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07/03/2011

Le mal dans Candide

 

G. Barthèlemy

CPGE scientifiques Lycée Champollion année 2010-2011

 [Exposé complémentaire - Candide n'est pas au programme - élaboré à l'intention des étudiants de CPGE scientifiques, en référence à la question au programme : le mal.


 

                                   LE MAL DANS CANDIDE  (1759)

 

 

 

            Voltaire fait partie de ceux qui au XVIIIe procèdent à un réexamen de la question du mal et s’efforcent à la redéfinition d’un bien individuel et collectif. Candide joue dans cette affaire un rôle considérable, et il reflète le traumatisme qu’a été pour Voltaire et ses contemporains le tremblement de terre de Lisbonne en 1755. La tradition scolaire a mis l’accent sur cette question du mal, notamment en s’emparant du dernier chapitre, dont nous verrons qu’elle l’a traité de manière surprenante. 

            Candide est un « conte philosophique », c’est-à-dire un récit qui comporte une dimension démonstrative, et qui traite de questions « philosophiques » - le mal en est une, bien sûr. Mais l’adjectif comporte aussi une autre signification : il désigne une manière de faire qui, aux antipodes du texte édifiant, ne consiste pas à imposer au lecteur une vérité toute prête mais à lui suggérer la nécessité de la mise à distance de divers schémas de pensée sans lui dire par quoi les remplacer : c’est bien la moindre des choses qu’un auteur qui a milité pour la liberté d’examen et l’esprit critique ne prétende pas penser à la place de son semblable. Si l’autonomie critique est une des formes du bien, ce serait mal de livrer au lecteur un texte édifiant, un prêchi-prêcha ; mais le lecteur est prié d’être attentif et intelligent (autant que faire se peut) s’il veut être en mesure de penser le mal avec Voltaire.

            Pour mener à bien cette brève analyse, nous devrons dans un premier temps évoquer rapidement la question du mal chez Voltaire, et plus particulièrement sa critique de l’optimisme philosophique, pour parler ensuite de la conception voltairienne de la philosophie, avant de nous intéresser au dénouement du conte.

 

            I - Voltaire et le problème du mal

La question du mal au XVIIIe est en partie (et en tout cas pour Voltaire) celle de l’ « optimisme », doctrine philosophique qui procède de Leibniz et consiste à dire que la faiblesse de l’esprit humain lui interdit de pénétrer le « plan divin », les « desseins de la Providence », c’est-à-dire de percevoir la totalité du réel et de l’Histoire, totalité au sein de laquelle ce qui semble un mal à l’homme contribue en fait à un bien global. Le débat est à la fois complexe, parce que la théologie et le bon sens s’y heurtent, et périlleux, parce que contester l’existence de la Providence  (l’existence d’un dessein de Dieu, qui par définition ne saurait viser le mal), c’est mettre en cause le catholicisme. Dans la préface qu’il écrit pour son « Poème sur le désastre de Lisbonne[1] » publié en 1756, Voltaire rappelle l’évidence reconnue par tous les hommes, dit-il, selon laquelle « il y a du mal sur la terre ». C’est pourquoi  « le mot ‘‘Tout est bien’’ […] n’est qu’une insulte aux douleurs de notre vie », et il se moque du discours « optimiste » qui consisterait à dire aux habitants de Lisbonne (c’est un discours que Pangloss serait susceptible de tenir) qu’après le tremblement de terre les maçons seraient plus prospères, certains animaux, nourris par les cadavres, plus gros, etc. Ce qu’il faut, ajoute Voltaire, c’est se résigner à l’existence du mal, à considérer que son origine est une énigme, et qu’il est nécessaire d’espérer en un au-delà de la vie et de croire en la « bonté de la providence », en l’incapacité des lumières naturelles de la raison à rendre compte, d’un point de vue métaphysique, du mal. Voltaire s’en prend ici à une tradition religieuse et philosophique très sophistiquée qui s’est acharnée à fournir des interprétations métaphysiques de l’existence du mal. Il leur oppose sa propre conviction religieuse (croyance en un au-delà, existence d’une providence) qui permet à l’homme d’espérer, de croire en une divinité encline au bien, mais pas de résoudre ce mystère du mal. Il écarte aussi une polémique qui fait rage chez les métaphysiciens du temps et qui consiste à poser une alternative embarrassante autant qu’irréductible : si Dieu est bon et que le mal existe, c’est que Dieu n’est pas tout-puissant ; si Dieu est tout-puissant et qu’il laisse subsister le mal, c’est qu’il n’est pas bon.

            Voltaire propose donc de délaisser un questionnement métaphysique qui lui semble stérile ; en revanche, il s’intéresse aux mécanismes par lesquels l’homme est conduit à faire le mal, dans la perspective d’une anthropologie fondamentale donc qu’il a développée dès 1735 dans son Traité de métaphysique. L’homme fait le mal, dit-il, en mésusant et en abusant des passions et des besoins dont la bienveillance divine l’a doté comme autant de ressorts qui le font agir dans le sens de l’accomplissement des fins providentielles : la vie sociale, l’extension des arts et des plaisirs. l’homme est d’ailleurs également pourvu d’instincts universels qui lui permettent d’identifier le bien et le mal, et chacun peut ainsi se référer à des critères qui le sont tout autant[2] : « La vertu et le vice, le bien et le mal moral, est donc en tout pays ce qui est utile ou nuisible à la société ».

            Au rebours cette approche qui s’applique à prendre au sérieux les modalités individuelles et collectives de l’existence des hommes, l’optimisme pèche doublement : il nie la souffrance des hommes en prétendant adopter le point de vue de Dieu, et il constitue ainsi une illustration paradigmatique des dégâts occasionnés par l’esprit de système. Mais pour comprendre les enjeux de l’opposition de ces deux perspectives, il faut évoquer la conception voltairienne de la philosophie.

 

            II – La philosophie selon Voltaire

            On saisit très bien les enjeux de cette opposition dans un texte de 1734 intitulé les Lettres philosophiques. Voltaire a dû s’exiler en Angleterre à la suite d’un conflit avec un aristocrate, et il y découvre deux choses dont il rend compte dans cet ouvrage: la monarchie parlementaire et l’empirisme philosophique et scientifique. Cette découverte va l’aider à mettre en forme l’opposition mentionnée ci-dessus. D’un côté, une philosophie qui se préoccupe essentiellement de métaphysique, se prolonge en une théologie dogmatique volontiers anti-humaniste qui dévalorise le séjour terrestre, fait de l’homme l’esclave d’une Dieu vengeur et ne se préoccupe guère des moyens d’amender le sort des hommes. Voltaire fige cette représentation dans les deux dernières « lettres », consacrées à Pascal, qui en devient l’incarnation. De l’autre côté, l’Angleterre illustre le goût pour une philosophie rationaliste et empirique, qui part du réel et de l’expérience, est indissociable d’un élan scientifique qui lui-même constitue la promesse d’une emprise sur le réel indispensable à ceux qui se préoccupent d’amender le monde des hommes. Parallèlement, ce goût pour l’empirisme et la rationalité débouche sur l’esprit critique, la tolérance, une sorte de diversité et de conflictualité sociale pré-démocratiques, et donc une société plus propice à l’épanouissement des individus, abrités du fanatisme et de l’arbitraire royal (on l’a déjà suggéré ci-dessus, tout ceci est indissociable de l’avènement du parlementarisme). Bref, Voltaire constate en Angleterre comme une mutation de la raison : elle n’est plus l’outil dont la tâche la plus noble est la compréhension des « mystères » (au sens chrétien du terme), elle n’est plus avant tout tributaire du partage entre raison et foi, elle est l’outil de la connaissance, de l’examen critique et du libre choix.

            Car la question de la liberté, elle aussi, est transformée : elle n’est plus celle de la confrontation entre la volonté de l’homme et celle de Dieu, mais la capacité à faire ce que l’on est conduit à vouloir comme être raisonnable, sans qu’une instance s’interpose pour imposer ses propres vues. La liberté est d’abord la liberté de penser, de l’examen critique permettant la réfutation des diverses mystifications qui assurent, grâce à la collaboration du pouvoir et de la religion, la pérennisation de la tyrannie, c’est-à-dire du mal politique. Tout cela est indissociable du progrès, c’est-à-dire de l’amélioration du sort de l’homme (comme individu et comme espèce), et de la question de l’action. Par là, nous en arrivons à Candide (et à Candide).

 

                        III – Le mal dans Candide

            Commençons par une citation de Jean Goldzink (Voltaire de A à Z, notice « Mal » - largement exploitée dans cet exposé -, Hachette 1994) :

Comme le mal met en jeu la Divinité, la raison, l’Histoire, le bonheur, l’amour, la société, les passions, tout conte voltairien relève de sa juridiction philosophique, et toute destinée de personnage prend valeur de parabole dans la balance des peines et des plaisirs. Le mal est au point le plus sensible et le plus dramatique de la philosophie, [car il n’est] pas autre chose que le face-à-face de Dieu et de l’homme, de l’homme et du monde, et il est à la jointure  de l’écriture abstraite et de l’écriture narrative.

 

            Dans le cas de Candide, le rapport à la question du mal est exhibé dès le titre, qui est en fait, on le sait, Candide ou l’optimisme, titre qui prend davantage de sens peut-être si l’on sait qu’à l’optimisme voltaire voulait substituer le « méliorisme », position qui consiste à dire qu’il ya globalement plus de bien que de mal, et que cette proportion peut encore être améliorée, sous réserve d’éduquer les hommes et de s’appliquer à transformer le monde (notamment en luttant contre l’intolérance, la superstition, et l’arbitraire[3]).  

            Comme le montre sa présentation dans l’incipit,  Candide est un héros programmé pour faire l’épreuve d’un monde dans lequel les innocents ne sont pas à la noce : c’est

 

     un jeune homme à qui la nature avait donné les mœurs les plus douces. Sa physionomie annonçait son âme. Il avait le jugement assez droit avec l’esprit le plus simple ; c’est […] pour cette raison qu’on le nommait Candide.

 

            Rien de mieux qu’un héros innocent (aux deux sens du terme : qui ignore le mal, et que sa naïveté prédispose à prendre des coups) pour illustrer un monde dans lequel le mal fait rage[4], et en être victime, surtout si le jeune homme est formé par une sorte de mystificateur au raisonnement mécanisé (c’est Pangloss, bien sûr), et qui tient le langage que voici (4e paragraphe) :

 

     Il est démontré que les choses ne peuvent être autrement : car, tout étant fait pour une fin, tout est nécessairement pour la meilleure fin. Remarquez bien que les nez ont été faits pour porter des lunettes. Aussi portons-nous des lunettes […] et, les cochons ayant été faits pour être mangés, nous mangeons du porc toute l’année ; par conséquent, ceux qui ont dit avancé que tout est bien  ont dit une sottise ; il fallait dire que tout est au mieux.  

 

            Passons sur le détail des aventures de Candide, pour remarquer simplement que chaque fois que se produit une embellie, il s’exclame triomphalement, au mépris de son expérience, que Pangloss avait raison, que tout est bien, et venons-en aux deux derniers chapitres, dont une curieuse tradition scolaire nous dit qu’ils livrent une leçon de sagesse souriante.Candide et ses petits camarades (car un certain nombre de personnages se retrouvent, par la grâce de récit, à Constantinople) découvriraient en définitive la solution pour se soustraire au mal et instaurer une forme de sérénité ; cette solution consiste à acheter un petit bout de terrain, à le mettre en culture et à cesser d’attendre de l’existence amour, gloire et enthousiasme, à renoncer à gamberger – bref, il faut « cultiver son jardin », selon un précepte inventé et mentionné à deux reprises par Candide, qui aurait une magnifique portée allégorique et nous convaincrait de la nécessité de nous résigner plutôt que de courir le monde à la poursuite de chimères. On connaît le public idéal de ce genre de « morale » : c’est celui que l’on caricature sous les traits du bourgeois ventru et essoufflé des années 1840, celui dont il ne faut pas dire qu’il ne rêve pas, mais bien plutôt qu’il est terrorisé par ses propres rêves[5]. Telle serait la sagesse proposée par Voltaire : opposons au mal  qui règne dans le monde extérieur et à nos propres démons cette activité éminemment raisonnable qu’est le travail de la terre, source de richesse et de satisfaction, comme le dit d’ailleurs le vieillard qui est le prescripteur de Candide dans cette affaire : « Le travail éloigne de nous trois grands maux : l’ennui, le vice et le besoin ». Voilà qui est certes un beau projet au regard des délires en échappement libre de Pangloss et de l’oisiveté délétère de nos héros. Mais, comme dirait à peu près T. Gautier, s’empêcher de succomber au mal, est-ce connaître le bien et le bonheur, dont on sait à quel point les philosophes du XVIIIe y sont attachés ? Voyons donc les choses de plus près.

            Faisons d’abord un état des lieux, au sens géographique du terme. La scène se passe à Constantinople. Constantinople, ses mosquées, ses loukoums, ses baklavas, son Bosphore, le mausolée d’Atatürk, etc. Pas du tout. Constantinople est la capitale de l’Empire ottoman, c’est-à-dire du despotisme – autant dire du mal - selon une tradition qui remonte au XVIIe siècle[6]. Ce n’est donc pas vraiment le genre d’endroit propice à un dénouement euphorique. Voyez par exemple, dans ce fameux chapitre conclusif, ce à quoi assistent nos héros :

 

     On voyait souvent passer sous les fenêtres de la métairie desbateaux chargés d’effendis, de bachas, de cadis [il s’agit, pour simplifier, de différents dignitaires], qu’on envoyait en exil à Lemnos, à Mitylène, à Erzeroum. On voyait venir d’autres cadis, d’autres bachas, d’autres effendis, qui prenaient la place des expulsés et qui étaient expulsés à leur tour. On voyait des têtes proprement empaillées qu’on allait présenter à la Sublime Porte.


 

            Voilà qui est caractéristique des régimes despotiques : le tyran est seul au pouvoir et vit dans la crainte, et développe même une sinistre paranoïa qui le conduit à semer la mort autour de lui et à destituer par un caprice morbide ceux qu’il a promus par une faveur imprévisible – et personne n’est à l’abri de ce mal contre lequel on ne peut se défendre. D’où les propos du « bon vieillard » qui va donner aux héros cette fameuse leçon de sagesse, lorsque celui-ci lui demandent ce qui s’est passé (il s’agit de l’exécution d’un énième muphti) :

 

     Je n’en sais rien, et je n’ai jamais su le nom d’aucun muphti ni d’aucun vizir. J’ignore absolument l’aventure dont vous me parlez ; je présume qu’en général ceux qui se mêlent des affaires publiques périssent quelquefois misérablement, et qu’ils le méritent ; mais je ne m’informe jamais de ce qu’on fait à Constantinople ; je me contente d’y envoyer vendre les fruits du jardin que je cultive. 


 

            Voici comment l’on vit à Constantinople : pas en citoyen éclairé qui prend par à la vie de son pays (comme dans le tableau un peu flatté de l’Angleterre qu’offrent les Lettres philosophiques) mais comme des victimes potentielles du grand holocauste despotique[7] ; pour survivre, pour ne pas courir le risque d’être liquidé comme un témoin gênant, il faut détourner les yeux, ne rien savoir des affaires publiques. Peut-on croire un instant que ce modèle, dont Candide va prétendre s’inspirer, est crédible aux yeux de Voltaire ? Pour se convaincre que c’est impossible, il suffit se reporter aux propos de Martin, le pessimiste de la bande, qui vont « convertir » tous ses petits camarades (c’est la clausule de l’avant-dernier paragraphe du conte) : « Travaillons sans raisonner ; c’est le seul moyen de rendre la vie supportable ». Voilà bien un idéal digne des Lumières ! « Abrutissez-vous », comme disait Pascal (tiens donc …) à ceux qui prétendaient au contraire chercher la foi par la raison.

