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11/09/2012

L'Heptaméron : typologie des personnages + éléments de narratologie

G. Barthèlemy  Kh Ulm année universitaire 2012-13

 

 

EBAUCHES DE TYPOLOGIE DES DEVISANTS DANS L’HEPTAMERON

                + COMMENT ABORDER CES RECITS ET LA QUESTION DE LEUR FONCTION

(d'après « L’Heptaméron », coll. Clefs Concours, Atlande , 2005)

 

Pour voir se dessiner le caractère des devisants, il faut prêter attention non seulement à leur mode d'irruption dans le récit, au moment du prologue (c'est bien d'une irruption qu'il s'agit avec un personnage comme Geburon, qui entre en l'église "tout en chemise, fuyant comme si quelcun le chassoit, cryant à l'ayde",), mais également au choix qu'ils font des récits, à la façon dont ils les construisent, à leurs interventions enfin dans les débats : réactions "à chaud" à l'histoire qu'ils viennent d'entendre, lectures qu'ils font des événements et des personnages, expressions de leurs convictions et de leurs sentiments profonds

La communauté fondée à Serrante a quelque chose d'une utopie : lieu clos et coupé du monde, abolition des inégalités sociales et sexuelles — "A ce jeu sommes tous égaux", dit Hircan, mais il est vrai que les serviteurs ont opportunément disparu, comme le fait remarquer Ennasuite  —, vie communautaire, rythme de vie délibérément choisi. À bien des égards, on n'est pas très loin de Thélème et sans doute faut-il lire les chapitres de Gargantua pour mieux comprendre ce qui se joue à Serrante : les thélémites eux-mêmes sont hommes et femmes bien nés.  

Le monastère de Nostre-Dame de Serrante, coupé du monde par la crue du Gave, n'est-il pas, à bien des égards, ce "refuge et bastille" où Oisille prêche l'Évangile "en sens agile", où l'on exprime ses idées "par voix, et par  rolle » et où la simplicité du style est une vertu? Ce caractère utopique semble inviter les personnages de l'Heptaméron à faire le choix d'une nouvelle vie à partir d'une expérience religieuse fondamentale, et le fait qu'ils se donnent à eux-mêmes la parole évoque une vie communautaire idéale: cinq hommes font face à cinq femmes.

 Sur ce chemin spirituel où les guide Oisille, chacun s'achemine avec son tempérament propre. Géburon, homme âgé et plein de bon sens,  Simontault expansif et sympathique, Saffredent inquiétant et profondément subversif , Hircan volontiers perturbateur, qui contribue plus que tout autre à l'animation des débats, Parlamente à la fois sérieuse (Saffredent loue "son bon sens", prologue de la 3e journée) et gaie, Longarine pleine de charme et d'intelligence, chez qui le désir de s’amuser est indissociable de celui de moraliser (au sens positif du terme), Nomerfide très jeune et gaie, Ennasuite susceptible, impulsive et souvent mordante, qui joue un peu le rôle ingrat de la mal-aimée (voir annonce de la N61), enfin une Oisille qui a gardé, malgré son âge, toute sa fraîcheur d'esprit. Notons ce beau portrait moral, issu du débat de la N22, de cette femme pleine d’une saine gravité : "une dame sage et non moins sobre à dire le mal, que prompte à exalter et publier le bien qu'elle congnoissoit en autruy".

Mais on pourrait  aussi dire que Longarine est une jeune femme belle et charmante, d'un caractère alerte et passionné, marquée par  une  synthèse harmonieuse de vivacité, d'intelligence et de sincérité ; que Geburon est  un homme plein d'expérience et de savoir-vivre, tandis qu'Oisille a un jugement rapide et assuré, et surtout une certaine hauteur de vue (qui se reflète dans son goût pour la réflexion morale). Aussi inspire-t-elle le respect à ses compagnons, tout particulièrement aux femmes à qui, selon le mot de Parlamente, elle tient lieu de mère ; elle manifeste une piété sincère, évangélique, intégrale, est douée d'un détachement et d'un bon sens qui n'est pas le fort des autres devisants ; en dépit de son penchant à la moralisation, elle aussi se laisse entraîner par le plaisir de raconter et d'écouter des histoires.

                On ajoutera que les personnages, loin de correspondre à des types dans lesquels ils se laisseraient définir, sont complexes  et présentent des facettes diverses, voire contradictoires : Hircan, qu'on serait tenté d'identifier par sa gaillardise et sa misogynie,  se fait une spécialité de dire du mal des femmes comme le lui fait remarquer Oisille, débat N18, et va souvent très loin dans la provocation envers les dames qui l'écoutent  ("C'est grande chose, dist Hircan, que, en quelque sorte que ce soit, il fault tousjours que les femmes facent mal", N65, débat), tient par ailleurs des propos évangéliques qui montrent qu'il partage la foi de son épouse et s'en remet à la grâce de Dieu ; il conclut l'histoire d'inceste de la N30 par des propos édifiants qui montrent de lui un autre visage : "Voylà, mes dames, comme il en prent à celles"... (N30, débat). À l'inverse, un personnage connu pour son bon sens, tel Geburon, peut saillir "hors de [sa] bonne coustume, pour [se] rendre de l'opinion de [ses] compaignons" et tenir des propos contre les femmes (N68, débat). C'est à cela aussi que tient la vérité de personnages, qui font l'effet d'être bien vivants : ils ne sont pas forcément d'humeur égale et montrent d'eux-mêmes des visages ondoyants et divers : "Moy à cette heure et moy tantost sommes bien deux", dira Montaigne (Essais, III, 9), et l'on peut vérifier cet adage à suivre le cheminement de nos devisants-conteurs.

