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10/12/2013

Plaidoyer pour les prépas

« UN PROF DE PREPA, C’EST QUELQU’UN QUI TRAVAILLE DEUX JOURS PAR SEMAINE ET QUI GAGNE 10.OOO EUROS PAR MOIS » (opinion commune).

 

 

            Le « prof » (qui songe encore à dire « professeur » ?) est devenu un personnage ridicule, qu’on regarde avec un mélange de mépris et de pitié. Mais il existe un sous-groupe qui provoque plutôt la haine, c’est celui que visent les propos ci-dessus. Examinons les légendes sur lesquelles repose cette détestation.

 « Un prof[esseur] de prépa travaille deux jours par semaine » FAUX .  Un professeur de prépa donne 9 H de cours hebdomadaires ; certes, il est possible de les « bloquer » sur deux journées. Mais 1) peu de gens le souhaitent : l’état de concentration que réclament ces heures de cours est assez fatiguant, et il est sans intérêt de transformer en courses de fonds ce qui est par ailleurs une tâche très plaisante. 2) L’essentiel du temps d’un professeur de prépa est consacré à la préparation des cours. Nous savons qu’il est très difficile de l’expliquer à nos concitoyens, mais derrière 1H de cours, il y a des heures de travail : personne n’est capable de faire un cours de 2h à destination d’étudiants (il s’agit donc d’enseignement supérieur) sur l’idée de nature au XVIIIe siècle sans lire divers ouvrages à partir desquels il faut ensuite concevoir le cours. 3) La correction de copies occupe elle aussi un temps considérable : pour une dissertation en classe littéraire, compter entre 40 mn et 1H (une classe entière compte entre 35 et 50 élèves …). Conclusion : on ne fait pas ce métier si l’on souhaite travailler 35 heures par semaine.

« Un prof[esseur] de prépa gagne 10.000 Euros par mois » : FAUX . 1) On cite régulièrement des cas de ce genre. Ils représentent une frange minuscule de professeurs qui cumulent un grand nombre d’heures supplémentaires et d’interrogations orales individuelles. 2) un professeur qui débute en prépa (avec 3ou 4 années d’ancienneté) touche son salaire d’agrégé (environ 2400 Euros) auquel s’ajoute une indemnité mensuelle pour « fonction particulière » de 90 Euros. S’il effectue  des heures d’interrogation orale, qui lui seront payées aux environs de 50 E de l’heure, à raison de 2H par semaine, nous arrivons à 2800 E environ. 3) Passons sur la multiplicité des cas qui existent entre ces deux extrêmes.

 « Un prof[esseur] de prépa n’a pas de compétence particulière et fait le même travail qu’un prof[esseur] du secondaire » : FAUX. 1) Tous les professeurs de prépa sont agrégés (au moins 5 ans d’études supérieures), certains sont docteurs (4 ans de recherche), beaucoup siègent dans des jurys de concours, exercent une activité de recherche, sont auteurs d’ouvrages universitaires. 2) Leur public est un public d’étudiants, et par définition ils ne font donc pas les mêmes cours que leurs collègues du secondaire.

 « Un prof[esseur] de prépa est surpayé » : FAUX . 1) voir les rubriques ci-dessus. 2) Comparez le niveau de qualification et de rémunération d’un professeur de prépa et celui d’un officier supérieur, d’un ingénieur issu d’une grande école, d’un cadre commercial ou d’un haut-fonctionnaire. 3) Merci de ne pas rire. 4) on ne fait pas ce métier d’abord pour gagner de l’argent. 5) Mais il ne faut tout de même pas exagérer et croire que nous accepterons de voir notre salaire révisé à la baisse. 6) Dans un pays qui, pour recourir à une formulation consensuelle esquivant le clivage gauche / droite, se prétend héritier d’une Troisième République humaniste, et qui devrait donc considérer que la formation du citoyen est une priorité absolue et une tâche aussi noble qu’essentielle, on peut s’étonner que les comparaisons établies ci-dessus ne constituent pas le cadre de référence de toute discussion sur le montant de notre rémunération. Il est vrai que nos concitoyens sont habitués à considérer qu’un professeur ne mérite guère qu’un salaire modeste ; cela n’est pas pour rien dans le discrédit qui pèse sur la profession et les actuelles difficultés de recrutement (quels professeurs pour vos enfants demain ? Des gens qui n’auront pas pu faire autre chose ? Quels élèves pour ces gens ? Ceux dont les parents n’auront pas assez d’argent pour les envoyer dans des établissements privés où les formeront de super-professeurs ?).

 « Un professeur de prépa fait chaque année le même cours : ce n’est pas fatiguant, on peut donc lui demander de faire autre chose, ou baisser son salaire » : FAUX. 1) C’est tellement grotesque que c’en est drôle. 2) Une personne saine d’esprit peut-elle vraiment croire que faire un cours de haut niveau en mathématiques ou en physique revient à lire distraitement devant des étudiants un exposé tout prêt ? Il faut évidemment refaire par soi-même tout le cheminement intellectuel de la démonstration, se la réapproprier, pour être en mesure d’y initier les étudiants. 3) Les connaissances évoluent : un cours élaboré voici 3 ans sur tel aspect de la génétique est aujourd’hui obsolète, un cours sur la première Guerre Mondiale qui  ne tiendrait pas compte de l’immense renouvellement des connaissances en la matière depuis 10 ans ne vaudrait pas grand-chose. Nous devons donc procéder à des mises à jour régulières de notre savoir. 4) Les « littéraires » (historiens, géographes, philosophes, professeurs de  littérature française et étrangère) ont des programmes qui changent chaque année. Qui croirait que l’on peut recycler un cours sur Rabelais dans un cours sur Proust ? 5) Par ailleurs, nous participons tous à la préparation de concours très variés, pour un nombre d’étudiants très variable, autres que ceux que nous préparons systématiquement en leur consacrant nos cours. Par exemple : certains des  étudiants de la filière littéraire (les « khâgneux ») préparent parfois la prestigieuse Ecole du Louvre, et sont soumis à des épreuves très différentes de celles de l’ENS (que présentent tous les khâgneux). Certains collègues se chargent d’assurer une préparation spécifique.

 « Un professeur de prépa combine le sadisme et le mépris. Une atmosphère de terreur règne dans les cours ; les étudiants sont tous sous anti-dépresseurs et sont encouragés à entretenir des relations de concurrence » : FAUX. 1) Ridicule. 2) Demandez aux étudiants. 3) Tous les étudiants disposent de nos coordonnées personnelles (téléphoniques et électroniques), font appel à nous très naturellement, n’importe quand (un classique : le coup de fil du dimanche 21H de l’étudiant(e) qui est en train de préparer un exposé pour le lundi 8 H et qui se laisse submerger par la panique). 4) Lorsqu’un étudiant accumule les absences, que ses résultats s’effondrent, que son attitude reflète un quelconque malaise, etc., nous le voyons et nous en inquiétons. 5) Très peu d’étudiants « décrochent » en cours d’année, en dépit de l’ampleur du travail qu’ils fournissent : cela doit bien signifier quelque chose …. 