            Où est l’erreur ? Dans l’acceptation et l’usage de la raison, indûment convoquée ici par Martin, lequel s’est déjà, dans ce même chapitre signalé par une appréciation de la condition humaine singulièrement dépourvue de nuances :

 

     Martin surtout conclut que l’homme était né pour vivre dans les convulsions de l’inquiétude, ou dans la léthargie de l’ennui. Candide n’en convenait pas, mais il n’assurait rien. Pangloss avouait qu’il avait toujours horriblement souffert ; mais ayant soutenu une fois que tout allait à merveille, il le soutenait toujours, et n’en croyait rien.



 

            Partant de telles postures intellectuelles, il n’est pas étonnant que ces éclopés de l’existence en arrivent à se rallier à un projet qui les conduira à  s’abrutir de travail. Mais leur problème est qu’ils ignorent la raison philosophique voltairienne et restent prisonniers de la métaphysique et sont coincés dans cette capitale du mal où ils ne peuvent par définition envisager d’œuvrer pour le bien, mais seulement de trouver un moindre mal. Cette situation de blocage nous est confirmée par l’épisode de la rencontre du derviche (même chapitre) :

 

 

Il y avait dans le voisinage un derviche très fameux, qui passait pour le meilleur philosophe de la Turquie ; ils allèrent le consulter ; Pangloss porta la parole, et lui dit : « Maître, nous venons vous prier de nous dire pourquoi un aussi étrange animal que l’homme a été formé.

- De quoi te mêles-tu ? dit le derviche, est-ce là ton affaire ? - Mais, mon Révérend Père, dit Candide, il y a horriblement de mal sur la terre. - Qu’importe, dit le derviche, qu’il y ait du mal ou du bien ? Quand sa Hautesse envoie un vaisseau en Égypte, s’embarrasse-t-elle si les souris qui sont dans le vaisseau sont à leur aise ou non ? - Que faut-il donc faire ? dit Pangloss. - Te taire, dit le derviche. - Je me flattais, dit Pangloss, de raisonner un peu avec vous des effets et des causes, du meilleur des mondes possibles, de l’origine du mal, de la nature de l’âme et de l’harmonie préétablie. » Le derviche, à ces mots, leur ferma la porte au nez.


               
Ce dialogue est irrésistible dans sa noirceur : d’un côté, le porte-parole d’un dogmatisme religieux résolument anti-humaniste (les hommes sur la terre sont comme des souris dans la cale d’un navire) dont on devine les liens avec le pouvoir despotique (« Quand sa hautesse … »), en fonction d’une homologie évidente pour le lecteur « philosophe » de Voltaire (le dogmatisme anti-humaniste est en religion ce qu’est le despotisme en politique : une incarnation du mal) et d’une collusion elle aussi évidente ; de l’autre un métaphysicien qui a certes retourné sa veste (il disait dans le premier chapitre que tout est bien) mais qui reste prisonnier à la fois d’un formalisme intellectuel et d’un type de questionnement sans objet, ce dont le derviche tire les conséquences en claquant la porte au nez de Pangloss (pourquoi perdre son temps à discuter avec un dingue ?).

            L’ultime échange entre Pangloss et Candide confirme la nature du ratage :

 

     Toute la petite société entra dans ce louable dessein [formulé par Martin]; chacun se mit à exercer ses talents. La petite terre rapporta beaucoup. Cunégonde était à la vérité bien laide ; mais elle devint une excellente pâtissière ; Paquette broda ; la vieille eut soin du linge. Il n’y eut pas jusqu’à frère Giroflée qui ne rendît service ; il fut un très bon menuisier, et même devint honnête homme ; et Pangloss disait quelquefois à Candide : « Tous les événements sont enchaînés dans le meilleur des mondes possibles ; car enfin, si vous n’aviez pas été chassé d’un beau château à grands coups de pied dans le derrière pour l’amour de Mlle Cunégonde, si vous n’aviez pas été mis à l’Inquisition, si vous n’aviez pas couru l’Amérique à pied, si vous n’aviez pas donné un bon coup d’épée au baron, si vous n’aviez pas perdu tous vos moutons du bon pays d’Eldorado, vous ne mangeriez pas ici des cédrats confits et des pistaches. - Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin. 


 

            Voici Pangloss revenu à l’optimisme, concaténant les faits et les événements les plus hétérogènes, d’importance fort variable, pour en arriver à ce résultat qui tourne en dérision la notion de providence : manger des cédrats confits. Et il n’existe pas d’autre moyen de mettre fin à ce délire panglossien que de lui rappeler la nécessité du travail – un travail voué non pas à changer le monde, à se rendre «comme maître et possesseur de la nature », selon la formule de Descartes, mais à préserver de l’ennui et des tourments d’une stérile inquiétude métaphysique des gens qui n’envisagent pas de meilleur usage de leurs facultés pensantes et qui ont élu domicile dans la capitale du mal.

 

                                   *****

 

On voit donc que la question du mal occupe une place importante dans ce conte et que, conformément au principe du conte philosophique et à celui de l’ironie, Voltaire y dénonce les errements de ceux qui entretiennent une vision du mal dépourvue de pertinence (qu’il s’agisse du pessimisme de Martin, de l’optimisme de Pangloss, ou de la perplexité de Candide, qui attend que la réalité lui permette enfin d’adopter un point de vue univoque sur la question) et de ce fait entretiennent avec le monde un rapport biaisé leur interdisant le domaine de l’action[8]. Comme le montre l’ultime réplique, la chose essentielle, ce à quoi il ne faut surtout pas renoncer, à défaut d’ambitions plus constructives, c’est faire taire ceux qui nient l’existence du mal, et leur rappeler la nécessité de s’ancrer dans le réel. Mais il ne s’agit là que d’un moindre mal, et presque pas d’un bien, qui est pourtant le corollaire indispensable de toute réflexion sur le mal, indissociable de ce qui dans une très veille tradition philosophique, se nomme le bonheur, lequel n’est pas même ici un horizon lointain : il suffit pour s’en convaincre de se rappeler que Candide a couru le monde à la poursuite de la belle Cunégonde, et qu’il l’a retrouvée à Constantinople laide au point qu’il a marqué un temps de recul, et acariâtre. Autant dire que ce conte philosophique prend le contrepied de ces contes dans lequel le mal est conjuré pour toujours avec la formule rituelle qui ouvre sur le temps indéfini de la plénitude : « ils furent heureux et eurent de nombreux enfants », perspective à laquelle Voltaire oppose celle d’une dégradation continue dont Cunégonde est l’emblème, elle qui, nous dit-on, devient « tous les jours plus laide, […] acariâtre et insupportable ».  Candide, ou le pessimisme ? En tout cas, il est difficile de ne pas lire ce fameux dénouement comme un sauve-qui-peut, même servi avec des cédrats confits (cuisinés par Cunégonde) et des pistaches …

 

 

            Apostille

 

            Il manque à la conclusion ci-dessus un commentaire qui porterait sur la coloration « infra-philosophique » du dénouement. L’infra-philosophique est selon Fr. Jullien (Du mal / du négatif) ce dont la philosophie ne se préoccupe pas, parce qu’elle n’y trouve rien à élaborer ni à réfuter – l’évidence du mal et de la souffrance dans leur trivialité, reflétée par des énoncés eux-mêmes saturés de trivialité (« Faut s’en voir », dit-on dans la langue populaire de Saint-Etienne pour évoquer la part de souffrance banale indissociable de la condition humaine). Il me semble que c’est quelque chose de cet ordre qui sature aussi le dénouement de Candide : au-delà et en-deçà de la polémique avec Leibniz et de la critique « réformiste », et aussi du registre du conte philosophique (quoique …), le caractère pour ainsi dire récapitulatif de la réunion de cette bande d’éclopés (au propre comme au figuré) dit en somme à quel point il est plus facile de rater sa vie que de l’accomplir. La parfaite réussite de ce dénouement réside ainsi dans une magnifique convergence : ce ratage illustre d’abord de manière pour ainsi dire synthétique la prégnance triviale du mal, et l’ « optimisme » philosophique de Leibniz est balayé, de manière bien plus brutale que par le caractère analytiquement démonstratif du conte, par le caractère désespérant de ce colloque de losers, bien que et parce que l’affaire se joue sur un autre plan, au ras de l’expérience de la condition humaine dans ce qu’elle a de plus banal et de plus fâcheux. Ensuite, ce dénouement retourne bien évidemment la clausule topologique du conte traditionnel : ils ne sont pas heureux, et ils n’auront pas de beaux enfants ; ce retournement est d’ailleurs un excellent exemple d’ « ironie paradigmatique » (Philippe Hamon), et la stabilisation existentialo-économique qu’autorise le modèle du jardin laborieux, illustration du moindre mal plutôt que du méliorisme voltairien, doit être mesurée au regard de ce détournement qui montre au passage les limites (existentielles et spirituelles : « Travaillons sans raisonner » a dit Martin) de ce modèle d’inspiration physiocratique. Enfin, l’alacrité voltairienne ne succombe pas à ce ratage ; bien au contraire, c’est la dissonance (Ph. Hamon) qui caractérise les derniers paragraphes, et le lecteur trouve en elle son salut, notamment dans la distance qu’elle pérennise à l’égard des héros et de leur destin : c’est terrible, accablant (jusque dans le registre de la consolation utilitaire et du transfert libidinal : Cunégonde qui devient une bonne cuisinière), mais c’est irrésistible. Car c’est aussi de l’humour, hors duquel, qui ne le sait, nous ne saurions nous sauver du mal et survivre à nos propres désastres.



[1] Rappelons de quoi il s’agit : le 1er novembre 1755, un tremblement de terre suivi d’un ras de marée et qui provoqua un énorme incendie détruisit la fastueuse Lisbonne, causant au passage à peu près 30 000 morts. Ce fut pour l’Europe un traumatisme considérable, qui redonna toute son acuité au débat sur le mal et la Providence.   

[2] Par opposition au bien mensonger et mystificateur promus par exemple par les religions institutionnelles, selon lesquelles vivre conformément au bien c’est aller à la messe, obéir à l’Eglise, etc.

[3] Ce qui ne suffit pas à faire de Voltaire un révolutionnaire.

[4] Sade perfectionnera ce procédé en construisant pour sa part un diptyque de deux romans : Justine ou les infortunes de la vertu / Juliette ou les prospérités du vice.

[5] Malraux, préface du Démon de l’Absolu.

[6] Les adversaires politiques de Louis XIV (les protestants notamment) décrivaient volontiers son royaume sous les traits de l’Empire du Grand Turc, selon un procédé auquel Voltaire lui-même recourt dans sa pièce Mahomet ou le fanatisme (dans laquelle il veut avant tout dénoncer la papauté) ou dans un texte très drôle qui s’intitule De l’horrible danger de la lecture. 

[7]  Le « bon vieillard » qui donne une véritable leçon de sagesse, ce n’est pas celui-ci, c’est celui que Candide rencontre dans l’Eldorado (dans un royaume utopique, donc, mais dans lequel la monnaie en usage est la livre-sterling …), au chapitre XVIII, qui est « le plus savant homme du royaume », et un véritable philosophe, qui parle de morale, de religion, d’Histoire, de politique et de commerce, pas un patriarche dominé par la peur et dont l’idéal de vie (l’éthique serait-on tenté de dire) est en définitive assez misérable.

[8] Une action dont le travail dans le jardin est dans une certaine mesure une parodie, même si les protagonistes en retirent, à en juger par le dernier paragraphe, une indéniable satisfaction, même si Voltaire, bien sûr, condamne l’oisiveté, croit en la capacité à entreprendre qui permet à l’individu de contribuer à la prospérité de son pays en exploitant ses talents. 

06/03/2011

Quelques réflexions sur Voltaire, Rousseau et le mal, par Jean Goldzink

QUELQUES RÉFLEXIONS SUR VOLTAIRE, ROUSSEAU ET LE MAL

 

[Conférence prononcée par Jean Goldzink devant les étudiants de math sup -Math spé du Lycée Champollion de Grenoble le 29 novembre 2010, pour illsutrer la question du mal au programme des CPGE scientifiques en 2010-2011. Jean Goldzink est spécialiste du XVIIIe siècle, auteur de nombreux ouvrages ; il a enseigné à l'Ecole Normale de St-Cloud et à Siences Po]

 

            Je pars des trois textes à votre programme. Ils se divisent en deux groupes : des œuvres d’art et un discours conceptuel. Shakespeare et Giono dressent deux arbres immenses. Ils ont beau être noueux, tordus, frissonnants, tourmentés par un vent mauvais, on a envie de s’y adosser, de les contempler, de fumer une cigarette et de dire : « C’est beau, que c’est beau, que je suis bien ici, maintenant, quoique trempé et glacé ». Bien sûr, vous allez aussitôt voir accourir des petites créatures en blouse grise ou blanche, qui vont vous montrer des écriteaux plantés tout autour, vous expliquer à quelle espèce ces arbres appartiennent, sous quel climat ils poussent, quel âge ils ont, qui les a plantés, etc. Ce n’est pas inintéressant, on peut en causer ici ou là, par exemple dans des concours, mais chacun comprend que ces arbres ne sont pas faits pour ça, qu’ils ne s’adressent pas qu’à la raison discursive et palabrante. Comme la cigarette, ça vise d’autres parties du corps, d’autres plaisirs que l’instruction. Ils valent par soi, en soi. Ils sont uniques, pleins, autonomes, autosuffisants, directement accessibles,  immédiatement comestibles. Ils vous prennent par la tête et le ventre et la peau. C’est ça, la croix des critiques littéraires : l’inadéquation congénitale de leur discours aux choses dont ils prétendent parler. Le comble de l’écart étant atteint en poésie. C’est pourquoi j’ai choisi le siècle des Lumières françaies, le siècle de la prose et des idées.

            Et cela, Rousseau le sait. Parce qu’il est un artiste, et parce qu’il a lu Platon. Dans Emile, il ne met pas la philosophie en dialogues, il la met en récit. Et dans ce récit, au moment d’aborder la question de Dieu, il lui faut, de nécessité absolue, trouver autre chose, passer à la vitesse supérieure. C’est la profession de foi. Alors, est-ce un arbre ? Non. C’est une belle et grande chambre d’hôtel, ou de palais, avec un superbe bonzaï qui fait signe, par la fenêtre, aux grands chênes de la campagne. Mais, pour rejoindre cette campagne, il faut traverser des couloirs, des portes, il faut un plan et de l’aide. Le discours philosophique prend place dans une histoire des problèmes philosophiques, l’œuvre d’art, même médiocre, peut se passer de généalogie. On y entre de plain-pied. L’art est, de soi, démocratique, même quand, avec le triomphe de la démocratie politique, au XIXe, des poètes écœurés veulent se construire une chambre en haut d’une tour d’ivoire, et parler une langue sacrée, une langue d’ailleurs.]

