisant approuver un délai de trois jours, en attendant le retour d’Érec.

Le retour de celui-ci, accompagné d’Énide dans son « blanc chainse », va mettre tout le monde d’accord et permettre de clôturer la coutume du blanc cerf – ce qui signifie que dans la poursuite du désir, la rivalité mimétique engendre des tensions qui menacent le groupe d’éclatement et que le mariage, fondé sur l’exogamie (aller chercher une femme en-dehors du groupe) permet d’apaiser ces tensions en introduisant de l’altérité dans l’identité. Le trophée de la chasse au blanc cerf est décerné à Énide, sur proposition de la reine, dans des termes qui insistent sur l’importance de l’exogamie : v. 1760-1772.

 

B. Dimension psychologique et psychanalytique

 

Le roman contient des observations très fines sur le mariage, notamment sur la relation aux parents et sur l’économie du désir. Chrétien a de toute évidence pressenti ce que Freud appellera le complexe d’Œdipe, à savoir que les sentiments à l’égard du conjoint (ou du partenaire) prolongent l’expérience affective de la relation de l’enfant au couple formé par ses parents.

 

1°) La relation entre père et fille

On devine un schéma à la Peau d’Âne dans la survalorisation par son père, Liconal, de la beauté d’Énide : aucun prétendant n’est digne d’épouser sa fille si belle, qu’il garde donc auprès de lui en attendant l’improbable demande en mariage venue d’un comte ou d’un roi (v. 517-546).

Pour pouvoir épouser Énide, Érec va devoir remplacer le père déchu (par la pauvreté ; en fait par l’âge) : il va revêtir les armes de Liconal pour affronter Ydier (v. 708-726).

On peut faire l’hypothèse que la déception d’Énide au début de son mariage est liée au fait qu’elle a épousé un jeune homme pour que celui-ci remplace le père dans un rôle actif et conquérant (l’exercice des armes) et qu’elle supporte mal de voir son mari inactif (endormi après l’amour).

 

2°) Le désir œdipien du jeune homme

Il n’est pas question de la mère d’Érec dans le roman, mais on peut considérer que la reine est une figure maternelle substitutive. Au début du roman, sans que le fait ne soit expliqué, Érec est resté à l’écart des autres chevaliers qui participent à la chasse au blanc cerf, pour tenir compagnie à Guenièvre : il y a là l’indice d’un attachement particulier à la figure maternelle. Autre comportement curieux : quand il ramène sa fiancée à la cour d’Arthur, Érec tient à la présenter dans sa tenue misérable (ce qui paraît inconvenant) et refuse que la cousine d’Énide lui donnent de beaux vêtements : c’est qu’il tient à ce qu’elle reçoive sa robe des mains de Guenièvre. Énide va donc être habillée avec les vêtements mêmes de Genièvre, comme si l’épouser était pour le héros une façon d’épouser la reine/la mère par substitution.

La fin du roman coïncide avec le moment où Érec prend la place de son père, le roi Lac, qui est mort : c’est un complexe d’Œdipe réussi, contrairement à l’histoire du roi de Thèbes, qui illustre un trouble dans la succession des générations.

 

3°) L’économie du désir

Ce que la crise du couple révèle, à partir de la parole « Con mar i fus », c’est que l’homme souffre de se sentir mésestimé par sa femme, malgré tous les exploits qu’il a accomplis. C’est le grief qui revient dans la bouche d’Érec chaque fois qu’il reproche à Énide de lui avoir adressé la parole, malgré l’interdiction qu’il lui avait faite, pour l’avertir du danger (cf. v. 2845, 2997, 3559 : c’est un leitmotiv). Érec est long à se rassurer sur ce point et il lui faut frôler la mort pour parvenir à se convaincre qu’il n’est pas rabaissé dans le regard de son épouse. Les reproches d’Érec peuvent paraître infondés, pourtant Énide ne remet jamais en cause sa propre responsabilité dans la crise que traverse son couple. C’est qu’en effet, dans le schéma œdipien, l’époux ne pourra jamais atteindre l’image de la masculinité que son épouse s’était forgée, enfant, en admirant son père qui lui paraissait immense et invincible. L’épouse sera donc toujours déçue, secrètement, par les insuffisances de son mari, et celui-ci percevra douloureusement ce reproche muet de n’être pas à la hauteur. D’où un fonctionnement pervers du couple, qui conduit l’homme à la démesure (ce qu’illustre le parcours d’Érec, qui va au-delà de ses forces, refusant de se reposer alors qu’il est gravement blessé, poursuivant une quête sans fin où il lui faut en faire toujours plus pour prouver on ne sait quoi) et la femme, qui se sait être secrètement à l’origine de ce processus, à la culpabilité.

 

Conclusion

Le premier roman de Chrétien de Troyes contient un enseignement moral à propos du mariage, adressé par un clerc doté d’une vaste expérience humaine (de par son rôle de confesseur ?) à la jeunesse aristocratique des deux sexes. Sous couvert de fiction Érec et Énide apprend aux jeunes nobles des deux sexes ce qu’il faut savoir avant de se marier sur : le sexe opposé, les joies du lit, les aléas du sentiment amoureux, la place de chacun dans le couple, la destination sociale de l’institution du mariage.

 

 

 

Annexe : le plan d’Érec et Énide (éd. J.-M. Fritz, Lettres gothiques, 1992)

 

* Prologue (v. 1-26)

 

* Première partie : la chasse au blanc cerf

I. La rencontre (v. 27-695)

II. Le combat pour l’épervier (v. 696-1241)

III. Énide à la cour (. 1242-1840 : « Ci fine le premerains vers. »)

 

* Deuxième partie : Le jeune époux

I. Le mariage (v. 1841-2130)

II. Le tournoi de Danebroc (v. 2131-2288)

III. La passion amoureuse (v. 2289-2760)

 

* Troisième partie : La chevauchée aventureuse

I. Les chevaliers brigands (v. 2761-3116)

II. Le comte Galoain (v. 3117-3658)

III. Guivret le Petit (v. 3659-3924)

IV. Arthur dans la forêt (v. 3925-4274)

V. Les deux géants (v. 4275-4573)

VI. Le comte de Limors (v. 4574-4932)

VII. Guivret le Petit (v. 4933-5227)

 

* Quatrième partie : la Joie de la Cour

I. Le château de Brandigan (v. 5228-5663)

II. L’épreuve (v. 5664-6402)

III. Le couronnement (v. 6403-6950)

« Explicit d’Erec et d’Enide ». »



[1] Voir annexe : le plan du roman.

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