FAUX : « Un professeur de prépa travaille de septembre à avril (et encore : sans compter les petites vacances !)». 1) Les professeurs de première année enseignent jusqu’à la dernière semaine de juin. 2) Les professeurs de 2e année jouissent d’une période bénie aux environs des vacances de pâques, quand leurs étudiants préparent puis passent les concours. Ensuite, en mai et juin, ils œuvrent à la préparation des oraux. 3) de mai à juillet inclus, tous ceux qui siègent dans des jurys de concours corrigent des copies et participent aux oraux. 4) Les professeurs des classes littéraires ont connaissance des programmes de l’année suivante aux environs de mai ; ils commencent leur travail de manière à fournir fin juin des bibliographies et diverses indications à leurs futurs étudiants ; ils poursuivent ce travail pendant l’été. 5) Pendant l’année, une partie des vacances est consacrée à la correction de copies et à la préparation des cours. 6) Dans ce métier, pour qui le désire, il est possible de travailler 70 heures par semaine pendant les 12 mois de l’année ; comme nous ne sommes ni des saints ni des héros, et qu’il est souhaitable que nous ménagions un certain équilibre mental, la plupart d’entre nous ne le font pas et adoptent un rythme plus conforme à la résistance moyenne d’un organisme et d’un cerveau; pour ce qui est de l’aspiration aux 35 heures, voir ci-dessus. 

 « Un professeur de prépa enseigne face à un public de privilégiés ; lors de l’inscription, tous ceux dont les parents gagnent moins de 5000 E chacun et qui ne peuvent présenter une recommandation d’un député, d’un chef d’entreprise du CAC 40 et d’un universitaire connu, sont refoulés : on les envoie casser des cailloux dans la montagne» : FAUX. 1) Inepte. 2) l’inscription en classes prépa est gratuite. 3) Les étudiants de classes prépa sont recrutés par des commissions de professeurs au terme de l’examen de leurs seuls résultats scolaires. Ils viennent de milieux très divers, de toutes les filières des lycées d’enseignement général ; certaines classes permettent à des étudiants nantis d’un BTS ou d’un DUT de préparer des Ecoles d’ingénieur et d’envisager ainsi  des carrières plus prometteuses : quel rapport y a-t-il entre cette réalité et la caricature qui voudrait que nos classes soient peuplées essentiellement de fils d’ambassadeurs et d’héritiers des industries du luxe, et que les CPGE (Classes Préparatoires aux Grandes Ecoles) soient un système qui équivaut à faire payer les études des riches par les pauvres (admettons que c’est M. Deleautrouble qui l’a dit)? 4) A Champollion, nous comptons 30 % de boursiers. 5) S’il existe une institution qui permet à des étudiants originaires de milieux modestes, ou parfois arrivés en France dans des conditions très difficiles, d’obtenir une promotion sociale, ce sont bien les classes prépa.  6) Cela s’appelle l’élitisme républicain. Contrairement à ce que la démagogie de touts bords veut faire croire à la population, « élite » n’est pas un gros mot : une élite, c’est un groupe qui fournit sur le plan moral, intellectuel, technique et scientifique l’encadrement et la dynamique dont aucune société ne peut se passer – pas un groupe de profiteurs qui captent indûment les richesses de la nation. C’est ainsi que l’ENS forme dans toutes les disciplines des chercheurs et des professeurs, les Arts et Métiers des ingénieurs appelés à jouer un rôle important dans la réindustrialisation du pays, HEC des économistes, etc.  

 « Un professeur de prépa jouit d’un grand privilège : ses étudiants sont disposés à beaucoup travailler, s’intéressent à ce qu’ils font, sont curieux, vifs d’esprit, et par ailleurs courtois, aimables, d’un commerce agréable » : EXACT - Cela mérite-t-il une punition ?

 

            « Il faut détruire les classes prépa parce que ça marche » (Marcel Deleautrouble, technocrate interrogé par hasard lors d’un radiotrottoir ). Si M. Deleautrouble avait fait une classe prépa, il serait rodé  aux exigences de la dissertation, et il trouverait que l’argument est un tantinet paradoxal ; peut-être irait-il jusqu’à se demander s’il est bien raisonnable de détruire une belle machine comme celle-ci ; peut-être comprendrait-il que son fonctionnement tient à ce que ceux qui l’assurent sont heureux de faire ce métier, de s’y consacrer, aussi à ce que  l’E.N. les a jusqu’à présent moins malmenés que leurs collègues du secondaire. 

 

            Nous sommes effarés par la démagogie de tous les Deleautrouble, et par la stratégie d’un ministre qui recourt à des recettes certes éprouvées mais qui n’en sont pas moins pitoyables pour délégitimer notre combat : nous n’agissons ni par « conservatisme », ni par « corporatisme », mais parce que l’atteinte que nous subissons est injustifiée, parce que nous défendons une institution à laquelle nous croyons, et que, à défaut de penser que nous sommes irremplaçables ou que nous allons sauver le pays (nous n’avons pas cette naïveté), nous savons que notre travail et le cadre dans lequel il se déroule sont pour le moins utiles et conformes aux exigences du bien commun. La « réforme », la « modernisation » sont aujourd’hui dans la bouche du ministre (comme elles l’ont été dans la bouche d’autres gouvernants il n’y a pas si longtemps) l’habillage de projets qui à terme, d’une manière ou d’une autre, sont des entreprises de liquidation. Pour ce qui est d’une réforme digne de ce nom, nous y sommes tout disposés, car notre goût pour notre travail n’a d’égal que notre bonne foi, qui dans cette affaire-là n’est pas la chose du monde la mieux partagée.

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02/12/2013

Erec et Enide : une parabole nuptiale



[Ce texte est celui d'un exposé prononcé par Gilles Negrello, professeur en hypokhâgne au Lycée Champollion de Grenoble, devant les étudiants de l'option Lettres de la khâgne Lyon de cet établissement le 14 novembre 2013. Je remercie l'auteur d'en avoir autorisé la publication sur ce blog. G.B. ]


Érec et Énide, une parabole nuptiale

Gilles Negrello

 

Introduction

Le premier roman de Chrétien de Troyes est une parabole sur le mariage, c’est-à-dire un récit qui comporte une dimension allégorique : l’histoire du couple exemplaire formé par les deux héros du roman représente symboliquement l’essence et le destin de tout couple marié. C’est en même temps une apologie du mariage d’amour, implicitement tournée contre le mythe de Tristan et Yseut.

