Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

21/03/2011

La catégorie de l'imagination chez Nerval

[Déposé à l'intention des étudiants HEC du Lycée Champollion ; c'est le texte de mon intervention du 18 3 2011. Il est pour l'instant "en l'état", faute de temps, et comporte donc de nombreuses scories, des passages en style télégraphique, etc. Je le laisse à disposition pour quelques semaines]

               

               

                LA CATEGORIE DE L’IMAGINATION CHEZ NERVAL

 

Introduction

 

                Voici un sujet qui a le mérite de l’évidence : Nerval est un écrivain de l’écart / du boitement avec le réel, son écriture et son œuvre vivent d’une  méditation continue sur cet écart, sur la dialectique du réel et de l’imaginaire, et cette méditation parcourt un spectre très large : des Chimères au premier chapitre de Sylvie,  du Voyage en Orient à Aurélia, les thèmes, les registres, les genres, se signalent par leur diversité.

                C’est à cette dialectique que je voudrais ici m’intéresser, ce qui implique que l’on définisse d’abord non seulement la notion d’imagination mais surtout la structure de sens à laquelle elle appartient chez Nerval, avant d’examiner, à titre d’exemples quelques configuration offertes par l’œuvre (sans prétendre épuiser la question)

 

                I – La structure de sens de l’imagination chez Nerval

 

                Adoptons un point de départ simple et considérons que l’on entendra par « imagination » chez Nerval aussi bien l’une des instances qui organise la vie de la conscience que les contenus élaborés par cette instance à l’échelle individuelle,  les voies de réalisation spécifiques que lui offre chaque culture,  et le corpus des productions qui dans chaque culture sont référées à l’activité de l’instance en question et dont  chaque individu prend connaissance ou est imprégné par des voies diverses, au point que sa perception du monde en est imprégnée, constituée, médiatisée.

                La « question de l’imagination » chez Nerval tient à ce que les 19èmistes appellent la question de la mélancolie : une famille d’écrivains (Chateaubriand 1768, Nerval 1808, Gautier 1811, Baudelaire 1821) a éprouvé un intense sentiment de sécession et a médité son propre désinvestissement du réel, qu’elle pensait comme le fruit d’une crise individuelle et historique, et à laquelle elle donnait aussi un fondement métaphysique. L’imagination leur apparaissait ainsi comme un recours et l’instrument de la dénonciation des insuffisances du réel autant que des faillites historiques, politiques, sociales existentielles. On devine à quel point la gamme de l’imagination / imaginaire était large : de l’imaginaire chrétien de Chateaubriand, qui médiatise son rapport à l’Orient ds l’Itinéraire, à l’imaginaire poétique, philosophique et bucolique de Nerval dans Sylvie ; les matériaux sont aussi bien ceux de la fantaisie « individuelle » que ceux offerts par la culture (au sens académique du terme). Mais l’essentiel reste cette notion de crise (structurelle d’un rapport au réel), crise qui est amplifiée chez Nerval pour des raisons idiosyncrasiques et en définitive, à partir d’un certain moment, psychopathologiques. L’œuvre va donc refléter une tentation permanente du désinvestissement du réel, laquelle suscite symétriquement et consécutivement un glissement vers l’imaginaire, la tentation de céder à l’ « épanchement du songe dans la vie réelle », et c’est ce schéma qui confère sa tension permanente (mais plus ou moins repérable) à l’œuvre de Nerval. Mais l’essentiel, en tout cas sur le plan de la « productivité » artistique, littéraire et anthropologique de cette œuvre c’est qu’elle double la représentation de cette tension d’un « débat » sur celle-ci, dans une écriture caractérisée par une intense réflexivité. Celle-ci prend notamment deux formes (qui se recoupent d’ailleurs partiellement) : l’ironie, et le jeu sur le glissement entre des termes qui selon  les cas proches ou au contraire antonymiques.

                L’ironie : elle prend des formes extrêmement variables, et je me contenterais d’en citer deux exemples. Ironie narrative (déprogrammation) : ex. de la révocation du modèle des 1001 nuits ds le VO, avec le dénouement de la poursuite des 2 femmes ; ironie stylistico-lexicale : la formule « Nous croyons être en paradis » au terme de la scène du chant d’Adrienne ds Sylvie, caractérisée par une forte poussée déréalisante (chap 2, Pléiade p. 541-42 ; commenter ; noter que « Je croyais être en paradis » = formule ds la bouche d’un des enfants de légende St-Nicolas ds Contes et Légendes du Valois, pl. p. 573).

                Glissements internes essentiellement  : ambivalence de « rêve », « théâtre » / « décor », « poésie », « chimères » :  la faille qui retranche l’indiv du réel est positive ET négative, et l’orientation sémantique / axiologique de certains termes est susceptible de s’inverser totalement, ce qui leur permet de connoter tour à tour ou simultanément l’échappée vers la transcendance, vers une sphère résolutive, et le double risque de l’illusion (comme mensonge déceptif et comme risque du désarrimage définitif d’avec le réel – c’est-à-dire la folie. L’exemple de la « chimère » : émancipation des limites du réel, péril confusionniste, et logique de la reformation permanente (énoncé matriciel : « Telles sont les chimères qui charment et égarent au matin de la vie » : l’après-coup, la mélancolie, et le coup d’arrêt de la mort ds le récit : commenter la clausule du récit et la valeur symbolique de la datation de la mort d’Adrienne CF. INFRA P.  9).   

                Le tout est tjs problématique et critique : constitue des questions / questionnements, met à distance. ET la ligne de fuite n’est pas seulement d’ordre philosophique ou existentiel, mais aussi politique : question du réalisme. Selon la démonstration magistrale de Gabrielle Malandain-Chamarat, la caractéristique du réalisme nervalien réside dans l’articulation de la rêverie individuelle (au sens de : ensemble de projections existentielles et métaphysiques du personnage-narrateur) avec le champ historique, par les voies du romanesque ou plus largement du récit.

 

 

                               II – Rêve, théâtre, poésie : un exemple du traitement de l’Orient

 Nerval semble donc souvent céder à la tentation d’un passage à la limite. Celle-ci se fait jour par exemple dans  l’excipit du Voyage en Orient, dans lequel l’Orient est comparé à « un de ces rêves du matin auquel viennent bientôt succéder les ennuis du jour » (p. 790). Mais Nerval neutralise  habilement ce propos déréalisant : il aménage en fait un double excipit, et le premier (p. 789-790) est consacré en partie à un topos sur le progressisme du gouvernement ottoman. En revanche, La  célèbre lettre à J. Janin,  écrite « en mer, près de Malte » le 16 novembre 1843, radicalise pour sa part cette logique de déréalisation :

 

 

      En somme, l’Orient n’approche pas de ce rêve éveillé que j’en avais fait il y a deux ans, ou bien c’est que cet Orient-là est encore plus loin ou plus haut, j’en ai assez de courir après la poésie ; je crois qu’elle est à votre porte, et peut-être dans votre lit[1].

 

 

                C’est donc qu’il y a deux Orients : celui de la poésie - et le mot est très large, dangereusement indéfini, au point de renvoyer à un Orient surinvesti, rêvé et fantasmé, qui conduit Nerval à évoquer la crise survenue « deux ans » plus tôt[2]. Et puis l’autre, qu’il faut réinscrire dans le réel, donc l’Histoire, la politique, la sociologie, l’anthropologie[3], ce qui rend son altérité, sa capacité à devenir le « superlatif d’ici », à accomplir sa « vocation  contrastante », beaucoup plus problématique, à tous les sens du terme.

Nerval revient sur cette tension entre les deux orients dans sa lettre à Gautier publiée dans le Journal de Constantinople le 6 9 1843 (éd. citée,  T. 1, p. 762 – 766). Nerval y oppose sa déception orientale au seul Orient à la hauteur de ses rêveries, celui de la poésie :

 

O mon ami, que nous réalisons bien tous les deux la fable de l’homme qui court après la fortune et de celui qui l’attend dans son lit. Ce n’est pas la fortune que je poursuis, c’est l’idéal, la couleur, la poésie, l’amour peut-être, et tout cela t’arrive à toi qui restes, en m’échappant à moi qui cours. Une seule fois, imprudent, tu t’es gâté l’Espagne en l’allant voir […] moi j’ai déjà perdu […] la plus belle moitié de l’univers, et bientôt je ne vais plus savoir où réfugier mes rêves. Mais c’est l’Egypte que je regrette le plus d’avoir chassé de mon imagination pour la loger tristement dans mes souvenirs ! toi tu crois encore à l’Ibis, au Lotus pourpré, au Nil jaune ; […] Hélas ! l’ibis est un oiseau sauvage, le Lotus un oignon vulgaire ; le Nil est une eau rousse à reflets d’ardoise […].