 

1. Toile de fond

D’où vient le mal ? La question philosophique est antique, et même immémoriale sous ses formulations mythiques. Mais quand Rousseau l’aborde dans Emile, elle vient d’être incarnée, 50 ans plus tôt, par le duel serré qu’un génie engage avec un esprit supérieur. Le génie, c’est Leibniz ; l’esprit supérieur, Bayle, qui meurt quelques années avant la parution des Essais de Théodicée (1710). Tous deux, le luthérien allemand et le calviniste français, le penseur œcuménique et le ferrailleur professionnel, posent le problème sur le même terrain : à la jointure de la philosophie et de la théologie. Car le mal taraude tout particulièrement la pensée chrétienne, dans la mesure où elle invente la théologie, ce mixte de démarche philosophique héritée des Anciens et de commentaire des Écritures dites saintes, crues tombées telles quelles de la bouche divine. Là est le fond des embarras : comment concilier l’existence de Dieu, monothéiste et chrétien, assis une fesse sur la Raison, l’autre sur la Révélation, avec l’existence du mal ? Si Dieu est infiniment puissant, sage et bon, postulat monothéiste, s’il sait et fait tout, comment comprendre les imperfections du monde tel qu’il est ? Cette question atteint son acmé aux 17-18e siècles. Pourquoi ? On pourrait avancer d’abord le fait des guerres de religion ; ensuite la constitution de la science physico-mathématique moderne, qui dresse à côté de la religion un ordre de vérité universelle et pacifique, intégralement rationnel et consensuel ; enfin, le renforcement accéléré d’un ordre étatique de plus en plus autonome par rapport aux institutions religieuses. Ce qui change, ce n’est pas l’essence en soi, le noyau primordial de la question du mal, c’est son contexte. On ne peut plus y répondre par le mythe ou la théologie, elle interroge l’idée même de Dieu, avant, à partir du 19 e, de s’en désintéresser toujours davantage. C’est en tout cas mon point de vue. La trace ineffaçable des Lumières, entendues comme un mouvement européen et pluriséculaire, pluriel et convergent, qui a modelé notre monde actuel.

Pierre Bayle s’est acharné toute sa vie, au vu et au su de l’Europe lisante (ce qu’on appelait la République des Lettres), à creuser scandaleusement un gouffre béant entre Dieu et le mal, la raison et la foi, pour déboucher sur un fidéisme : la raison humaine ne peut rendre compte de l’antinomie entre les mystères sacrés et les évidences purement rationnelles, elle doit rendre les armes au profit des vérités de foi crues comme telles. Seule la foi sauve, c’est le postulat protestant et anti-papiste. Ni les œuvres ni les raisons ni les sacrements ne participent sérieusement au salut. Leibniz refuse, avec une aussi inépuisable énergie et une science encore plus forte, un tel hiatus. Il pense que les mystères divins (incarnation, résurrection, trinité, miracles) sont certes AU-DESSUS de la raison humaine, mais pas CONTRE la raison, et il va déployer sa prodigieuse dialectique, ses confondantes connaissances de toute chose, pour le démontrer dans le seul livre publié de son vivant, directement écrit en français : Essais de théodicée (= justification de Dieu). Entre l’existence avérée du mal et l’existence indubitable de Dieu, nécessairement parfait, il n’y a nulle incompatibilité logique, nulle contradiction qui forcerait la raison au silence, à une absolue défaite ici-bas.

Les deux vérités n’aboutissent pas à une absurdité métaphysique caractérisée, telle que deux et deux font cinq, qu’il faudrait croire pour humilier la pauvre raison humaine devant la foi révélée. Il convient de considérer le mal terrestre, le seul dont nous ayons connaissance,  non pas comme une FIN divine, pas même comme un MOYEN, mais comme une CONDITION du meilleur des mondes possibles. Le mal, dans l’économie divine à l’échelle de l’univers cosmique, donc infini et inconnu, est au service du plus grand bien possible, le seul digne de Dieu, le seul conforme à sa nature. C’est donc se tromper lourdement que, par exemple, supposer que Dieu a choisi le moindre mal, car cela revient à prêter une imperfection à l’Être infiniment parfait, qui ne peut vouloir que le meilleur possible parmi l’infinité des possibles que son entendement infini conçoit en toute clarté. Contrairement à ce que Bayle se complait à répéter - non sans se contredire au fil des textes, déclare Leibniz - la visée du meilleur possible, suite nécessaire de la perfection divine, n’élimine en rien la liberté et donc la responsabilité humaine, sanctionnées par le salut et la damnation.

Je ramène brutalement, grossièrement, cette formidable construction métaphysique à deux axes.

1/ - L’argument de la totalité : a/ Sur terre, à considérer la totalité des faits enchaînés par la main de Dieu, il y a moins de mal que de bien. b/ Y en aurait-il plus, cela ne prouverait rien, puisque la question du mal, rapportée à Dieu, se pose forcément au niveau de l’univers et de ses mondes possibles, qui forment un tout nécessairement harmonieux, puisque émanés de Dieu en vue du meilleur possible à l’échelle cosmique, seule visée adéquate à la substance divine. Voltaire, dans « Candide », s’empressera évidemment de tout ramener à l’échelle terrestre, la seule qui nous importe.

2/ - L’argument de la perfection. Si Dieu est, il ne peut sans contradiction insoutenable être imparfait. Or Dieu existe, comme toute la nature et toutes les raisons le prouvent avec évidence, l’hypothèse athée étant absurde de par l’inadéquation entre la cause (le hasard aveugle des atomes matériels) et l’effet (l’ordre du monde). Donc, il a nécessairement créé le meilleur monde possible. Ce monde implique par conséquent la PERMISSION du mal comme CONDITION du plus grand bien possible, puisque le mal existe sur terre, quelle que soit la part, violemment  débattue, du péché originel dans cet état de fait. Il faut considérer sereinement le mal sur terre, qui n’exclut en rien d’autres mondes bienheureux, comme un ingrédient secondaire, mais nécessaire à la confection du meilleur possible sur une partie de l’univers à l’harmonie duquel il participe. En somme, puisqu’on ne peut douter ni de Dieu ni du mal sur terre, force est d’admettre que l’imperfection d’une petite partie de la partie appartient à l’harmonie préétablie du tout, à savoir l’univers. Dieu laisse au mal la permission d’exister au service de la seule finalité conforme à l’essence divine : le meilleur possible. Si les moyens, les modalités du travail divin nous échappent, sa finalité est indubitable, sauf à détruire l’idée même de Dieu et se complaire sans raison aucune dans la pure absurdité inhérente au matérialisme athée (Démocrite, Épicure et leurs héritiers modernes, Hobbes et Spinoza selon Leibniz).

Cette solution grandiose passe par la redéfinition d’une multitude de concepts philosophiques et théologiques, dont l’absence de précision rigoureuse et la rage polémique expliquent aux yeux de Leibniz l’amoncellement interminable des débats au fil des siècles, qui font le beurre très salé de Bayle  : liberté, nécessité, contingence, causalité, substance, lois générales et particulières, rapports de l’âme et du corps, économie des grâces, prédestination et responsabilité morale, etc. Sans mon système de l’harmonie préétablie, affirme Leibniz, point de solution à toutes ces pseudo-apories dont Bayle, dit-il, se délecte à plaisir et plus que de raison. Vous voyez cependant que Bayle et Leibniz tombent abolument d’accord sur la nature et les enjeux théologico-philosophiques des questions gravissimes en débat ; il s’agit pour tous deux du salut et de la damnation, du repos de l’âme ici-bas, du rapport à Dieu, de l’ordre social que minerait le doute sur Dieu.

Pour ma part, mais je ne suis ni philosophe, ni théologien ni croyant, encore moins en état de me mesurer à ces grands esprits d’une science et d’une virtuosité incroyables, je pencherais nettement vers Bayle. Posé sur ce terrain, le rapport entre un Dieu infiniment sage, puissant et bon, d’un côté, et l’existence du mal de l’autre, me paraît insoluble à la jointure d’une exigence philosophique rigoureuse et de textes révélés indéfiniment sollicités pour répondre à des réquisits conceptuels qui n’étaient pas les leurs, comme Spinoza l’a démontré le premier dans son TTP. (Leibniz discute pied à pied avec Bayle, dont il ne semble pas mettre en doute la foi, à juste titre semble-t-il ; Hobbes et Spinoza sont en revanche présentés comme de purs et absurdes adversaires, puisqu’ils nient selon lui l’existence pourtant évidente d’un Dieu infiniment libre, intelligent et bon). Je ne vois pas comment, dans un cadre chrétien, on pourrait ne pas céder au fidéisme, en dépit du génie leibnizien. J’irais même jusqu’à m’imaginer, avec une indéniable candeur ou raideur, qu’en supprimant l’hypothèse Dieu, à l’évidence indémontrable, on devrait du même coup effacer la notion de Mal avec une majuscule et au singulier. Il n’y aurait plus que des délits actés par les lois, les mœurs, les idéaux, inscrits dans le temps et l’espace, en mouvement perpétuel et conflictuel, des délits punissables et des injustices dénonçables, jusqu’à ce qu’elles deviennent à leur tour des délits. On évacuerait les maux physiques (maladies, mortalité), à mon avis hors-sujet tant qu’on ne les aborde pas politiquement (Haïti), une bonne partie des méchancetés morales (avortement, suicide, adultère, drogues, blasphèmes divers, passions dites vicieuses, comme la fameuse rapacité des banquiers si à la mode) et des maux dits métaphysiques. On ne s’occuperait plus du salut, du bien et du mal, mais de la santé, du travail, du logement et de la nourriture, sans oublier l’instruction, envisagés commes des problèmes socio-politiques gérables à tel et tel prix. Il s’agirait alors d’évaluer et de traiter des faits mesurables de liberté, d’égalité, d’équité. On ne se heurterait plus à Dieu ou à ses substituts sacralisés, mais à quelque chose de plus terrestre et bien plus violent : des intérêts coalisés, impitoyables en toute bonne foi, sans guère de perversité morale individuelle. Ce qui pose un problème, ce n’est pas le rapport du mal à une transcendance toute puissante et toute bonne, problème dont Rousseau et Voltaire héritent de gré ou de force par l’idée de Dieu qui les réunit ; c’est notre impuissance massive, mais pas irrémédiable en soi, devant le produit incessant et écrasant de notre propre activité. Ce que Marx appelle l’aliénation, et dont il cherche la solution terrestre, profane.

L’actualité nous offre un exemple assez éloquent de la nécessité (en réalité impossible) d’une approche dépassionnée ou désubstantialisée du mal : alors que la sacralité de l’institution religieuse se casse la figure en Occident depuis les Lumières, en 40 ans à peine, sous nos yeux, s’est constituée une autre sacralité, purement profane – celle de l’enfant. Le délit pédophile est devenu scandale, horreur, terreur. Et, saisissante logique, ces deux sacralités, si hétérogènes en dépit du petit Jésus, entrent en collision sous la figure du prêtre pédophile, nouvelle incarnation du mal absolu, autrefois dévolue à l’hérétique et à l’athée, en passant par la sorcière. Forcément en retard d’un train, l’Église catholique, chantre de la sainte famille, est obligée de céder devant cette sacralité toute récente, elle qui se demandait depuis longtemps si les enfants morts sans baptême étaient ou non damnés, ou envoyés dans l’entre-deux des limbes. Oui, évidemment, damnés, clamait Bossuet, au nom du péché originel. Leibniz est plus réservé, comme sur l’efficace absolue du péché originel dans l’explication du mal, péché dont Rousseau nie carrément l’existence dans le Discours sur l’origine de l’inégalité. En somme, nous venons d’assister à la naissance de deux monstres contemporains, deux incarnations du mal absolu : le pédophile, issu des mœurs, et le terroriste, issu de la fabrique étatique. Ils existaient depuis belle lurette, mais pas sous ce statut horriblement maléfique. Et ils ont aussitôt leurs experts patentés, qui ne sont plus des théologiens et des philosophes, mais pérorent aussi bien.

Autre transfert : alors que l’Église protégeait depuis toujours ses clercs un peu tordus, au nom du droit canon, le monde contemporain protège son propre clergé, à savoir les banquiers et financiers, au nom de la science économique. Normal, logique, puisque l’Argent, source de tous les miracles, est devenu notre Dieu universel sous le nom de Marché, et que ses servants, on nous l’explique tous les jours, travaillent pour le meilleur monde possible, qui ne va pas sans un certain mal secondaire autant que nécessaire, car indissociable du meilleur : la liberté des affaires, l’autonomie non arbitraire des lois du mouvement des capitaux, l’harmonie des marchés et de l’intérêt général. Nos nouveaux théologiens, leibniziens sans le savoir ou en le sachant, s’appellent désormais les économistes, confrontés en dernière analyse aux problèmes de Bayle et Leibniz : eux aussi étaient tracassés par l’existence des sciences physico-mathématiques, dont veulent à toute force se réclamer les économistes. Évidence de Dieu, pour Bayle, Leibniz, Rousseau, Voltaire, quoique non démontrable en toute rigueur. Évidence du Marché pour la plupart des économistes et des politiciens actuels. Et eux aussi, quand éclate une crise, l’évidence factuelle d’un mal, se lancent à leur tour dans une entreprise de justification (une écodicée), et souvent de fidéisme, avec réemploi du vieil argument récusé par Hume dès le milieu du XVIIIe siècle : Que deviendrait l’ordre social, non plus sans Dieu et religion, mais sans Marché, sans Bourses, sans spéculateurs ? Ils répondent tous les jours : une monstrueuse absurdité, un désordre fatal. Et donc, sauvons les banques privées à coups de milliards publics. Fin de l’État-providence, mais au service d’une finalité providentielle qui fera, plus tard, notre salut à tous.

On pourrait poursuivre le parallèle avec Leibniz, qui distingue nécessité géométrique et nécessité morale, cette dernière laissant place à la contingence, et donc à la liberté divine et humaine, aussi différentes soient-elles. Qu’explique-t-on au monde entier, depuis des mois, à travers l’exemple des Grecs ? Qu’un mal partiel et local (l’état de leurs finances aux yeux du Marché) travaille à un grand bien (la baisse de la dette publique de tous les États, source de la confiance des spéculateurs), grand bien qui est la seule finalité véritable du grand tout capitaliste enfin mondialisé, animé par un dessein bienveillant auquel toute raison individuelle éclairée et vertueuse se doit d’adhérer ! Une grosse différence, c’est que le Marché ne veut pas, à l’inverse du Dieu leibnizien, le plus grand bien général à travers l’éventail de tous les possibles conçus par un entendement infini. Mais, encore plus fort, il l’obtient par une harmonie en fin de compte automatique, sinon préétablie, des atomes spéculatifs, l’agitation désordonnée des atomes agioteurs. Ce qui donnerait raison à Hobbes et Spinoza contre Leibniz, mais passons.

Vous objecterez à ces spéculations que mon opinion ne vous sert à rien, vu qu’on ne saurait décemment me citer à côté de ces grands hommes. C’est hélas exact. Mais je n’ai fait que paraphraser un autre grand homme : Hume (Enquête sur l’entendement humain, 1748). Il ruine par avance la Profession de foi vicariale, par une argumentation imparable.

1/ En tentant de prouver Dieu par l’ordre des phénomènes naturels, càd en passant des effets à la cause, il faut en bonne logique proportionner la cause aux effets, sauf à tomber dans la conjecture indécidable. Autrement dit, on ne peut sans dérapage logique grave accorder à la cause d’autres attributs que ceux manifestés dans les effets physiques dont on part. Donc la cause en question, Dieu, la cause supposée, induite, ne peut être dotée d’attributs infinis et parfaits, radicalement absents de la nature observée ; et on peut encore moins repartir à nouveau de cette définition indue pour rebondir sur la pseudo-démonstration d’une bienveillance divine (la Providence), d’une immortalité de l’âme, des peines et récompenses après la vie, etc. Double et fatale infraction logique de toute théodicée, de toute preuve de l’existence de Dieu à partir de la nature physique. Hume ruine à sa racine toute démonstration de l’idée de Dieu par le biais de sa Création, démarche commune à Leibniz, Voltaire, Rousseau. De l’ordre naturel des phénomènes, on ne peut rien induire de divin, de transcendant, d’infiniment parfait. Kant en tirera sa célèbre démonstration de l’impossibilité radicale, pour la raison pure, des preuves métaphysiques de l’existence de Dieu. Il faut, dit-il, passer par la raison pratique. Fin définitive des preuves ontologiques de l’existence de Dieu.