 

I. Le plan du roman[1]

 

Les trois grandes étapes du roman correspondent aux trois phases archétypales des relations à l’intérieur du couple :

 

1°) Première étape, idyllique : la rencontre, les fiançailles, les noces et la lune de miel

L’épisode qui forme l’ouverture du roman a une dimension symbolique : la chasse au blanc cerf est une allégorie du désir, c’est une poursuite érotique (comme l’indique la coutume attachée à cette chasse : à son issue, le roi doit embrasser la plus belle jeune fille de la cour).

L’épisode de la coutume de l’épervier sur la branche, qui est symétrique du précédent (seule la plus belle jeune fille peut aller chercher l’oiseau de proie posé sur une perche au centre de la ville), est lui aussi symbolique, mais cette fois-ci plutôt du désir féminin. L’oiseau obtenu par Énide au terme de l’épreuve, cet animal noble qui est jeune et beau et qu’elle nourrit en le portant sur son bras, symbolise Érec lui-même, l’homme dont elle a fait la conquête. Voir la scène où Érec, vainqueur d’Ydier, est reçu chez le comte de Laluth (qui est l’oncle d’Énide) accompagné par Énide qui porte l’épervier sur son poing, v. 1294-1315.

Dans cette première partie, l’amour tout neuf entre les deux jeunes gens illumine tous les événements, qui se déroulent comme dans un rêve : Énide est emmenée par Érec à la cour d’Arthur ; c’est elle qui reçoit le baiser du roi, concluant la coutume de la chasse au blanc cerf ; la reine lui donne ses propres robes pour la vêtir somptueusement ; le mariage est une fête somptueuse ; il est suivi du tournoi de Danebroc, dont Érec sort vainqueur ; et la fête continue autour du jeune couple princier lorsque celui-ci fait son entrée dans Carrant, la ville du roi Lac, sur laquelle ils sont destinés à régner un jour.

 

2°) Deuxième partie, dramatique : le déchirement du couple, l’incompréhension entre les époux, le temps des épreuves

La déchirure au sein du couple se produit au lit, comme pour indiquer que la sexualité est le lieu d’un malentendu entre le jeune homme et la jeune femme, dont les attentes par rapport au plaisir ne sont pas les mêmes. Mais la dissension qui éclate au moment où Érec surprend son épouse qui soupire en pleurant : « Con mar i fus » n’est pas seulement de nature sexuelle. Ce qui se joue, apparemment, c’est que l’épouse est plus sensible à l’image sociale du couple que l’époux, qui n’y recherche d’abord qu’une dyade autarcique.

Le héros met alors en place un dispositif qui ressemble à un rituel pour se mettre à l’épreuve, lui et sa femme : elle devra chevaucher devant lui, à l’aventure, avec interdiction de lui adresser la parole, même pour l’avertir des dangers qui surviennent. Cette interdiction de parler symbolise l’incommunicabilité qui s’est instaurée dans le couple, ou bien qui était déjà là, du fait des attentes divergentes de l’homme et de la femme, et qui va devoir être surmontée par le fait même de traverser ensemble une série d’épreuves, qui symbolisent les épreuves de la vie.

Cette partie du roman représente aussi l’expérience d’une impasse du désir au sein du couple, et du dépassement de cette impasse : c’est en exposant sa femme au désir des autres hommes (le comte Galoain et le comte Oringles de Limors, qui tous deux tombent amoureux d’Énide et tentent de la prendre à Érec) que l’époux finit par retrouver tout son amour pour elle, au terme des épreuves. Voir le passage de la réconciliation, au moment où les deux héros s’enfuient du château du comte de Limors, v. 4911-4932.

 

3°) Troisième partie : l’accomplissement du couple et son insertion dans la société ; le passage de la jeunesse à la maturité

Le temps des épreuves prend fin au moment où c’est Énide qui sauve la vie d’Érec en intervenant lors du duel contre Guivret le Petit qui, n’ayant pas reconnu son ami, l’a culbuté de son cheval alors qu’il est déjà gravement blessé. Érec guérit de ses blessures (symboliques ?) grâce aux soins des sœurs de Guivret et se remet en route, accompagné désormais de ce compagnon et de ses hommes (alors que précédemment, il avait insisté auprès de son père, qui s’opposait à ce projet, pour partir à l’aventure sans escorte, seul avec sa femme) : c’est un premier indice de l’insertion du couple dans un ordre social.

C’est accompagné par Guivret qu’Érec arrive à Brandigan, le château du roi Évrain, et y affronte la coutume de la Joie de la Cour. Cet épisode conclusif illustre le soin apporté par le romancier à la « conjointure » : le couple formé par Mabonagrain et son amie est en effet un double de celui d’Érec et Énide et leur enfermement dans le jardin clos d’un paradis à deux, à l’écart de la cité, figure à la fin du roman ce qui aurait pu arriver au couple éponyme au début, si la faille de la mésentente n’avait poussé le jeune couple à quitter la ville de Carrant pour se lancer à l’aventure. Cette symétrie est soulignée, dans le texte, par les liens familiaux qui sont révélés entre les deux couples : Mabonagrain a été élevé à la cour du roi Lac en même temps qu’Érec et l’amie de Mabonagrain est la cousine d’Énide (leurs pères sont frères).

La coutume de la Joie de la Cour consiste à sortir un couple (formé par un chevalier et une pucelle) de la clôture au sein de laquelle il s’est volontairement enfermé dans une solitude à deux et à lui faire réintégrer la société. L’épisode représente donc symboliquement la dernière étape du « roman d’apprentissage » des jeunes époux et il est à ce titre remarquable qu’il précède leur retour à la cour d’Arthur (retour qui signifie la réinsertion dans la communauté, dans la société régulière), bientôt suivi de l’annonce de la mort du roi Lac, père d’Érec. Le couronnement d’Érec marque l’accession au trône du couple princier, ce qui représente la sortie de la jeunesse et l’installation dans l’âge adulte avec ses caractéristiques de stabilité géographique et de responsabilité sociale. En même temps, le couple quitte la communauté des jeunes gens que représente la cour d’Arthur : les cérémonies du couronnement ont lieu à Nantes, avant que le couple royal quitte le royaume de Logres pour aller régner sur sa terre d’Outre-Galles.

 

Conclusion partielle : La « conjointure », c’est-à-dire l’organisation, la structure du roman, transforme en profondeur le conte d’aventure en surimposant à la suite des péripéties un sens moral, universel : Érec et Énide est une parabole sur le passage de la jeunesse à l’âge adulte par le biais de l’institution du mariage.