[…] Tu parles de la citadelle ; la décoration qu’on t’a faite à l’opéra [pour le ballet La Péri] doit y montrer debout encore les colonnes de granit rouge du vieux palais de saladin ; mais j’y ai trouvé dominant la ville une vaste construction carrée qui a l’air d’un marché au grain […]

Oh ! que je suis curieux d’aller voir à Paris le Caire de Philastre et Cambon [auteurs des décors du second acte de La Péri ; on y voyait le Caire à vol d’oiseau] ; je suis sûr que c’est mon Caire d’autrefois, celui que j’avais vu tant de fois en rêve qu’il me semblait comme à toi, y avoir séjourné dans je ne sais quel temps,  sous le règne du sultan Bibars ou du calife Hakem ! […]

Heureux poète ! tu as commencé par réaliser ton Egypte avec des feuilles et des livres ; aujourd’hui la peinture, la musique, la chorégraphie s’empressent d’arrêter au vol tout ce que tu as rêvé d’elle ; les génies de l’Orient n’ont jamais eu plus de pouvoir ; […] c’est à cette Egypte-là que je crois, et non pas à l’autre[4] : aussi bien les six mois que j’ai passés là sont passés ; c’est déjà le néant, j’ai vu encore tant de pays s’abîmer derrière mes pas comme des décorations de théâtre ; que m’en reste-t-il ? Une image aussi confuse que celle d’un songe ; le meilleur de ce qu’on y trouve, je le savais déjà par cœur.

 

 

L’intérêt du texte tient essentiellement à la radicalité de ses formulations. D’une part, il affirme l’impossibilité de dialectiser le réel et la poésie, et fait de l’Orient le lieu privilégié de ce drame et de ce deuil ;  d’autre part, il est au premier abord auto-contradictoire : tandis que le deuxième paragraphe affirme que le véritable Orient est un artefact poétique, que le troisième paragraphe l’assimile d’abord à une recréation par la peinture, la musique et la chorégraphie, la valeur de l’isotopie de l’artefact est soudainement retournée à la fin de ce même troisième paragraphe, lorsque les « décorations de théâtre » et les « image[s] [des] songe[s] »  sont dénoncées pour cause d’inconsistance. Ceci n’empêche d’ailleurs par Nerval de conclure : « le meilleur de ce qu’on y trouve [i.e. en Egypte], je le savais déjà par cœur », ce qui signifie que l’imagination,  grâce à sa capacité recréatrice, qui lui permet de sublimer le réel, lui en avait fourni une prémonition[5]. Il existe donc trois régimes de « réalité » : celui de la recréation imaginaire, celui de la réalité brute, et celui de l’ « après-coup », c’est-à-dire celui des rêves dévastés par le contact avec la réalité, des « images » qui « s’abîment derrière [les pas du voyageur] comme des décorations de théâtre ».  Nerval traduit cette fluctuation des régimes de « réalité » à travers le thème de la croyance : il « croi[t] », dit-il, à l’Egypte recréée par Gautier et les décorateurs de l’opéra, pas à celle dans laquelle il a voyagé. La croyance, c’est ici la foi, l’adhésion subjective, l’investissement poétique et existentiel tels qu’ils s’émancipent du principe de réalité. Et en définitive, qu’est-ce que cette attitude qui consiste à dire qu’on ne croit pas à la réalité qu’on a constaté mais à une rêverie poétique qu’on sait incompatible avec celle-ci ? Un paradoxe ! Nerval le dit (certes dans une perspective légèrement différente, mais que l’on peut néanmoins rattacher à notre propos) d’ailleurs dans la lettre à son père dans laquelle il évoque ce texte (lettre du 5 10 1843, pl T. 1 p. 1404) :

 

 J’y ai manifesté une sorte de désillusion à l’égard de l’Egypte qui ne doit pas trop être prise au sérieux, attendu que c’est un paradoxe en réponse à un autre, comme il arrive dans ces sortes de jeux d’esprit. 

 

Sauf que tout cela est au contraire très sérieux : chez Nerval comme chez Gautier il existe bel et bien deux Orients, et chez l’un comme chez l’autre la mélancolie naît de cette disjonction à laquelle le paradoxe épargne l’aplatissement qui naîtrait du simple constat de l’écart entre le réel et la poésie[6]. 

 

                III– De la poétisation de l’Orient à la « géographie magique »

 

                La question de la dialectisation du « rêve » et du réel occupe donc une place importante dans le Voyage en Orient, comme le montre la place qui est faite à la notion de « géographie magique », qui apparaît précocement, dans un passage où Gérard évoque la déception que lui cause Constance, parce qu’elle n’est en rien à la hauteur des stéréotypes associés à cette ville dans l’imaginaire culturel et touristique  (p. 189) ; à partir de cette déception, Gérard élabore un discours mélancolique sur la disjonction entre l’imagination et le réel :

[…] c’est une impression douloureuse, à mesure qu’on va plus loin, de perdre, ville à ville et pays à pays, tout ce bel univers qu’on s’est créé jeune, par les lectures, par les tableaux et par les rêves. Le monde qui se compose ainsi dans la tête des enfants est si riche et si beau, qu’on ne sait s’il est le résultat exagéré d’idées apprises, ou si c’est un ressouvenir d’une existence antérieure et la géographie magique d’une planète inconnue. Si admirables que soient certains aspects et certaines contrées, il n’en est point dont l’imagination s’étonne complètement […].

 

                Commentaire dernière phrase : perspective déjà marquée (mais ironiquement) ds épisode Mont-Blanc (p. 182-83)

                Ce texte offre une méditation sur la valeur existentielle des rêveries que l’individu projette sur le réel situé au-delà de son horizon, et la notion de « géographie magique » interroge la possibilité d’une dialectique périlleuse qui se situe aux frontières du réel, avec d’un côté la poésie[7], de l’autre la déception, la trivialisation du monde, la situation de celui qui est« déshérité d’illusion » (p. 237). Analysons rapidement cette formule : est certes « déshérité d’illusion » l’individu qui a dépassé les leurres et a accès au réel, mais aussi celui qui ne perçoit plus rien au-delà de ce réel, qui est coupé de toute transcendance et de toute attente existentielle ou poétique. L’attachement de Nerval à l’ « étonne[ment] » que peut susciter le monde oriental, et qui se déclinera selon les cas en émotion intense ou en médiation poético-philosophique, est donc comme une trace  résiduelle de cette « géographie magique », en des moments où ce monde oriental laisse affleurer la possibilité d’une autre relation au réel  ou d’une autre expérience du monde – et a contrario, notre extrait se clôt sur la dénonciation d’un monde dans lequel jamais « l’imagination ne s’étonne complètement ».

                Pourtant, on rencontre dans le Voyage en Orient une seconde mention de la « géographie magique », et il s’agit bel et bien d’affirmer, dans un moment épiphanique[8], qu’elle existe. Au terme de sa première nuit à Constantinople, qui est aussi la première nuit du Ramazan[9], (c’est-à-dire un temps fort de la vie des sociétés arabo-musulmanes, qui va réactiver une  « ethnographie festive » déjà très présente dans l’épisode cairote), Gérard entend l’appel à la prière du matin du Muezzin (p. 635) :

 

 Je ne pus résister à une émotion étrange […]. Pour moi, Dieu est partout, quelque nom qu’on lui donne [….] [;] je n’avais fait que me réjouir […] dans une de ces nuits de fête auxquelles les gens de toutes religions s’associent dans cette ville cosmopolite. – Pourquoi donc craindre l’œil de Dieu ? La terre imprégnée de rosée répondait avec des parfums à la brise marine qui passait, pour venir jusqu’à moi, au-dessus des jardins de la pointe du sérail dessinés sur l’autre rivage. L’astre éblouissant dessinait au loin cette géographie magique du Bosphore, qui partout saisit les yeux […].

