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16/11/2013

Pourquoi Cromwell en 1826 ? (Conférence de Gabrielle Chamarat)

[On trouvera ci-dessous la substance de la conférence prononcée par Gabrielle Chamarat devant les khâgneux du Lycée Champollion de Grenoble le 14 novembre 2013. Merci à l’auteure, spécialiste bien connue de Nerval et de Hugo, de m’avoir autorisé à la mettre en ligne sur ce blog. G.B. ]

 

Pourquoi Cromwell en 1826 ?

                        Conférence de Gabrielle Chamarat

 

 

 

Plan de la conférence

 

Question posée : Pourquoi Cromwell en 1826 ?

I/ Le principe du rapport entre événement représenté et situation politico-historique contemporaine

II/ Ss Empire et ss Restauration en France : réflexion sr sens de la Révolution centrale : idée penser Histoire co en mouvt, accueillant possibles changements fondamentaux

            1/ Temps historique non immuable >> quelle souveraineté après Révolution française ?

2/ Rapport Cromwell et Napoléon

3/ Retour à monarchie ancien régime av Charles X : partis

4/ corruption sociétét

III/  Esthétique renouvelée : idée que situation historique de l’époque doit être représentée aussi complètement que possible : complétude

            1/ Mouvts sociaux et idéologiques // individué déterminés par temps historiques et politiques où vivent et agissent

personnages, décor, objets, langage

            2/ Ensemble dramaturgique qui doit bcp à connaissance que prennent Français

-         Shakespeare

-         Scott >> théâtre historique

IV/ Complétude ds représentation passe par présence simultanée grotesque et sublime

1/ Double face du monde : non antithétique mais dialectique

2/ Fous = grotesques par définition , mais détenteurs vérité

 

 

INTRODUCTION

Question posée : pourquoi Cromwell en 1826 ?  ( pas le seul : drame de Balzac, non publié 1820 : entrée sr scène littéraire. Chez W.Scott, Dumas…)

1/ dans Préface : cas qui intéresse Hugo contrairt à vision héroïco-politique traditionnelle de Cromwell :

- homme et sa complexité : homo et vir

-  moment de sa vie qu’il choisit : non assassinant du roi…, mais fin : veut être roi

- le pourquoi de l’échec : conjurations, vaincues, mais inquiétantes ? ; mécontentement du peuple ? énigme psychologique et morale ?

2/ N’aborde pas directement ds Préface actualité de son propos : précisément rapport entre événement représenté et situation historico-politique contemporaine. Préface centrée sur modernité du drame à travers l’histoire de la littérature depuis origines.

>> C’est ce rapport dont je vais parler.

I / Le principe essentiel du rapport entre événement représenté et situation politico-historique contemporaine.

Historique :

1/-  vrai déjà du théâtre classique Ex : Cinna, honneur au roi absolu + clément : allusion aux guerres de la Fronde où roi, Louis XIII et Richelieu, doit soumettre nobles récalcitrants. Nécessité de mettre fin à la violence.

-  et + évidemment Shakespeare : drames historiques se situent pendant la guerre des 2 roses : XVe siècle : Lutte entre dynasties (Lancaster et York) qui se disputent le trône d’Angleterre. Réflexion sr souveraineté qd monarque héréditaire est indigne : incapable ou cruel. Opposition av la grandeur et la prospérité du règne d’ Elizabeth Ière à époque contemporaine.

2/-  XVIIIe Voltaire : théâtre historique : même jeu prétexte événement passé pr parler événement présent : Mahomet : intolérance islam vise intolérance Eglise catholique. Id Zaïre : Zaïre chrétienne aimée du sultan Orosmane qui qd il découvre sa religion la tue : Pièce sr l’intolérance religieuse qui vise catholiques….ETC

3/  -  Théorie + précisément développée par Sébastien Mercier, fin XVIIIe. Puis Staël et son entourage, puis B.Constant   Cf F.Naugrette (Le drame romantique, complète celui de Anne Ubersfeld)

-         + , non au théâtre mais mise au jour idée fondamentale  (Ubersfeld) par Chateaubriand : Essai sr les révolutions : révolutions du passé permettent de comprendre Révolution française.

 

 

II / sous Empire et ss Restauration en France >> réflexion sr sens de la Révolution centrale, av + fondamentalement, idée penser l’Histoire, comme en mouvement, accueillant possibles changements fondamentaux.

Cf :  + largement recentrement sur problématique historique de la littérature du XIXe : historiens ; Michelet, Quinet, Tocqueville…drame, théâtre, romans : Hugo, Balzac, Stendhal, Dumas… ; poésie Cf  Orientales : fin = Napoléon…

 1/ Révolution a montré que temps y compris historique non immuable. Passage de l’idée que monarchie semblait être régime définitivt inamovible. >> Histoire existe…y compris chgt radical de souveraineté.

>>> Pb central que pose Hugo ds la pièce : quelle souveraineté  après révolution et régicide ? République ? Dictature ? ou retour à royauté ? : toute la question de la révolution anglaise et ses suites

 2/  Rapport évident entre Cromwell et Napoléon. Y compris ds évolution de Empire vers pouvoir autoritaire et singerie de la monarchie Cf : noblesse d’Empire, hérédité….Mais a montré ses limites en Angleterre comme en France (retour monarchie en Angleterre, 1861 et en France 1815)

3/  1826 ://t retour à monarchie d’Ancien régime  qui s’aggrave ss Restauration av avènement de Charles X : montre ses limites et avenir incertain. Vers quoi ? soit monarchie avec 3 positions 1/doctrinaires   (doctrinaires : chambres élues au système censitaire en accord étroit avec royauté ; 2/ libéraux monarchistes mais av pouvoir au Parlement, respect liberté et égalité;  3/ + radical : abolition monarchie et république….

( Retour sur différence entre libéraux et doctrinaires : >>> Différence surtt politiqt et constitutionnellt. Libéraux pr monarchie constitutionnelle « pouvoir neutre » de B.Constant, souveraineté de la raison assurée par Constitution et chambre, forces de contrôle de la monarchie, tandis que doctrinaires (Guizot, parti qui l’emporte ss monarchie de Juillet) fondamentalement souverainistes, monarchie + chambres en étroite entente av monarchie. Doctrinaires construisent leur système sr Histoire et non sr philosophie : gestion d’une société qui veut sortir de la période révolutionnaire. D’où conception de la démocratie envisagée seult ss aspect social de menace de désordre =/= Approche démocratie et liberté des libéraux, (Droits de l’homme, liberté, égalité avec individualisme que cela suppose), absente de la pensée doctrinaire. Rapport lointain  avec cavaliers / doctrinaires, royalistes =/= puritains/ libéraux ou  républicains qui accepte protectorat.)

4/ corruption société

Mis à part divisions dt on vient de parler, après Révolution (suprématie politique de la noblesse) et à partir de l’Empire, montée économie libérale qui instaurent nouvelles inégalités, dt profite bourgeoisie et qui vont se développer au long XIXe. Monarchie de Juillet ne fait que les encourager : « monarchie bourgeoise ou libérale ». La référence la + claire est La Comédie humaine de Balzac : retour sr période de la Restauration (Goriot, Illusions perdues etc) pour montrer que la montée du pouvoir de l’argent prend racine ss Restauration. Explique retour allusions à importance de l’enrichissement personnel ( fous) qui se mêle aux ambitions ( ou aux « idéaux politiques »). Meilleure représentation : personnage de Barebone, puritain, qui trahit pour sauver sa boutique. Rapport possible avec part pris par protestants dans encouragement liberté d’entreprendre et montée du capitalisme ( Cf  le sociologue Max Weber : L’Éthique protestante et l’esprit du capitalime, 1904-1905.)

 

III / Préface : complétude de la représentation : Idée que représentation de la situation socio-historique de l’époque représentée doit être aussi complète que possible.

1/ mouvements sociaux et idéologiques (ici Cavaliers et puritains) et + largement individus, déterminés par temps historiques et politiques où vivent et agissent (grande idée de W.Scott).

Retour ds Préface idée complétude de la représentation. D’autt + sensible que ds cas de Cromwell, Hugo est pris au piège justement de ce désir de totalité ds la représentation des oppositions. >>>  l’a entrainé à augmenter dimension de la pièce au-delà du jouable ( garde idée que contractera pièce pour que jouée, mais dit déjà que pas possible)

 // ch personnage doit avoir sa « personnalité » bien affirmée en rapport av ce qu’il représente à intérieur du courant politique auquel il appartient >> ttes les nuances , par ex puritains : Lambert, le lâche intéressé, Carr le dogmatique absolu, Milton, le génie… >> à la fois, caractère individuel et insertion de ce caractère ds situation. Id côté cavaliers.

Cf Ubersfeld : détails socio-psychologiques qui mènent à échec des 2 conspirations (Exs : puritains : Carr trahit par dogmatisme, Lambert, par lâcheté, Barebone par désir de richesse, Milton ne trahit pas : voix de la raison mais qui prépare Cromwell à décision finale…). Évidemment Cromwell est complexité même.

Complétude : // Décor est acteur (actant !) : ch détail est signifiant et participe de la reconstitution historique : fameuse fenêtre de la salle des banquets à White-Hall, Acte II « On voit la croisée par laquelle sortit Charles Ier pr aller à l’échafaud »…

Costume aussi : opposition entre Cavaliers et Puritains.

- Objets : parchemin du quatrain de Rochester qui fait sa perte. Cf Beaumarchais ( Mariage : ruban de la comtesse volé par Chérubin, brevet d’officier ,lettres).

 -  Langage : cf langage biblique des puritains >> effet comique, précieux de Rochester (// cour du roi de France)

Complétude : 2/ Ensemble dramaturgique qui doit bcp à la connaissance que prennent les Français de :

-         l’œuvre de Shakespeare : voir histoire des représentations de Shakespeare par acteurs anglais en 1822 : chahutés par libéraux bonapartistes (contre Anglais vainqueurs qui envoient Napoléon à Ste Hélène), puis retour en 1828 av accueil triomphal. Modèle pour tous Cf Racine et Shakespeare  de Stendhal, 1822, 1825.

-          + chez Hugo, référence essentielle et constante jusqu’à la fin de sa vie Cf : grand texte  William Shakespeare parue en 1864 : long et riche art poétique de l’œuvre hugolienne, avec développement sur le génie de l’artiste ébauché ds Préface  développé en 1864.

-         l’œuvre de W.Scott. Ds romans, mais passe au théâtre ds « Scènes historiques » Cf long dévt de Naugrette. = théâtre écrit, non fait pour être joué >> longueur, détails, didactisme.

Contemporains de Cromwell  : les + connus : Vitet , donne son nom à ce type de pièce délibérément faites pr être lues et non jouées. Trilogie sr l’histoire de la Ligue. Mérimé pq fournit la meilleure av La Jacquerie, histoire d’une révolte de paysans au XVIe s.

On peut y ajouter Cromwell et Lorenzaccio, même si non désignées par ce nom, influence évidente du théâtre historique. Dans le principe : toujours histoire de révolte contre autorité politique. Dans exactitude historique, précision… Idée est bien de ressusciter (Michelet) période du passé en correspondance idéologique av situation présente pr faire réfléchir à cette dernière.