 

II. Un enseignement sur les dimensions ethnologique et psychologique du mariage

 

A. Dimension ethnologique : l’exogamie

 

Il est remarquable qu’Érec ne tombe pas amoureux d’une jeune fille de son milieu, mais d’une jeune fille

- étrangère à la cour d’Arthur (elle habite une ville, Laluth, où l’on arrive en suivant un chevalier accompagné d’un nain, donc un lieu situé dans l’Autre Monde) ;

- d’un rang social différent du sien : même si la famille d’Énide est noble (elle est la nièce du comte de Laluth), son père a perdu ses biens et son rang à la guerre et le roman insiste sur la pauvreté de la jeune fille, habillée de vêtement troués et réduite à travailler dans un atelier.

Or, le fait de ramener cette jeune fille d’une autre région à Caradigan va apporter une solution aux tensions créées au sein de la société arthurienne par la coutume du blanc cerf, tensions qui illustrent le phénomène de la rivalité mimétique (René Girard) entre membres d’une même société et d’un même milieu : à l’issue de la chasse au blanc cerf, le roi doit donner un baiser à la plus belle jeune fille ; mais tous ses chevaliers prétendent que leur amie est la plus belle et les rivalités menacent de déboucher sur une guerre de tous contre tous (v. 285-298). Arthur sollicite l’aide de son neveu Gauvain pour résoudre la crise ; le conseil du roi se réunit pour en débattre ; c’est Guenièvre qui, venant raconter l’épisode du nain au fouet, obtient un apaisement provisoire, en faisant approuver un délai de trois jours, en attendant le retour d’Érec.

Le retour de celui-ci, accompagné d’Énide dans son « blanc chainse », va mettre tout le monde d’accord et permettre de clôturer la coutume du blanc cerf – ce qui signifie que dans la poursuite du désir, la rivalité mimétique engendre des tensions qui menacent le groupe d’éclatement et que le mariage, fondé sur l’exogamie (aller chercher une femme en-dehors du groupe) permet d’apaiser ces tensions en introduisant de l’altérité dans l’identité. Le trophée de la chasse au blanc cerf est décerné à Énide, sur proposition de la reine, dans des termes qui insistent sur l’importance de l’exogamie : v. 1760-1772.

 

B. Dimension psychologique et psychanalytique

 

Le roman contient des observations très fines sur le mariage, notamment sur la relation aux parents et sur l’économie du désir. Chrétien a de toute évidence pressenti ce que Freud appellera le complexe d’Œdipe, à savoir que les sentiments à l’égard du conjoint (ou du partenaire) prolongent l’expérience affective de la relation de l’enfant au couple formé par ses parents.

 

1°) La relation entre père et fille

On devine un schéma à la Peau d’Âne dans la survalorisation par son père, Liconal, de la beauté d’Énide : aucun prétendant n’est digne d’épouser sa fille si belle, qu’il garde donc auprès de lui en attendant l’improbable demande en mariage venue d’un comte ou d’un roi (v. 517-546).

Pour pouvoir épouser Énide, Érec va devoir remplacer le père déchu (par la pauvreté ; en fait par l’âge) : il va revêtir les armes de Liconal pour affronter Ydier (v. 708-726).

On peut faire l’hypothèse que la déception d’Énide au début de son mariage est liée au fait qu’elle a épousé un jeune homme pour que celui-ci remplace le père dans un rôle actif et conquérant (l’exercice des armes) et qu’elle supporte mal de voir son mari inactif (endormi après l’amour).

 

2°) Le désir œdipien du jeune homme

Il n’est pas question de la mère d’Érec dans le roman, mais on peut considérer que la reine est une figure maternelle substitutive. Au début du roman, sans que le fait ne soit expliqué, Érec est resté à l’écart des autres chevaliers qui participent à la chasse au blanc cerf, pour tenir compagnie à Guenièvre : il y a là l’indice d’un attachement particulier à la figure maternelle. Autre comportement curieux : quand il ramène sa fiancée à la cour d’Arthur, Érec tient à la présenter dans sa tenue misérable (ce qui paraît inconvenant) et refuse que la cousine d’Énide lui donnent de beaux vêtements : c’est qu’il tient à ce qu’elle reçoive sa robe des mains de Guenièvre. Énide va donc être habillée avec les vêtements mêmes de Genièvre, comme si l’épouser était pour le héros une façon d’épouser la reine/la mère par substitution.

La fin du roman coïncide avec le moment où Érec prend la place de son père, le roi Lac, qui est mort : c’est un complexe d’Œdipe réussi, contrairement à l’histoire du roi de Thèbes, qui illustre un trouble dans la succession des générations.

 

3°) L’économie du désir

Ce que la crise du couple révèle, à partir de la parole « Con mar i fus », c’est que l’homme souffre de se sentir mésestimé par sa femme, malgré tous les exploits qu’il a accomplis. C’est le grief qui revient dans la bouche d’Érec chaque fois qu’il reproche à Énide de lui avoir adressé la parole, malgré l’interdiction qu’il lui avait faite, pour l’avertir du danger (cf. v. 2845, 2997, 3559 : c’est un leitmotiv). Érec est long à se rassurer sur ce point et il lui faut frôler la mort pour parvenir à se convaincre qu’il n’est pas rabaissé dans le regard de son épouse. Les reproches d’Érec peuvent paraître infondés, pourtant Énide ne remet jamais en cause sa propre responsabilité dans la crise que traverse son couple. C’est qu’en effet, dans le schéma œdipien, l’époux ne pourra jamais atteindre l’image de la masculinité que son épouse s’était forgée, enfant, en admirant son père qui lui paraissait immense et invincible. L’épouse sera donc toujours déçue, secrètement, par les insuffisances de son mari, et celui-ci percevra douloureusement ce reproche muet de n’être pas à la hauteur. D’où un fonctionnement pervers du couple, qui conduit l’homme à la démesure (ce qu’illustre le parcours d’Érec, qui va au-delà de ses forces, refusant de se reposer alors qu’il est gravement blessé, poursuivant une quête sans fin où il lui faut en faire toujours plus pour prouver on ne sait quoi) et la femme, qui se sait être secrètement à l’origine de ce processus, à la culpabilité.

 

Conclusion

Le premier roman de Chrétien de Troyes contient un enseignement moral à propos du mariage, adressé par un clerc doté d’une vaste expérience humaine (de par son rôle de confesseur ?) à la jeunesse aristocratique des deux sexes. Sous couvert de fiction Érec et Énide apprend aux jeunes nobles des deux sexes ce qu’il faut savoir avant de se marier sur : le sexe opposé, les joies du lit, les aléas du sentiment amoureux, la place de chacun dans le couple, la destination sociale de l’institution du mariage.