2/ Dès qu’on pose un Dieu parfait à partir des effets naturels imparfaits, la question du mal devient irrémédiablement insoluble et torturante, car on ne peut décharger Dieu de sa responsabilité médiate ou immédiate, sauf à se forger à plaisir des mondes inconnus imaginaires (des planètes bienheureuses, le Paradis), et à sortir encore plus de la saine philosophie. Du dérapage logique initial (passer de la Nature à Dieu) découlent des constructions imaginaires de plus en plus extravagantes, de plus en plus embrouillées, nébuleuses.

3/ D’où ce paradoxe cinglant : les pires ennemis de la religion chrétienne sont ceux qui veulent la démontrer par les voies inadéquates de la raison, le chrétien est nécessairement fidéiste, pur croyant parmi les autres croyants passés et présents. C’est l’évidence même, reconnue au bout de deux siècles de combat acharné par Rome : la papauté n’exige plus, au bout de 20 siècles, d’affirmer l’exclusive vérité du christianisme, mais la réalité historique et géographiquement circonscrite de nos « racines chrétiennes » en Occident. On nous demande modestement de faire une petite place à la religion chrétienne, d’admettre un héritage, d’écouter une voix venue du fond des siècles, de notre culture. Chute vertigineuse du divin catégoriquement vrai dans l’anthropologie culturelle, le relativisme historique. D’une vérité absolue, on passe à un héritage, une dot culturelle propre à l’Europe.

4/ Hume, en 1748, ruine par conséquent tout fondement rationnellement démonstratif : a/ le fondement des religions historiques assises sur leurs pseudo-miracles absurdes en soi et de toute façon annulés par leur pluralité contradictoire ; toute religion exhibe ses miracles indécidables ; et b/ le fondement de la religion naturelle, le déisme ou théisme, plus philosophique par pure apparence, mais déduit lui aussi d’un sophisme, d’une incohérence logique. D’effets naturels on ne peut tirer une cause surnaturelle, et de cette cause, à leur tour, d’autres effets, comme l’économie providentielle du mal avec ses divers arrière-mondes. L’entendement fini n’a à s’occuper que de notre monde fini.

5/ Cette démonstration, déclare Hume, n’entraîne aucune conséquence pratique dans les conduites morales, la différence du vice et de la vertu, la valeur expérimentée de l’amitié et de la modération, et il n’est pas correct d’invalider un raisonnement démonstratif par la dangerosité supposée de ses pseudo-conséquences sociales (argument récurrent chez les partisans de Dieu, Leibniz, Voltaire, Rousseau, toutes les Églises jusqu’à nos jours). Preuve actuelle : va-t-on démontrer que les Américains, incontestablement très croyants, sont plus moraux que les Européens, qu’ils commettent moins de crimes et de délits ? Que les sociétés païennes furent d’affreux lupanars ? C’est la confirmation du fameux paradoxe de Bayle, qui fit scandale : une société d’athées vertueux serait aussi morale, et en réalité plus viable, dit-il, qu’une société d’authentiques chrétiens ; autrement dit, les sociétés prétendument chrétiennes ne tiennent qu’en violant la morale chrétienne ! Au contraire, Rousseau prête au vicaire le double argumentaire traditionnel sapé par Hume : 1/ l’ordre naturel prouve une cause surnaturelle, et de cette cause on est alors tenu de déduire une logique providentielle ; 2/ une société sans croyance en un Dieu bon et juste, en une âme immortelle, courrait à sa perte. C’est un fait, ces deux assertions jugées si longtemps évidentes, répétées dans des millions de prêches durant des millénaires, sont devenues intenables. Personne ne peut plus douter raisonnablement que les sociétés tiennent sur des valeurs immanentes, historiquement hétérogènes, sans secours divin.

 

Rousseau intervient donc dans un débat plus que millénaire, dominé par la figure de Dieu, un Dieu à la fois révélé et raisonné, et cela 50 ans après la formidable synthèse de Leibniz. Deux choses me frappent dès lors dans le discours qu’il délègue au vicaire.

A/ L’exclusion des interminables discussions théologiques sur la typologie et l’efficace controversée des grâces célestes ; sur la prescience divine et son accord avec la libre responsabilité humaine, les formes de cette liberté à la fois nécessaire à la responsabilité morale et problématique au regard de la prescience divine infaillible de tous les actes, pensées distinctes ou confuses, velléités et volitions de chaque individu ; sur le rapport entre contingence et nécessité, entre miracles et lois générales, sur le statut de la damnation et du salut, l’éternité des peines, etc. Le vicaire tranche les nœuds gordiens hérités d’une immense littérature à la hache ou à la tronçonneuse. Non pas que Rousseau ignore ces scabreux problèmes théologico-philosophiques discutés avec passion depuis des siècles ; il les écarte résolument et explicitement au profit d’un credo succinct, aux antipodes du minutieux et bienveillant dialogue leibnizien, mais en faveur d’un même effort de rassemblement des bonnes volontés. Tout se passe comme si, en 50 ans, la théologie pure et dure, celle qui obsédait encore Bayle et Leiniz, tout le 17e, avait perdu la main, s’effaçait irrémédiablement du sol des discussions, sinon du sous-sol.

La première marque du discours vicarial est donc une opération d’épuration, d’abord de la théologie, mais aussi, quoique moindre, à l’égard des discussions techniques entre philosophes sur tous les concepts que je viens d’évoquer. Le vicaire a donc parfaitement raison de se présenter comme ni théologien ni même philosophe au sens professionnel du mot. Cette profession de foi n’est pas un traité en règle. C’est plutôt un discours de la méthode morale, alors que Leibniz se proposait d’écrire une somme définitive sur le mal, où aucune objection passée ou présente ne demeurerait sans réponse. Tel n’est pas du tout le statut du mal dans la Profession de foi ; il me paraît clair que, du point de vue de votre sujet, ce texte ne saurait se comparer avec Spinoza ou Leibniz. Cela revient à dire que le texte de Leibniz contraint Rousseau à faire autre chose.

B/ Mais la Profession de foi procède à une autre opération, bien plus surprenante puisqu’elle ampute le corpus rousseauiste d’un de ses apports essentiels. Il ne s’agit plus d’épuration mais d’expulsion. On n’y trouve rien, en effet, sur ce qui assura la célébrité de l’auteur : l’ancrage du mal dans le terrain socio-politique, à travers notamment les deux Discours et le Contrat social. Or il importe de savoir que Leibniz, en quelques lignes tout à fait explicites, écarte absolument l’inégalité sociale du terrain de la discussion, où elle n’a selon lui rien à faire. Pour lui, l’inégalité politico-sociale n’est pas un mal. De deux choses l’une : ou bien Rousseau a changé d’idée, et tout bonnement de philosophie, tout en publiant Émile et le Contrat social d’un même élan ; ou bien des raisons propres à Émile écartent la philosophie politique, qui se substituait chez lui au péché originel biblique, qu’il refusait de prendre en compte dans le raisonnement philosophique sur état de nature sans mal et état social de plus en plus néfaste. Admettre la solution canonique héritée de la Bible revient en effet à résoudre le problème du mal par une solution inventée ad hoc, et à ruiner d’avance la réconciliation de l’homme avec lui-même au sein d’une Cité terrestre intégralement réformée.

Le monde social tel qu’il est devenu, dans la philosophie politique de Rousseau,  n’est donc pas le meilleur possible, il ne manifeste en rien le dessein divin, son maléfice relève de causes intrinsèquement humaines, donc changeables. Il est possible que Rousseau ait perdu quelques espoirs au fil des années, mais je ne vois pas comment il aurait pu changer de philosophie tout en publiant Du Contrat social, résidu d’un énorme ouvrage politique livré au feu. C’est donc bien parce que le personnage appelé Émile n’est pas destiné à une cité précise, au métier de citoyen,  que la question politique est mise de côté, et que du coup la Profession de foi peut être confiée à un vicaire, naturellement porté à la circonscrire sur le terrain éthico-religieux, le seul adapté au dessein explicite de l’ouvrage : dessiner une éducation selon la nature, et non selon telle ou telle société politique, sauf à imaginer un détour utopique par un quelconque Eldorado, rendu inutile par la publication concomittante du Contrat social. Tout se tient.

Reste qu’une telle amputation interdit, selon moi, de faire de la Profession l’expression synthétique de la pensée rousseauiste du mal. En tout cas, l’originalité conceptuelle n’est sûrement pas de ce côté. On ne peut donc pas lire la Profession sans se souvenir du second Discours et du Contrat social. Ce qui est étrange, dans la Profession, ce n’est pas du tout ce que Rousseau fait dire par le vicaire. C’est que le vicaire n’ait rien lu ou retenu de Rousseau, du Rousseau philosophe politique. C’est qu’il écarte, comme Leibniz, la question politique de l’inégalité de la question métaphysique du mal. Leibniz s’en expliquait en quelques lignes, le vicaire pas du tout. C’est le plus grand paradoxe du texte, son vide vertigineux, son silence énigmatique. Je ne vois qu’une explication : Rousseau ne traite pas ici du mal en soi ; il traite du mal dans son rapport à Dieu, en tant que le mal pourrait contester l’idée de Dieu. C’est parce qu’il doit aborder au Livre IV l’idée de Dieu, comme forme extrême du problème de l’abstraction succédant logiquement et chronologiquement aux sensations et aux sentiments, qu’il doit parler du mal. Cette subordination logique du mal vaut aussi pour Voltaire.

 

2. Voltaire aux prises avec le mal

Voltaire n’a pas la réputation d’un grand ni même bon philosophe ; aucun de ses textes n’a jamais figuré à l’agrégation de philosophie, à l’inverse de Diderot et Rousseau. Beaucoup de gens sont persuadés qu’il n’a rien compris à Leibniz, d’où Candide. Je vais laisser de côté ses récits, au profit de quelques textes explicitement philosophiques, en vers ou en prose. Le premier s’intitule Traité de métaphysique (1735, édité en 1785, après donc sa mort en 1778, comme Rousseau). Le mal y est abordé, canoniquement, comme la plus forte objection à l’existence de Dieu, autrement dit sous l’angle métaphysique, ou théologico-philosophique, qui est aussi celui d’Emile. A part le Poème sur le désastre de Lisbonne (1756), qui déclenchera une réponse enflammée de Rousseau, et Candide (1759), dont Diderot interdisait la lecture à sa fille, le mal ne tracasse pas V. parce que les hommes souffrent, mais parce que leur souffrance ou leur méchanceté compromet l’image divine. Dès le chap. II du Traité, le 4e argument des athées rétorque aux déistes que si l’ordre universel devait prouver un Dieu, alors « il prouverait encore mieux un être barbare ». En effet, que montre ce fameux ordre ? L’entredévoration des espèces et les « misères de l’homme ». Le déiste réplique que le mal moral est une chimère, d’ailleurs aussi inexplicable dans le système athée ; que l’idée de justice est purement humaine, Dieu n’étant pas plus juste ou injuste que bleu ou carré ; qu’il est impossible de démontrer que « ce monde-ci déroge à la sagesse divine », faute de pouvoir prouver que Dieu « pourrait mieux faire ». Donc, déclare le déiste (et Voltaire le demeura toujours), ni les maladies, ni les passions, ni la mort, ni la guerre des espèces ne peuvent condamner Dieu. Si le mal complique effectivement la démonstration de l’existence de  Dieu, il ne suffit pas à la ruiner, car comment expliquer alors un monde ordonné et des êtres intelligents ? Le mal fait problème, certes, mais bien moins que l’athéisme matérialiste, pure absurdité. On remarque au passage que le mal, s’il a rapport à la politique (guerres meurtrières et par suite misère des populations), n’est absolument pas dans l’inégalité, contrairement au second Discours rousseauiste, mis de côté dans la Profession. Le Sixième Discours en vers sur l’homme (1738-9) dit clairement : « Dans votre rang placés demeurez satisfaits. »

Le mal nous reste cependant sur les bras. Il faut alors se demander si Dieu a légiféré du haut du ciel en morale et en religion, autrement dit, a-t-il tranché par décret immuable et explicite sur le bien et le mal ? C’est l’objet des deux derniers chap. du Traité (VIII-IX). Réponse : non, il n’y a pas de droit divin, de lois sacrées universelles tombées du ciel et recueillies dans un livre divin gardé par un clergé parlant au nom du Ciel, la morale humaine change au fil du temps et de l’espace. Scepticisme relativiste ? Non. V. maintient l’existence de « lois naturelles », càd de points de consentement universels : nulle société, dit-il, n’a prescrit l’assassinat, le reniement des serments, le vol en cas de propriété.

De plus, il y a une uniformité formelle de la morale, en ce sens qu’elle est partout et toujours l’obéissance aux lois locales. Cette obéissance forme le fondement de la sociabilité, à laquelle Dieu nous a destinés en forgeant notre nature d’homme : « la vertu et le vice, le bien et le mal moral, est donc en tout pays ce qui est utile et nuisible à la société » (X). Définition des Lumières, anti-théologique, non chrétienne. Donc, mal et bien relèvent d’une logique purement humaine de l’intérêt collectif, soumise à une dynamique des passions et des besoins.

Bien entendu, il faut comprendre que cette machine individuelle et sociale sort des mains de Dieu. S’il n’y a pas de bien et de mal en soi, « indépendant de l’homme », étiqueté par Dieu avec code-barre, c’est que Dieu nous laisse exploiter les dons qu’il nous a faits : « la raison, l’amour-propre, la bienveillance pour notre espèce, les besoins, les passions, tous moyens par lesquels nous avons établi la société ». Porte ouverte à l’anarchie des passions individuelles déchaînées, clamaient les défenseurs de la religion conçue comme Révélation et code prescriptif dicté par Dieu en personne. Voltaire répond : « Je n’ai d’autre chose à dire à ces gens-là [ceux qui violent les lois], sinon qu’ils seront pendus ». Deux institutions sociales font dominer l’ordre sur le désordre : les lois répressives, et la crainte du mépris, l’honneur, sentiment universel entretenu par l’éducation. La société ne tient donc pas par essence sur la peur d’un Dieu, sur l’institution religieuse ; elle se conserve par ses propres forces contre le mal qui la menace à partir des passions en soi bénéfiques.

Il y a donc du mal sur terre, néfaste à la société quoique né des mêmes sources naturelles (passions et besoins), mais tout cela laisse Dieu indifférent. Il abandonne hommes et animaux à leur nature par lui instituée, à leurs forces, qui conduisent l’homme vers plus de bien que de mal ; mais à lui de faire mieux, beaucoup mieux : moins de guerres, de fanatisme, de pauvreté. En sachant « Que le travail, les maux, la mort sont nécessaires », car c’est l’ordre voulu par Dieu (Sixième Discours en vers sur l’homme, 1738-39). Ainsi, le mal, purement humain, issu d’une perversion des passions installées par Dieu au bénéfice de l’homme en société, ne requiert nulle intervention providentielle. Dieu est une intelligence créatrice mais impassible, car confiante dans les dispositions à l’ordre qu’elle a inscrites dans la nature humaine. Or la permanence perfectible des sociétés humaines et la rareté du suicide confirment expérimentalement cette prévalence globale de l’ordre sur le désordre. Nul besoin d’un Livre pseudo-divin, d’un clergé pseudo-sacré, ni même d’un Dieu actif et impératif, d’un Dieu acteur historique à la manière biblique, voire, Voltaire hésite, d’un Dieu punissant et récompensant après la mort.