Préface n’en fait pas état pq a pr ambition de mettre en avant resserrement du drame qui lui sera jouable, explique en partie longue défense de Cromwell et des raisons de sa longueur à la fin. Le « drame romantique », lui recentrera l’action, tt en gardant les mêmes principes.

 

 

IV / Complétude de la représentation passe par présence simultanée du grotesque et du sublime. (Le grotesque, pour le coup essentiel ds ensemble de la Préface)

1/ Point essentiel comme on sait, aussi pq s’inscrit dans suite des enjeux historiques. Double face du monde : non antithèse mais travail dialectique entre les 2 notions de sublime et de grotesque.

 ( Rôle essentiel d’Edmund Burke : Recherche philosophique sur nos idées de sublime et de beau, 1757, connu de Diderot, Kant. : le beau = le beau classique ss signe équilibre à ts les niveaux, pt vue de l’art et pt de vue du récepteur : proportions, couleurs etc… Sublime est tt ce qui ds le beau dépasse et fait basculer cet équilibre ds effroi, infini… Correspondance religieuse : Satan et la grandeur du conflit entre Satan et Dieu, le bien et le mal, le beau et l’effrayant : modèle Le Paradis perdu  de Milton.)

  Intérêt : apparemment contradictoire av le sublime hugolien, mais non, pas au sens où - - il faut penser les termes non comme antithèse simple (sublime =/= grotesque) mais sublime pris co débordement du beau instaure dualité qu’on retrouve chez Hugo et d’une certaine façon fait mieux comprendre dialectique grotesque et sublime inséparables :

EX : Quasimodo est grotesque par le corps (bascule du beau ds le laid, le difforme, me ridicule, l’effrayant), mais sublime par l’âme (amour qui dépasse raison) >>  dépassement ds les 2 cas. + laid que laid, + beau que beau// Milton est sublime ds son discours à Cromwell, mais grotesque ds ses interventions, pour les autres qui ne comprennent pas son génie >> fait rire)

2/  D’une certaine façon, fous = grotesques comme par définition (costume, langage, fonction…), mais détenteurs vérité Cf : Shakespeare Le Roi Lear : « C’est un malheur du temps que les fous guident les aveugles »

-         Ici, au 1er degré : fous dénoncent inconséquence de Cromwell,

-          et au 2d : dérisoire de l’homme du surhomme que révèlent, mais sr lequel n’agissent pas >> n’interviennent pas, savent, parlent, mais n’agissent pas. Complexité, dialectique qui va jusqu’à échange de rôle : eux qui st sages, Cromwell qui est fou.

Sont directement en rapport avec la représentation de l’Histoire pq représentation comme on l’a vu ne peut être juste que si non linéaire, considérée dans sa totalité :

-  Ce qui fait avancer l’Histoire passe par cette dualité >> omniprésence ds Cromwell, + que ne sera ds le drame. Très sensible ds personnage de Cromwell : homme politique de génie, mais failles qui l’empêchent d’accéder à grandeur que souhaite : faiblesse familiale, superstition, cruauté ( sauf à la fin : se relève en pardonnant, mais là encore ambiguïté)… Cf Napoléon et son excès d’ambition personnelle = historique ;  Hitler vu par Chaplin ds Le Dictateur : passage à œuvre d’art et sa liberté : grotesque = retournement de la peur ds le rire, par désarticulation  ridicule, d’une certaine façon ce que font les fous lorsqu’observent politiques : découvrent leur envers.

Pratiquement aucun personnage n’échappe à cette loi de la dualité, même Milton, Histoire avance ou n’avance pas en raison de cette dualité dialectique : grandeur partout mais failles, partout : chez héros comme chez conjurés dt faiblesses responsables de l’échec.

>>> Recentrement sur les fous : 1/ exemple interne de la dualité que sont grotesque / sérieux, 2/ + voient la dualité des autres, en particulier le grotesque ss les apparences de sérieux >> sorte de synthèse du phénomène et de son rapport à écriture de l’histoire.

 

LES FOUS

 

 

Répartition de leurs apparitions ds la pièce :

III, 1

IV,  assistent cachés à acte >> IV, 9 : spectacle où passifs

V, 7

V, 10 spectacle où action : 2 publics : fous, puritains, Milton, peuple 

 

III, 1 + nom de l’acte : « Les Fous »

Apparition relativt tardive co si le grotesque dans son expression directe ( interventions constantes mais indirectes au travers personnages « officiels ») ne devait passer au premier plan qu’après la mise en place des événements et des personnages historiques, dramatisés, sous un jour objectif, même si ironie latente.

>> effet d’autant plus fort que retardé // retournement, mise au jour du grotesque ss sa forme la + radicale. 1ère approche : explosion du comique.

 Mais comique dont la signification englobe l’ensemble de celle du drame pr atteindre la mise à distance  de l’événement par auteur – dramaturge :

-         de son sens historique, en situation dans le drame lui-même : le projet de Cromwell et les conjurations,

-         de sa dimension + largement dramatique et philosophique (humaine et politique). >> lecture de l’histoire qui s’appuie sur chroniques, mais qui corrige son aspect linéaire .

-         >>  Sublime et grotesque : rapport au drame comme « miroir de concentration » et «  point d’optique ». Rupture avec vision rationnelle et plate des événements et des êtres, contrastes internes des personnages et des intrigues ( Cf : trahisons par ex) : ce sur quoi Hugo choisit de faire reposer le drame, point de vue, mais qui précise le sens donné par lui aux faits historiques.

-          En l’occurrence point de vue double : envers et endroit = vrai // miroir de concentration : choix des éléments historiques, restreints, mais antinomiques. Bien comprendre qu’unité et concentration vont de pair avec contraste.

Présence ds la pièce et lieux d’apparition :

- Chambre peinte de White – Hall  ( II et III) : lieu central, ds présent en raison du passé : lieu ou régicide a été décidé// lieu où se déploie pouvoir de Cromwell : vir et sa faiblesse : homo : rencontre av sa femme et ses filles, lieu où révélations de la conjuration par diffts traîtres, lieu où Cromwell organise subterfuge pour substituer Rochester à lui même pour que les cavaliers l’assassinent….

- >> IV : La poterne du parc de White Hall : assistent cachés à l’acte entier : subterfuge de Cromwell = sentinelle >> Cavaliers dt trahison a été découverte arrêtés. Échec 1ère conjuration : Cavaliers

-     Grande salle de Westminster où s’installent à la tribune : échec 2è conjuration : Puritains

>> Non les seuls représentants du grotesque ds la pièce, loin de là : personnages caricaturaux comme la duègne, comiques co Rochester (certaine sympathie pour lui, poète comme lui) ou co puritains : noms, langage, lâcheté évidente de certains ( aussi chez Cavaliers…), Carr caricatural, Manassé…, Cf Préface : grandeur et faiblesse, et ridicule… Mais Fous au centre du drame, en embrasse la totalité avec spécificité : grotesques en eux-mêmes ( fous de cour dont métier est de faire rire) mais détecteurs du grotesque de ts les autres.

 

I / Rapport au peuple

-    Regard : partout, position d’observation critique mais impuissante.

-         chanson …  rejoint langage du peuple : vrai ds tte l’œuvre de Hugo ( recueils poétiques, parsemés de « Chanson » qui rappelle rapport peuple et poésie).  S’annoncent d’abord par chansons : III, 3 ; IV, 9 : entendu par Cromwell,  avt que se cachent pr assister à l’acte. Rapport au peuple aussi par forme de langage : langage simple, sonore ( rimes), abondant en jeu de mots comiques, syntaxe libre, rythme = pulsation de la vie… =/= puritains !

-          Dédaignés co le peuple par les grands, quantité négligeable, pendus si se rebellent.

-         Mais philosophie de la non intervention, pq impuissants co le peuple, mais chez eux pas seulement : dimension philosophique, spectateurs de la folie du monde, tt ce qu’ont à faire est de la discerner de l’exprimer, payés pour ça,

-         + mais aussi forme de jouissance ( « Quant à moi, je jouis au milieu du désordre. » : Giraff p. 255). Revendiquée partout ( retour : « fous par principes »).  P. 258-259. Mais + plaisir à la vengeance contre dominants dont sanctionnent ridicule.

>>>  d’où inattendu posssté d’action, en V.

II / Rapport au théâtre :

     1/  théâtre ds le théâtre, monde co spectacle, distance / réalité >> rapport av ironie et vision critique du monde Important du pt de vue dramatique :

                                   - 1/ théâtre = illusion : fous voient illusion et la dénoncent                             - 2 /  Sont compris ds illusion qu’est le  drame : illusion qu’est la représentation ( Stendhal), mais c’est cet illusoire qui porte la signification  Cf point d’optique, >> réalité revue par imaginaire de l’auteur qui donne sens à l’action et  qui est inséparable de la philosophie qui se dégage du drame

 >> dimension didactique du théâtre qui explique en partie pourquoi considéré à l’époque co genre premier, 1ère façon, la meilleure, de faire entendre sa voix en particulier ds le cadre de la réflexion historico-politique. 

   2/ >> distance théâtrale par rapport au monde permet lucidité :  tous les personnages sont démasqués par fous avec en 1er Cromwell.

- Cf III, 1 observer chansons : en ouverture :  Elespuru : monde ds lequel vit = voyage en Enfer p. 249 >> + loin « Vous à qui l’enfer en masse : Fait chaque nuit la grimace… » p. 253 : identification de Cromwell à  Satan- Nick et Noll-Cromwell : « Et Belzébuth dans son vol / va du vieux Nick au vieux Noll… »p. 254. Repris ds le dialogue : Giraff :« Oui. Cromwell se fait roi. Satan veut être Dieu ».254

- Mais dualité de Cromwell, homo et vir, est aussi chez les autres>> fait du « siècle » // histoire ( trahison généralisée sur fond d’ambition personnelle) et société vont de pair : apparences en contradiction avec réalité, contradiction mise en avant par Fous.

- III,1 : Après chanson de Gramadoch , reprise du même p.250 : tromperie, traîtrise, ss forme adultère symboliquement envahissant.

-  chanson de Trick accusant le « siècle » entier comme « bizarre », càd placé ss signe de l’inversion : p. 252-253 : « Siècle bizarre/ Job et Lazarre/ D’or sont cousus / Lacédémone (Sparte, austère et frugale)/ Y fait l’aumône / Au roi Crésus…. »

- Voir fin : inversion des valeurs qui réduit à vulgarité grands de ce monde : « De mal en pire / va notre empire… Nos grands Césars / Sont des lézards…Nos fiers Brutus (multiples allusions en V)/ Sont des Plutus Etc… »( Plutus, dieu infernal : dieu des richesses  CF corruption des conjurés des 2 côtés)

- Tous thèmes qui seront repris en V : traîtrise diabolique des 2 côtés : Cromwell et puritains trahis par Barebone, corruption, mensonge et théâtre partout :

            >> // en V, 10 évident que creux du pouvoir exhibé par la mise en scène ridicule du Champion CF entrée p. 435 : « armé de ttes pièces, à cheval, et flanqué de quatre hallebardiers qui portent devant lui une bannière aux armes du Protecteur », puis mise en scène : grandiloquence du discours, ridicule du jeté de gant…. Mais simulacre de pouvoir qui fait peur : Gramadoch redoute que puritains prennent ce théâtre au sérieux et déchaîne leur colère, ce qui ferait échouer leur projet d’assassinat « «Il faut les empêcher de tout perdre » p. 437 >> son intervention bouffonne).