 

Déjà au Caire, Gérard évoquait l’émotion religieuse que véhicule l’appel à la prière et se faisait traduire le texte de cet appel (qu’il redonne ici, en arabe puis en français) ; cette émotion joue ici un rôle de déclencheur, et l’on va passer de la beauté du chant religieux à la beauté du site, accordée à d’autres notations sensorielles qui poétisent à l’extrême ce moment,  via l’évocation du déisme nervalien et la grandeur du cosmopolitisme turc[10]. C’est cet ensemble épiphanique, miraculeux, qui constitue la  « géographie magique » - aux frontières donc de la poésie, de l’émotion, de la croyance religieuse et de l’ethnographie -, laquelle accomplit pleinement mais fugacement l’une des vocations de l’Orient : offrir sur un mode intuitif et synthétique (poétique donc) la perspective (fragile) d’une rénovation du lien de l’individu avec le monde.

                 

                                              

                IV – Sylvie : politique de la femme et de la chimère

 

Dans Sylvie, la rhétorique de la perte s’impose dès le chapitre 1, intitulé « Nuit perdue »,  que l’on peut considérer comme l’un des sommets du réalisme nervalien : convergence des plans narratif, existentiel, historique et métaphysique, comme l’atteste le célèbre passage des p. 538-539, dans lequel le narrateur décrit les lendemains de la révolution de juillet 1830 :

 

      Nous vivions alors une époque étrange (….). L’homme matériel aspirait au bouquet de roses qui devait le régénérer par les mains de la belle Isis ; la déesse éternellement jeune et pure nous apparaissait dans les nuits,  et nous faisait honte de nos heures de jour perdues L’ambition n’était cependant pas de notre âge, et l’avide curée qui se faisait alors des positions et des honneurs nous éloignait des sphères d’activité possibles. Il ne nous restait pour asile que cette tour d’ivoire des poètes, où nous montions toujours plus haut pour nous isoler de la foule.

 

 

Le trouble de l’identité nervalienne, sa propension hémorragique, est aggravé par cette « époque étrange », dans laquelle le personnage-narrateur ne peut trouver sa place ni choisir un rôle. Son incapacité à construire une trajectoire existentielle s’inscrit, de manière privilégiée, dans la crise de la relation avec la femme ; un peu plus loin dans le même paragraphe, il dit :  « vue de près, la femme réelle révoltait notre ingénuité », et il oppose donc à celle-ci la déesse Isis, figure clé du panthéon de l’Egypte pharaonique mais aussi, pour Nerval et pour d’autres, archétype de la féminité orientale, qui apparaît ici allusivement comme l’incarnation à la fois de la femme à aimer et de la conscience ou plutôt de ce que les psychanalystes appellent l’ « idéal du moi » et donc d’une ligne de vie correspondant à cet idéal (au moins a contrario : « [elle] nous faisait honte de nos heures de jour perdues »).               Remarquons donc que dans ce récit évoquant les années 1830, l’Orient constitue déjà, à travers cet archétype féminin, un recours. Contre quoi ? contre une existence qui est pure déperdition vitale, perte du sens et de soi-même  et contre un monde en proie à l’anti-valeur qui domine la société du temps : l’ « ambition ». Dans cette société, le poète est seul, car le peuple, dans lequel il rêvait, comme nombre de romantiques, de se « régénérer » (je reprends à dessein ce terme, qui figure dans le texte), s’est dégradé en « foule » : il ne constitue donc plus une alternative à l’odieuse société bourgeoise. L’ancrage du je-poète dans le réel est donc nécessairement fragilisé, problématique, comme l’atteste en cette même page 538 la mention des « enthousiasmes vagues » et celle de l’amour des « formes vagues », ces « fantômes métaphysiques » (p. 539) qui se substituent à la « femme réelle » qui « vue de près », dit le narrateur, « révoltait notre ingénuité ». Cette logique de désincarnation se situe évidemment dans la postérité du «vague des passions»[11] analysé par Chateaubriand, qui en fait une caractéristique de la modernité post-révolutionnaire.

L’ancrage historique de la crise est souligné par un thème dont on a sans doute trop peu souligné l’importance (précoce quand on songe que c’est la société des années 1830 qui est évoquée), celui de la spéculation boursière : aux pages 539-540, le narrateur consulte dans un journal les cours de la bourse, car, explique-t-il,

 

Dans les  débris de mon opulence se trouvait une somme assez forte en titres étrangers. Le bruit avait couru que, négligés longtemps, ils allaient être reconnus – ce qui venait d’avoir lieu à la suite d’un changement de ministère. […] je redevenais riche. 

Une seule pensée résulta de ce changement de situation, celle que la femme aimée si longtemps était à moi si je voulais.

 

Voici une excellente illustration de l’ironie nervalienne, et de son lien intime avec la rhétorique de la perte. Ce narrateur qui, à l’instar du Gautier de la préface de Mademoiselle de Maupin, vilipende la monarchie bourgeoise, dont on sait quelle importance elle conféra au monde de la banque, est lui-même pris dans le jeu de la spéculation boursière. Par ailleurs, le lecteur de Sylvie,  familiarisé avec la tension permanente entre le réalisme et les procédures de déréalisation ne peut qu’être sensible au jeu développé ici par Nerval : cette augmentation soudaine, miraculeuse (mais en fait politico-financière) de l’avoir du héros ressemble à une procédure de requalification du héros telles qu’on les rencontre dans les contes ; mais elle se traduit immédiatement, dans la sphère du réalisme critique, par une menace de disqualification radicale, sur le plan de l’être, de ce même héros, avec la tentation, dénoncée d’ailleurs dans le paragraphe suivant, d’acheter la femme aimée.

 

LE TRAITEMENT DES PERSONNAGES FEMININS DS Sylvie

Ironie infernale pour disqualifier la jeune femme et invalider les projections amoureuses dont elle fait l’objet, en l’enfonçant dans la trivialité au point de la couper de toute rêverie existentielle : p. 562 (chap 11), elle affirme  « Il faut songer au solide » - et, comme l’on sait, cette « fée éternellement jeune des légendes » (chap 6, p. 550)  va devenir l’épouse d’un pâtissier, frère de lait (et double dérisoire) du narrateur.

+ : Sylvie, par ses talents d’ouvrière qui a su prendre le virage de la modernisation technique et du changement des goûts, n’est plus dentellière mais gantière, et qu’elle « répand l’abondance autour d’elle », comme une « fée industrieuse » (chap 10 p. 560) - c’est la même logique de radicalisation de ses liens avec le réel trivial qui est ici à l’œuvre et qui la disqualifie fatalement.  L’image de la fée recèle certes encore une nostalgie qui ne sera pas complètement dépassée (Dernier feuillet : « Je me dis : là peut-être était le bonheur ») ; plasticité et ambivalence de cette figure : emblème de la tension qui habite un narrateur-personnage structurellement en crise, dans une nouvelle « réaliste » où la convocation d’une créature légendaire est forcément problématique (à tous les sens du terme).

 

« Dernier feuillet » de Sylvie : « Telles sont les chimères qui charment et égarent au matin de la vie ». Quelles sont ces « chimères », introduites par un article qui fonctionne bien plus comme un anaphorique vague (comme l’indéfini « telles ») que comme un véritable défini ? Le lecteur le comprend, il s’agit à la fois (et le contenu de ce « dernier feuillet » le confirmera) de la tentative de ressusciter l’amour pour / avec Sylvie, et de la confusion entre les trois femmes : Adrienne, Sylvie, Aurélie, ce ballet auquel le récit donne un coup d’arrêt définitif que sanctionne d’ailleurs la fin abrupte du récit, avec la réplique finale de Sylvie évoquant – et datant – la mort d’Adrienne. Ce n’est pas un détail, mais une procédure d’une importance capitale : on se souvient que dans le chapitre 3, le narrateur, au terme d’une rêverie développée au sein d’un des ces états de seuil qui jouent un rôle si important chez Nerval, s’exclamait « A cette heure, que fait-elle [i.e. Sylvie ] ? » , avant de constater : « Je n’avais pas de montre », et de décrire, avec un luxe de détails et de commentaires, une magnifique horloge dont le mécanisme n’avait pas été remonté depuis des siècles, parce que (chap 3, p. 544) « ce n’était pas pour avoir l’heure que j’avais acheté cette pendule » ! Le désarrimage temporel, commenté avec brio par U. Eco (chapitre 2 de Six Promenades dans les bois du roman et d’ailleurs, LP 1998) , est certes l’un des charmes de la nouvelle, mais aussi l’une des formes qu’y prend la poussée chimérique. La précision finale fournie par Sylvie est destinée à liquider celle-ci, et du même coup elle  met fin au récit, dont c’est avouer qu’il n’existait que par sa vocation « problématico-chimérique ». 