Les devisants prennent plaisir au jeu des contes et de la conversation, mais ils n'en sont pas moins attentifs, souvent profonds dans leurs remarques ; ils se soumettent volontiers aux leçons d'Oisille. Les controverses vont bon train entre devisants masculins et féminins sur la question de l'amour et du mariage, notamment au sein du couple marié que forment Hircan et Parlamente. Des groupes de pensée se forment entre les devisants : Parlamente, Nomerfide soutenues par Dagoucin, survivant de l'amour transi, vont s'opposer au camp du libertinage incarné par Hircan et Saffredent, défenseurs du plaisir et adeptes d'une conception naturaliste sinon gauloise de l'amour. C'est bien sûr l'amour et l'art d'aimer que les points de vue sont les plus divergents : pour Longarine, qui montre ainsi son caractère passionné, mieux vaut mourir que de vivre avec un époux déloyal (N37, débat), et sa position sur la question est d'une grande exigence (par exemple N69, débat) ; Parlamente, qui édifie une morale de l'amour honnête, souligne les divergences entre hommes et femmes sur la façon de concevoir et de vivre le désir et le sentiment amoureux (débat N21). Hircan, Saffredent et Simontault font l'apologie de l'amour sensuel ; Saffredent, en particulier, fait l’éloge de la nature en citant par exemple Jean De Meung : que chacun, conseille-t-il, suive son naturel, et il allègue "la vielle du Romant de la Roze, laquelle dict : `Nous sommes faictz, beaulx filz, sans doubtes,/Toutes pour tous, et tous pour toutes." (N9, débat) ; il cite également maistre Jehan de Mehun dans le débat de la N29 ; on notera qu'une 3e référence à Jean de Meung est placée cette fois, et de façon plus inattendue, dans la bouche de Longarine qui s'évertue à conquérir la bienveillance de son auditoire sur le "mensonge, hypocrisie et fiction" dont elle va montrer la pratique chez un jeune prince (annonce de la N25). Dans cette extrême diversité d'opinions et d'interprétations, on repère toutefois quelques points  d' accord - la condamnation est unanime de l'hypocrisie des cordeliers mais les sentiments peuvent aller de l'horreur viscérale (Nomerfide, N22, débat) à une position parfois plus mesurée (Oisille, ibid.) ; Hircan et Parlamente  s'accordent sur l'idée de la fragilité humaine et sur la nécessité pour chacun de se confronter à sa propre faiblesse, de mettre sa confiance en Dieu.

Les groupes d'autre part évoluent au fil des discussions ; Geburon est un personnage particulièrement intéressant à cet égard : il n'est pas toujours là où le ferait attendre sa figure d'homme âgé et raisonnable et oscille volontiers entre le sérieux du discours et le rire joyeux que symbolise Nomerfide, il ne prend véritablement parti ni pour le camp des hommes ni pour celui des femmes (contre lesquelles il peut, lui aussi, tenir des propos misogynes). Oisille, qui joue clairement un rôle de guide moral, occupe une place croissante dans les débats ; les devisants semblent se ranger de plus en plus volontiers à ses propos, l'assiduité et l' attention grandissent, quand elle  prend la parole et les conduit sur les chemins le la sagesse et de la foi.  On observera enfin que les dames et gentilshommes  s’entendent tacitement pour maintenir ces discussions, que nul projet précis n'a mis en place et qui constituent cependant à bien des égards le moteur de l’entreprise.

 

STRUCTURE ET TECHNIQUE DES RÉCITS

Outils d'analyse

Pour naviguer aisément dans la diversité des récits de notre corpus, il est nécessaire et commode (mais pas suffisant !) d'élaborer une grille de lecture formalisée. On pourra se poser, sur chaque unité que constitue la nouvelle suivie de son débat, les questions suivantes:

La longueur (en nombre de pages) du conte, du débat.

Le locuteur: qui raconte l'histoire, comment s'est opéré le don de voix ? Qui intervient dans les débats?

La perspective du récit : qui voit ? quel est le personnage dont le point de vue oriente la perspective narrative? Ce point de vue est-il unique tout au long du récit ou y a-t-il un changement de point de vue?

Motif(s) de la nouvelle, sujet(s) du débat ? Et toutes sortes de questions subsidiaires du type : a-t-on affaire à une représentation du vice ou de la vertu, et sur quel mode?