V. se bat donc sur deux fronts : contre les athées, dont il estime que le seul argument sérieux est l’existence du mal ; contre les chrétiens, dont il ruine, comme bien d’autres, l’idée anthropocentrique qu’ils donnent de Dieu. Combat inégal : l’athéisme est à ses yeux l’option purement spéculative de quelques rares esprits extravagants, contredits par les sciences physico-mathématiques, càd par Newton : une Nature où règnent des lois mathématiques, habitée par des êtres intelligents, obéit forcément à une Intelligence divine ; tandis que le christianisme est une immense force sociale, une des figures historiques majeures du mal, en compagnie des princes guerriers. Ce n’est qu’à partir des années 1760 qu’il prendra conscience d’un réel danger athée chez les philosophes parisiens. S’il l’avait pressenti avant, il n’aurait pas pu écrire Candide (1759). Pure hypothèse de ma part ? Non, comme le prouve son dernier grand conte philosophique, Histoire de Jenni ou le Sage et l’Athée (1775). Un jeune athée libertin y invoque le mal comme argument majeur. Comment le terrasse-t-on ? Par des arguments leibniziens, entendons panglossiens, qui le ramènent à la sage vertu théiste !

En réalité, il ne faut pas se laisser abuser par la satire de Pangloss dans Candide. Un déiste confronté au mal ne peut pas éviter Leibniz, qui barre toute théodicée possible. Regardons un texte majeur de 1741 : Eléments de la philosophie de Newton, destiné aux vrais philosophes, et publié. Là aussi, la question du mal est appelée par la négation athée de Dieu. On y répond par 5 arguments : 1/ « Ce qui est mauvais par rapport à vous est bon dans l’arrangement général. » C’est du pur Leibniz. D’ailleurs, faut-il être heureux pour reconnaître un Dieu, et Dieu nous a-t-il promis le bonheur ? 2/ « Il est prouvé qu’il y a plus de bien que de mal dans ce monde, puisqu’en effet peu d’hommes souhaitent la mort ; vous avez donc tort de porter des plaintes au nom du genre humain. » 3/ La guerre des espèces animales entre « dans le plan de l’univers », où la mort produit la vie ; 4/ « Enfin, si vous pouvez être heureux dans toute l’éternité, quelques douleurs dans cet instant passager qu’on nomme la vie valent-elles la peine qu’on en parle ? » On peut douter de l’entière sincérité de cet argument traditionnel, repris avec ferveur par Rousseau. 5/ En quoi la nécessité matérialiste des athées serait-elle une explication supérieure à celle d’un Être suprême ? Conclusion : « La philosophie nous montre bien qu’il y a un Dieu ; mais elle est impuissante à nous apprendre ce qu’il est, ce qu’il fait, comment et pourquoi il le fait. » (par philosophie, il faut entendre et le raisonnement et les sciences de la nature.)

Il s’agit, dans cet argumentaire, 1/ de diminuer le scandale apparent du mal, ce qui était l’objet de Leibniz et deviendra la rengaine, la scie de Pangloss ; 2/ moins visiblement aujourd’hui, d’escamoter tout recours au péché originel censé avoir bouleversé et le plan de Dieu et la nature de l’homme. L’esprit des Lumières en général, et Rousseau comme Voltaire en particulier, rejettent ce dogme chrétien capital. Il me semble d’ailleurs, et ce n’est ni un hasard ni un oubli, que l’Eglise catholique ne l’utilise plus guère en public de nos jours. Par rapport au Traité de métaphysique non publié, on constate que V. maintient la relativité du mal et la prévalence du bien, mais ajoute l’espérance d’un après-monde, d’un éternel bonheur. Il se garde soigneusement, cependant, d’évoquer les redoutables difficultés qui découlent de ce réconfort : nature de l’âme ; permanence du moi après disparition du corps ; disproportion entre un délit passager, relatif,  et un châtiment éternel ; nombre des élus ; preuves de cet autre monde. Donc, dans le texte publié en 1741, Dieu n’est plus indifférent ; de spectateur des tribulations humaines par lui initiées, il est devenu justicier : il punit et récompense. L’impassibilité déiste était censée mettre Dieu à l’abri de toute responsabilité dans le mal, un mal largement relativisé et bonifiable. Si Dieu, dans le texte de 1741, redevient justicier, c’est donc qu’il partage la définition du mal et du bien avec l’homme, ce qui était nié dans le Traité de métaphysique resté manuscrit. Mais alors, comment peut-on affirmer en même temps que nous ne connaissons rien de lui, sinon qu’il existe ? Le mal, est-ce ce qui nuit à la société (Traité de 1735), ou ce qui viole les commandements divins ?

L’essentiel est ailleurs : dans la conviction inchangée que le bien l’emporte globalement sur le mal ; qu’un Dieu prouvé par l’univers ne peut avoir voulu se venger de l’homme, que tout recours au péché originel et à la rédemption christique est irrecevable. Mal et bien ne relèvent pas d’une genèse historique (l’histoire sacrée), mais d’une mécanique naturelle ordonnée par des lois constantes. Le problème, c’est que le sens de ces lois nous échappe. Grand thème voltairien, inépuisable : la finitude de la raison humaine, son arrogance bouffonne. L’énigme du mal révèle mieux que tout autre problème la distance infinie entre le Dieu du déisme voltairien et la fourmi humaine. Le mal est le révélateur de ce qu’est Dieu pour nous : une évidence incompréhensible. C’est pourquoi V. peut nouer dans ses discours raisonnements et apories, tester selon les textes divers types d’arguments, le plus radical étant celui du Traité de métaphysique, qui avançait une définition trop relativiste de la morale et dessinait un Dieu trop absent pour être publié.

Pour ma part, je tends à croire que c’était la solution voltairienne la plus hardie pour désengager Dieu : l’Être suprême a créé des forces naturelles qui agissent et interagissent, et le résultat global va dans le sens d’une prévalence constatable du bien, identifié aux vertus sociales protégées par les lois pénales et par la crainte du jugement public. Mais, au fil des textes suivants et publiés, V. s’éloigne de cette argumentation initiale. Il va impliquer Dieu, directement, dans la morale, mais une morale ramenée aux vertus sociales, à ce qui est socialement utile. Dans son Poème sur la loi naturelle (écrit en 1752, publié en 1756), V. insiste éloquemment sur le fondement divin de la morale : « Je ne puis ignorer ce qu’ordonna mon maître ». Sentiment de la justice et amour du prochain sont des ressorts inscrits par Dieu  avec l’intelligence, et non pas, comme le disent les matérialistes, l’effet inculqué de l’habitude, de l’éducation sociale. Les lois naturelles, qui distinguent mal et bien, sont universelles, car d’origine divine : « Leur pouvoir est constant, leur principe est divin ». C’est pourquoi le méchant sait qu’il fait le mal : « On fuit le bien qu’on aime, on hait le mal qu’on fait ». Conscience, instinct divin : Rousseau dira sous peu exactement la même chose. Nul n’est méchant sans le savoir.

On peut donc se poser cette question : le tremblement de terre de Lisbonne, le 1er nov 1755, aurait-il eu un tel effet sur V. s’il s’en était tenu à la ligne philosophique du Traité de métaphysique ? Plus on implique Dieu dans la marche du monde, plus le mal fait mal. En tout cas, le Poème sur le désastre de Lisbonne (l’équivalent pour les Lumières de nos génocides), change le front : on s’y adresse moins aux athées, qui accentuent le mal pour atteindre Dieu,  qu’aux optimistes qui le minimisent. On y change aussi de registre : les questions angoissées succèdent aux réponses assez placides des textes précédents. Au lieu de rassurer par le raisonnemment, le poème exprime à nu le désarroi véhément d’une conscience bouleversée par la souffrance humaine née de désordres physiques.

On renvoie donc dos à dos la version optimiste, frôlée de si près par V. (« Tout est bien, dites-vous, et tout est nécessaire ») et la version théologique, orthodoxe (« Dieu s’est vengé, leur mort est le prix de leurs crimes »). Ce n’est pas que V. devienne athée, mais il prend ici en charge les interrogations métaphysiques qu’il avait jusqu’ici déléguées aux absurdes matérialistes : comment expliquer que Dieu, doté d’infinis pouvoirs, n’en fasse pas usage ? Comment supporter, devant tant de morts innocents, les discours sur les maux particuliers et le bien général, sur l’impassibilité divine, thèmes du Traité de métaphysique ? Invoquer la nécessité des choses n’explique rien, puisque Dieu est libre et juste. Il ne suffit plus de calculer froidement pertes et gains. La seule vraie question est maintenant : « Pourquoi donc souffrons-nous sous un maître équitable ? » On se souvient que le Traité manuscrit niait que notre idée de la justice, du bien et du mal, soit celle du dieu cosmique, infini.

« On a besoin d’un Dieu qui parle au genre humain ». Pas du Dieu biblique ; pas du Dieu « sans courroux, sans pitié, tranquille, indifférent » - on reconnaît le Dieu déiste du Traité de métaphysique ; pas du Dieu qui nous éprouve avant de nous délivrer ; pas du Dieu dédoublé des manichéens, catégoriquement rejeté, alors que Bayle y voyait - par provocation ? - la solution la plus raisonnable au problème insoluble du mal. Il faut, dit le Poème, rejeter toutes les solutions, admettre notre ignorance indépassable, assumer les souffrances au lieu de les nier, espérer en un Dieu dont les desseins nous échappent : « Un jour tout sera bien, voilà notre espérance ; / Tout est bien aujourd’hui, voilà l’illusion ». Donc : impossible d’accuser Dieu ; impossible de le comprendre sous la pression du mal. Toute solution rationnelle se dérobe : chrétienne, manichéenne, matérialiste, leibnizienne (dite optimiste). Le seul véritable interlocuteur est en réalité l’optimisme, car, on l’a vu, c’est la position que V. occupait jusque-là. V. dialogue pathétiquement avec lui-même sous le choc du désastre portugais. Ce qui domine le célèbre Poème de 1756, c’est ce qui sera, sous une forme satirique et non plus pathétique, le fil, le cœur de Candide : la charge rageuse contre l’esprit de système, l’arrogance métaphysique de tous les philosophes à l’exception de Locke, bouffonne prétention métaphysique incarnée dans Pangloss. Cette arrogance se révèle dans les tentatives répétées d’expliquer le couple liberté-nécessité, la nature de l’âme et sa liaison au corps, etc.

Mais la question du mal aura toujours chez V. un statut particulier, effervescent, parce qu’elle met directement en cause l’idée de Dieu. Jusqu’à la fin de sa vie, V. ne cessera d’y revenir, de scruter le triangle Dieu-l’homme-le mal, sans parvenir à trouver ni même selon moi à chercher une résolution inaccessible à l’esprit humain. J’estime qu’il avait raison : pensé sous l’égide d’une transcendance divine, quelle qu’en soit la définition, le mal devient incompréhensible. C’est ce que Bayle entendait démontrer, et Leibniz démonter dans le seul livre qu’il ait publié. Au fond, de quoi est-il question dans cet énorme et épuisant débat ? Non pas d’abord de l’homme, dont la condition ne change pas au regard des diverses spéculations, qui ne s’occupent en rien d’action pratique. Le but est de se calmer la tête, de rassurer les inquiets, ce que V. n’a jamais obtenu. Mais il est clair qu’on peut atteindre la tranquillité d’esprit visée par le vicaire et son interlocuteur aussi bien avec le matérialisme que l’optimisme, avec une quelconque orthodoxie chrétienne, boudhiste, juive, musulmane ou le manichéisme ou le pur égoïsme. Le véritable enjeu, c’est l’idée de Dieu, le visage qu’on lui dessine ou qu’on lui efface.

Aujourd’hui, le mal a rompu avec Dieu et la théologie. Il est devenu une affaire d’économie politique, de calcul des coûts (politiques, sociaux, budgétaires). Il s’est divisé en bureaux et experts : faim, santé, travail, enfance, vieillesse, femmes et hommes, racisme, démocratie, éducation, écologie, etc. On ne choisit plus entre des métaphysiques, mais entre des carrières, des filières, des projets. Là aussi, V., à Ferney, est entré sur ce chemin de l’action pratique, qui a fait sa légende. A défaut de résoudre le problème métaphysique, il s’est occupé du sort matériel des habitants de Ferney, à qui il offrit même une église neuve, avec cette inscription : Deo erexit Voltaire. Il n’était donc pas rancunier. Il aurait d’ailleurs eu grandement tort d’être ingrat : Dieu et le mal lui ont fourni gratis un inépuisable sujet, pendant presque 50 ans, pour des vers, des récits, des dialogues, des méditations, et moult lettres.

 

3. La réplique de Rousseau au Poème sur le désastre de Lisbonne

Les doutes éloquents mais informés de V. dans son Poème au retentissement européen mirent Rousseau en état d’intense agitation. Il en sortit la fameuse Lettre de J.J. Rousseau à Monsieur de Voltaire, du 18 août 1756. Il note d’abord la contradiction entre le Poème sur la loi naturelle (paru en 1756, écrit vers 1752), et celui sur Lisbonne. Après le Tout est bien, V. entreprend, dit R ., de montrer que Tout est mal. Or la position optimiste de Leibniz et Pope console, inspire la patience, quand V. afflige, inquiète, tourmente, pousse à la révolte contre l’ordre affreux des choses. C’est encore plus cruel que le manichéisme. V. met en contradiction la puissance et la bonté de Dieu, alors que moi, Rousseau, je montrais dans le Discours sur l’origine de l’inégalité (1755) que les hommes faisaient leur propre malheur, et donc pouvaient y remédier. Or V., rappelle R., avait considéré ce livre comme un écrit contre le genre humain. Que dire alors de son Poème ?

La source du mal moral est dans la liberté humaine, dans la perfectibilité inhérente à sa nature qui a fait son malheur. Les maux physiques, eux, sont à la fois attachés à la matière, et presque tous produits par l’homme. S’il y a eu un tel désastre à Lisbonne, c’est à cause des concentrations urbaines, du refus de fuir pour protéger ou s’approprier les biens amassées, devenus plus précieux que la vie. Faut-il que les phénomènes physiques se plient à nos désirs ? Et d’ailleurs, ces morts accélérées sont-elles si monstrueuses, puisqu’il faut de toute façon mourir ? De plus, puisque l’homme préfère l’existence au néant, le débat est tranché, et tout est justifié, même si le mal était aussi affreux que V. se délecte, en poète, à le peindre.

V. raisonne mal en prétendant, contre Pope, que l’ordre du monde n’est pas physiquement et intégralement nécessaire. Les irrégularités naturelles invoquées par V. cachent des lois ignorées, sauf à choquer toute philosophie en posant des effets physiques ou moraux  sans causes, des phénomènes sans lois. L’enjeu est évidemment l’idée que le Tout est bien, car nécessairement lié ; que Dieu, chargé de la conservation du Tout, peut et doit préférer le sacrifice de quelques-uns à la sauvegarde du Tout, de cette chaîne des êtres célébrée par Pope, qui embrasse toute la Terre mais aussi tout l’univers, et donc d’autres planètes probablement habitées, dit Rousseau. (C’est en fonction de cette connexion cosmique nécessaire que Leibniz parlait du meilleur des mondes possibles).