Les « chimères » sont donc des projections existentielles qui « égarent » le sujet. Support : la logique de confusion, d’assimilation, de substitution qui affecte les trois personnages féminins. En effet, on aperçoit dès lors non seulement la faible consistance qui caractérise toujours les personnages féminins nervaliens, mais ce que l’on pourrait nommer la « logique de la chimère », et qui est précisément cette logique de la confusion et de la recomposition permanente des être et des objets investis par le narrateur, qui fait que l’errance n’est jamais définitivement conjurée, parce que on ne dépasse ou réduit telle chimère que pour se déplacer vers une autre qui s’est (re)formée entre temps.

 

Une situation familière chez Nerval : la prolifération de figures féminines prises dans des relations d’assimilation et d’antithèse ; Sylvie (Dernier feuillet, p. 567) :

 

Ermenonville ! (…) Tu as perdu ta seule étoile[12], qui chatoyait pour moi d’un double éclat [je souligne]. Tour à tour bleue et rose comme l’astre trompeur d’Aldébaran[13], c’était Adrienne et Sylvie, - C’étaient les deux moitiés d’un seul amour. L’une était l’idéal sublime, l’autre la douce réalité.

 

 Il faut se souvenir ici des premiers mots de ce Dernier feuillet : « Telles sont les chimères … ».  La caractéristique de Sylvie, c’est que le personnage éponyme met en abyme la « structure chimérique » du groupe des trois personnages féminins. En effet,  contrairement à ce qu’affirme le narrateur dans la citation ci-dessus, elle n’incarne pas seulement la « douce réalité », mais la sublimation archétypique de celle-ci via deux références : la première, celle qui, à travers le « sourire athénien » ou le personnage de la « nymphe antique », renvoie à la culture classique, est simple ; la seconde est beaucoup plus complexe, puisqu’elle renvoie au personnage de la « fée », c’est-à-dire à la fois, dans l’imaginaire du personnage-narrateur, à une culture « populaire », et en fait, pour le lecteur comme pour le scripteur, à la récupération de ce personnage par la culture savante et légitime. Comment le personnage, écartelé entre ces incarnations plurielles, pourrait-il être « tenable », et quelle procédure mieux que cette pluralisation ironique pourrait-il exhiber sa vocation chimérique et celle des projections dont il fait l’objet ?

                Cette nature plurielle et chimérique de Sylvie est redoublée, en chiasme pourrait-on dire, par le personnage d’Aurélie ; en effet, ce personnage, qui est censé incarner les périls de l’imaginaire, est réinscrit dans une salutaire trivialité dans le chapitre XIII (qui porte son nom …) : elle aime non pas le narrateur, qu’elle disqualifie assez brutalement (p. 566) en dévoilant à ses propres yeux les fantasmes chimériques qu’il avait projetés sur elle[14], mais le « régisseur » de la troupe, ainsi présenté (p. 566-7) :

 

      Je m’étais fait l’ami de ce brave homme, ancien Dorante des comédies de Marivaux, longtemps jeune premier de drame […]. De près, il paraissait plus jeune, et, resté maigre, il produisait encore de l’effet dans les provinces. Il avait du feu. […] Je crus m’apercevoir qu’Aurélie avait un faible pour [ce] jeune premier ridé. Cet homme était d’un caractère excellent et lui avait rendu des services.

  

                On comprend que ce « jeune premier ridé » est aux antipodes de la « fée éternellement jeune des légendes » ; on peut certes considérer  qu’il enterre l’Aurélie de l’incipit (qui à ce moment-là n’a pas de nom, et pas non plus d’existence concrète aux yeux du narrateur – voir chap 1 p. 538), en même temps qu’il ironise sur le simulacre théâtral. Mais dans le même temps, ce couple, comme celui formé par Sylvie et son pâtissier de mari, incarne, bien plus que la Sylvie fantasmée par le narrateur p. 567 la « douce réalité », rassurante et / mais / parce que triviale. Le lecteur est ainsi enfermée dans l’ironie nervalienne, et ne sait pas tout-à-fait comment statuer sur la valeur de cette « douce réalité » ; le « dernier feuillet » n’arrange rien en la matière, et l’ensemble nous rappelle à quel point la perplexité est une composante fondamentale du texte nervalien, que ni le narrateur ni le lecteur ne parviennent à réduire.

                                              

                CONFUSION DES TROIS FIGURES FEMININES DANS Sylvie

Sylvie la fée-villageoise qui finit pâtissière ; et encore « nymphe antique qui s’ignore » (chap. 8, p. 555), qui s’est identifiée dans le passé à la Julie de la Nouvelle Héloïse (id.), et a gardé son « sourire athénien […] d’autrefois » (id., p. 554), et aussi « fée industrieuse » (chap. X p. 560), qui «grâce à ses talents d’ouvrière […]  n’[est] plus une paysanne. Ses parents seuls [sont] restés dans leur condition » (id.): Sylvie est très manifestement un personnage chimérique, qui met en abyme le triptyque des personnages féminins auquel elle appartient. Notons que ce caractère « chimérique » recèle une dimension réaliste : Sylvie a entamé une ascension sociale, de dentellière, est devenue gantière ; elle a aussi  connu un processus d’acculturation (et donc de déculturation) : elle ne veut plus chanter les chansons rustiques mais « phrase » des airs d’opéra, connaît (chap. (, p. 548) la Nouvelle Héloïse et Auguste Lafontaine (« prolifique romancier allemand (1758-1831), dont plusieurs œuvres sont consacrées à des amours entre personne de rang social différent », dit la note des éditeurs de la Pléiade. Voici une lecture bien adaptée donc à ce personnage qui mute socialement et culturellement.  

Sylvie dont il affirme « elle m’aimait [moi] seul » (chapitre 3, p. 543).

                Adrienne l’aristocrate vouée à la religion et qui meurt au couvent ; Aurélie l’actrice qui, en tant que telle, est autant retranchée du réel qu’ Adrienne (laquelle intervient d’ailleurs au chapitre 7 comme actrice dans un mystère religieux, affublée d’un « nimbe de carton doré ») ; Aurélie que Gérard emmène sur les lieux où il a vu jouer Adrienne, et où il lui demande de dire le texte de celle-ci ; Aurélie dont le narrateur dans l’incipit montre qu’ il tente de  capter et de confisquer son essence de simulacre théâtral dans une perspective solipsiste : « elle vivait pour moi seul », chapitre 1, p. 537) :  Comme souvent chez Nerval, un seul mot permet de construire un porte-à-faux vertigineux : ce qui fascine, au sens plein du terme, le narrateur dans Aurélie, c’est le simulacre théâtral, comme il l’avoue dès le chapitre 1 (p. 538-39) : « Depuis un an, je n’avais pas encore songé à m’informer de ce qu’elle pouvait être d’ailleurs ; je craignais de troubler le miroir magique qui me renvoyait son image. (…) C’est une image que je poursui[vais], rien de plus ». Pourtant ce simulacre est porteur d’une « vi[e] » que comme un démiurge il transmet autour de lui (p. 537 : « (…) une apparition bien connue illuminait l’espace vide, rendant la vie d’un souffle et d’un mot à ces vaines figures qui m’entouraient ») et que le narrateur est entièrement occupé à capter ; c’est ce surplus paradoxal d’être, caractéristique chez Nerval de l’actrice, et le sortilège que celle-ci devient pour le narrateur, qui la prédispose à organiser autour d’elle la sphère de la perte alors même qu’elle est perçue comme par ce narrateur comme l’antithèse conjuratoire de cette perte. Il ne s’agit pas ici de la capacité de l’art et de l’artiste à sublimer le réel, comme l’indique le fait qu’Aurélie se produise dans un « maussade chef-d’oeuvre d’alors » (p. 537), mais d’un leurre, donc (déjà et explicitement) d’une incarnation de la perte et de la chimère.

 

[V – Le retraitement métadiégétique de la catégorie de l’imagination ]

 

CCL

 

 

 

               

 

 



[1] On aura reconnu l’allusion à la célèbre fable de La Fontaine, qui reparaît dans la lettre à Gautier citée ci-dessous : « L’Homme qui court après la fortune et l’homme qui l’attend dans son lit ».

[2] On se souvient bien sûr du dernier paragraphe du chapitre 2 d’Aurélia (éd. citée, t.3, 1993, p. 699) :

              Où vas-tu ? me dit-il ; - Vers l’Orient ! 