Schéma structurel du récit:

quel en le principe de construction ? Plusieurs possibilités, parmi lesquelles : la mise à l'épreuve, le secret (ou le mensonge) et son pendant: la révélation, l'antithèse, le conflit (externe : entre des personnages, ou interne: dilemme), la tromperie (et l'une de ses variantes, le trompeur trompé), le bon tour, la vengeance, le quiproquo au lit (c'est le cas des N8, 14, 23, 30, 48).

Y a-t-il des phénomènes de répétition dans la construction de l'intrigue ? (dans la N21, par exemple, on peut mettre en valeur la répétition du camouflage échoué).

Traitement du temps et de l'espace ;

modalités de l'incipit et de l'excipit.

Ton (tragique, pathétique, comique...) de la nouvelle ?

Climat du débat (convivialité ou tensions) ? atmosphère d'entente ou de conflit ("colère", "querelle"?).

Fonctions des récits ? (voir infra).

Effet(s) du récit sur les devisants : larmes ou rire ? débat ou consensus ?

Toutes ces questions, plus ou moins opératoires selon les histoires, pourront nous convaincre, s'il en était besoin, de l'extrême diversité des manières de conter de Marguerite de Navarre.

FONCTIONS DES RECITS

On peut recourir à une analyse des fonctions des nouvelles de l'Heptaméron et en dégager une grille de lecture  permettant d'interroger les différents récits dont on devra faire l'explication; on peut dégager les quatre fonctions suivantes : fonctions émotive, empirico-cognitive, probatoire et sociorelationnelle.

La fonction émotive peut-être rapprochée du plaisir esthétique mais s'y ajoutent des affects d'ordre moral : le récit fait rire ou pleurer, suscite l'amusement ou la compassion; la frayeur, l'admiration ou l'horreur à l'égard des personnages ; il produit, grâce aux péripéties et rebondissements de l'action un plaisir spécifiquement littéraire. Parmi les procédés qui relèvent de cette fonction, on peut faire un sort particulier à la rhétorique du pathos à laquelle les devisants ont souvent recours ; la comparaison entre la N70 et son modèle médiéval fait ressortir de nombreux ajouts relevant d'une écriture pathétique.

Les nouvelles remplissent une fonction empirico-cognitive puisqu'elles relatent des histoires toujours « véritables » selon la règle édictée dans le prologue ; en hommes et femmes de la Renaissance, les gentilshommes et les dames réunis à Sarrance sont avides de découvrir les mille facettes du monde qui les entoure et de plonger dans l'extrême diversité des cas humains. S'ils connaissent, comme il arrive souvent, les  personnages dont il est fait mention, le récit leur permet d'approfondir leur vision, voire de modifier l'impression première qu'ils avaient d'une personne : ainsi Geburon, dans le débat de la N24, déclare : "Vrayement, Dagoucin, j'avois toute ma vie oye estimer la dame à qui le cas est advenu, la plus vertueuse du monde ; mais maintenant je la tiens pour la plus folle que oncques fut" (N24, débat). Ils ont d'autre part un goût affirmé pour l'inédit, le rare, l’étrange, à l'image du duc de la N70 qui "estoit le plus curieux homme du monde », avide d’ « entendre une si estrange histoire" (p. 409). Le terme d' « estrange » est fréquent soit dans des formules du type "Trouvez-vous estrange » (NI, débat) ou "Je ne trouve point estrange que [...], mais ouy bien que..," (Parlamente, N29, débat) [etc].

Pour étudier la fonction probatoire, plus  complexe et plus problématique, on doit se reporter aux  propos introductifs et conclusifs des nouvelles; L’Heptaméron adopte le dispositif textuel de la tradition du récit exemplaire, mais les devis infléchissent voire modifient radicalement la valeur pobatoire que leur avaient assignée leurs auteurs. Dans d'autres cas, la fonction probatoire de la nouvelle est donnée d'emblée  comme ambivalente : Parlamente répond à la sollicitation de Dagoucin qui lui demande une nouvelle "à l'honneur de quelque dame" par une histoire que [lui] a racontée un de [ses] amys, à la louange de l'homme du monde qu'il avait Ie plus aimé" . Cette fonction probatoire est fréquemment mise en lumière par la tendance qu'ont les auditeurs des contes à rapporter à eux-mêmes les événements racontés : "Chascune pensa en elle- même que  si la fortune leur advenoit pareille, mettraient peine de l’ensuivre en son martyre" (N2, débat). […] Certains critiques considèrent que cette fonction exemplaire est la fonction dominante des nouvelles ; c'est elle qui établit un lien entre les récits et les dialogues, et qui structure par conséquent tout l'édifice.

La fonction sociorelationnelle s’observe à partir des relations qui se tissent d’un devisant à l’autre à travers les nouvelles ; les récits sont en effet offerts, par exemple de Saffredent à Longarine, de Simontault ou Dagoucin à Parlamente, c'est-à-dire de serviteur à dame.