 

 

 

Annexe : le plan d’Érec et Énide (éd. J.-M. Fritz, Lettres gothiques, 1992)

 

* Prologue (v. 1-26)

 

* Première partie : la chasse au blanc cerf

I. La rencontre (v. 27-695)

II. Le combat pour l’épervier (v. 696-1241)

III. Énide à la cour (. 1242-1840 : « Ci fine le premerains vers. »)

 

* Deuxième partie : Le jeune époux

I. Le mariage (v. 1841-2130)

II. Le tournoi de Danebroc (v. 2131-2288)

III. La passion amoureuse (v. 2289-2760)

 

* Troisième partie : La chevauchée aventureuse

I. Les chevaliers brigands (v. 2761-3116)

II. Le comte Galoain (v. 3117-3658)

III. Guivret le Petit (v. 3659-3924)

IV. Arthur dans la forêt (v. 3925-4274)

V. Les deux géants (v. 4275-4573)

VI. Le comte de Limors (v. 4574-4932)

VII. Guivret le Petit (v. 4933-5227)

 

* Quatrième partie : la Joie de la Cour

I. Le château de Brandigan (v. 5228-5663)

II. L’épreuve (v. 5664-6402)

III. Le couronnement (v. 6403-6950)

« Explicit d’Erec et d’Enide ». »



[1] Voir annexe : le plan du roman.

Sylvie de Nerval : un récit nostalgique ou ironique?

            Sylvie : nostalgie ou ironie?[1]

 

 

            La doxa la plus répandue voudrait que Sylvie fût un récit nostalgique : l’histoire, racontée à la première personne, de la tentative qui a été menée  par un homme jeune de se réapproprier un passé qui était  à la fois celui de l’enfance, de l’adolescence et de la toute fin de celle-ci, et qui lui est apparu, à un moment stratégique de son existence, comme une promesse de plénitude ancrée aussi dans un passé historico-régional qui garantissait une sorte de stabilité et d’authenticité à la fois individuelle et collective. Mais cette promesse n’a pas été tenue, parce que l’Histoire est passée par là, que les êtres ont changé et qu’il y avait dans tout cela une part d’illusion, que les paradis, c’est bien connu, sont faits pour être perdus ; il resterait donc au narrateur du récit-cadre (celui qui se détache du Dernier Feuillet), ce sentiment d’une plénitude enfuie (« Baisers volés … ») qu’il contemplerait avec attendrissement et que le récit serait voué à nous exposer platement : la nostalgie.

            La nostalgie, c’est le succès assuré : nous savons tous que la littérature a une dimension existentielle, qu’elle nous aide à penser notre existence, et pour qu’elle remplisse cette fonction il faut bien que nous retrouvions dans les textes des affects, des perspectives, dont l’expérience est assez courante  - bref, des choses qui nous donnent à penser le temps vécu. Comme le ratage et l’insatisfaction sont une dimension essentielle de l’existence des gens de bonne foi (« essayer encore pour échouer mieux », comme dit à peu près Beckett), et que le ratage attise la nostalgie, il est commode de lire Nerval ainsi ; et comme le romantisme est suspect de complaisance et de pleurnicheries (c’est le nom que donnent au lyrisme – « T’en souvient-il ? Nous voguions ensemble », etc. – les gens de mauvaise foi), tout cela est du pain bénit, béni voici très très longtemps par une certaine critique qui faisait de Nerval un petit maître gentil et un peu niais, une sorte de pré-Alain Fournier (horresco referens !), tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.

            Sauf que le romantisme est une littérature critique, et que Nerval est un champion de la réflexivité, un grand styliste et un auteur mélancolique, c’est-à-dire au total quelqu’un qui s’applique à penser et à écrire l’état de sécession qu’il entretient avec le monde, avec lui-même, avec les autres, avec l’Histoire, et à qui l’ironie permet de déstabiliser en permanence son propre texte, son propre point de vue, très loin de l’inertie et de la platitude qui caractérisent la nostalgie : quelqu’un qui nous apprend que le temps vécu ne doit pas être contemplé, comme dans la nostalgie, mais travaillé, comme dans son récit, et que même ainsi, la conscience parvient difficilement à statuer sur lui. Précisons un peu les lignes de clivage entre nostalgie et mélancolie. Dans la première, la perte est référencée, identifiée, tandis que dans la seconde elle est diffuse et recouvre en fait les insuffisances (historiques ou métaphysiques) du réel. La nostalgie est univoque, simple, quand la mélancolie (chez Nerval) est un point d’équilibre instable entre l’abandon à une illusion dangereuse et l’indispensable pérennisation de l’imaginaire, lequel permet de survivre aux frustrations et aux amertumes que le réel inflige au sujet. Cette complexité est celle de la « chimère », une notion dont le lecteur nervalien doit mesurer la fécondité et l’ambivalence :  elle renvoie aussi bien à l’illusion, à la tentation de ce que l’on peut nommer la « déprise » (le mouvement d’émancipation du réel, qui comporte aussi le risque d’une rupture avec celui-ci, c’est-à-dire de la sécession radicale, de la folie : voir le paragraphe 4 de la nouvelle), qu’à la poésie, la dynamique d’un imaginaire salvateur et qui est riche aussi de divers idéaux régulateurs (voir la figure d’Isis dans le même paragraphe 4)[2]

            Comme je n’aurais pas le temps de tout dire, ce qui est assez nervalien (« la Pandora, c’est tout dire, car je ne peux pas dire tout »), je voudrais insister sur deux éléments de ce complexe d’ironie, de réflexivité et de mélancolie : le dénivelé et le suspens.

            Le dénivelé, c’est le retraitement, par exemple de part et d’autre de la fracture du chapitre 7, d’éléments qui structurent le récit. Prenons un exemple : celui de la « réincarnation » de la tante d’Othys en Père Dodu. Le chapitre 6 est indéniablement plein de nostalgie, et même d’une double nostalgie ;  celle d’abord du narrateur Gérard qui a vu là de près le bonheur sous la forme d’un simulacre qui promettait le mariage avec Sylvie, et cette promesse (un avenir donc, et quel avenir : si Sylvie est « la fée des légendes éternellement jeune », le bonheur sera pour toujours lui aussi !), devenu un passé, a eu un présent, et même un présent miraculeux sous la forme d’un furtif commerce érotique avec Sylvie dont le texte étire subtilement la durée : non seulement le choix étonnant d’un verbe duratif permet à Gérard de contempler le moment béni du déshabillage de Sylvie pour l’éternité (« Et déjà Sylvie avait dégrafé sa robe d’indienne et la laissait tomber à ses pieds »), mais notre héros s’attarde bien plus que de raison dans l’opération de rhabillage (« Mais finissez-en ! Vous ne savez donc pas agrafer une robe ! » - Si Gérard était un mauvais plaisant un peu faraud, il répondrait qu’il sait bien comment on déshabille les filles, mais pas comment on les rhabille) : doit-on voir ici la trace d’une simple maladresse ? Peut-être ; mais surtout, celle d’une heureuse sidération qu’éprouve notre héros au contact du corps de Sylvie, lui qui, dans le prodigieux paragraphe 4 du chapitre 1 (un chapitre pour lequel on donnerait tout Duras, enveloppé dans tout Saint-Exupéry) nous a expliqué que ses amis et lui  ne toléraient les femmes qu’à l’état de rêverie sublime et surtout pas à l’état de corps saisissable. Deuxième cran : la nostalgie de la tante, qui est bouleversée par le simulacre qu’ont organisé les deux jeunes gens, en qui elle se revoit en compagnie de son époux le jour de son mariage (Gérard a d’ailleurs beaucoup insisté sur le fait que la robe épousait – si j’ose dire – parfaitement le corps de Sylvie) ; le choc émotionnel qu’elle éprouve la conduit à se plonger dans ce passé heureux, à ressusciter les paroles poétiques rituelles qui accompagnaient les noces et que les deux tourtereaux vont répéter avec elle. Ce franchissement du temps grâce à un simulacre plus fort que l’épaisseur du temps (et quel temps ! celui des « charmes évanouis » de la tante, mais celui, aussi, à vue de nez, qui a précédé immédiatement la Révolution – cette spéculation chronologique me semble assez conforme à la logique de la nouvelle) est pour toutes ces raisons un moment de plénitude absolue. Le simulacre s’est haussé à la hauteur du rituel authentique, et les deux jeunes gens ont rejoint la sphère des archétypes, comme l’indique vigoureusement la clausule du chapitre : « […] nous étions l’époux et l’épouse pour tout un beau matin d’été ».