 Puis le narrateur suit une étoile qui indique cette direction.

[3]  J’utilise par commodité ces termes évidemment anachroniques.

[4] Cf. célèbre formule apposée par Nerval au dos de son portrait photographique : « je suis l’autre » ;

[5]Comme le dit aussi Gérard dans l’extrait de la p. 396-97, cité supra.

[6] Il faut cependant ajouter, pour ne pas trahir la complexité de la représentation de l’Orient chez Nerval, que le Voyage en Orient est un texte dans lequel il  fait preuve d’une capacité d’observation et de compréhension ethnographiques d’autant plus remarquable qu’elle est à la fois mise à contribution dans et nourrie par la réélaboration narrative qui est constitutive du texte.

[7] Ou la folie, et l’on sait que dans le cas de l’individu Nerval il ne s’agit pas d’une hypothèse d’école.

[8] Selon l’acception joycienne du terme ;

[9] Nom du mois de Ramadan en turc.

[10] Gérard y revient fréquemment, notamment dans l’incipit et dans  l’excipit des Nuits du Ramazan.

[11] Voir aussi p. 542 l’ « amour impossible et vague » pour Adrienne relayé par l’ « amour vague et sans espoir pour une femme de théâtre » - le « vague » est ici surdéterminé (ou inversement) à la fois par le dédoublement et par l’identification de la femme de théâtre à une « image que je poursuis, rien de plus » (p. 539), et à une  catégorie d’individus contre lesquels le narrateur a été mis en garde par son oncle (p. 538) : « […] les actrices n’étaient pas des femmes, et […] la nature avait oublié de leur faire un cœur ». 

[12] Est-il nécessaire de rappeler le vers 3 d’ « El Desdichado » et de commenter le rapprochement entre les deux énoncés ?

[13] Note Pléiade p. 1228 : Aldébaran, ou Œil de Taureau, étoile connue pour sa lumière orangée ; au XIXe, on semble avoir noté un changement de couleur de cet astre. COMMENTER cette réf aux 2 couleurs.

[14] « Vous ne m’aimez pas ! Vous attendez que je vous dise : la comédienne est la même que la religieuse ; vous cherchez un drame, voilà tout, et le dénouement vous échappe. Allez, je ne vous crois plus ! ».

07/03/2011

LE MAL DANS LA CULTURE DE MASSE : ROMAN POPULAIRE ET GENRE POLICIER

 

G . Barthèlemy –  CPGE scientifiques (Lycée Champollion, Grenoble) : Le mal, année universitaire 2010-2011

 (Exposé complémentaire à l'usage des étudiants des CPGE scientifiques)

            LE MAL DANS LA CULTURE DE MASSE : ROMAN POPULAIRE ET GENRE POLICIER

 

            Au XIXe naît ce que l’on appelle la « culture de masse », indissociable des progrès de l’alphabétisation, de l’apparition de la grande presse et des bouleversements, consécutifs, du marché du livre.  Cette culture repose sur la mise en œuvre de schémas narratifs simples et récurrents, la représentation d’archétypes humains et sociaux sommaires, et l’exploitation très efficaces de ressorts psychologiques élémentaires, que l’on retrouvera d’ailleurs aussi bien dans la littérature que dans le traitement des faits divers. Le mal, l’affrontement du bien et du mal, vont constituer des thèmes privilégiés de cette culture qui contribue largement à la transmission de normes idéologiques et morales et au façonnage d’une vision du monde social. Le principal représentant de cette littérature est le roman-feuilleton, diffusé par la presse populaire (dont il a largement assuré la prospérité), qui donne souvent à voir les dessous de la société et ses turpitudes dans le cadre d’intrigues foisonnantes ; ce que l’on nomme de manière un peu vague le « roman populaire » s’inscrit dans la même veine, avec le même souci d’édification et la même vocation « consolatrice ».

            J’emprunte cette terminologie à U. Eco dans son livre De Superman au surhomme : le « romanesque de la consolation » représente un monde dominé par diverses incarnations sociales et politiques du mal (tout particulièrement l’injustice), qui accablent des héros enclins au bien ; mais cette situation révoltante est en définitive (à la fin du récit veux-je dire) miraculeusement chamboulée par une révélation ou un incident qui transforme radicalement leur sort. Par exemple, l’héroïne, belle et innocente, qu’exploitait un vieux notaire véreux, libidineux et plein de mauvaises pensées, apprend qu’elle est la fille d’un aristocrate qui vient de rentrer des Indes où il était parti refaire sa fortune. Le père arrive, botte (publiquement) les fesses du notaire, offre un magasin de luxe à sa fille et la marie au modeste professeur (si, si) qui depuis des années l’aimait sans oser se déclarer (parce que les hommes de main du notaire lui avaient dit qu’ils lui démoliraient le portrait). Avec les capitaux de son épouse, le timide professeur peut enfin réaliser son rêve : ouvrir un site de vente de peluches géantes sur internet, et devenir riche, donc respectable. Moralité : le scandale du mal est une sorte de fatalité, les pauvres seront toujours opprimés par les riches. Mais ils peuvent espérer que, la semaine des quatre jeudis, un miracle se produira qui remettra le monde à l’endroit. En attendant, ce n’est pas la peine de songer à la révolution, d’abord parce que ce n’est pas une rêverie très sentimentale, parce qu’il y a beaucoup de casse (comme disait le regrettable Mao Tsé Toung, « la révolution n’est pas un dîner de gala ») et qu’en définitive la rétribution des gentils n’est pas garantie au terme du processus. Le bien et le mal sont des catégories trop « massives » pour qu’on puisse les confronter de manière simple et univoque à la réalité historique, sociale et politique (quand on le peut, c’est souvent parce que l’horreur déferle : nazisme, stalinisme, oppression insupportable …) , et celui qui cherche des « consolations » les trouve plus facilement dans la représentation mystificatrice d’un monde où le plus sûr est d’attendre le miracle, que dans la perspective d’un processus complexe, long et incertain comme la transformation du monde. Aussi une certaine littérature populaire joua-t-elle le rôle, pour paraphraser Marx, d’un « opium du peuple » ; tant que les « portières » (les concierges) pleuraient (d’abord de compassion, puis d’émotion joyeuse) sur le malheur puis sur le surprenant bonheur des héros de leurs romans favoris, elles ne risquaient pas de devenir des « pétroleuses » (ainsi surnomma-t-on les femmes qui pendant la Commune jetaient des bombes incendiaires).  Au demeurant, peut-être les pétroleuses lisaient-elles des romans « consolateurs », mais, pour des raisons historiques qu’il serait trop long d’exposer, elles avaient néanmoins envie de changer l’ordre du monde social et politique, dont elles considéraient qu’il était trop éloigné du bien, et ce point de vue a joué un rôle majeur, pendant plus d’un siècle, dans l’adhésion de millions d’individus à ce qu’on nommait l’ « espérance révolutionnaire ». 

 

            C’est au XXe, notamment sous l’influence du modèle états-unien du « roman noir », élaboré dès les années 1930, que le roman policier va prendre toute son importance, encore amplifiée par son avatar cinématographique ; il va lui aussi s’appliquer à peindre un monde rongé par des anti-valeurs illustratives du mal (corruption, violence, goût pour l’argent et le pouvoir).  La naissance de la littérature policière[1] au XIXe siècle est indissociable des transformations qui caractérisent les sociétés post-révolutionnaires et industrielles européennes : une moindre lisibilité des trajectoires individuelles (qui ouvre la porte à la rumeur, au soupçon, bref à l’inquiétude), la croissance des villes par l’afflux de populations émigrées de l’intérieur, et la quête frénétique de l’argent dans un monde où il devient la valeur absolue, celle que l’on veut acquérir par tous les moyens. Tout un versant de la littérature, puis du cinéma, va ainsi s’efforcer de débusquer et d’illustrer les turpitudes d’une société accusée d’entretenir les simulacres de la respectabilité pour mieux s’adonner au mal. On comprend ainsi le goût pour des scénarios de retournement : le notable, le commerçant honorable que l’on découvre escroc,  pervers sexuel  ou maître-chanteur (tel le Geiger du Grand Sommeil de Chandler[2]) ;  le policier qui trahit sa mission (tel le commissaire incarné en 1958 par Orson Welles dans son film La Soif du Mal), l’honorable patriarche qui a en fait monté une énorme manipulation foncière et est un père incestueux (tel le personnage incarné par John Huston en 1974 dans Chinatown, de R. Polanski).