3/ Problème essentiel de leur relation à Milton

-  Croient que Milton, bouffon comme eux, pq tt le monde se moque de lui « Cf : « Voici maître Milton nous sommes au complet »

en V, 10, Milton avertit Cromwell , Elespuru l’avait chant é en V,7 ( « Prends garde Olivier mon maître : Tout traître enfin trouve un traître… ») ; courage de Milton à la fin devt le Champion. >> fous et homme de génie se rejoignent. Cf Champion : Nul n’ayant contesté, peuple, ce que j’ai dit, -/ Qu’un aveugle et qu’un fou, - devant toute la terre, / Je proclame Olivier Cromwell roi d’Angleterre »p. 440

Mais ne comprennent pas que lucidité + univoque que la leur, car faux bouffon : incompris au 1er degré, considéré comme bouffon par limites intelligence des autres face au génie, comme hors théâtre : aveugle, non dans le monde des courtisans, lucidité purement intérieure intellectuelle et morale.

 

4/ Mais théâtre des Fous à l’acte V qui peut passer à l’action :

Résumé : Gramadoch ramasse le gant lancé par Champion d’Angleterre, relève le défi. Gramadoch appelle spectateurs :

-         Milton qui seul a osé parler, autres fous (qui éclatent de rire), puritains qui pourraient oublier leur plan par exaspération devt arrogance du Champion et qui  croient que «scène » de Gramadoch préparée à dessein pour amuser le peuple

-          peuple, toujours présenté comme silencieux, spectateur de la comédie des grands qui décident de son sort : lucidité de Milton :

Cf : p. 428 : « Milton (à son page) Qui vient là ? / Le page – Des gens du peuple / Milton ( amèrement) Ah oui !/ Le peuple !, -Toujours simple et toujours ébloui,/ Il vient , sur une scène à ses dépens ornée, / Voir d’autres que lui jouer sa destinée ».

=/= Ici : évolution après numéro de Gramadoch, Bien voir opposition

-         entre V, 7, p. 424 «  Trick : - Tout menace. / Elespuru : - Et le peuple ? / Trick :- Il regarde…. »

-          et dialogue Syndercomb – Overton, V, 10, après numéro de Gramadoch ayant relevé le gant du champion d’Angletrerre p. 440  : Overton : (de même (bas) en lui montrant le peuple consterné « Il menace : il se tait » Annoncé par cris de mécontentement ds la foule depuis le début, mais qui restent cris et non menaces =/= silence qui est menace. Participe à l’évidence à renoncement immédiat de Cromwell.

 

III / Rapport av Histoire co totalité ou nécessité du grotesque au drame :

D’autant + sensible que tout semble fait pr situer fous co « hors de l’Histoire », ne participant pas à son mouvement : Cf leurs propres déclarations.

>>> leur fonction est interne à l’écriture du drame, est la dynamique interne à la représentation et à sa signification : ponctuation nécessaire du paradoxe (contraire à raison) sr lequel repose la pièce : un régicide, républicain qui veut se faire roi ! Voir + loin. Paradoxe = physique ou morale, trahison inséparables contexte général de trahison, corruption, déviance de la ligne ( représentée par le discours de Milton). Fous = paradoxe incarné  par parole qui accompagne événements.

1/ Envers du monde social :

-         Fonction comique démystificatrice. Rapport au carnaval ( Bakthine) : peuple ( et fous sont sa voix) renverse situation de pouvoir pdt le carnaval où prend place des dominants. Montre l’inversion et donc dérisoire de ce pouvoir. Carnaval montre, mais n’agit pas.

-         En littérature et au théâtre, différent : objet est moins de faire agir que de faire penser  (>>> censure pdt presque tt le siècle) Cf Sartre : montrer, c’est changer.

Fous disent dualité de l’homme en général longuement détaillée ds la Préface. Dualité qui creuse la problématique des personnages + compliqués qu’ils ne paraissent, « vrais » : la plupart sont doubles, cavaliers co puritains, dualité + ou moins dangereuse qui va du ridicule ( Rochester) à trahison (Barebone).

>> Dualité par retournement systématique du sublime en grotesque // régicide (au nom liberté et république : Milton = sublime) = qui veut se faire roi ( grotesque)

2/  Envers de l’Histoire vue co linéaire, au contraire,  épaisseur sociale et humaine des personnages qui font cette histoire:

- Cf + haut : Pose objectivt question essentielle de la souveraineté et de l’indécision ds la réflexion de l’époque, à travers un personnage exceptionnel incarnant le paradoxe  ce qui renforce  actualité  du problème : quoi après Révolution et régicide ?

- Royauté = fascination, fantasme (imaginaire) du dictateur :

Cf II, 5 fin. Pb du Parlement : votes contre, mais majorité votera pour royauté comme si cette fascination générale était une fatalité. Fantasme qui est collectif, dépasse oppositions politiques, opposition populaire.(phrase interrogative de la fin). Pourtant, bien fantasme. Rêve de royauté chez Cromwell s’avoue comme tel, irrationnel, reposant sr imaginaire et arbitraire du langage. :

« Ces noms, roi, majesté, sont des magiciens !

D’ailleurs sans être roi, du monde être l’arbitre !

La chose sans le mot ! le pouvoir sans le titre !...

Ne serait-ce qu’un mot, ce mot alors est tout . »

= Forme de passion du pouvoir qui se confond avec titre, mot. Image même de la vanité de l’homme et du monde.

>>  Faiblesse qui contredit à grandeur du personnage, qui en fait un grotesque, un ridicule triste. Mais en même temps forme de prémonition de Hugo : 1830 changera de branche (branche cadette issue de Philippe d’Orléans frère de Louis XIV) mais restera monarchique. Hugo lui-même soutient la monarchie jusqu’en 1849. De + République de 1848 sera abolie en 1852, par proclamation de Napoléon III empereur. Exil de Hugo qui devient républicain.

>>>

-         fous = êtres de langage, mais que maîtrisent, en en connaissant les limites >> jeu (=/= différence av Cromwell). Voir leurs noms : signifiants sans signifiés, pas de rapport av famille, titres. Lucidité sr histoire pq hors histoire, poètes, êtres de langage comme Milton dans genre différent, sérieux.

-         Fous jouent av mots pq jeu découvre vérité grotesque sous sublime apparent (il suffit de rapprocher : Nick / Noll, pour que vérité ambition diabolique de Cromwell se découvre) >> du même coup, fous redonnent sens aux mots, découvrent vérité qu’ils détiennent pq que collent à réalité qu’ils observent et qu’ils vivent. Force de la dénonciation grotesque. Échos : insistance sur les noms ds la pièce : titres des nobles : lord, lady, sir, Mylord, titres des envoyés, comte, duc…, Grotesques : Rochester = Obededom, Dame Gugglegoy , puritains: …

-         Au delà de la succession faits qui s’enchaînent : royauté, Révolution, régicide, ambition royauté, échec … épaisseur sociale, complexité de l’histoire :

peuple Cf acte V : « Les ouvriers » restent silencieux, mais menace, forme d’intervention en puissance : voir révolution à venir en Angleterre ( 2e révolution en 1688 ( monarchie constitutionnelle), comme en France, 1789, … puis 1830, 1848, 1871)

-         Histoire faite d’ ambiguïtés : trahisons, hasards (lettre d’amour de Rochester qui dévoile sa trahson) etc…de réalités que cachent les mots (comble = jargon des puritains, mais langage fleuri de Rochester aussi ridicule).

-          Vérité de l’Histoire masquée par les grands mots : dt le + grand, « roi » ! en vérité, déroulement chaotique. Cf chanson de Trick : « Titans pygmées  / et nains géants ! / Voilà mon âge. / Rien ne surnage / Dans ce chaos / Que les fléaux. / De mal en pire  / va notre empire. »

 

 

 

 

          

 

 

 

 

 

 

24/06/2013

Problématiques de l'écriture féminine

                        PROBLEMATIQUES DE L’ECRITURE FEMININE

 

[Ce texte a été élaboré par Gilles Negrello, professeur en hypokhâgne et en Math spé au Lycée Champollion de Grenoble ; il vient coiffer un ensemble de cours pendant lesquels avait été traitée la question des relations entre femmes et écriture. Je remercie l’auteur de m’avoir autorisé à faire figurer ce document sur mon blog. G.B.]

 

 

 

La littérature française a longtemps été presque exclusivement écrite par des hommes : à peine peut-on citer, pour les époques antérieures au XXe siècle, deux ou trois noms de femmes de lettres célèbres par siècle. La langue en atteste : le mot « écrivain » n’a pas de féminin, « écrivaine » ayant une consonance malencontreuse. On rencontre parfois « auteure », mais ce néologisme n’est pas très heureux, puisqu’il faut le prononcer « l’auteureux » pour le distinguer du masculin. Dans sa préface aux Poésies de Marceline Desbordes-Valmore, Yves Bonnefoy souligne combien il est plus difficile à une femme de prendre la plume pour s’exprimer dans une langue qui est réfractaire à la féminité : « Dans notre société, les hommes n’échangent plus tout à fait les femmes comme on ferait de biens matériels, ils n’en ont pas moins décidé entre eux des valeurs, des idées, des perceptions, des projets qui donnent structure à la langue ; et même sans y penser ils sont donc les seuls sujets libres d’un acte de la parole où la femme n’est qu’un objet. » Selon cette affirmation, l’ancienne domination des hommes sur les femmes ne s’exerce plus ostensiblement, au plan socio-économique, mais continue d’exister plus secrètement, inscrite dans les structures mêmes du langage. La tâche des femmes désireuses de s’exprimer est ainsi rendue plus compliquée que celles des hommes, qui, eux, ont un instrument à leur main : une langue conforme à une vision phallocratique du monde. Doit-on aller jusqu’à dire que le monopole historique des hommes sur la littérature a marqué la langue à une profondeur telle qu’une femme qui écrit ne peut pas être entièrement maîtresse de sa parole, au sens où elle doit user de formes du discours qui sont intrinsèquement marquées par une visée virile ? Il est incontestable qu’il existe, historiquement, une domination masculine sur la langue, particulièrement sur la langue écrite, dont les structures mêmes sont informées par un point de vue masculin qui s’est transmis de siècle en siècle à travers la littérature. Néanmoins, il existe des modes d’expression et des périodes historiques qui ont permis aux femmes de s’exprimer plus librement et d’introduire ainsi dans la langue des valeurs et des idées d’inspiration féminine, qui ont pris place dans le patrimoine littéraire. Mais la dichotomie masculin-féminin, en littérature, doit-elle être superposée à la différence des sexes ? Une sensibilité toute féminine n’est-elle pas évidente chez certains hommes de lettres et la plus authentique virilité ne se remarque-t-elle pas dans les œuvres de certaines femmes de lettres ?