            Mais comme Nerval se méfie plus que tout de l’automystification (donc de la nostalgie), il dispose un premier contre-feu ironique : un excès rhétorique qui « troue » le texte et crée une distance  (« Ô jeunesse, Ô vieillesse sainte ! – Qui donc eût songé à ternir la pureté d’un premier amour dans ce sanctuaire des souvenirs fidèles ? ») ; puis un second, avec une référence culturelle (L’Accordée de village de Greuze, tableau dont la tonalité est assez peu nervalienne) qui remplit la même fonction, d’autant plus qu’elle est appliquée à Sylvie, à qui elle est sociologiquement totalement hétérogène et qui procède donc d’un « décalage » comme ceux que reflètera plus tard la culture néo-bourgeoise de notre héroïne, dont on sait à quel point elle horrifiera Gérard …

            Voyons maintenant les répondants de cette scène au-delà de la fracture du chapitre 7, et prenons les choses par le bout que nous avons annoncé – Le père dodu, à qui est dédié, par son titre éponyme, le chapitre 12. Il est, comme la tante d’Othys, un « ancien », incarnation donc du passé, et en l’occurrence d’un passé prestigieux : il a connu Jean-Jacques. Il est même capable de le citer : « J.J. avait bien raison de dire ‘’L’homme se corrompt dans l’air empoisonné des villes’’ ». Mais c’est une remarque sans pertinence, qui est censée légitimer l’hostilité bonasse d’un homme de la campagne à l’égard des citadins, et dont Gérard dénonce l’inanité, en faisant appel non pas à rousseau mais au simple bon sens de l’intéressé : « Père Dodu, vous savez trop bien que l’homme se corrompt partout »[3]. C’est par ailleurs un personnage entièrement folklorisé, dont l’inconsistance est ainsi dénoncée par le texte : il est caractérisé par une faconde un rien vulgaire qui tranche sur la digne réserve de la tante au chapitre VI, il chante des chansons scabreuses, fait des allusions vaguement érotiques (le loup et les brebis …) et vit en partie d’une activité de guide auprès des touristes anglais désireux de visiter ce lieu empreint de facticité qu’est Ermenonville. Enfin, il est l’un des deux personnages[4] par qui le malheur arrive : il lui révèle que Sylvie va épouser le « grand frisé », qui ambitionne de devenir pâtissier.

            Du même coup, voici Sylvie devenue pâtissière. C’était écrit : elle l’a proclamé elle-même à la fin du chapitre XI : « Il faut songer au solide ». Attardons-nous un instant sur cette dynamique textuelle. On sait que l’une des deux grandes variétés de l’ironie est dite « syntagmatique » (Philippe Hamon) et repose sur un jeu de programmation / déprogrammation. Sylvie en use largement, comme le montre précisément la dégradation de notre fée en pâtissière. Or, il se produit ici, du chapitre XI au chapitre XII, quelque chose de très remarquable : le texte accomplit presque immédiatement une  promesse  (celle que comporte, en somme, l’énoncé gnomique que formule Sylvie à la fin du chapitre XI), mais c’est une promesse peu réjouissante en elle-même et par ailleurs sa réalisation correspond à la déprogrammation définitive des promesses que Gérard attachait à Sylvie : on peut donc lire dans cette accélération et cet accomplissement d’une promesse accablante une variété particulièrement brillante et grinçante d’ironie.

            Voici donc notre fée devenue pâtissière …. Ce n’est pas affreux, mais cela ne prête pas au rêve. J’y insiste : c’est cruel, mais ce n’est pas affreux, ce n’est pas indigne : Sylvie n’est pas un texte satirique ; certes Nerval « liquide » Sylvie, en montrant qu’elle ne peut pas tenir la promesse qu’avait projetée en elle Gérard ;  elle n’est pas à la hauteur : elle chante désormais des airs à la mode, elle est habillée comme une petite bourgeoise des villes, elle a refait la décoration de sa chambre à la même mode, son langage est fâcheusement moderne (« cela donne beaucoup dans  ce moment », chapitre X) ; mais elle a gardé son « sourire athénien » (Dernier Feuillet), et si son goût pour le « solide » et le respect des horaires de travail (voir la clausule du chapitre 11 : « ne rentrons pas trop tard : il faut que demain je sois levée avec le soleil ») en font une fourmi bien plus qu’une cigale, c’est une fourmi qui a du cœur, et c’est ce qu’il reste en elle, ironiquement, de la fée (clausule chap. 11) : « Je comprenais que Sylvie n’était plus une paysanne. Ses parents seuls étaient restés dans leur condition, et elle vivait au milieu d’eux comme une fée industrieuse, répandant l’abondance autour d’elle ». Il est d’ailleurs intéressant de reconstituer la logique qui conduit  Gérard à faire cette remarque.  Il s’est d’abord étonné que Sylvie se fût rendue à un bal masqué ;  comment l’a-t-il appris ? En demandant ce qu’était devenue la robe de mariée de la tante (le fétichisme est  une tentation nostalgique que le texte s’emploie à conjurer ici) ; voici la réponse de Sylvie : « […] Elle m’avait prêté sa robe pour aller danser au carnaval […] il y a de cela deux ans. L’année d’après elle est morte ». Dans la logique même du discours de Sylvie, on lit une transgression – la robe est devenue non plus l’occasion d’un rituel qui abolit le passage du temps, mais un déguisement qu’on revêt au cours de réjouissances vulgarisées  (le bal masqué est une « scie » de la littérature du XIXe -  qui a bien pu causer la mort de la tante. Du port transgressif de la robe de mariée de la tante à l’état de « fée industrieuse », le parcours dit bien la complexité du personnage et l’ambivalence de son destin dans le récit.