            On devine la charge de critique sociale inhérente à ce genre de scénarios, qui rapproche le genre policier du roman de mœurs[3]. Mais le propos se radicalise aisément pour trouver des résonnances philosophiques.  L’enquête n’est plus alors simple cheminement vers la résolution d’une énigme crapuleuse mais découverte sidérante de la place du mal dans le monde des hommes, dont l’enquêteur comprend que ce qu’il a sous les yeux n’est qu’une incarnation très partielle. Dans cette confrontation, le héros joue son âme, parce que le mal est fascinant, est riche de tentations (pouvoir, argent, sexe), mais aussi parce que son omniprésence peut conduire au désespoir, au cynisme ou au nihilisme. Citons à cet égard le dialogue entre le héros éponyme de Bullitt  (film de P. Yates, 1969) et sa compagne :

  - Frank, ton monde est tellement différent de celui dans lequel je vis ! C'est le monde du vol et du crime. Tu vis dans les égouts !

 - C'est la moitié du monde ; on ne peut pas l'ignorer.  

 

            Aussi le genre policier fait-il parfois l’objet de condamnations vigoureuses par des censeurs qui voient ne lui un genre démoralisant : ainsi, Paul Claudel (1868-1955), loin de considérer qu’il importe de mettre sous les yeux des hommes cette « moitié du monde » dont parle le lieutenant Bullitt, sous peine d’entretenir une regrettable mystification, considérait le roman policier comme un objet de réprobation parce qu’il fait appel, disait-il, à ce qu’il y a de plus bas en l’homme : le goût pour la violence, la complaisance voyeuriste pour le mal, le spectacle d’une humanité débarrassé de ses idéaux et de son surmoi. En effet, la représentation du mal pose, fondamentalement, un problème redoutable, que l’artiste digne de ce nom ne peut esquiver, et la frontière entre la dénonciation salutaire et la complaisance compromettante n’est pas toujours facile à tracer : on doit montrer les turpitudes, mais sans flatter la bassesse du lecteur ou du spectateur. 

            Le problème est d’autant plus délicat que le genre policier est toujours tenté par l’hyperbole. Il se plaît par exemple à mettre en scène des virtuoses du mal, des personnages nommés «le génie du crime », ou «le maître de l’effroi », et cette veine hyperbolique est conforme aux attentes d’un lectorat avide d’émotions elles aussi hyperboliques, comme les autorise justement la représentation d’un monde dominé par le conflit du bien (dont le héros –celui d’un roman éponyme - pourra s’appeler par exemple « Judex », i.e. « le Justicier ») et du mal.

            Ajoutons pour finir que les sociétés dont nous parlons sont dès le XIXe soumises par les états à une gigantesque entreprise de normalisation des individus (par l’école, l’armée, la médecine, la justice), ce qui contribue à donner un relief particulier et une vocation obsessionnelle à la figure du monstre, du criminel, du fou, qu’exploite la grande presse populaire. Elle donnait notamment un immense retentissement aux faits divers criminels, par exemple les meurtres commis par Jack l’Eventreur, un psychopathe rusé et adroit de ses mains qui dans les années 1880 assassina à Londres, selon un mode opératoire particulièrement horrible, cinq prostituées ; l’assassin, dont l’identité ne fut jamais établi (un boucher ? un médecin ?), échappa à la police londonienne, qu’il nargua en adressant un courrier à son directeur.  Ces faits divers fascinent les contemporains parce qu’ils semblent marquer l’irruption dans la réalité la plus banale de phénomènes terrifiants, et, par prédilection, de monstres ; si cette thématique du monstre rencontre celle de la déchéance sociale et individuelle, comme c’est le cas dans l’histoire des victimes de jack l’Eventreur[4], assassin de prostituées, on a là tous les ingrédients d’un best-seller comme la culture de masse en a fabriqués par dizaines, et un moteur narratif qui ressemble à ceux élaborés par la littérature policière, dont un mal horrifique constitue le carburant.  

 

            Dans ces genres (littéraires et cinématographiques) où se croisent membres de sociétés secrètes constituées pour confisquer le pouvoir, délinquants prêts à tout pour devenir riches et psychopathes homicides soumis à leurs pulsions, le mal est partout. Il fait, selon les cas, l’objet d’une révélation salutaire, d’une vaine déploration ou d’une obsession morbide, mais il remplit son rôle, à la fois narratif (il engendre le récit), axiologique (le conflit des valeurs se structure autour de lui) et métaphysique (les auteurs et les héros nous invitent à déchiffrer la condition humaine au regard de cette omniprésence du mal). Ce n’est pas gai, mais c’est consistant.  

             

           

 

 

 

                         



[1] Préférons cette appellation à celle de « roman policier », trop étroite. Je parle de « littérature policière » pour désigner des romans dans lesquels l’intrigue, au sens littéraire du terme, est souvent déterminée par un mystère ou par une anomalie qui vont donner lieu à la fois à des événements et à une démarche d’élucidation comme le roman officier en offre à nos yeux le modèle achevé.

[2] Il s’agit donc ici du roman (1939), qui sera traduit en français par Boris Vian (et que vous trouverez en folio) ; le film d’H. Hawks, chef-d’œuvre du genre, avec H. Bogart et L. Bacall, date de 1945.

[3] Il existe un autre type de roman policier, qui n’entre pas dans notre propos : c’est le « roman-problème », dont les enjeux sont complètement différents, puisqu’il s’agit essentiellement d’exercer la sagacité du lecteur en le confrontant à une intrigue ingénieuse (on retrouve un cadavre unijambiste dans un cube de béton sans porte ni fenêtre avec deux bananes disposées en croix, un N° de la Revue du pêcheur Franc-Comtois et un abat-jour en plastique rose avec des étoiles vertes : qui peut bien être le coupable ? quel est le mobile ?).

[4] Et aussi  dans son exploitation par Pabst dans Loulou (1929), avec la sublime Louise Brooks, qui finit sous le couteau de l’Eventreur.

Le Mal dans Au Coeur des ténèbres de J. Conrad

 

G. Barthèlemy – CPGE scientifiques années 2010-2011 - Lycée Champollion, Grenoble

[Exposé complémentaire destiné aux étudiants de Math Sup - Spé, pour éclaireR la question du mal, au programme en l'année 2010-2011]

        

         LA QUESTION DU MAL DANS AU CŒUR DES TENEBRES

 

         En 1889, Joseph Conrad, qui hésite encore entre sa carrière de capitaine au long cours et celle d’écrivain, a accepté un emploi au Congo (plus précisément sur le fleuve Congo) ; de cette expérience marquante, il ramène un journal, qu’il exploitera pour écrire Au Cœur des ténèbres (1902).  Cette longue nouvelle, dont les résonances symboliques du titre suffisent à indiquer que la question du mal y occupe une place importante, va nous fournir pour l’étude de notre thème quelques matériaux  que je vais essayer de dégager sommairement sans prétendre rendre compte de ce récit admirable mais aussi très complexe.

 

         I – L’arrière-plan historique

         Même s’il convient de ne pas écraser le récit sous son ancrage historique, il faut absolument le lire dans son contexte, celui du colonialisme de la fin du XIXe, dont on pourrait dire qu’il fut l’une des formes les plus marquantes du mal en ce siècle[1]. Les Occidentaux en ce temps là ont bien souvent usé  de la violence pour s’emparer de territoires dont l’exploitation (menée à leur profit) a elle aussi été brutale, par exemple lorsqu’elle a pris la forme du travail forcé. Le père fondateur du journalisme moderne, Albert Londres, dans un article de 1928, dénonce la mortalité insensée des « Nègres » sur le chantier du chemin de fer Congo-Océan, et plus tard des spécialistes parleront d’un mort par traverse, ou bien de trente-six morts au km (la ligne en comptait 504). La colonisation allemande entraîne des massacres (peut-être 800 000 à 1 million de morts), notamment en Namibie. Dans le Congo de Léopold II, la mise en œuvre d’un système d’exploitation des matières premières (ivoire, caoutchouc) a conduit à des pratiques de génocide : on coupe les mains, les oreilles, on brûle les villages. Une école historique, au temps de la RDA, s’est penchée sur les origines des hauts gradés de l’armée nazie. Elle a constaté que certains de ces hommes, issus des milieux prussiens, avaient eu un père, un oncle, directement associés à des crimes commis dans le Sud-Ouest africain et au Tanganyika, ce qui pourrait laisser penser (soyons prudents) que la colonisation a produit une forme de « banalisation du mal » dont l’Europe a été affectée par un effet-boomerang. La violence coloniale aurait ainsi en définitive constitué un scénario de perdition pour l’ensemble de l’humanité. Quelle que soit la pertinence de cette perspective historiographique, elle nous renvoie à une hantise qui n’est neuve ni pour les historiens ni pour les philosophes (encore moins pour les théologiens) : celle de la contagion du mal, de sa capacité à se répandre, à muter et à tout recouvrir.   