 

 

Le langage n’est pas un matériau neutre qui se plierait avec plasticité à tout projet d’expression, quel qu’en soit le contenu. Au contraire, la langue est un médium qui retient dans sa configuration interne l’empreinte des idéologies qui ont accompagné sa formation et sa transmission. La langue française possède cette spécificité d’être intimement, depuis ses origines médiévales et tout au long de son développement, à l’écrit et plus particulièrement à la littérature. (L’habitude de faire les liaisons, dans un registre soutenu, révèle l’influence de l’écriture sur la prononciation.) Or la culture écrite est restée du Moyen Age au XIXe siècle un domaine quasiment réservé aux hommes, notamment en ce qui concerne les belles lettres. Il n’est qu’à consulter le sommaire d’une quelconque anthologie de littérature française : l’écrasante majorité des auteurs sont des hommes. Un élève peut suivre toutes ses études secondaires sans jamais rencontrer un auteur féminin en cours de français. Cependant, la femme n’est bien sûr pas absente de la littérature : il y a la Laure de Pétrarque, la Béatrice de Dante, la Phèdre de Racine, etc. Objets de passion, de culte ou d’horreur, les femmes n’ont longtemps existé en littérature qu’à titre d’objets de discours tenus par des hommes. Cet état de fait, resté globalement inchangé au cours des siècles, a fini par se naturaliser au point de n’être plus remarqué : la suprématie des hommes dans le patrimoine littéraire semble aller de soi. Cette idéologie, inconsciente d’elle-même, génère des tropismes qui perpétuent la domination masculine sur l’expression littéraire. Par exemple, le couple formé par Louis Aragon et Elsa Triolet est célèbre par les poèmes qu’Aragon a consacrés à sa compagne, comme celui qui conclut Le Crève-cœur : « Elsa je t’aime ». Aragon a immortalisé, est-on tenté de dire, le prénom de son épouse, en l’inscrivant au titre de ses recueils : Les Yeux d’Elsa ou Le Fou d’Elsa. Mais la gloire d’Aragon a aussi contribué, sans doute, à occulter l’œuvre de sa compagne, dont on se souvient à peine aujourd’hui qu’elle fut romancière et obtint le prix Goncourt en 1944 pour son livre Le Premier Accroc coûte deux cents francs. Elsa reste dans les mémoires non pas comme un auteur autonome, mais comme « la compagne d’Aragon », de même que Simone de Beauvoir est souvent associée à Sartre (ainsi dans le roman de Boris Vian, L’Ecume des jours, qui se moque d’eux en les appelant Jean-Sol Partre et la comtesse de Bouvouard) – ce qui dénonce la persistance d’un schéma patriarcal dans la structuration du patrimoine littéraire français, encore au XXe siècle.

Cette domination masculine est assise sur les conditions matérielles de production de la littérature : pour devenir écrivain, non seulement il faut avoir reçu une éducation livresque (ce qui a longtemps été réservé aux garçons), mais il faut aussi disposer de suffisamment de temps libre et d’argent pour pouvoir se consacrer à l’écriture. Or la plupart des femmes, outre la dépendance financière vis-à-vis des hommes où la société les a maintenues jusqu’à encore récemment, ne pouvaient pas disposer du temps nécessaire à la création d’une œuvre, parce qu’elles devaient s’occuper de leur ménage et de leurs enfants. Dans son article « Les femmes et le roman » (1929, in L’Art du roman, Seuil, coll. Points, 2009, p. 88-99), Virginia Woolf insiste sur un détail matériel de la plus haute importance : pour écrire, il faut disposer d’une chambre à soi, où l’on puisse être seul et au calme, et c’est un luxe dont la majorité des femmes étaient privées jusqu’au XXe siècle. Dans cet article, Virginia Woolf rejoint tout à fait Yves Bonnefoy : pour s’imposer dans l’art du roman, explique-t-elle, les femmes doivent d’abord inventer une grammaire qui leur convienne, car la forme même de la phrase porte l’empreinte masculine : « C’est une phrase faite par les hommes ; elle est trop lâche, trop lourde, trop pompeuse pour une femme. » Les romancières doivent ensuite mettre en avant les valeurs propres à l’expérience féminine du monde : par leur mode de vie et leur place dans la société, les femmes ont développé une sensibilité qui leur fait prêter attention à des choses que les hommes, de leur côté, négligent, les jugeant sans intérêt. Les structures sociales, qui déterminent la sujétion de la femme, ont donc des répercussions jusque sur les structures linguistiques, qui portent en leur forme même une vision masculine du monde.

Cette prégnance de la domination masculine sur les formes du discours s’exerce à plusieurs niveaux. On la constate dans le vocabulaire, par exemple, dans les titres honorifiques impossibles à féminiser : « madame le professeur », « madame le maire »…. Mais elle travaille aussi les règles grammaticales : quand un adjectif ou un participe se rapporte à plusieurs noms de genres différents, on dit que « le masculin l’emporte », puisqu’il impose l’accord. Enfin, elle s’exerce sur ces formes matricielles du discours littéraire que sont les genres, les registres, les clichés et les mythes. En effet, l’héritage littéraire qui se transmet de siècle en siècle étant constitué pour l’essentiel d’œuvres écrites par des hommes, les modèles dont s’inspire tout écrivain (fût-il une femme) pour écrire son œuvre sont majoritairement masculins. Et il ne suffit pas, pour échapper à cet héritage, d’inverser purement et simplement le schéma, en mettant par exemple un personnage féminin à la place du héros traditionnel, comme font les scénaristes des films d’animation récents destinées prioritairement aux petites filles (Mulan ou Rebelle). La difficulté pour un auteur féminin de s’émanciper des références phallocentriques s’observe, par exemple, dans les Lais de Marie de France. Cet ensemble de nouvelles écrites au XIIe siècle constitue incontestablement une des plus anciennes œuvres féministes : l’auteure dénonce la condition des épouses soumises à de mauvais traitements par leur mari jaloux (« Guigemar », « « Yonec ») ; elle prône le droit des femmes à choisir leur partenaire amoureux, en racontant sans la moindre trace de réprobation morale les histoires de femmes qui ont eu un enfant hors-mariage (« Milon ») ou une liaison extraconjugale (« Le rossignol », « Le chèvrefeuille »). Pourtant, on remarque que sur les douze textes qui composent le recueil et qui mettent tous en scène un couple, un seul a pour titre le nom de l’héroïne (encore ce nom est-il un substantif de genre masculin : « Le Frêne »), tandis que sept sont titrés d’après le nom du héros (comme « Équitan » ou« Lanval »). Quand deux titres existaient pour le même conte, l’auteure a préféré celui qui désigne le héros : ainsi, dans la tradition orale dont il s’inspire, le lai « Éliduc » est parfois nommé « Guildeluec et Guilladon », du nom des deux personnages féminins qui en sont les héroïnes, mais c’est la figure masculine qui est devenue éponyme. Malgré l’attention qu’elle accorde à la condition féminine, Marie de France, véhicule tout de même des idées et des fantasmes qui paraissent essentiellement masculins. Par exemple, l’histoire du loup-garou « Bisclavret » contient des éléments traditionnels de satire misogyne : l’épouse du lycanthrope trahit son mari, l’empêchant de reprendre forme humaine, parce qu’elle est d’abord trop curieuse, puis apeurée. Elle se révèle dans la suite de l’histoire séductrice et inconstante. Au contraire, la relation du loup-garou, sous sa forme animale, avec le seigneur qui l’adopte comme bête de compagnie constitue une apologie des valeurs viriles de la féodalité : le lien vassalique et l’exercice en commun de la violence sous la forme de la chasse ou de la vendetta. Ces éléments idéologiques sont inscrits dans la trame même du conte dont Marie de France s’est inspirée pour écrire ce lai. L’ancien français de l’époque féodale et les schémas narratifs des légendes bretonnes, qui sont les matériaux langagiers des Lais, sont porteurs d’une certaine vision du monde, à laquelle Marie de France ne pouvait pas échapper – ce qui tend à confirmer que la femme ne pouvait pas être alors « le sujet libre d’un acte de la parole ».

Le langage, et en particulier la langue écrite de la littérature, sont ainsi imprégnés par une perception du monde typiquement masculine. Le point de vue féminin a beaucoup de mal à s’exprimer, parce qu’il ne peut le faire qu’en utilisant des structures linguistiques et des formes du discours forgées au cours du temps par l’autre sexe. Cependant, notre culture n’a pas constamment réduit les femmes au silence ; elles ont eu au contraire, dans la formation de la langue et de la littérature, un rôle primordial, quoique beaucoup moins visible que celui des hommes, parce qu’il s’est exercé à l’oral plus qu’à l’écrit.

 

La domination masculine sur la langue française, en particulier dans le domaine littéraire, n’a été ni absolue ni permanente : certaines époques historiques ont présenté des conditions favorables à l’expression des femmes, du moins dans les catégories sociales les plus favorisées. Mais le rôle des femmes dans la formation de la langue passe inaperçu, parce qu’il s’est exercé principalement dans le domaine de la culture orale. Par exemple, les « contes de bonnes femmes » sont une désignation méprisante du patrimoine folklorique, ce qui indique que celui-ci était transmis principalement par les femmes avant d’être mis par écrit, le plus souvent, par des hommes, comme Perrault, Andersen ou Grimm. Le cadre sociopolitique a longtemps été un obstacle à ce que les femmes écrivent et publient. Seules les femmes de la haute aristocratie (comme Madame de Sévigné), voire de rang princier (comme Marguerite de Navarre, sœur de François Ier) pouvaient accéder au statut d’écrivain. Mais pendant très longtemps, la chose reste si exceptionnelle voire scandaleuse, que les femmes-auteurs s’entourent de mille précautions. Ainsi, Madame de Lafayette n’a-t-elle signé aucune de ses œuvres (hormis le portrait de Madame de Sévigné inséré dans les Divers Portraits de Mademoiselle de Montpensier). Elle n’a jamais voulu reconnaître publiquement être l’auteur de La Princesse de Clèves. La légende lancée par les persifleurs de son temps et qui a encore cours, selon laquelle La Rochefoucauld aurait largement réécrit ce roman témoigne une fois de plus d’une propension plus ou moins inconsciente à vouloir réserver le domaine littéraire aux hommes. Mais cette exclusion des femmes de l’écrit et surtout de l’imprimé ne signifie pas que l’usage de la parole était réservé aux hommes qui auraient « décidé entre eux » du devenir de la langue. À plusieurs époques de son histoire, la littérature française s’est formée dans des milieux dominés par les femmes. Et si ce sont des hommes qui ont signé les œuvres qui sont restées de ces époques, ceux-ci avaient appris à écrire en écoutant des femmes parler. De plus, ils écrivaient souvent pour un public féminin, usant à cette fin d’un langage tout imprégné de valeurs et de sensibilité féminines. Deux courants illustrent particulièrement ce sous-bassement féminin de la littérature : la courtoisie au Moyen Age et la préciosité au XVIIe siècle. Nous y ajouterons un phénomène moins connu et plus difficile à cerner : l’influence, au XIXe siècle, de la chanson et en particulier de la romance sur la poésie.