Personne, souligne R., n’a jamais nié le mal particulier, individuel ; ce qui est en cause, c’est le mal général nié par l’optimisme, et attaqué par V. La question est de savoir non pas si chacun de nous souffre, mais s’il est bon que l’univers existe, si nos maux entrent dans sa nécessaire constitution. Tout est bien veut dire : Le Tout est bien, tout est bien pour le Tout. On ne peut pas induire ce bien général (appelé optimisme) de la matière physique, mais de l’existence de Dieu. De Dieu découle inévitablement la question de la Providence, et de là celle du mal et de son origine. Le mal n’est pas la question première.

La question de la Providence a été pervertie d’abord par les prêtres et dévots, qui lisent constamment des interventions divines (miracles, grâces, châtiments, récompenses) dans les phénomènes, au lieu de les expliquer par des causes naturelles (non providentielles). Les philosophes ne font pas mieux en s’aigrissant contre Dieu dès qu’ils ont mal aux dents ou manquent d’argent. Chez les dévots, la Providence a toujours raison, et toujours tort chez les philosophes. Il est plus raisonnable de croire que Dieu ne s’occupe que de la Providence universelle, du Tout cosmique, pas des événements particuliers de notre planète et des individus pris un à un. Ce qui importe, c’est le rapport de chaque être matériel au Tout ; et pour chaque être humain, son rapport à soi. Mais un soi pris dans sa véritable durée : donc, la question de la Providence implique celle de l’immortalité de l’âme. Elle est difficile à démontrer, tandis qu’on ne peut accepter l’idée scandaleuse de l’éternité des peines, négation de toute justice, incompatible avec l’idée de Dieu.

Tout le débat porte donc sur une seule question, déclare R. : l’existence ou pas de Dieu. Si Dieu est, il est parfait, càd sage, puissant, juste, et donc Dieu implique l’optimisme, la relativisation du mal au sein du cosmos. Si Dieu est, il y a Providence, et l’âme est immortelle. Dans ce cas, une existence de 30 ans ou 60 m’importe peu. Si Dieu n’existe pas, inutile de discuter du reste, Providence et mal. Or la raison ne peut démontrer catégoriquement Dieu ou son inexistence. Il faut une adhésion de sentiment, un besoin intérieur de croire en Dieu, afin de trouver paix, consolation, espérance. Vous partagez cette croyance en Dieu, dit-il à V. Or elle va forcément dans le sens de l’optimisme. A quoi sert de discuter avec les athées ? Vous ne pourrez les persuader. Mais on doit comme vous attaquer les croyants superstitieux qui troublent la société, tout en respectant la religion qui soutient toute société. Il faut, avec vous, exiger la liberté de conscience, éradiquer l’intolérance dévote ou athée. R. résume alors l’argumentaire développé dans le futur Contrat social sur le traitement politique de la religion civile et des autres cultes, qu’il invite Voltaire à rédiger.

La lettre se termine sur une antithèse : V., glorieux et riche, voit partout du mal ; R., pauvre et malade, se réjouit que le tout soit bien. R. emprunte sournoisement l’explication de ce paradoxe à V. lui-même : V. est dans la jouissance, R.dans l’espérance. Aucune subtilité métaphysique ne le fera renoncer à l’espérance en l’immortalité de l’âme, en une justice transcendante sise dans l’au-delà.

Cette lettre assez cinglante d’un auteur quasi débutant à un écrivain célèbrissime pouvait irriter V. On pense alors au mot fameux de Goethe : avec V. un monde finit, avec R. un monde nouveau commence. Ce n’est pas tout à fait faux, mais on pourrait ne pas les opposer aussi catégoriquement. En fait, malgré les apparences, V. et R. se rejoignent sur l’essentiel en matière de religion. Tous deux sont théistes, càd tenants d’une religion naturelle sans Révélation, sans dogmes ni rites ni prêtres, purement intérieure. Tous deux dénoncent violemment l’intolérance, voient dans le fanatisme religieux entretenu par les clergés une forme majeure du mal sur terre. Cela rend scandaleuse, intellectuellement, et absurde politiquement, l’amputation par l’Inspection générale et le ministère de l’Education de la fin de la Profession, pour ne pas affoler les banlieues et sous le prétexte débile que la critique des religions révélées n’aurait rien à voir avec le problème du mal. Tous deux font de la question du mal la conséquence obligée de la question de la Providence, et de celle-ci la suite nécessaire de l’existence de Dieu. Ils pensent la religion, et donc la question du mal, dans le même cadre philosophique et partagent fondamentalement les mêmes options, en pour et en contre. C’est pourquoi V. appréciait sincèrement la Profession de foi du vicaire savoyard.

Leur opposition frontale est politique. V. dénonce dans le Contrat social un écrit incendiaire (nous dirions totalitaire, terroriste, gauchiste, populiste, utopiste), l’extravagance théorique d’un gueux à peu près fou qui s’en prend à la nécessaire inégalité socio-politique, fondement naturel de toute société. Pas de société sans une masse de pauvres voués au travail manuel et une mince élite riche et cultivée. Il admet que la république soit le régime idéal, mais justement, trop idéal pour s’accorder avec la réalité : il faudrait d’autres hommes. Pure chimère, et fort dangereuse, l’idée que les hommes se sont corrompus eux-mêmes au fil de l’Histoire (second Discours), et qu’il conviendrait par conséquent de réparer de fond en comble le mal social qu’ils ont fabriqué de leurs propres mains (Du Contrat social). La structure socio-politique forcément, massivement inégalitaire implique que les pauvres croient en un Dieu qui, après la mort, récompense la vertu et punit le mal. Philosophiquement, entre esprits éclairés, on peut en discuter ; politiquement, socialement, ce serait extrêmement nuisible. Heureusement, les pauvres ne savent pas lire, et les livres sont chers. Mais le mal ne tient pas au refus de tel ou tel dogme religieux, de tel ou tel rite ; c’est une infraction aux vertus socialement utiles (vol, meurtre, viol d’un serment ou contrat, guerre de conquête, croisade fanatique, célibat monastique, esclavage, torture, haine de la liberté de penser et d’écrire, calomnie, etc.).

 

Quel est le fait massif qui ressort de tout cela ? A mon sens, que Dieu a maintenant tout à fait disparu du débat sur le mal, qu’on soit croyant ou pas. Tout le monde est persuadé, clairement ou intuitivement, que les maux sont des phénomènes humains, et plus exactement encore des faits socio-politiques mesurables et traitables. C’est exactement ce que R. dit à V. dans sa lettre du 18 oct. 1756, et ce que la Profession de foi laisse dans l’ombre. Mais si les Lumières ont encore bien du mal, on vient de le voir, à penser « le » mal sans Dieu, le mouvement de sécularisation qu’elles portent s’est entièrement accompli. Le mal ne s’est pas dissous, il est redescendu sur terre et s’est pluralisé en maux quantifiables et secourables. La métaphysique a passé la main à l’économie politique. Désormais seule responsable des maux terrestres, l’humanité n’en est pas devenue libre de ses décisions. Se défaire de Dieu ne signifie pas faire ce qu’on voudrait, ce qu’on devrait. Tout le monde souhaite la fin de la famine, des maladies, de la pauvreté, des inégalités, tout le monde considère comme un mal les échecs et retards. Et après ? Après commencent les vraies questions, celles qui fâchent. C’est là que Voltaire et Rousseau – le Rousseau philosophe politique – divorçaient violemment.

 

Jean Goldzink (sept. 2010)

 

 

 

 

Le Salut par la légende, ou la salutaire démolition de la Citadelle exupérienne

[Présentation :

 

                   LE SALUT PAR LA LEGENDE, OU LA SALUTAIRE DEMOLITION DE LA CITADELLE EXUPERIENNE[1]

 

         Les aficionados de Saint-Exupéry eux-mêmes sont réticents face à Citadelle ; quant à ceux qui restent dubitatifs face à Terre des hommes ou au Petit Prince, ils oscillent, à la lecture de ce récit emphatique, entre l’ennui et l’exaspération. Je voudrais pourtant montrer que, sous la poussée de la poétique du désert, quelques épisodes bien délimités, qui relèvent  approximativement de la légende, viennent défaire à la fois le régime textuel et le régime idéologique de ce récit, et surtout promouvoir une littérarité plus crédible.

 

                   I – Saint-Exupéry ensablé : la réification du désert dans l’allégorie didactique

         Dans Citadelle, l’imaginaire du désert est globalement prisonnier d’une écriture allégorique et paradigmatique[2], qui met les choses et les êtres en tension, pour opposer le désert à la citadelle,  les troupeaux / les paysages / les hommes à l’Empire (symbole d’une unité organique elle-même sublimée dans l’image du visage[3]), les « provisions » des « sédentaires » à la « ferveur » des nomades. Le désert est présenté comme un espace amorphe qui menace l’homme de dissolution, contre lequel il importe de construire la citadelle, image du « rassemble[ment] » de l’homme en lui-même. Mais dialectiquement, le désert constitue une menace salvatrice car l’ « angoisse » est aussi « ferveur »[4], et le péril de l’étendue rappelle toujours à l’homme la nécessité de se renfermer, de se construire, de s’élever, comme l’indique le motif de la citadelle ; il lui rappelle aussi, pour reprendre les termes de St-Ex, qu’une « civilisation » ne vit pas des « provisions » qu’elle fournit à ses membres, mais de ce qu’elle « exige » d’eux : et, dit le narrateur, si, englouti dans les « provisions », son peuple perdait toute ferveur, il le plongerait dans l’état « nomade » pour ranimer cette « ferveur ».

                   Tout cela donne un texte bien clos sur lui-même, ennuyeux et répétitif, aux antipodes d’une modernité[5] caractérisée par la conscience d’une sorte de « dominante aporétique » dans le réel, incompatible avec l’allégorie et sa perspective. En effet, celle-ci se préoccupe de mettre en ordre le réel et est obsédée par le désir de construire du sens. C’est ce qu’indique une image cardinale : le narrateur parle du palais de son père dans lequel  « tous les pas ont un sens » (p. 35). Pour construire ce sens, il faut un « chef » qui « forge l’homme » (p. 23), comme l’explique le narrateur (p. 34-35) :

                  

             Mais comme il n'est de raisonnement que de la brique, de la pierre et de la tuile, non de l'âme et du cœur qui les dominent, et les changent, de par leur pouvoir, en silence, comme l'âme et le cœur échappent aux règles de la logique et aux lois des nombres, alors, moi, j'apparais avec mon arbitraire. Moi l'architecte, moi qui possède une âme et un cœur. Moi qui seul détiens le pouvoir de changer la pierre en silence. Je viens, et je pétris cette pâte, qui n'est que matière, selon l'image créatrice qui me vient de Dieu seul et hors des voies de la logique. Moi je bâtis ma civilisation, épris du seul goût qu'elle aura, comme d'autres bâtissent leur poème […]

    Car je suis le chef. Et j'écris les lois et je fonde les fêtes et j'ordonne les sacrifices, et, de leurs moutons, de leurs chèvres, de leurs demeures, de leurs montagnes, je tire cette civilisation semblable au palais de mon père où tous les pas ont un sens.

    (...)

    Je suis le chef. Je suis le maître. Je suis le responsable. (...) Car c'est par moi, par l'image que je porte, que se fonde l'unité que j'ai tirée, moi seul, de mes moutons, de mes chèvres, de mes demeures, de mes montagnes, et dont les voilà amoureux, comme ils le seraient d'une jeune divinité (...).Alors ils ne la pourront méconnaître, cette structure divine en forme de visage. (...). Et leurs soirées seront ferventes. [Il faudra que cette demeure] ne se noie pas dans le disparate des choses.

 

 

         St-Ex dans Citadelle est à la recherche d’une littérature « primitive », pré-réaliste, antérieure à la conscience critique, à l’analyse,  au doute et à l’ironie; il pratique une littérature édifiante, ce qui rend compte de la prolifération des métaphores architecturales et viatiques, de la récurrence de celle de la clé (« je donne les clés de l’étendue », par ex p. 491).

         Saint-Ex prétend rompre avec la trivialité et promouvoir une vérité supérieure contre les évidences consensuelles. Pour ce faire, il choisit l’emphase, qui solennise la parole du narrateur, comme l’exige son statut de « chef », et inflige au lecteur des paradoxes un peu rudes que l’emphase a pour mission de faire passer en force. Ainsi de l’épisode terrible où une femme, pour un délit qui, significativement, n’est pas précisé, est suppliciée dans le désert (p. 21-22) : peu importe qu’elle souffre, dit le narrateur, car elle découvre « l’essentiel », la vérité. Elle avait besoin de ce supplice atroce pour accéder à la transcendance, et avec les femmes il ne faut pas lésiner sur les moyens. D’ailleurs le narrateur rappelle à la p. 23, en guise de justification : « je forge l’homme » - alors la femme, pensez donc ! Le « fait désertique », avec son excès et les expériences-limites qu’il provoque, se prête hélas à ce genre d’appropriation, peut stimuler ce type d’imaginaire morbide.

         La mystification exupérienne réside spécifiquement me semble-t-il  en ce que ce texte prétend se situer au-delà de l’idéologie (grâce à la perspective allégorique) alors qu’il est saturé d’une idéologie qui se dissimule (mal !) derrière les oripeaux du symbole – par exemple, le traitement de la femme, qui prétend renvoyer à un universel du paradigme masculin / féminin, bien loin des petitesses idéologiques, alors que l’un et l’autre fleurent bon les idéologies fascisantes des années 40.

 

         Le lecteur de Citadelle songe, a contrario (et avec nostalgie) au travail de Calvino dans les Villes invisibles [6]. L’œuvre est un savant montage de fragments qui tous sont rangés sous un titre générique dont la visée allégorique est évidente (Les Villes et le désir ; Les Villes et la mémoire, etc.) ;  mais Calvino défait le genre du récit allégorique, qu’il utilise en fait à contresens, pour illustrer le caractère aporétique du réel ou à tout le moins l’impossibilité de trancher entre deux vérités : ainsi de ce texte[7] dans lequel des hommes bâtissent une ville selon les indications que leur fournit un rêve récurrent et collectif, dans lequel ils sillonnent une ville à la poursuite d’une femme nue qui leur échappe, et le résultat est une « souricière », une « ville sans grâce », dans laquelle les hommes ne rêvent plus  et se consacrent à une triste vie de labeur. Ainsi de cet autre[8] dans lequel le narrateur oppose deux manières de parler d’une ville, l’une selon une approche reposant sur la recension des ressources et l’analyse des lois du mariage, l’autre selon le regard subjectif d’un jeune voyageur. Et puis celui qui se termine par cette formule mélancolique (mais seule la lecture du texte lui donne sa valeur et sa charge émotionnelle) : « Les désirs sont déjà des souvenirs ». Le tout dans une prose légère, brillante, qui sert une œuvre d’une subtilité exceptionnelle et qui, comme un conte philosophique, rend plus intelligent un lecteur que St-Exupéry, comme tous ceux qui pratiquent la littérature édifiante (pour reprendre le champ lexical de l’architecture, qu’il goûte fort), ne se préoccupe que d’abêtir en lui fournissant une vérité clé en main (enfin quoi, c’est le chef !) – d’ailleurs on ne rigole pas : pas un brin d’humour, et l’ironie fait l’objet d’une révocation cinglante (« Je hais l’ironie », dit son narrateur p. 31), sur laquelle nous reviendrons.   