         Quelle était la formule du « mal colonial » ? L’immersion d’individus dépourvus de scrupules dans des contextes où les normes morales et juridiques qui accompagnaient le processus de domination étaient très différentes de celles qui avaient cours en Europe. Mais il faut peut-être surtout mentionner le mépris produit par la conviction absolument dominante selon laquelle il existe des « races », c’est-à-dire des incarnations de l’humanité d’une valeur très inégale, ce qui autorisait les uns à exercer une domination brutale sur les autres[2]. On avait là une véritable machine infernale qui a souvent débouché sur des tragédies. Ainsi de la mission « Afrique centrale », plus connue sous le nom de mission « Voulet-Chanoine »,  qui a semé mort et désolation sur son passage, du Niger au Tchad, en 1898. Le capitaine Paul Voulet, 32 ans, qui a gagné ses galons outre-mer, et son adjoint, le capitaine Julien Chanoine, 28 ans, polytechnicien, également officier de l'armée coloniale, sont nommés à la tête de cette mission, qui doit établir le tracé de la frontière jusqu'au Tchad. Intelligents, audacieux, courageux, ils partagent aussi un goût pour la violence et la cruauté. La mission part de Saint-Louis du Sénégal en juillet 1898 ; les deux officiers adoptent la tactique du pillage pour remédier aux problèmes de ravitaillement, et massacrent les populations sur leur passage. Voici un extrait d’une lettre du lieutenant Peteau, qui servait dans cette colonne et fut horrifié par ce qu’il vit :

    [Dans la nuit du 8 au 9 janvier] des patrouilles doivent s’approcher des villages, s’en emparer à l’arme blanche, tuer tout ce qui résiste, emmener les habitants en captivité, s’emparer des troupeaux. Le 9 au matin, la reconnaissance rentre au camp avec 250 bœufs, 500 moutons, 28 chevaux, 80 prisonniers. Quelques tirailleurs ont été blessés. Afin de faire “un exemple” le capitaine Voulet fait prendre vingt femmes-mères, avec des enfants en bas âge et à la mamelle, et les fait tuer à coups de lance, à quelques centaines de mètres du camp. Les corps ont été retrouvés par le commandant du poste de Say.

 

 

 

            Voulet déclare un jour à ses hommes : « Je ne suis plus français, je suis un chef noir. Avec vous, je vais fonder un empire. ». Les deux officiers seront en définitive abattus par leurs hommes. Que conclure de cet épisode ? Bien sûr, il s’agit de deux déments mégalomaniaques (un peu le portrait-robot de ce qu’on nomme les « soldats perdus ») animés manifestement par un sadisme pathologique, et tout le personnel colonial ne fut pas, Dieu merci de cette eau-là. Mais les historiens considèrent qu’il a existé une « violence coloniale », et des pratiques de domination qui ouvraient la voie à ce type de paroxysmes de la part d’individus qui, loin de la mère-patrie, de l’état de droit, de ses institutions et des exigences morales d’un monde qui se voulait policé, face à des être qu’il méprisaient, des sociétés qui leur semblaient relever d’une sauvagerie anachronique, se sont livrés à des actes terribles.

         Conrad a manifestement été le témoin de ces sinistres dérives qui se produisaient dans le monde colonial, et il fait partie de ces gens qui ont montré la noirceur de ce monde et mis en cause les discours de justification de l’entreprise coloniale.

 

         II – Au cœur des ténèbres, le mal colonial

 

         Rappelons rapidement la trame du récit. Marlow, qui est capitaine au long cours, raconte ce qui a été pour lui une expérience majeure. Après avoir obtenu un emploi dans une compagnie commerciale belge travaillant au Congo, il a opéré une lente remontée du fleuve, en deux temps : d’abord pour rallier la station où il devait  prendre possession du bateau qui lui était confié, puis pour aller chercher Kurz, un employé de la compagnie autour duquel s’est développée une sorte de légende. Cet homme fournit davantage d’ivoire que tous les autres responsables de comptoirs de la compagnie réunis ; il semblerait qu’il use de méthodes peu orthodoxes – ce qui laisse présager le pire dans un monde colonial qui se préoccupe peu de règles lorsqu’il s’agit de « faire suer le burnous »[3]  - mais son succès fascine, et on devine un personnage d’une envergure qui tranche sur la piteuse médiocrité des Blancs que rencontre Marlow.

         Selon une symbolique sur laquelle le titre de la nouvelle attire d’emblée l’attention du lecteur, cette remontée du fleuve équivaut à une régression. Mais contrairement à ce qui se produit souvent dans la littérature coloniale, cette régression ne s’incarne pas d’abord dans la sauvagerie des « Nègres », mais dans la cruauté et le cynisme des européens. A peine débarqué à la station, Marlow croise un groupe de six Noirs enchaînés qui portent des charges sur la tête et semblent à l’agonie ; ils sont menés par un Blanc armé d’un fusil :

 

    […] avec un grand sourire blanc scélérat, clignant de l’œil vers le groupe qu’il avait en charge, [il] sembla m’associer à sa confiance exaltée. Après tout je faisais moi aussi partie de la grande cause de ces agissements nobles et équitables[4].  

 

         Par ces propos ironiques, Marlow dénonce l’effroyable supercherie qui conduit les Blancs à se présenter comme les porteurs d’un projet civilisationnel, au nom duquel ils réduisent en esclavage les Africains. 

          La métaphore insistante des « ténèbres », qui vient scander le texte, désigne ce monde dans lequel les hommes semblent (pour recourir à une phraséologie religieuse dont relèvent les « ténèbres ») des égarés, des êtres en déréliction[5]. Il faut insister sur ces résonances religieuses ; ni Conrad ni son personnage ne les revendiquent explicitement, mais il est clair qu’ils les sollicitent. C’est l’occasion de rappeler que dans une culture comme la nôtre, quelles que soient les convictions de chacun, le recours à la phraséologie religieuse reste un moyen simple et efficace de convoquer tout un imaginaire, toute une symbolique qui confèreront leur force (parfois leur prestige poétique) à la représentation du mal[6]. Dans ce monde que découvre Marlow, les Blancs ont certes perdu leur sens moral (la capacité à discerner le Bien et le Mal), mais, plus largement, c’est leur humanité qu’ils sont en train de perdre, comme s’ils étaient privés de quelque chose de plus fondamental que les lumières de la raison et de la morale, et c’est ici que l’image des ténèbres trouve véritablement sa pertinence.

 

 

III – Au-delà du Bien et du Mal ?

 

         Au terme de sa remontée du fleuve, Marlow rencontre Kurz. On pourrait penser que le personnage est simplement l’incarnation de cette folie coloniale faite de cupidité et de cruauté : Kurz a fait exécuter des rebelles (traduisez : des gens qui lui résistaient), et, pour l’exemple, leurs têtes ont  été mises à sécher sur les poteaux de la clôture qui entoure sa maison. Mais le personnage est en fait plus complexe. Ainsi, il confie à Marlow un document qui est un « Rapport pour la suppression des coutumes barbares », ce qui pourrait être l’œuvre d’un progressiste sincère comme il y en eut dans le personnel colonial ; mais à ce texte il a ajouté un post-scriptum, qui anéantit cette perspective et marque le retour pulsionnel d’une violence meurtrière que nous qualifierions de génocidaire : « Exterminez toutes ces brutes ».