La littérature courtoise est d’inspiration féminine, même si les troubadours, les trouvères et les rares auteurs médiévaux qui ont signé leur œuvre de leur nom (comme Chrétien de Troyes ou Guillaume de Lorris, l’auteur du premier Roman de la rose) sont quasiment tous des hommes (à l’exception de Marie de France et de Catherine de Pisan). En effet, la littérature courtoise est née dans les cours princières du Moyen Age classique (XIe-XIIIe siècles), qui étaient souvent dominées par une reine. Dans « La leçon de Ribérac » (postface au recueil de 1942, Les Yeux d’Elsa), Aragon souligne l’importance historique de la cour d’Aliénor d’Aquitaine, à Poitiers, où les troubadours de langue d’oc, porteurs de la tradition poétique des cours provençales, se sont mêlés à des trouvères de langue d’oïl, héritiers de la culture celte transmise par les bardes bretons. La civilisation courtoise émerge en Europe au moment où les croisades éloignent les seigneurs de leurs terres : le champ est alors laissé libre, pour un temps, aux dames, qui opposent aux valeurs viriles de l’ancienne société guerrière (la force, l’impétuosité, l’amitié) des valeurs nouvelles, d’inspiration féminine : l’élégance, la docilité, l’amour. Un personnage incarne ce nouvel idéal courtois, conforme à des perceptions et des projets typiquement féminins : c’est Lancelot du lac, qui apparaît pour la première fois dans le roman de Chrétien de Troyes, Lancelot ou le Chevalier de

 la charrette. Or ce livre est une œuvre de commande qui lui a été demandée par sa protectrice, Marie de Champagne, fille d’Aliénor d’Aquitaine. Le roman illustre l’idéal de vie qui s’élaborait à la cour de Champagne, autour de le Comtesse Marie, qui réunissait des « cours d’amour » (dont témoigne le Traité de l’amour courtois d’André Le Chapelain), où l’on débattait des principes de la fin’amor. Certains épisodes sont des réponses, apportées sous forme de récit, aux problèmes de casuistique amoureuse discutés à ces occasions, tels que : faut-il aller jusqu’à braver le déshonneur pour obéir à sa dame ? L’idéologie féminine de la courtoisie s’est ensuite diffusée à l’ensemble de la culture nationale par le biais de la langue. En effet, c’est dans les textes littéraires des XIIe et XIIIe siècles que s’élabore, sur la base du dialecte d’Ile-de-France, la « langue du roi » qui s’imposera progressivement à l’ensemble du royaume comme langue nationale. Les écrivains de langue française ont donc à leur disposition un instrument d’expression qui n’est pas complètement étranger au « goût du monde féminin, mundi muliebris » (selon l’expression de Baudelaire dans Les Paradis artificiels).

L’influence des femmes sur la formation de la langue française se fait de nouveau fortement sentir au XVIIe siècle, avec le courant précieux. Le versant écrit de la préciosité n’est pas ici le plus important. Certes, des femmes de lettres publient alors des œuvres qui connaissent un large succès, comme les romans de Mademoiselle de Scudéry (Le Grand Cyrus, Clélie où figure la fameuse « carte du Tendre ») ou les Lettres de Madame de Sévigné. Mais c’est au plan de la culture orale que la préciosité a eu la postérité la plus durable, en imposant à toute l’Europe un modèle de sociabilité dont le prestige durera jusqu’au XIXe siècle : la culture de salon. Le nom de la fondatrice du courant précieux, Madame de Rambouillet, n’est d’ailleurs pas associé à une œuvre, mais à un salon : l’hôtel de Rambouillet, modèle d’autres lieux de réunion semblables, toujours tenus par des femmes, où s’élaborent la culture et la langue classiques. Le salon est un endroit où se rencontrent périodiquement (généralement un jour par semaine) des femmes du monde et des savants, des écrivains, des beaux esprits. La présence des dames impose une manière de s’exprimer raffinée : si la badinerie est prisée, la gauloiserie est exclue, tout comme les longs discours préparés d’avance, auxquels on préfère les impromptus. Les dames n’étant pas formées au latin dans les universités (qui leur sont fermées), le salon n’est pas une académie : on s’y exprime sans pédantisme. Comme on est en compagnie, il serait impoli de monopoliser la parole : l’art de la conversation impose la brièveté et la rapidité. Ainsi le salon impose-t-il, contre les modèles masculins issus de la culture latine (celle de la scolastique ou celle de l’humanisme), de nouvelles façons de s’exprimer, marquées par l’influence féminine. La recherche de clarté et d’élégance aboutit à la rédaction de codes du bon usage, comme les Remarques sur la langue française de Vaugelas, qui influenceront profondément la grammaire française. Voilà comment à l’âge classique, par l’entremise d’une culture essentiellement orale, les femmes ont de nouveau marqué la langue française de leur sensibilité et de leur vision du monde.

Le XIXe, siècle bourgeois, est peut-être le plus phallocratique de notre histoire littéraire : les privilèges de l’aristocratie avaient été abolis (et avec eux la possibilité pour les femmes de la haute société d’accéder à la création littéraire) ; mais l’émancipation des femmes n’avait pas encore eu lieu – ce qui fait qu’une uniforme suprématie masculine caractérise les principaux courants littéraires du temps : le romantisme, le naturalisme et le symbolisme. Le seul écrivain féminin célèbre qui vient à l’esprit quand on pense au XIXe siècle français (alors que l’Angleterre a Jane Austen, Charlotte et Emilie Brontë, Marie Shelley) a pris un nom d’homme pour publier ses livres : c’est George Sand (Aurore Dupin de son vrai nom), raillée par Barbey d’Aurevilly, qui lui attribue le qualificatif de « bas bleu » par lequel il désigne péjorativement toute femme de lettres. Pourtant, même en ce siècle pesamment misogyne, les femmes n’étaient pas réduites au silence. C’est dans le domaine de la chanson, et plus particulièrement dans le genre de la romance, très à la mode à l’époque romantique, que des femmes ont pu s’exprimer et faire entendre un registre typiquement féminin, qui va influencer la littérature et la langue françaises par l’intermédiaire de la poésie. La poétesse Marceline Desbordes-Valmore était chanteuse et actrice avant de se fait connaître par ses écrits. L’originalité de sa poésie, parue dans les années 1830-1850 mais atypique par rapport aux canons de la poésie romantique, s’explique peut-être par l’influence de la romance, qui l’a incitée à adopter un ton d’une grande simplicité, en pratiquant une écriture délibérément rudimentaire faite de phrases courtes, de parataxe et de répétitions :

« Veux-tu l’acheter ?

Mon cœur est à vendre.

Veux-tu l’acheter,

Sans nous disputer ?

(« La sincère », in Les Pleurs, 1833)

Ce style presque relâché et pourtant très musical a valu à Marceline Desbordes-Valmore d’être redécouverte à la fin du siècle par les poètes symbolistes. Verlaine (qui l’a lue sur la recommandation de Rimbaud) lui consacre en 1888 un chapitre de ses Poètes maudits. C’est à elle que ces deux poètes ont emprunté l’hendécasyllabe, que Verlaine utilise pour la première fois dans la quatrième des « Ariettes oubliées », poème où — est-ce un hasard ou un hommage ? — se fait entendre une voix féminine :

« Il faut, voyez-vous, nous pardonner les choses.

De cette façon, nous serons bien heureuses […] »

Les rythmes naïfs des « Derniers vers » de Rimbaud, l’allure de berceuse alanguie des Romances sans paroles de Verlaine doivent beaucoup à cette influence féminine, qui les a aidés à renouveler l’écriture poétique grâce à des procédés, comme le refrain, empruntés à la chanson.

            Même si les hommes trouvent plus facilement leur place en littérature, vu la longue tradition de monopole masculin sur l’écriture, l’idée selon laquelle la langue serait informée par des représentations et des valeurs typiquement masculines est donc à nuancer. Les femmes ont joué à diverses époques un rôle de premier plan dans la vie culturelle, mais l’incidence sur la langue de la sensibilité féminine est moins visible, du fait qu’elle s’est exercée principalement à l’oral. D’ailleurs, face aux institutions longtemps restées aux mains des hommes — les belles lettres, l’école, l’université, entre autres — se dresse le fait fondamental de « la langue maternelle », qui contredit l’hypothèse de structures linguistiques forgées par les hommes. Pendant la majeure partie de notre histoire littéraire, du Moyen Age au XVIIe siècle, au moins (où le changement commence avec les Petites Ecoles de Port-Royal), les garçons apprenaient à parler en français (ou dans un dialecte comme l’occitan), d’abord sur les genoux de leur nourrice, puis dans leur famille, avant de commencer à apprendre à lire et à écrire en latin. Le choix d’écrire en latin ou en français existe jusqu’à la Renaissance en littérature (Du Bellay a encore une œuvre double, partie en français, partie en latin), jusqu’à l’âge classique en philosophie (Descartes est le premier à écrire un ouvrage philosophique en français). Donc, avant les XVIe-XVIIe siècles, ceux qui composaient leur œuvre en français avaient fait le choix d’une langue plutôt marquée par un ascendant féminin, contre le latin, ancré dans des références masculines (les Romains, l’Eglise). Ces considérations indiquent que le genre tel qu’il se manifeste dans la parole tient moins au sexe biologique de la personne qui s’exprime qu’à l’histoire de la langue, ainsi qu’à la manière dont chaque individu s’approprie sa langue au cours de son histoire personnelle.

 

Il n’y a pas lieu d’opposer les hommes, qui seraient « les seuls sujets libres d’un acte de la parole » aux femmes, condamnées à s’y voir réduites au statut d’« objet », parce qu’il n’y a pas de continuité du sexe biologique à l’orientation masculine ou féminine d’un discours. Il existe effectivement des paroles, notamment littéraires, nettement marquées en genre. Ainsi, aucun document n’atteste l’existence historique d’un personnage féminin prénommé Marie et originaire d’Ile-de-France, qui aurait composé à la fin du XIIe siècle, à la cour d’Angleterre et en dialecte anglo-normand, un ensemble d’œuvres, dont un recueil de Lais. La signature qui apparaît dans les textes attribués à cet auteur pourrait n’être qu’un artifice littéraire de la part d’un clerc qui se serait caché derrière ce prénom féminin. Pourtant, cette hypothèse ne résiste pas à l’impression que produit la lecture des Lais, qui sont une œuvre éminemment féminine dans son propos, dans sa sensibilité et même dans son ton. Il existe donc une parole féminine, que l’on reconnaît comme telle, en la différenciant instinctivement de la parole masculine majoritaire. Mais cette empreinte du genre sur la parole ne coïncide pas avec la différence des sexes. En effet, une voix profondément et authentiquement féminine peut se faire entendre sous la plume d’un auteur de sexe masculin, de même que les femmes artistes peuvent exprimer leur part de virilité — chaque individu étant psychiquement porteur des deux genres et susceptible d’actualiser dans des proportions variables l’une ou l’autre de ces deux composantes de son identité. L’œuvre de Marivaux, où figurent tant de personnages féminins « plus vrais que nature », peut servir d’exemple pour illustrer notre propos. Son roman, La Vie de Marianne, écrit sous forme de pseudo-mémoires, fait s’exprimer à la première personne une femme qui raconte ses souvenirs. Si la fiction permet au narrateur de revêtir de façon convaincante cette identité féminine, de s’exprimer d’une manière qui impose l’illusion d’une présence féminine, c’est que quelque chose dans l’esprit du romancier lui a permis cette projection : pas seulement une sympathie pour la cause des femmes, évidente dans toute l’œuvre de cet écrivain féministe, mais une véritable androgynie psychique. Cette hypothèse nous paraît seule pouvoir rendre compte de la réussite saisissante du personnage d’Araminte dans Les Fausses Confidences. La pièce aurait-elle pu montrer un personnage plus authentiquement féminin si elle avait été écrite par une femme ? Chacune des réactions d’Araminte semble émaner spontanément d’un tempérament typiquement féminin : l’attirance immédiate qu’elle ressent à l’égard de Dorante ; la jalousie qu’elle éprouve vis-à-vis de sa suivante, Marton, qu’elle croit sa rivale ; les scrupules moraux et les préjugés sociaux qui l’empêchent de se laisser aller à son penchant ; sa révolte contre les prétentions de sa mère qui veut lui faire épouser un Comte pour son titre… L’ensemble de ces traits forme un magnifique portrait de femme, d’un naturel qui transparaît dans des mots comme saisis sur le vif. Ainsi cet aveu final prononcé sans aucune affectation :

« Dorante : Que vous m’aimez, Madame ! Quelle idée ! qui pourrait se l’imaginer ?