            J’ai dit que Sylvie n’était pas à la hauteur – à la hauteur de quoi ? D’un système de projections que l’on peut analyser notamment au regard d’un grille de lecture que je transpose des travaux de Gilles Kepel sur la réappropriation et la réinvention de la tradition par les mouvements islamistes[5]. Adoptant la démarche qui est celle de tous les apologistes de la tradition, Gérard a projeté sur Sylvie une essence, il a voulu voir en elle un archétype, l’a ainsi soustraite à la réalité sous prétexte qu’elle devait en incarner une qui était plus belle, et il s’est offusqué lorsqu’il a constaté qu’elle trahissait cette essence. Il lui a reproché (souvent en son for intérieur) sa liberté à l’égard de la tradition et de la requête de conformité et de conformisme qui définit toujours celle-ci, requête à laquelle Sylvie s’est soustraite pour se rallier à un autre conformisme, celui de la société bourgeoise (qui veut que l’on ait des pratiques culturelles « modernes », que l’on renonce aux chansons traditionnelles pour des opéras à la mode, et que l’on s’applique avant tout à gagner de l’argent). Mais comme nous n’avons pas affaire à un texte satirique, avec ce que cela impliquerait de manichéisme, la nouvelle ne dissimule pas que Sylvie, portée d’abord par ses talents d’ouvrière, puis par ceux de son pâtissier de mari (qu’elle a mérité par sa beauté et les autres agréments de sa personne : le mariage est un marché, tous les sociologues vous le diront), a manifestement accompli un beau cheminement sur le plan social, qui lui a permis de s’extraire de son milieu. Elle a certes perdu au passage une identité traditionnelle et l’authenticité que Gérard y associait fantasmatiquement[6], mais il faut être un intellectuel mélancolique en déshérence comme l’est Gérard pour le regretter – Sylvie, elle, ne le regrette pas.

            C’est, répétons-le, un personnage plus complexe qu’il n’y parâitparaît, et cela rend compte du statut ambigu qui est le sien à la fin du récit : elle est certes discréditée en tant que sauveur(e), potentiel(le)[7], mais elle témoigne de qualités morales qui la rendent respectable et pas ridicule : elle vit au milieu des siens « comme une fée industrieuse qui répand l’abondance autour d’elle »[8]. Ce n’est certes plus la fée qui fait rêver d’une vie radicalement autre, mais celle qui met ses proches à l’abri du besoin, ce qui n’est pas rien. Ce faisant, Gérard lui prête une attitude bienveillante qui corrige l’espèce d’âpreté au gain que laissait deviner sa fameuse formule du chapitre 11 XI (« Il faut songer au solide ») : c’est au fond une fourmi bienveillante, et sensible, comme l’indique la compassion dont elle fait montre à l’égard d’Adrienne lors de son ultime prise de parole (« pauvre Adrienne ! »). En définitive, le narrateur ne saurait lui reprocher d’avoir résisté à sa tentative de l’enfermer dans le rôle (revoilà le théâtre !) qu’il avait conçu pour elle comme il avait écrit le rôle de Laura pour Aurélie (chapitre 13XIII), comme il voyait en Adrienne l’« esprit », l’ange exterminateur qu’elle incarnait dans le mystère du chapitre VII : dans Sylvie comme bien souvent dans les textes de Nerval, les rêveries que projette sur elles le narrateur-personnage menacent les femmes de les priver de toute consistance autre que celle qu’il veut bien leur prêter. On comprend toutefois que, envers et contre tout, Gérard ait décidé de conserver, comme un viatique ou un talisman, l’image d’une Sylvie qui aurait pu le sauver, qui l’a d’une certaine manière sauvé (chapitre 13XIII) :

 

Sylvie m'échappait par ma faute; mais la revoir un jour avait suffi pour relever mon âme : je la plaçais désormais comme une statue souriante dans le temple de la Sagesse. Son regard m'avait arrêté au bord de l'abîme[9].

 

 

            Je voudrais pour finir évoquer une autre modalité de l’ironie qui me paraît particulièrement digne d’intérêt : elle fonctionne par superposition, par brouillage, et se prête particulièrement à l’entreprise de  déstabilisation à laquelle je m’intéresse dans cet exposé. Il s’agit d’une procédure à la fois subtile et qui, une fois qu’on l’a repérée, se passe de commentaire. C’est celle qui accompagne l’épisode que j’appellerais volontiers du « coup de bourse » (chapitre I). Je me contenterai, pour l’essentiel, de décrire les étapes constitutives de  la séquence ; il importe toutefois de souligner d’abord que, pour parodier une formule célèbre, l’intervention de la finance et de la politique dans un récit qui se déroule aux environs de 1830 et qui est censément une sorte de bluette nostalgique vouée aux prestiges de l’imaginaire (Ah ! le décor magique du chant d’Adrienne dans le chapitre 2 !), c’est vraiment le « coup de pistolet au milieu du concert ».

1) Suite à un « changement de ministère » (donc de politique, donc de clientèle électorale), des titres boursiers en lesquels consistent une partie de l’héritage de Gérard retrouvent une valeur.

2) « Je redevenais riche » : c’est une procédure de requalification miraculeuse du héros, comme il s’en produit dans les contes (grâce à un outil, une arme, un talisman, etc., le héros dispose soudain des moyens d’accomplir son destin).

3) Ce processus suscite immédiatement un danger éthique : la richesse, c’est la domination, en l’occurrence la possibilité d’acheter l’actrice, et la figure de Moloch, dieu-démon incarnation, sur le plan spirituel, de toutes les  anti-valeurs, relaie dans le texte celle d’Isis (avec ses promesses de « régénér[ation], paragraphe 4). Mais si Isis est un idéal du moi, un idéal régulateur, elle est hors du réel, elle appartient à la sphère ambivalente de la chimère (idéal et déprise, poésie et folie). Moloch, lui – l’argent, donc – est un levier essentiel dans le réel, et il permet d’acheter des femmes (des femmes, car dans le chapitre III Gérard se réjouit de la pauvreté supposée de Sylvie, qui fait que sans doute personne n’a voulu d’elle[10])  qui appartiennent (certes pas de la manière dont Gérard le croit) au réel. La requalification miraculeuse conduit donc à un péril de disqualification radicale (de Gérard lui-même, et d’Aurélie, dont il a supposé un instant qu’elle était vénale), que notre héros esquive finalement.