         On comprend dès lors que Marlow fasse de Kurz l’incarnation d’une radicale ambivalence (éd. citée, p. 139-140) :

        

    J’essayai de rompre le charme, le charme pesant, muet, de la jungle, qui semblait l’attirer dans son sein impitoyable en réveillant en lui des instincts brutaux oubliés, en lui rappelant ses monstrueuses passions assouvies.  […]. Le péril […] résidait dans le fait que j’avais affaire à un être auprès de qui je ne pouvais faire appel au nom de rien de noble ou de vil. […] Il n’y avait rien au-dessus ni au-dessous de lui […]. D’un coup de pied, il s’était libéré de la terre. […] Il était seul ; et moi je ne savais plus si j’avais les pieds posés sur le sol ou si je flottais dans l’atmosphère. [….] Son intelligence était parfaitement lucide […] [mais] son âme, elle, était folle. Seule dans la jungle, elle avait plongé son regard en elle-même, et, Grand Dieu je vous le dis, elle était devenue folle. J’étais condamné, pour mes péchés je suppose, à subir l’épreuve de plonger dans la mienne. Nulle éloquence n’eût pu être plus fatale à toute confiance en l’humanité que son ultime accès de sincérité.

 

 

         Les ténèbres, ce sont celles de l’âme de Kurz (le titre de la nouvelle peut aussi être traduit par « Cœur de ténèbres »), telle que l’Afrique coloniale, mais aussi la nature africaine [7], l’a révélée à lui-même, le conduisant à faire l’épreuve de ce qu’on pourrait nommer la radicale inhumanité de l’humanité, dans le cadre d’un processus à la fois exemplaire et terrible, dont Marlow redoute d’ailleurs la contagion.

         Cette inhumanité, en laquelle il est difficile de ne pas voir une incarnation majeure du mal, est donc révélée et non pas enfantée par l’Afrique : celle-ci fait seulement craquer le vernis de la civilisation, et sa démesure fait affleurer celle dont Kurz est porteur. Mais quand on relit le début de la nouvelle, on comprend que l’histoire de Kurz illustre en définitive un processus anthropologique universel : Marlow évoque la situation qui aurait été celle d’un patricien romain venant conquérir l’Angleterre et y découvrant une barbarie dans laquelle il se serait englouti comme Kurz a été englouti par l’Afrique. Cela suffit à dire que Conrad met à distance le « Grand Récit » optimiste, indissociable de l’idéologie coloniale, d’une Histoire dont l’axe essentiel serait le triomphe de la civilisation (européenne) sur la barbarie (africaine, asiatique, océanienne), pour développer la vision pessimiste d’une humanité en proie à un mal qui toujours et partout fait partie d’elle-même et est susceptible de la dévaster.

         Un personnage qui  a connu Kurz en Europe dira qu’il était un « extrémiste », qu’il aurait pu accomplir des prouesses à la tête d’un parti qui l’aurait été lui aussi. Lorsque Marlow lui demande de quel bord aurait été ce parti, son interlocuteur, désarçonné, lui répond que peu aurait importé. Le pouvoir de fascination de kurz est indissociable de cette difficulté de ses interlocuteurs à l’appréhender dans une perspective idéologique ou morale cohérente, qu’il semble excéder pour laisser affleurer quelque chose qui est à la fois, comme le dit Marlow dans la citation de la p. 139-140, au-dessus et au-dessous de l’humanité, bref, et pour reprendre une catégorie dont on connaît l’importance dans la philosophie grecque antique, une démesure.    Celle-ci recèle une sorte de terrifiante fécondité, qui fait de Kurz un « extrémiste » et à laquelle  Marlow fait curieusement allusion : lorsqu’il tente de justifier sa fascination pour Kurz, il affirme que celui-ci avait « quelque chose à dire », ce qui prend tout son sens quand on observe que les autres personnages se signalent dans ce récit généralement par la vacuité de leurs paroles, ou par un cynisme très ordinaire. Plusieurs de ces personnages, tout particulièrement un jeune russe à moitié fou dont Kurz était le gourou, insistent sur l’exceptionnelle éloquence de ce dernier (est-ce une attestation de sa vocation démoniaque ?). Le coup de force de Conrad consiste à nous frustrer de cette éloquence et à la remplacer par une répétition obsessionnelle : « L’horreur ! », s’exclame à plusieurs reprises Kurz pendant son agonie, et cette exclamation désigne semble-t-il ce à quoi se résument pour lui le monde et lui-même en ce moment suprême.

 

                            * * *

 

         L’intérêt de cette nouvelle, pour l’étude de notre thème, réside dans sa  double détente : un premier niveau de lecture, assez élémentaire, permet de repérer très vite la dénonciation du colonialisme, c’est-à-dire d’une situation historique caractérisée par une injustice radicale. Le second niveau de lecture fait apparaître une méditation métaphysique sur le lien consubstantiel qui attache le mal, essentiellement sous la forme de la démesure, à l’humanité.

 

         Quelques mots à propos d’Apocalypse now (film de F.F. Coppola, 1979)

Plutôt que d’une « adaptation », il s’agit d’une transposition du récit de Conrad dans un contexte historique très spécifique, celui de la guerre du Vietnam. Mais le film n’est pas seulement une énième méditation sur le mal de la guerre. Comme bien souvent les films américains qui traitent de ce conflit (voyage au bout de l’enfer [The Deer hunter], Taxi driver, Going home), il traite l’événement comme l’un des ingrédients de la grande crise des années 68. Prenons l’exemple du générique : il associe les images des hélicoptères de combat incendiant une clairière, et une chanson des Doors ; le titre de la chanson, The End, fait écho à celui du film (la fin / l’Apocalypse), mais son contenu déplace le propos : il n’y est pas question de guerre mais d’inceste et de parricide. Le générique dépeint ainsi un monde en crise, en proie à un mal qui ne se réduit pas à la guerre. Celle-ci se prête évidemment par excellence à la thématisation de la démesure de la violence et de la folie. Coppola a donné à cette dernière la forme d’un effroyable brouillage du meurtre et de l’art dans la scène  de l’attaque du village vietcong menée sur la musique de la Walkyrie de Wagner, parce que, dit l’officier qui conduit l’opération, cette musique exalte ses soldats[8].

         Kurz est dans cette histoire un « soldat perdu » devenu le gourou d’une tribu isolée, une sorte d’esthète de la cruauté admirablement interprété par Brando.    

 

                  



[1] Par opposition à la guerre, qui est la grande incarnation du mal dans l’Histoire, celle qui toujours et partout a accompagné la vie des sociétés et des individus : si ses formes varient, le fait, lui, est pérenne.

[2] On débat beaucoup aujourd’hui, et c’est une excellente chose, de la période coloniale. Mon but n’est pas ici de désigner des méchants et de montrer à quel point nous sommes « bons », nous qui nous indignons de tout cela. Je souhaite simplement décrire très sommairement certaines caractéristiques majeures d’un système pour enrichir notre compréhension du thème du mal. A cet égard, il faut souligner l’une des ambiguïtés majeures qui sous-tendait le projet colonial en France,  la fameuse « mission civilisatrice », qui consistait à apporter les Lumières à ceux qui n’y avaient pas accès (pour des raisons « raciales »). Ce n’était pas là, pour certains des penseurs du colonialisme, un cache-misère (en l’occurrence, d’une logique de domination), mais une conviction authentique qui a été dévoyée avec, selon les cas, naïveté ou cynisme : si l’homme blanc était le civilisateur confronté à des espèces d’enfants indociles qui, allez donc savoir pourquoi, refusaient de contribuer à l’édification du projet colonial, il pouvait légitimement recourir à la contrainte pour obtenir leur contribution, car tous les moyens sont bons pour parvenir à une si belle fin. Tous les moyens sont bons, sauf, dit Sartre (dont on redécouvre aujourd’hui qu’il fut bien plus clairvoyant dans sa condamnation du colonialisme que dans son compagnonnage avec le communisme, et c’est un hommage qu’il faut lui rendre), ceux qui dénaturent la fin : on ne civilise pas par des moyens barbares.

[3] Dans l’argot colonial des Français d’Algérie, l’expression désigne l’exploitation des travailleurs « indigènes » (le burnous est le vêtement traditionnel masculin).

[4] Je cite le texte dans la traduction d’Odette Lamolle : Au Cœur des ténèbres, éd. Mille et une Nuits, Paris 1999, p. 33.

[5] C’est-à-dire « abandonnés de Dieu » ;

[6] Reconnaissons que la symbolique de la lumière et des ténèbres excède le champ religieux (voir des formules comme « les ténèbres de l’ignorance »).

[7]  Il faudrait analyser la représentation de la forêt congolaise dans le récit.

[8] Cette scène a conduit quelques déficients mentaux à accuser Coppola d’esthétiser la guerre ;  étrange contresens par lequel la bêtise se révélait aveugle à la folie.