Aramine (d’un ton vif et naïf) : Et voilà pourtant ce qui m’arrive. »

Il semble que la pièce, quoique écrite par un homme, exprime « des valeurs, des idées, des perceptions, des projets » caractéristiques d’une femme de la haute bourgeoisie du XVIIIe siècle. Il est d’ailleurs remarquable que cette irruption de la féminité au théâtre s’accompagne d’innovations dans la structure même de la pièce : non seulement Marivaux adopte la forme inhabituelle d’une comédie en trois actes, mais aussi il invente un théâtre sans action et sans péripéties, où la situation reste quasi-inchangée de l’exposition au dénouement, et où tout se passe au plan psychologique.

Si des auteurs masculins peuvent adopter une vision féminine du monde et le langage qui en découle, à l’inverse, certains auteurs féminins (comme Emilie Brontë dans Les Hauts de Hurlevent) déjouent absolument les clichés que l’on associe à la féminité et expriment leur talent dans un registre inattendu, où priment la force, la rudesse et la violence. La virilité se trouve dans des œuvres de femmes-écrivains aussi bien que la féminité chez des hommes de lettres. Ainsi, les nouvelles de Marguerite de Navarre réunies dans L’Heptaméron frappent le lecteur par l’omniprésence de la violence et par une vision très dure, très noire, de la nature humaine. En particulier, le livre révèle une véritable obsession du viol, thème récurrent qui apparaît dans de très nombreuses nouvelles, soit au centre du scénario soit comme épisode secondaire, sans que l’on sache si cette omniprésence traduit la réalité sociologique des relations entre les sexes au début du XVIe siècle, ou si c’est un thème personnel à l’auteur (qui raconte dans la quatrième nouvelle, sous des noms d’emprunt, une tentative de viol dont elle a été elle-même victime). Mais ce qui frappe, c’est que le positionnement moral du texte sur cette question des relations sexuelles imposées par la force est complexe, sinon ambigu. Plusieurs nouvelles, en effet, racontent l’histoire de jeunes hommes amoureux qui n’ont jamais vu leur flamme couronnée par une union, parce qu’ils étaient trop timorés dans leur volonté de conquérir leur belle : c’est tantôt un prétendant écarté par la mère de sa promise et qui meurt de tristesse ; tantôt un fiancé trop pauvre qui se retire dans un monastère quand il se voit refuser le mariage. Et à chaque fois, les « devisants » qui commentent l’histoire (en tout cas une partie d’entre eux, le plus souvent les hommes) rendent l’homme responsable de l’échec de son projet amoureux : il ne s’est pas montré suffisamment conquérant, il n’a pas fait preuve de la « virtu » (force, courage) qui lui aurait permis d’arriver à son but. Au contraire, la dixième nouvelle, la plus longue du recueil, raconte l’histoire des tentatives du pauvre gentilhomme Amadour pour conquérir Floride, une jeune fille de haut rang dont il est amoureux depuis la première fois qu’il l’a vue. Amadour est constamment présenté par le récit (fait par Parlamente, personnage dont tout le monde s’accorde à dire qu’il représente Marguerite elle-même dans le livre) comme un modèle de vertu : grand guerrier, habile conseiller, chevalier accompli, il ne se décourage jamais dans l’adversité (même quand il est fait prisonnier par les pirates barbaresques et menacé du pal). Or ce parangon de vertu tente par deux fois, et de manière préméditée avec un certain machiavélisme, de violer Floride, qui se refuse obstinément à lui. Il semblerait que dans l’univers aristocratique qui est celui de Marguerite de Navarre, les valeurs guerrières (la volonté de puissance, la combativité, la constance) soient plus valorisées que les normes morales qui commandent d’inhiber ses pulsions. Les nouvelles font l’éloge de l’héroïsme des femmes qui résistent jusqu’à la mort aux assauts de valets brutaux ou déjouent les entreprises de moines libidineux ; mais rapportent aussi avec une pointe d’admiration les entreprises gaillardes de princes ou de simples bourgeois qui ne manquent pas une occasion de satisfaire leurs instincts. Au fond, la valeur qui semble primer dans de L’Heptaméron est celle de l’énergie vitale, selon un point de vue sur le monde que l’on associe plus spontanément au pôle masculin qu’au pôle féminin.

Même en admettant avec Yves Bonnefoy que les structures du langage sont marquées d’une empreinte masculine — et ce n’est pas impossible, étant donné que « les textes fondateurs » comme la Bible, la littérature grecque antique, les chansons de gestes, etc. ont tous été écrits par des hommes —, on ne peut pas en déduire que la parole soit réfractaire à l’expression libre et autonome des femmes. Car celles-ci, en s’emparant de formes du discours inventées par des hommes (comme Marguerite de Navarre s’inspirant du Décaméron de Boccace), les font dévier dans une direction nouvelle, peut-être inspirée par leur féminité. Ainsi, pour écrire La Princesse de Clèves, Madame de Lafayette s’empare-t-elle d’un genre littéraire à la mode dans les années 1560 : la nouvelle historique, qui raconte le plus souvent une histoire de passion tragique, située dans un passé récent et mettant en scène des personnes ayant réellement existé (comme Don Carlos de Saint-Réal, paru en 1672). Mais elle introduit dans ce genre une innovation fondamentale : elle mêle aux personnages et aux événements historiques des personnages fictifs (comme Madame de Chartres et sa fille, la future Madame de Clèves) et une histoire d’amour imaginaire. Cette greffe a pour effet d’associer le souci de vraisemblance caractéristique de la nouvelle historique aux descriptions des méandres de l’amour qui avaient fait le succès du roman précieux à la manière de L’Astrée. Madame de Lafayette donne ainsi naissance à un genre nouveau, baptisé par Paul Bourget « le roman d’analyse », et qui sera illustré par l’abbé Prévost dans Manon Lescaut, Benjamin Constant dans Adolphe, Balzac dans Le Lys dans la vallée ou encore Radiguet, qui s’inspire directement de La Princesse de Clèves dans Le Bal du comte d’Orgel. Les innovations introduites par des femmes aboutissent donc à l’apparition de formes nouvelles qui sont versées au fonds commun des moyens d’expression, lequel est au final, par ces apports masculins et féminins mélangés, indéterminé au point de vue du genre.

 

 

Yves Bonnefoy, en présentant l’œuvre méconnue de Marceline Desbordes-Valmore, a raison d’attirer l’attention du lecteur sur la situation faite aux femmes dans le domaine de la littérature. Une femme qui se lance dans la carrière des lettres pénètre dans un univers dominé de longue date par les hommes, qui en ont établi tous les codes, y compris les codes linguistiques. De telle sorte que dans les formes littéraires instituées, la femme est toujours l’objet, mais jamais le sujet du discours. Cependant, c’est sur l’écriture que s’est exercée la mainmise masculine au cours de l’histoire, plus que sur la littérature, dont le domaine est plus vaste, car il inclut aussi des formes d’expression orale comme le folklore, la conversation ou la chanson. Derrière le long monopole masculin sur l’acte d’écrire et de publier des textes, existe une réalité plus diffuse : l’expression pratiquée par plaisir, l’usage esthétique de la parole — où les femmes ont joué un rôle important depuis les origines de la littérature française, au Moyen Age. Une imprégnation féminine de la langue française peut donc être supposée avant même que les femmes n’aient la possibilité de devenir écrivains. Mais ce point de vue historique occulte en partie la réalité psychique du phénomène du genre tel qu’il se manifeste dans la parole et plus particulièrement dans l’œuvre littéraire : les parts respectives du féminin et du masculin ne recouvrent pas l’opposition des sexes parmi les écrivains. Il paraît même difficile d’expliquer l’existence de la fécondité spirituelle nécessaire à l’acte créateur sans supposer une co-présence du féminin et du masculin dans l’esprit de tout écrivain, homme ou femme.

10/02/2013

Le Paysan parvenu - Conférence de Jean Goldzink (programme de khâgne, année universitaire 2012-2013)

 

     [Merci à Jean Goldzink, grand maître des  études  dix-huitièmistes, naguère professeur à l'ENS de St-Cloud, de m'avoir autorisé à mettre en ligne le texte de cette conférence prononcée au Lycée Champollion de Grenoble à l'automne 2012]               

      

SUR  LE PAYSAN PARVENU DE MARIVAUX

 

Je vais aborder Le Paysan parvenu (Pp) par quelques-unes de ses opérations esthétiques constitutives. La première concerne l’exploitation des libertés du genre romanesque.

 

I. Les libertés du roman

Quelles sont ces libertés interdites en dramaturgie classique ? Un roman n’a pas l’obligation de courir vers une fin organiquement achevée, il peut s’arrêter quand et comme il veut. La construction d’un roman n’obéissait donc pas aux mêmes lois qu’une pièce de théâtre. À preuve l’interdiction dramaturgique de se débarrasser d’un personnage par une apoplexie, de faire rebondir un destin à partir d’une rencontre de hasard sur le Pont-Neuf entre Jacob et Mlle Haberd. Ces choses arrivent bien entendu dans la vie, mais la dramaturgie classique vise la vraisemblance, pas la vérité. Si l’on veut définir la mort du maître de Jacob comme un coup de théâtre, il faut mesurer qu’il s’agit d’un coup de théâtre interdit sur scène, car non vraisemblable au sens esthétique du terme. Autre différence : depuis la fin du XVIIe, il est de fait devenu quasiment impossible de parler du christianisme au théâtre, qui rassemble des foules, mais non dans les romans, qu’on lit individuellement. Marivaux, par l’écart frappant, sur ce point, entre son théâtre et ses deux derniers récits, donne la preuve catégorique que le roman n’inspirait pas au pouvoir monarchique la même appréhension politique que les spectacles scéniques, toujours sous l’œil de la police.