         St-Exupéry aggrave son cas en recherchant dans Citadelle une tonalité prophétique dont le long extrait cité ci-dessus donne un bon échantillon, et qui se noie dans l’emphase. Il me semble important de souligner ce point parce qu’on dispose en la matière d’un remarquable contre-exemple, avec l’immense récit de Doughty, Voyages dans l’Arabie déserte[9], dans lequel l’auteur magnifiquement servi par une langue âpre et roborative, forgée à coups d’archaïsmes et de talent (sans rien de la préciosité empesée de St-Exupéry, qui croit qu’il suffit de remplacer « pas » par « point » pour faire Grand Siècle), nous livre une vision dramatique, terrorisée et fière, enthousiaste parfois, d’une condition humaine, que la rudesse et la beauté du désert permettent de saisir à la racine, à nu. Chez St-Ex, le prophétisme est celui d’un porteur de vérité qui dénonce l’Erreur et propose des images, des incarnations et des scénarios de vérité dont son narrateur est le dépositaire et le promoteur : il dit « Je forge l’homme », là où Doughty dit « Le désert ». C’est que St-Exupéry ne s’intéresse pas aux choses mais au sens des choses, ce qui justifie l’absence de descriptions et l’extrême pauvreté, globalement, du registre perceptif et phénoménologique dans Citadelle. A l’inverse, les somptueuses descriptions du désert arabe chez Doughty révèlent une sensibilité exceptionnelle, un sens du concret, une richesse des percepts qui égalent l’acuité de son regard ethnographique.

 

         Il existe toutefois dans Citadelle quelques brefs moments où le texte échappe à cette clôture de l’allégorie et à cette narrativité douteuse. Pour cela, il faut qu’un scénario mette en forme un universel qui transcende les obsessions idéologiques et didactiques de St-Ex, que la charge d’étrangeté[10] constitutive de la thématique désertique soit véritablement explorée ou plutôt fasse intrusion dans le récit. J’ai choisi de désigner le registre que rallie ainsi St-Ex en parlant de « légendes ». Il s’agit d’enclaves narratives à l’intérieur desquelles le sens n’est pas verrouillé et prévisible comme c’est généralement le cas dans Citadelle, mais incertain. Tandis que l’allégorie illustre ou démontre une idée, une conviction, un schéma abstrait, la légende, tire sa valeur de sa réussite expressive, de sa capacité à exprimer quelque chose qui n’est pas strictement réductible au concept, quelque chose à quoi elle donne une forme, un style, un contenu mémorable. On évalue en elle moins la validité d’une idée, la clôture d’un sens que la tension et l’achèvement narratif ou poétique. Saint-Exupéry ouvre là soudain un espace à l’interprétation, comme si son écriture était fécondée par le désert, ou plutôt comme si la puissance de la poétique du désert lui permettait d’accéder à une véritable écriture. Il est significatif que dans chacun des épisodes relevant de cette veine se fasse jour la puissance de sidération qui caractérise cette poétique. Là où l’analogie répète ad nauseam qu’il existe une sorte de cohérence absolue qui la fonde et l’impose, la légende reformule une hantise : il existe un hiatus morbide entre l’homme et le monde[11]. Les différents épisodes concernés  exacerbent l’extraterritorialité du désert et constituent une isotopie souterraine dans le récit ; ils composent une légende unique : celle de l’estrangement de l’homme dans le désert.

         Le lecteur et le commentateur trouvent enfin là une atmosphère plus riche, plus respirable. Le texte rompt avec la gravité emphatique pour laisser place à une forme d’émotivité et de poésie. Les épisodes qui correspondent à ce schéma sont peu nombreux : apparition de  la « contrée du miroir » (p. 18-19),  surgissement d’un visage sculpté par le vent (p. 102-103),  histoire de la princesse vieillie dans le désert (p. 183-185), épisode de la nuée d’oiseaux (p. 420-421), histoire de la ville close (p. 425 et sq). Par manque de place, je ne vais traiter ici que deux des  épisodes mentionnés ci-dessus: le deuxième et le quatrième. 

 

                            II – Terreur et poétique du désert (p. 102-103)

 

         Voici un texte qui par excellence illustre la manière dont la profondeur du désert fait naître le registre légendaire, intensifié dans une histoire de terreur. Le désert est ici le lieu du surgissement ; il s’agit d’un motif a priori banal, depuis les représentations historiographiques stéréotypées qui font de l’expansion arabe des premiers siècles de l’islam une vague née du désert, jusqu’au scénario de l’attente de l’ennemi dans le Désert des Tartares[12].

         Le récit se développe en deux temps. Le premier consiste en l’esquisse d’une neutralisation, via la binarité et l’antithèse, de l’horreur du désert: l’enfer des mines de sel est justifié parce que « ces cristaux transparents (…) figurent la vie et la mort »[13]  ; et de fait, on sait la place du commerce du sel (avec notamment la caravane de l’Azalaï) dans la vie commerciale et économique du Sahara. La seconde binarité réactive un paradigme fondamental dans la représentation du désert, qui associe pour les opposer le désert (au sens restrictif du terme) et l’oasis : les mineurs, régulièrement, « s’en retournaient liés comme par un cordon ombilical aux terres heureuses et à leurs eaux fertiles » (p. 102). Ce cœur horrifique du désert est ainsi réintégré dans l’œkoumène grâce à cette appropriation laborieuse et commerciale, et aussi dans une double temporalité humaine : l’une à l’échelle de l’existence individuelle (l’aller-retour des mineurs), l’autre à l’échelle d’une Histoire dont la ligne de fuite est une quasi-éternité notée par le futur (p. 103) :

 

     (…) les hommes continueraient d’extraire le sel, les caravanes continueraient d’acheminer l’eau et les vivres et de relever les forçats.

 

         En somme, la fin du premier paragraphe donne à penser que l’on a affaire à un exemplum réconfortant : ce désert des mines de sel pourrait signifier la manière dont l’Homme aménage le tragique (figuré par ce sel qui est à la fois promesse de vie et de mort, par ce séjour dans un désert mortifère, rendu nécessaire par les aspirations des vivants de l’œkoumène) et le rend vivable, en le soumettant à la logique de l’alternance (un séjour aux mines de sel suivi d’un retour dans les terres fertiles). Le récit exalte au passage la pugnacité et l’intelligence de l’homme, grâce auxquelles il passe outre les interdictions de la nature (« rien ici n’autorisait la vie », p. 102) et ses insuffisances, qui font qu’elle n’est plus la terre nourricière (« les entrailles du sol  (…) ne livraient que des barres de sel », id.). Voici donc les hommes qui « se sauv[ent] tant bien que mal » (p. 102) de cet enfer, et construisent le monde qui est le leur : celui du relatif (« tant bien que mal »), de l’accommodement, là où la nature semblait leur avoir opposé le déni absolu de la stérilité. Ce désert extrême serait donc réintégré dans une perspective humaniste réconfortante.

         Mais la deuxième partie du texte montre qu’il n’en est rien, et la créativité « humanophobe » du désert va s’imposer. Elle revêt l’aspect d’une Création qui se continue par des voies et sous des formes mystérieuses : le vent du désert grave sur la montagne un terrifiant

 

    visage noir, sculpté dans le roc, furieux, sous la profondeur d’un ciel pur et ouvrant la bouche pour maudire.

 

          Le salut (« [ils] se sauvaient tant bien que mal », p. 102) n’était donc qu’une illusion ; à la vision épique d’hommes qui surmontent l’interdit implicite de la nature (« rien ici n’autorisait la vie », p. 102) se substitue une épiphanie mortifère : « Et ce qu’ils n’avaient pas vu encore se montra » (p. 103), le surgissement d’une divinité (?) tératologique (« visage géant et qui exprimait la colère», p. 103) qui maudit les hommes et les punit de leur transgression, comme si cette ironisait, avec la fécondité aberrante de ce vent du désert, l’image biblique du souffle vital de Dieu. La référence plastique de ce visage géant est pour sa part assez transparente : c’est un avatar du grand Sphinx de Gizeh, dont Flaubert déjà savait[14] qu’il s’appelle en arabe « Abou – el –Oul » : le père de la terreur, c’est-à-dire celui qui par excellence incarne et suscite la terreur[15]. Ironie encore que l’inscription de ce « visage noir »[16] « sous la profondeur d’un ciel pur » : un ciel indifférent donc à la terreur des hommes, et dont la profondeur ne garantit pas du tout la présence d’un Dieu vers lequel lancer sa prière, mais une réserve d’inconnu terrifiant qui vient doubler celle de l’étendue désertique et précipite les hommes vers la mort (p. 103) :

 

    Et les hommes fuirent, pris d’épouvante, quand ils le connurent. […] poussant devant eux leur fortune condamnée sous le soleil inexorable, [ils] empruntaient les pistes du Nord. Et comme l’eau manquait, ils périssaient tous[17].

  

On est ici aux antipodes de l’imagerie exupérienne très insistante qui fait du visage le symbole de l’Empire, présenté comme un organisme soumis au roi-architecte, et celui de la révélation à laquelle accèderont les hommes dotés de l’intuition spirituelle. Au contraire, ce visage[18] noir signifie l’hétérogénéité de l’homme et du monde, ou plutôt d’un arrière-monde terrifiant dont le désert est en quelque sorte la voie de passage vers le réel, et dont le surgissement suscite une « épouvante » mortelle, qui va renvoyer les hommes à la malédiction de l’étendue amorphe et anhydre, et les condamner à mort.

 

                         

         Comment ne pas être sensible au boitement entre le prétexte de ce récit (il s’agit de donner une leçon aux « logiciens », qui croient que le réel est rationnellement prévisible) et la manière dont celui-ci excède ce prétexte, comme si le narrateur recourait à un canon pour écraser une mouche ? Ce boitement serait  assez ridicule, si on ne lisait pas cette histoire comme l’affleurement d’une hantise que toute la poétique de Citadelle vise à conjurer : celle de l’obscure terreur qui naît du désert. Soulignons d’abord à quel point cette légende s’oppose au cadre allégorique dominant dans Citadelle, ou plus exactement à la visée idéologico-sapientale de celui-ci : un projet de régulation et d’encadrement de la vie de l’homme, en tant qu’individu et en tant que membre d’une collectivité. En effet, ce texte-panique anéantit le très niais et très inquiétant « je forge l’homme », énoncé récurrent du narrateur. Comment « forge[r] l’homme » dans cet espace qui le refoule vers une mort erratique sous le « soleil inexorable » ? La légende est ici l’antidote de la parabole ; l’épisode allégorique de la femme suppliciée prétendait élaborer et donner à lire un paradoxe fécond : ce qui semble le comble de la barbarie conduit à « l’essentiel » ; les « logiciens » et les humanitaires doivent renoncer à leurs fausses évidences pour accéder à une vérité plus profonde qui permet au passage de rendre la souffrance féconde.  La souffrance elle-même, ce « reste » terrible de la condition humaine, était ainsi récupérée dans une logique édifiante. Dans cette légende au contraire, le texte « fuit » et laisse le lecteur non seulement face à l’évidence du mystère mais face à une terreur qui ne prétend nullement révéler une vérité supérieure réconfortante, mais seulement mener à la mort.

        

                 

         III – Le désert, miroir de la précarité humaine : la  légende des oiseaux chassés par le vent  (p. 420-24)

 

         Voici un texte curieux, dont l’horizon de sens est beaucoup moins clair que celui de l’épisode étudié ci-dessus. Sa composition elle-même est énigmatique, notamment si l’on s’en tient au noyau de la légende, qui occupe les p. 420-21 : 1) le vent de sable qui amène les oiseaux, la mort de ces derniers ; 2) le mirage, le soldat qui devient fou, l’oiseau mort et les pleurs du 2nd soldat. On voit certes que la relation entre hommes et oiseaux est centrale, mais on ne sait guère en quel sens l’interpréter. Le contexte ne fournit pas d’indice décisif : c’est celui de la marche guerrière vers une ville ennemie ; la traversée du désert est donc guidée par la perspective d’un affrontement, et comme dans un récit d’aventures le trajet est l’occasion d’affronter divers périls ; mais Citadelle n’est pas un récit d’aventures, et surtout l’épisode auquel je m’intéresse est, comme les autres légendes qui émaillent le récit englobant, en rupture avec celui-ci, ce qui se traduit par un défaut d’orientation narrative et herméneutique autorisant précisément la migration  de l’allégorique vers le légendaire.

 

         La première phrase de l’extrait introduit un élément topologique, le vent de sable[19].  Celui-ci, dans la littérature éménérologique est associé à divers stéréotypes : représentation d’une nature incommensurable qui se révèle dans le déchaînement, élément mystérieux qui rappelle le souffle-esprit de Dieu dans le premier verset de la Genèse[20] ; présence d’une force surdimensionnée et immatérielle qui règne sur un espace amorphe incapable de lui opposer la moindre résistance. Dans l’épisode dont nous traitons, le vent de sable « charri[e]  des débris d’oasis lointaine », menaçant ainsi  la bipolarité qui unit l’oasis et le désert[21], et des oiseaux. Il induit une représentation hyperbolique de l’étendue désertique, conforme au régime légendaire stéréotypé évoqué ci-dessus : depuis une sorte de fond du désert, le vent ramène des traces d’une oasis qui a cessé d’exister. Comme chez Fromentin[22], le motif de la profondeur du désert donne lieu à diverses rêveries, et, en l’occurrence, il suggère aussi une profondeur temporelle : à l’heure où l’armée du narrateur prend connaissance de l’existence de cette oasis, elle a cessé d’exister[23].  Ce motif singulier menace lui aussi de défaire la bipolarité rappelée ci-dessus : la tension désert-ville est menacée si le voyageur court le risque d’arriver pour ainsi dire trop tard, alors que l’oasis a été reprise par le désert[24]. Le vent de sable qui disperse les restes de cette oasis s’oppose à la « Citadelle » que l’on « bâtit » et qui « rassemble ». Les « débris » illustrent une angoisse de l’éparpillement vital, de la déconfiguration dans et par l’horizontalité désertique. La dialectique exposée (p. 305) à la « sentinelle » par le narrateur, selon laquelle la « houle » du désert qui vient menacer la citadelle participe en fait au renforcement de celle-ci et de ceux qui l’habitent, sous peine de disparaître, est elle aussi retournée ;  l’entropie désertique reprend l’oasis et la réduit à l’état de débris incohérents dispersés sur le chemin de l’armée du narrateur pour lui signifier que sa traversée pourrait bien devenir errance mortelle, qu’elle aussi pourrait être anéantie[25]. C’est d’ailleurs ce risque que manifestera le raptus hallucinatoire du soldat dans la seconde partie et qui justifiera sa liquidation pour éviter la contamination de l’armée par cette illusion morbide.

          

         La fraternisation des hommes avec ces oiseaux (« non farouches [sic] cherchant aisément notre épaule ») constitue une variation sur l’aberration désertique, comme si celle-ci modifiait les rapports entre les espèces. C’est peut-être aussi une allusion ironique à ce motif nostalgique, récurrent dans les mythologies, qui évoque le temps où bêtes et hommes se parlaient et fraternisaient[26].  Le désert, espace du sortilège et du leurre, peut parfois tendre à l’homme ce miroir de sa nostalgie, mais c’est bien sûr pour en faire un piège ou un présage maléfique, et là réside l’ironie.

         C’est poussés par un vent de mort que ces animaux viennent chercher refuge chez l’homme, mais « faute de nourriture, ils périssaient par milliers ». Cette hécatombe nous rappelle que l’excès, la démesure, le péril de mort caractérisent le désert ; elle anticipe sur celle dont va être victime l’armée du narrateur, qui perdra  le tiers de ses hommes au cours des deux journées d’attente du retour des éclaireurs envoyés au puits (p. 422).