4) Mais finalement, la délicatesse de Gérard est déplacée : Sylvie épouse un pâtissier « plein d’avenir » (c’est le Père Dodu qui le dit au chapitre 12), elle a bien compris comment fonctionnait le marché matrimonial, elle a fait valoir ses qualités et a négocié une ascension sociale. Quant à Aurélie, elle se donne à quelqu’un qui lui a « rendu des services », et qui a été ironiquement disqualifié par les « boitements » qui l’affectent : c’est un « jeune premier ridé », qui fait encore de l’effet « dans les provinces » …

 

           

                                               ***

 

            Je voudrais avoir convaincu le lecteur qu’il est moins question dans Sylvie d’une perte située sur l’axe du temps que des boitements du réel, de celui des êtres dans le réel, des boitements que construit et médite, et de la souffrance qui en résulte. Mais ce récit est magnifiquement  concerté, et met ainsi à distance  cette souffrance ; il navigue en permanence entre l’amertume et la sécession, entre une forme de drôlerie agressive et un suspens qui le dispense de s’abîmer dans l’agressivité, comme le montre exemplairement dans le dernier chapitre le traitement de Sylvie, qui en définitive a bien le droit d’être heureuse. C’est tout cela qu’il convient de ranger derrière le terme de mélancolie.

 

Guy Barthèlemy,

Khâgne du Lycée Champollion (Grenoble)

              



[1] J’ai conservé  la tonalité orale qui était celle de cette intervention. J’ai repris et complété quelques développements, ce qui se traduit parfois par des redites : le lecteur voudra bien me pardonner. J’ai ajouté un développement sur l’épisode du « coup de bourse », que je n’avais pas eu le temps d’oraliser.

Merci au public attentif et bienveillant de la journée d’études du 23 novembre, et à ses organisateurs de l’UPLS.

[2] J’invite le lecteur à relire, dans la perspective que dessinent (hâtivement) ces propos, le premier paragraphe du Dernier Feuillet, qui offre un excellent exemple de la manière dont la réflexivité ironique déstabilise en permanence le texte : si l’on admet l’ambivalence du mot « chimère » on comprend pourquoi sa célèbre phrase d’attaque (« Telles sont les chimères qui charment et égarent au matin de la vie ») se prolonge par un topos phraséologique sur l’illusion, dont le narrateur lui-même dénonce ensuite l’excès phraséologique.

On comprend aussi pourquoi l’ensemble du chapitre revient sur la liquidation agressive dont Sylvie, fée devenue pâtissière, a fait l’objet dans les chapitres X à XIII. Gérard reconstitue le paradigme que formaient Adrienne et Sylvie, « les deux moitiés d’un seul amour. L’une était l’idéal sublime, l’autre la douce réalité », alors que le récit a invalidé chacun des termes (Adrienne est une version hyperbolique de la tentation morbide de la déprise, et Sylvie est devenue une jeune femme moderne, en rupture avec l’archétype auquel l’identifiait Gérard). Cette résurgence, et, plus largement,  cette dynamique complexe, sont significatives de la nature et de l’opérativité de la chimère, de son irréductible ambivalence, que Gérard s’applique à préserver,  qui est infiniment plus riche que le paradigme illusion / désillusion, et qui vaut pour ses vertus que l’on pourrait qualifier de suspensives. C’est important, parce que dans ce suspens, dans l’ambivalence dont il procède, à l’inverse de toute logique de la liquidation, de la désillusion, de l’ « apprentissage » (au sens où on parle de « roman d’apprentissage »),  Gérard ménage une continuité, une forme d’adhésion qui disent que tout ceci n’était pas vain, n’était  dépourvu ni de sens ni de profondeur.  On pourrait (il faut) commenter de la même manière le ton du paragraphe 4 (« Nous vivions alors dans une époque étrange »), fait d’une ironie repérable dans l’excès phraséologique, et d’une empathie manifeste.

[3] Pas étonnant que Gérard, après sa conversation avec le Père Dodu, refuse de poser au sage dans le premier paragraphe du Dernier Feuillet («[…] qu’on me pardonne ce style vieilli … ». Voir plus loin dans l’exposé l’analyse de cet extrait).

[4]  L’autre est une vieille femme, qui a révélé à Gérard que l’amoureux de Sylvie était son frère de lait, qu’il ne reconnaissait pas – et pour cause : cela ne lui fait guère plaisir, et surtout il s’agit là d’un scénario fantasmatique, d’un sortilège dont il existe d’autres exemples chez Nerval, celui dans lequel le sujet est victime de son double.

[5] Voir par exemple Terreur et martyre (Flammarion 2008).

[6] Est-il nécessaire de souligner cet autre paradoxe, que Nerval met en scène de manière très remarquable : l’authenticité, c’est-à-dire ce qui est censé conférer la plus grande et la meilleure réalité aux êtres et aux situations, est un fantasme, et aussi, de manière peut-être plus significative ici, un artefact, à tous les sens du terme.

[7] Chapitre VIII : « Je me jetai à ses pieds ; je confessai en pleurant à chaudes larmes mes irrésolutions, mes caprices ; j’évoquai le spectre funeste qui traversait ma vie.

‘’Sauvez-moi ! ajoutai-je, je reviens à vous pour toujours’’ ».

[8] On se rappelle que dans le chapitre 3 III le narrateur l’imaginait pauvre, ce qui l’arrangeait bien… Encore un phénomène de déprogrammation ironique, qui s’exerce ici au détriment du narrateur-personnage.

[9] Elle reste en cela une figure propice, un idéal régulateur qui ressemble bien plus à l’Isis du paragraphe 4 (« [Isis] nous apparaissait dans les nuits, et nous faisait honte de nos heures de jour perdues ») qu’à Adrienne dont on se souvient qu’au chapitre VII, déguisée en ange exterminateur, elle montait de … l’abîme.

[10] Cette disponibilité supposée de Sylvie, qui conduit d’ailleurs à la représenter comme une Belle au bois dormant qui l’attend (« Elle dort .. ») permet à Gérard de développer au chapitre III un projet qui s’inspire d’une vieille thématique propre au conte, celle de l’échange des qualifications : Sylvie lui donnera ses vertus préservatrices (de l’argent, qui devient ici – il suffit de relire le texte -  l’équivalent d’un principe vitaliste) , et Gérard lui confiera son argent et sa vie pour les faire fructifier. Mais dans un récit qui s’en prend à l’ordre bourgeois des choses (encore le paragraphe 4 …), cet échange fait la part trop belle à l’argent pour ne pas être suspect. Comme dit Sartre, tous les moyens sont bons, sauf ceux qui dénaturent la fin : on ne se sauve pas du monde bourgeois en recourant au moyen caractéristique de l’ordre bourgeois, on n’achète pas les fées avec les armes de Moloch …