C’est pourquoi je suis assez réservé à l’égard de la note 1, p. 26 de la préface d’E. Leborgne dans l’édition GF choisie par les jurys. Il a objectivement tort sur le jeu d’échecs, et selon moi sur le genre romanesque, comme sur l’auteur anonyme de la suite apocryphe, bref, sur le rapprochement répété entre théâtre et roman. Contrairement à une idée trop répandue, un dialogue ne théâtralise pas un récit, car ce sont deux types de dialogues différents, pas soumis aux mêmes exigences esthétiques. D’où les embarras au théâtre de ce virtuose du dialogue narratif et philosophique qu’était Diderot. C’est une possibilité générique du roman (mais pas une obligation) de « fourrer » de nouveaux personnages dans les bras du lecteur, et à mes yeux, elle justifie entièrement l’auteur anonyme de la Suite apocryphe contre l’expert universitaire. La majorité des romans d’Ancien Régime ne se soumettent pas, comme le signale Montesquieu dans ses « Quelques réflexions sur les Lettres persanes », à l’exigence d’une construction organique  avec un commencement, un milieu et une fin, construction tellement unifiée qu’elle interdit selon lui d’insérer ou d’ajouter à son « espèce de roman » des lettres apocryphes. Ces magistrales réflexions méritent à coup sûr d’être méditées.

 

II. Je et il

La seconde opération esthétique ne concerne pas non plus les dramaturges. En effet, un romancier d’Ancien Régime avait à choisir entre le Il et le Je, et s’il optait pour le Je, entre narration à la première personne ou expression épistolaire. Cette dernière forme ne s’oppose pas forcément à l’unification du point de vue (par le Il ou le Je), sous prétexte qu’elle  juxtaposerait des voix narratives contrastées, comme dans les Lettres persanes. Il peut y avoir un seul narrateur épistolier, comme la fameuse Religieuse portugaise ou tel roman de Crébillon. On sait que le roman-mémoires, ou autobiographie fictionnelle, ou récit de soi, domine en France entre 1730-1760, avant de céder la palme à la forme épistolaire, qui disparaît pratiquement après 1805.

S’il est tentant d’imaginer, comme le préfacier dans son § 1, que la forme en Je fictionnelle transgresse le monopole aristocratique du récit de soi dès qu’on la remet dans des mains roturières, il faut cependant prendre garde à la tradition religieuse du récit de soi, illustrée par le titre et le Préambule des Confessions de Rousseau. Or, dans l’optique chrétienne, toutes les âmes sont égales a priori. Il ne faut pas non plus oublier l’intense tradition de la transposition comique des genres nobles, par exemple dans les romans picaresques espagnols et les romans comiques français du XVIIe. Enfin, s’il est établi que la forme en Je domine entre 1730-1760, il devient malaisé d’établir une équivalence automatique entre récit de soi roturier et transgression socio-politique du monopole aristocratique, qui a d’ailleurs hésité, à la suite de César, entre le Je et le IL.

Bref, le sens politique du roman, s’il en a un – tout dépend du sens donné à « politique », mot très polyvalent - demande à être creusé. L’usurpation plébéienne de la première personne ne suffit sans doute pas à l’établir, d’autant que le narrateur est un paysan parvenu, autrement dit un être ambivalent, ni paysan, ni bourgeois ni noble de naissance. Mais la noblesse n’est pas un fait de nature, ni un état homogène. Il n’y a pas de noblesse(s) sans anoblissement(s) achetés ou octroyés, et donc sans parvenus. Le tout est de savoir comment on parvient, et à quoi. Marivaux a donc choisi comme Je narrant un type social généralement honni, et par ceux qu’il pressurait fiscalement – les roturiers pour l’essentiel – et par ceux qu’il voulait égaler et éclabousser de son luxe – les aristocrates : le fermier-général, monstrueusement enrichi par la collecte des impôts. La question du récit de soi par soi devient du coup excitante : que raconter sur soi et comment, quand on étale dans le double titre du roman la question de l’ascension sociale, forcément sensible dans une société aristocratique fondée sur la naissance, c’est-à-dire la conservation des statuts ? Il faudra y revenir, car le choix d’un tel narrateur n’est ni évident ni anodin.

 

III. Je narrant et Je narré

La relation entre ces deux JE est au cœur du roman à la première personne. Elle met en jeu la distance temporelle entre les deux MOI, maximale chez Marivaux, minimale dans Manon Lescaut, excellent point de comparaison. Elle soulève la question du rapport entre distance temporelle et distance mentale. Le héros étant généralement jeune, et donc doué de passions vives, qu’en est-il des affects de ces deux MOI qui cohabitent forcément dans ce genre de récits ? Le JE narrant a-t-il lui aussi des affects, sont-ils explicites, constants ou pas ? Se contente-t-il de narrer, ou bien veut-il aussi expliquer le passé, et au nom alors de quelles causalités ? Entreprend-il de le juger, au nom de quelles valeurs ? Du coup, quelle est la part de la narration, de l’explication, du jugement, où, quand, comment, pourquoi ? Bien entendu, il faut aussi se demander si le JE narré a eu accès, dans le passé, à la connaissance de soi et au jugement sur soi, et si ceux-ci coïncident ou pas avec ceux, postérieurs, du JE narrant.

Il apparaît qu’un JE narrant qui se ferait le juge sévère de ses dissipations juvéniles échapperait pour autant difficilement, en cet âge classique et chrétien si préoccupé par l’amour-propre, à tout soupçon de duplicité. Notre parvenu en mal d’écriture explique son entreprise par le désir de se désennuyer dans sa retraite dorée. Ne serait-ce pas fuir (la fuite est une passion classique) dans le passé ce que la religion, par exemple, ou une morale plus sévère, attendraient au seuil de la mort ? N’est-ce pas se livrer au divertissement, à la nostalgie des passions et des plaisirs ?

Ce jugement moral du lecteur est-il cependant la bonne approche ? Il est frappant que Marivaux déteste deux figures ostentatoirement vertueuses : le dévot, fustigé dans ses deux romans, et le philosophe austère, brocardé dans certaines comédies. On peut y ajouter le nouveau philosophe des Lumières, que Marivaux juge effronté, peu sérieux, avide de succès irresponsables, en l’occurrence l’auteur des Lettres persanes, critiquées dès la parution, et celui des Lettres philosophiques (1734), un certain Voltaire contre lequel le parti dévot l’élira à l’Académie française. Il paraît en fait délicat de définir le point de vue de Marivaux : sur scène, parce qu’il n’a pas de porte-parole ; dans le roman, en raison de la forme en JE, qui fait prévaloir le point de vue du narrateur sur celui du romancier, et du coup délègue au lecteur la fonction du jugement moral, ainsi que le partage délicat entre plaisir et instruction, deux postulations plus conflictuelles qu’harmonieusement préétablies. Car le lecteur lui aussi est le siège d’affects, et forcément duplice, comme le romancier, le narrateur, le JE narré et les autres acteurs du récit.

 

IV. Passions classiques ou pulsions freudiennes ?

Page 26 de la préface du GF, on lit ceci : « Marivaux abandonne son Paysan au seuil des passions, c’est-à-dire de ce qu’il a toujours refusé de traiter dans son théâtre comme dans ses deux romans-Mémoires. » Cette assertion catégorique légitime la quête de pulsions freudiennes, et trace le passage de « la satisfaction pulsionnelle » dans une « culture du sentiment », ce qu’on appelle en principe une sublimation, terme absent. Il en découlerait cette loi générale : « Besoins, pulsions, sentiment, amour : telles sont les étapes du développement intérieur du sujet marivaudien ». Cette loi anthropologique du monde marivaudien ferait donc du procès de sublimation  le support d’un roman de formation, ou Bildungsroman, termes également évités.

Je laisse le freudisme de côté, faute de toute compétence non livresque. Mais je peux m’interroger sur ce dogme inébranlable de la critique universitaire depuis un bon demi-siècle : l’absence de passions chez Marivaux. À mes yeux, comme je l’ai expliqué dans un livre paru en 2001 (Comique et comédie au siècle des Lumières, partie III consacrée au théâtre de Marivaux, chez L’Harmattan), il s’agit d’une pure impossibilité : Marivaux ne pouvait ni concevoir ni conduire le projet de s’arrêter « au seuil des passions », quand Descartes, Hobbes, Spinoza, Hume, Adam Smith écrivaient des traités des passions ; quand penser l’homme (philosophie) et représenter l’hommes (arts) passait obligatoirement par la catégorie des passions. Il s’agissait d’une frontière épistémologique historiquement infranchissable.

Qu’est-ce qu’une passion ? Un affect doux ou violent, fugace ou fixe. Donc, la tranquillité d’Araminte au début des Fausses Confidences, la fuite finale de la Princesse de Clèves et de la marquise de Merteuil dans les romans de Mme de La Fayette et Laclos sont des passions classiques, comme la fameuse surprise de l’amour des comédies marivaudiennes, etc. D’ailleurs, qu’appelait-on un « caractère », c’est-à-dire un personnage fictionnel construit par l’art ? Les actes et paroles produits par sa passion cardinale (art. « Caractère » de l’Encyclopédie Diderot-d’Alembert, illustré d’exemples théâtraux). Étudier une œuvre d’art d’alors, c’est donc d’abord  examiner l’affect dominant du héros, et la combinatoire des passions qu’agence chaque texte, adroitement ou génialement.

Ouvrir le théâtre de Marivaux au hasard, c’est tomber à coup sûr sur des passions en action ou gestation, à condition d’admettre que la tranquillité, la confiance, la surprise, la timidité, etc., sont des passions, qui entrent dans des séries et des oppositions pensées. Par exemple, Jaucourt, auteur de l’article « Caractère », y monte la série ascendante suivante : Irrésolution-Timidité-Saisissement-Crainte-Peur-Fuite-Frayeur-Terreur-Épouvante. Loin de se figer devant la porte interdite des passions, Le Pp en offre à ciel ouvert un festival éblouissant, qu’il serait imprudent de manquer a priori.

Quelle serait alors la passion directrice de Jacob ? D’après le titre, ce pourrait être de parvenir. Parvenir à quoi ? Très probablement, peut-on penser, à satisfaire une concupiscence. Expert reconnu, saint Augustin en distingue trois principales sortes : sentir, savoir, dominer.[1] Dès lors, il faut se demander si Jacob jouit ou veut jouir d’une de ces concupiscences, de deux, ou des trois, d’emblée ou successivement, pourquoi, comment. Ou bien le texte laisse-t-il ces questions et ces raisons à l’état implicite, à la charge du lecteur, ce qui serait tout aussi significatif sur le projet esthétique du romancier, sur le su et l’insu, le dit et le tu des JE narré et narrant.

Je passe sur la première, la libido sentiendi, elle saute aux yeux : nourriture, sexualité, parures… Ce qu’on pourrait demander au lecteur moderne et aux commentateurs censés l’éclairer, ce serait de réveiller les souvenirs sur la théologie des sept péchés capitaux, élaborée au VIe siècle par Grégoire le Grand, magnifiée par Dante. La libido sciendi n’est pas moins visible : non seulement parce que Jacob s’instruit vite et bien, mais aussi par le projet même de la rétrospection finale. Dès lors, l’inachèvement pourrait prendre un autre sens que la lassitude du romancier. Il pourrait suggérer que la jouissance du savoir sur soi et le monde s’épuise spectaculairement sous nos yeux, comme la libido sentiendi sous l’effet de l’âge et de la retraite. L’inachèvement pourrait donc relever d’une option générique propre au roman ; d’une fatigue du romancier ; de l’épuisement de la concupiscence de curiosité qui nous bouta hors du jardin d’Eden ; d’un ethos aristocratique qui veut bien commencer comme les professionnels du livre, par un « préambule » en forme, mais pas par une fin achevée, un parcours bouclé. Je proposerai plus loin une cinquième hypothèse sur l’interruption du récit. Ces strates de sens au sein d’une même opération esthétique, ici l’inachèvement, sont tout à fait typiques du travail marivaudien, y compris au théâtre (j’en donne un exemple, sur le même site, dans un exposé sur la parole dans Les Fausses Confidences).

Reste alors la libido dominandi. En est-il question, ou le récit balance-t-il entre le désir de l’avoir sensitif et celui du savoir, en faisant l’impasse sur le pouvoir ? À lire les premières pages, cela ne semble vraiment pas le cas ! Mais de quelle délectation s’agit-il précisément ? On songe d’abord, spontanément, à l’exercice actif de la domination sur autrui, dont le roman multiplie les exemples. Mais est-ce le fait de Jacob ? Quand on part de si bas, la jouissance est d’abord moins de dominer, que de se libérer, se soulager du poids d’autrui, et cela, le romancier le montre admirablement : entrer à Paris, c’est humer la liberté ; c’est ensuite quitter l’état de domestique, choisir son épouse, échapper à la fixité des statuts, à l’obligation du travail salarié, à la dépendance humiliante des pauvres, des maladroits, des malchanceux. La domination est riche d’affects, de situations, de personnages, de rapports sociaux. C’est sans doute la fibre la plus vibrante du roman, de sorte que Le Pp peut passer pour le premier grand roman français sur l’humiliation que les hommes semblent aimer s’infliger.

Les trois libido augustiniennes sont donc bien là, posées d’emblée, sans suivre apparemment la progression proposée par le préfacier du GF, des pulsions à l’amour, en passant par les besoins et le sentiment, qui sont tous, en fait, des affects appelés autrefois passions. Je propose de terminer par l’examen rapide d’une cinquième opération esthétique : le commencement du roman, nommé « préambule » et « réflexion » par le narrateur. On constate sans peine que les passions s’y pressent d’emblée ; que nombre d’entre elles s’y nomment ou s’y définissent clairement ; qu’elles s’enchaînent ; de sorte que parler du héros, de la société et de leurs rapports, c’est parler de passions, et de passions manifestement liées à la libido dominandi.

 

V. À propos du « préambule » et d’une autre hypothèse sur l’inachèvement

Tout récit est tenu de commencer, mais cela ne signifie pas qu’il obéit pour autant à l’obligation d’avoir un milieu et une fin au sens de la dramaturgie classique et de Montesquieu.

Marivaux décide de débuter en donnant la parole au seul JE narrant. C’est de fait le seul moment où l’on entend pleinement la voix sérieuse, moralisatrice, pleinement assurée et même tranchante, du parvenu retiré dans son château. Le préambule ferait donc pendant à l’inachèvement, en laissant entendre la transformation de la voix au cours d’une vie non racontée.

Que dit-elle, cette voix de l’après-coup avide de revenir sur ses commencements ? Le 1er § souligne d’emblée non pas un écart entre le deux Moi, mais la permanence d’une « franchise » sur l’origine sociale, dès que questionnée par autrui. Mais comment expliquer une  constance aussi paradoxale, si l’envie de parvenir consiste bien à vouloir changer d’états, de noms, de manières, de milieux, comme le manifestent les deux titres du roman ? L’effet de surprise est double : pourquoi cette franchise spectaculairement inscrite sur la couverture, et pourquoi obtient-elle, selon le JE narrant, malgré l’universel désaveu des parvenus, un bénéfice déclaré infaillible d’« égard » et d’« estime » ? Comment expliquer un tel succès dans une société fondée sur la conservation héréditaire de statuts inégaux, et presque unanime à condamner ce type d’ascension ?

L’explication aussitôt fournie relève d’une mécanique des passions : ceux qui, par un orgueil imbécile, assimilent naissance et mérite, ne peuvent accéder à la jouissance du mépris que par la servitude volontaire des dominants dominés, les parvenus humiliés par leur basse extraction. Dévorés par cette idéologie aristocratique stupide, ils fuient par honte dans l’affabulation d’une belle origine, infailliblement démasquée. S’installe donc un engrenage de passions mauvaises (Spinoza dirait : tristes) entre les deux couches dominantes. Or il suffirait, selon le narrateur, pour déjouer facilement et infailliblement ce système d’affects et de rapports empoisonnés, de substituer la franchise à la honte, l’humilité volontaire à l’humiliation subie. Pourquoi ? Parce qu’on frustre alors le désir de jouissance orgueilleuse en le devançant sans retard ni confusion. On peut supposer même sans trop de peine que la délectation change de camp, comme la confusion. Quel affect joue en sous-main dans ce véritable miracle social, qui obtient à tout coup  une sorte de salut intramondain pour le parvenu capable de renverser la honte inefficace en franchise victorieuse ? Très certainement la surprise, qui désarme la bêtise agressive impulsée par l’orgueil trop assuré de son triomphe.

Cela relève incontestablement de la politique au sens classique, tel qu’illustré chez B. Gracian ou G. Naudé, par la simplicité, la rapidité et l’efficacité de la parade, qui métamorphose la faiblesse en victoire sans appel. Naudé parle alors de « coup d’État » (y compris dans l’ordre familial, privé), et Gracian de « héros ».

Mais l’explication requise par le double paradoxe du § 1 n’en reste pas là. On change en effet de plan, on passe de la double mécanique des passions que je viens d’évoquer – l’idéale et la vulgaire - à un plan métaphysique, très probablement malebranchien (p. 50, § 2). L’idiote malignité de l’orgueil fondé sur la seule naissance est aussi désarmée par un ressort plus secret encore que la surprenante virtuosité de la parade, un ressort qui touche à la nature même de l’âme. L’aristocrate imbu de vanité n’est pas seulement frustré de sa délectation, pas seulement habité en silence par le dépit, ou la rage, ou le désarroi, ou la stupéfaction. Malgré lui, parce qu’il a une âme, il est contraint à une autre passion, cette fois positive : l’admiration aussi innée qu’irrésistible pour le « beau » moral, pour le « courage », pour la justice, pour une autre « noblesse » que celle du ventre et du parchemin.

Ce sentiment, chez Malebranche, renverrait évidemment à Dieu, mais le roman ne vise pas si haut, il reste dans son ordre. Il n’en demeure pas moins que le ressort malebranchien efface et remplace deux passions lourdement corrompues et corruptrices, au lourd passé théologique : l’orgueil et la curiosité, sources du péché originel. Il ramène l’âme, dit le narrateur méditatif, « à la raison » ; il substitue la vraie noblesse des vrais mérites à la noblesse factice des conventions humaines. L’humilité volontaire se révèle du coup une « fierté sensée », fort différente de « l’orgueil impertinent », doublement défait : d’abord par la confusion née de la surprise, ensuite par l’admiration innée pour le beau et le juste. Faut-il convoquer ici la différence canonique entre amour de soi légitime et sa corruption en amour-propre ?

 

Esquissons quelques conclusions, partielles et  évidemment  rapides.

1/ Loin de s’arrêter « au seuil des passions », le texte nous y plonge d’emblée. C’est un constat indiscutable. Il conviendrait donc d’examiner, au fil du roman, la combinatoire des passions classiques narrativement efficaces, avant de s’aventurer dans les pulsions freudiennes.

2/ Le narrateur, fils de fermier et laquais devenu fermier-général, enrichi et anobli, est donc en quête d’estime auprès des aristocrates bien nés, mais aussi des lecteurs, à rebours d’un préjugé quasi universel envers sa caste qui, historiquement, ne comptait évidemment aucun ancien laquais dans ses rangs, contrairement à un mythe alors répandu). La franchise sur l’origine, présentée comme l’axe de sa vie au travers de ses métamorphoses socialement scandaleuses, engage la sincérité du récit de soi à venir.

3/ Force est de constater que ce récit s’interrompt non pas au seuil des passions et du grand amour, comme l’avance le préfacier au nom d’une hypothèse générale sur l’anthropologie du « sujet marivaudien », mais au seuil de la carrière de financier, au seuil donc d’une plongée dans l’arène de l’or et du pouvoir. Il n’est pas assuré que le narrateur puisse se désennuyer, s’estimer et se faire estimer aussi aisément au-delà du seuil pas encore trop souillé de sa vie, une vie désormais vouée à la soif de l’argent, de l’avancement, des calculs comptables et politiques. On pourrait donc ajouter une cinquième hypothèse sur l’inachèvement : le récit s’arrêterait en toute logique sur Versailles et ses bureaux. Jacob alias M. de la Vallée alias M*** n’aura d’autre choix moral, vu sa profession, que devenir M. de Fécour ou M. Bonno : rigoureusement impitoyable, c’est-à-dire conforme à son métier, ou clandestinement sensible à l’occasion, notamment aux jolies solliciteuses.

La formidable ellipse de la narration prend du coup un sens saisissant, quoique implicite et laissé à l’appréciation du lecteur. La captation du lecteur par un narrateur avide d’estime, mais devenu très sûr de lui, passe par la franchise affichée dans le titre, le préambule et le récit, mais aussi l’éclipse de toute sa vie au-delà des premiers mois à Paris. Pourtant,  l’essentiel est esquissé dans l’épisode versaillais, et quel lecteur d’alors pouvait ignorer ce qu’on pensait, à tort ou à raison, des financiers ? On mesure là les roueries du récit à la première personne, et la virtuosité du romancier.

En somme, la « franchise » plaît à Dieu ; elle plaît aussi à l’âme et à la raison ; elle devrait plaire enfin aux lecteurs, à condition toutefois de s’interrompre à temps. Dans cette hypothèse, il n’y aurait pas vraiment d’inachèvement, la remémoration s’arrêterait là où elle le doit, du point de vue d’un narrateur en quête d’une estime publique qui ne lui est pas acquise, loin s’en faut.

Cette interprétation peut paraître un peu retorse. Mais faut-il croire que l’amour-propre manque de ruse, et Marivaux de finesse ? Force est de constater que l’opération, rendue très délicate par le métier exercé, est somme toute réussie : le fermier-général immensément enrichi sur le dos des contribuables s’est bel et bien rendu sympathique, et par ce qu’il choisit de dire, et par ce qu’il décide de taire ! Si réussie que  le préfacier du GF lit dans ce parcours une sublimation par la « culture du sentiment ». Montesquieu, lui, tenait à voir dans Manon Lescaut l’histoire bizarrement sublimée d’un escroc et d’une catin. On mesure là toute l’ambivalence des récits à la première personne à l’âge classique.

 

Jean Goldzink (octobre 2012)

 

 

 

 

 

 

 



[1] On peut bien entendu choisir d’autres entrées, théologiques ou purement philosophiques.