         Les oiseaux sont a priori susceptibles d’échapper à la viscosité de l’espace désertique[27], mais ceux dont nous parlons ont été repris par la morbidité qui le  définit : ils meurent  « par milliers » « chaque jour », et ce dénombrement allusif[28] fait du désert une grande machine vouée à la destruction comme l’indique l’usage ironique du verbe « récolter »[29] (p. 421). Ici, la seule « récolte » qu’autorise le désert est, à foison, celle des morts. Par ailleurs, ces oiseaux séchés et récoltés constituent une reprise ironique du motif des sauterelles séchées en prévision des rigueurs de la famine[30], car ils ne sont pas comestibles et illustrent seulement la stérilité hyperbolique et mortifère du désert, la putréfaction sèche qu’il occasionne : «  ils empestaient », dit le texte[31]. L’aberration désertique se traduit une fois encore par un jeu sur les états de la matière : les oiseaux deviennent « écorce de bois mort », et ce comparant végétal sera appliqué aussi aux hommes à la page 424. Ils sont plus tard ramenés à l’état de  « poussière », terme dont on connaît les résonances bibliques et qui signifie un retour à l’élémentaire déconfiguré, processus dont la portée métaphysique est comme soulignée ici par le curieux geste rituel qui consiste à « vers[er] cette poussière à la mer ».

         Au sein de cette œuvre qui trouve sa cohérence dans une perspective lourdement démonstrative, un tel scénario, qui ne fait l’objet d’aucun commentaire, surprend et introduit une singulière rupture de registre. Il me semble que la première chose à laquelle le lecteur est sensible ici, c’est la coloration pathétique de la scène : ces oiseaux ont succombé au sortilège désertique, comme si celui-ci avait pompé en eux le principe vital pour ne laisser subsister que l’ « écorce » de l’être. Or, du fait de sa connivence avec l’élément aérien et des connotations euphoriques qui lui sont attachées,  l’oiseau semble jouir d’une condition meilleure, affranchie des pesanteurs terrestres et abritée des périls de l’entrave cinétique qui caractérisent le désert. C’est par ailleurs une créature fragile (tant qu’on en reste à cette désignation générique), dont la destruction suscite la pitié. L’ensevelissement dans la mer de ces habitants du désert  suggère une inquiétante affinité entre ces deux espaces qui constituent selon Nerval[32] les « deux faces mornes du monde », formule digne d’illustrer la hantise exupérienne, maintes fois soulignée par les commentateurs, de la stérilité. Enfin, cet hommage funèbre rendu par les hommes aux oiseaux procède sans doute de l’intuition d’un destin commun (« Poussière, tu retourneras à la poussière »)  des vivants face à l’inhumanité minérale et géologique du désert.

         Tout cela, d’une part est aux antipodes, je le répète, du dessein allégorique au fondement de Citadelle, et d’autre part ne fait l’objet d’aucun de ces discours lourdement didactiques qui caractérisent l’œuvre. La légende, avec son caractère abrupt, énigmatique, poétique et bouleversant aussi, investit le texte pour exprimer ce qu’un écrivain laisse parfois filtrer dans son œuvre et offre en partage au lecteur avec la part d’universalité qu’elle comporte : une hantise. 

 

         Il existe une discontinuité apparente entre les deux parties du texte, mais en fait une continuité profonde, assurée par les motifs de la morbidité du désert, laquelle fait l’objet dans cette deuxième partie d’une intensification qui va inviter à relire la première comme un présage maléfique. Cette deuxième partie débute par une sorte d’expérience inaugurale de la soif, qui relaie donc la famine mortelle des oiseaux, avec une formulation impliquant une acception du verbe « connaître » proche de celle déjà rencontrée dans la légende du visage sculpté par le vent : « connaître »  la soif, c’est prendre la mesure de l’aridité aberrante du désert, c’est s’incorporer l’aberration désertique sur le mode de la souffrance, et aussi de la folie, comme l’indique immédiatement le texte avec la mention du « mirage » né « à l’heure des chaleurs du soleil ». Le narrateur dramatise ici  l’acmé solaire, en fait un paroxysme désigné par cette formule surprenante dans laquelle le pluriel d’immensité[33] sans objet sur le plan référentiel, vient majorer la puissance destructrice du maléfice solaire. L’ensemble prélude à « l’édification d’un mirage », c’est-à-dire d’une illusion, elle-même redoublée par un  reflet :

 

 La ville géométrique se reflétait, pure de lignes, dans les eaux calmes.

 

         Cette abstraction géométrique est une sorte d’écho décalé et inversé de l’oasis détruite par le désert, qui ne restitue que ses débris[34] : à l’inverse, l’ « édification [du] mirage » atteste l’existence dans le désert de formes de surrection aux frontières du surnaturel[35], et surtout aux frontières du réel, ou plutôt qui viennent  systématiquement brouiller ces frontières et susciter la folie des hommes (folie de la terreur dans la légende du visage sculpté par le vent, folie de l’espoir ici).  Le maléfice de l’abstraction est confirmé à la page suivante, pendant la marche à la mort de l’armée (p. 422):

 

    Le soleil émergea, découpé par la brume de sable en forme de triangle. Ce fut comme un poinçon pour notre chair. Des hommes churent, frappés au crâne. Des fous se déclarèrent en grand nombre. Mais il n’était plus de mirages qui les sollicitassent de leurs cités limpides. Il n’était plus ni mirage ni horizon pur, ni lignes stables. Le sable nous enveloppait d’une lumière tumultueuse de four à briques.

 

         Le soleil ne fait plus l’objet d’une appréhension anthropomorphe, comme c’était le cas avec le terrifiant « festin du soleil » de la légende de la « contrée du miroir »[36] ; son inhumanité est radicalisée par l’abstraction  géométrique qui sollicite ironiquement un vieux symbole de perfection divine avec ce « triangle ». Il est également un « poinçon » homicide qui provoque la folie des hommes, une folie elle aussi abstraite (elle n’est pas thématisée), pas même accrochée à l’illusion euphorique du mirage, simple traduction de la destruction de l’humanité des hommes par le désert. L’armée est coincée entre ce « tison pâle qui entret[tient] l’incendie » et l’horreur du mouvement brownien de l’élément minéral surchauffé, sublimé en lumière mortelle, qui enferme les hommes dans le piège d’une étendue devenue une poche asphyxiante : « le sable nous enveloppait d’une lumière tumultueuse de four à briques »[37].  S’il est un Dieu dans ces parages, ce n’est pas celui des humanistes, mais une divinité inhumaine qui traite les hommes comme du bétail, ainsi qu’il est dit dans le paragraphe suivant :

 

    Comme je levai la tête j’aperçus à travers les volutes le tison pâle qui entretenait l’incendie. « Le fer de Dieu, songeai-je, qui nous marque comme des bêtes ».

 

         Un Dieu qui est équipé un peu comme l’Ange exterminateur … Pas étonnant que les hommes perdent ici leur capacité de discernement, leur capacité à s’orienter dans le désert, comme l’indique le motif de la cécité (topologique dans la littérature éménérologique): « Qu’as-tu ? dis-je à un homme qui titubait. – Je suis aveugle ».

         Cette déshumanisation achève un processus qui avait été inauguré par un jeu sur les états de la matière (p. 422) :

 

    Luisaient d’admirables étoiles au fond d’une nuit amère à la fois et splendide. Nous disposions de diamants pour notre nourriture.

 

           Et, ajoute le narrateur deux lignes plus bas, au moment où il dénonce la « va[nité] de la justice des hommes » dans le désert inhumain, « N’étions-nous pas tous changés en ronce ? [38]».  L’image des diamants signifie que la splendeur du monde est déconnectée de la souffrance de l’homme, de sa condition ; le supplément d’âme offert par la beauté devient donc ironique[39]. La proximité des « diamants » avec les « ronces » conduit au renforcement de la valeur ironique de chacun de ces termes : en effet, la « ronce » évoque un état résiduel de la végétation dans le désert,  qui renvoie à la situation de ceux qui affrontent la perspective de la mort par déshydratation dans le désert ; face à cette menace, qui est aussi, fatalement, celle de la disparition de l’humanité au sens abstrait du terme, la question de la justice perd de sa pertinence[40]. On voit donc qu’un réseau d’images exploitant ce qu’on pourrait nommer la confusion des règnes et le jeu sur les états de la matière permet de dire sur le mode (parfois ironique) de l’angoisse  l’aberration désertique.

         Le premier fou s’est manifesté au moment de l’édification du mirage, et il a été sacrifié au nom du principe de contamination, car les soldats étaient  « ébranlé[s], « [i]ls étaient près, à la suite de l’inspiré, de basculer vers ce mirage et le néant » : le sortilège désertique est susceptible d’entraîner les hommes vers un arrière-monde qui radicalise  le vide du désert en « néant ». Ce sortilège ne tient pas seulement au pouvoir d’illusion du mirage,  mais à un autre brouillage (topologique) engendré par le désert, celui qui confond la folie et l’illumination religieuse : dans  le désert, fous et inspirés partagent la même attirance pour le « néant », et c’est là une confusion dangereuse qu’on ne peut combattre qu’en précipitant ses victimes dans un autre néant, celui de la mort, plus « rassur[ant] » que le mirage parce qu’il est sans piège.

         Le risque de la contamination par l’hallucination et donc de la mort collective fait apparaître rétrospectivement l’hécatombe des oiseaux comme un présage. Les hommes eux aussi pourraient devenir « poussière », comme le confirmera dans la légende de la ville close la poussière (blanche) d’ossements amoncelée sous les murailles de la cité fortifiée (p. 427). Sans doute cette analogie est-elle surdéterminée par une sombre conviction : dans l’espace aberrant du désert, les hommes ne valent pas plus que des oiseaux ; si l’on s’en tient à cette hypothèse, le bref compagnonnage entre les hommes et les oiseaux prend rétrospectivement valeur ironique.

         Les pleurs que verse le soldat sur les oiseaux morts vont renforcer l’analogie entre les hommes et les oiseaux. Il est bouleversé par la mort et peut-être aussi par l’espèce de fossilisation instantanée (déjà mentionnée à la même page, déjà avec cette image de l’écorce) des oiseaux.  Le narrateur explique qu’il lui a d’abord prêté une posture compassionnelle ordinaire, mais c’est une erreur : ce n’est pas la mort de son compagnon que pleure le soldat, mais celle de l’oiseau, parce qu’il a perçu là un présage sinistre qui le conduit à prophétiser en termes poétiques le malheur des hommes : « Lorsque le ciel perd son duvet, il y a menace pour la chair de l’homme ».  A travers l’image du « duvet du ciel », le jeu sur les états de la matière prend la forme d’une rêverie selon laquelle l’oiseau viendrait amortir la pureté du ciel, dont on connaît le potentiel homicide dans le désert, la ouater pour la rendre supportable aux hommes qui, à l’inverse, ne peuvent endurer la nudité pure du « ciel déshabillé »,  pour reprendre la formule du narrateur (p. 421). Le « duvet » des oiseaux  protège donc la « chair » de l’homme. Mais hommes et oiseaux sont pareillement menacés par le pompage de leur énergie vitale que thématise l’image de l’écorce. Celle-ci leur est tour à tour appliquée, ce qui revient à atténuer la frontière qui sépare l’homme de l’animal pour souligner une communauté de destin et donc un processus de déshumanisation :

 

    Tous pensaient aux grandes corbeilles pleines d’écorce de bois mort [les oiseaux desséchés jetés dans la mer] (p. 421);

 

             [le narrateur prie Dieu] Tes anges étaient prêts de te récolter mon armée dans leurs grandes corbeilles et de te la verser dans ton éternité comme une écorce de bois mort (p. 424).

 

         La reprise des mêmes termes, à propos d’un même scénario (la première fois littéral, la seconde fois métaphorique) invite donc à considérer le sort des oiseaux comme un présage funeste pour les hommes, qui seraient offerts en holocauste à ce Dieu que prie le narrateur. Quel est-il donc ce Dieu qui se révèle dans le désert et dont les envoyés (c’est l’étymologie d’ « ange ») viennent « récolter » les hommes comme ils le feraient d’une provende végétale, pour les lui offrir, comme à une divinité anthropophage?

          C’est une divinité qui se soucie peu de prendre la mesure de l’Homme (p. 422 : « Le fer de Dieu (…) qui nous marque comme des bêtes ») et qui distribue de manière imprévisible maléfices et miracles. En effet,  p. 423, un retournement spectaculaire intervient, dans lequel d’autres oiseaux jouent un rôle important :

 

    Le vent de sable s’apaisa. (…) [Le vol des corbeaux autour du puits d’El Ksour, où ressuscite l’armée] était si dense que malgré l’éclatante pleine lune il nous tenait dans l’ombre. Car les corbeaux, loin de s’éloigner, agitèrent longtemps sur nos fronts leur tourbillon de cendre noire.

     Nous en tuâmes trois mille car nous manquions de nourriture.

 

         Passons rapidement sur la représentation stéréotypée (mais réaliste) du désert comme espace de l’hyperbolisation de l’aléa météorologique et viatique (puits à sec et puits « pleins »), pour centrer le propos sur ces « oiseaux ».  Ils constituent, avec l’éclairage lunaire,  l’élément-clé de cet  épisode aux frontières du fantastique :

 

    (…) au lieu de squelettes sans feuilles [i.e. les épineux]  nous aperçûmes d’abord des sphères d’encre emmanchées sur des bâtons maigres. Nous ne comprîmes point d’abord la vision, mais quand nous fumes à proximité de ces  arbres ils firent, l’un après l’autre, comme explosion avec un grand bruit de colère. La migration de corbeaux qui les avaient choisis comme perchoir les ayant dépouillés d’un seul coup, comme une chair qui eût éclaté autour de l’os.

 

         L’extrait se caractérise par un réseau d’images très dense. La première, anthropomorphe ou zoomorphe et chargée d’angoisse, est celle des « squelettes » des épineux, qui suggère la porosité des frontières entre les règnes dans le désert. Elle est immédiatement relayée par la seconde image, qui évoque « des sphères d’encre  emmanchées sur des bâtons maigres ». Ces « sphères d’encre » anticipent sur le « tourbillon de cendre noire » créé par le vol des corbeaux « sur [le] front » des soldats. Dominante du noir, allusion morbide à la « cendre » qui fait écho à la « poussière »  (p. 421) et à l’ « écorce », ces oiseaux sentent la mort et semblent de très mauvais augure. Ceci est confirmé par la manière dont ils frôlent les hommes en manifestant leur « colère »[41], par leur identité  de corbeaux et leur capacité à obscurcir le ciel « malgré l’éclatante pleine lune »[42]. Cette arrivée nocturne au puits semble donc menacée par un maléfice morbide, et cette « vision » est largement aussi menaçante que le « mirage » de la p. 421. Mais il se produit un brutal retournement : « Nous en tuâmes trois mille car nous manquions de nourriture ». Le paragraphe suivant précise : « Ce fut une fête extraordinaire. (…) Et la graisse des corbeaux parfuma l’air ».  L’ordre du monde est soudain restauré : l’oiseau redevient une proie, le désert cesse d’être un champ de mort pour les hommes (le tiers des hommes morts en deux jours d’attente de l’eau), les animaux des victimes inquiétantes d’un dérèglement météorologique maléfique (les oiseaux changés en écorce). Le monde redevient un champ de « provision » pour l’homme  - pas celle que l’on thésaurise, mais celle qu’on accueille comme un miracle. Il faut remarquer au passage un curieux chiasme : les oiseaux si amicaux charriés par le vent de sable étaient un présage funeste ; les corbeaux a priori maléfiques jusque dans leur couleur, offrent le salut, et ce basculement est souligné par un transfert sensoriel : on ne parle plus de leur couleur (noir de la cendre, de la poussière, de l’écorce et de la mort) mais de l’odeur de leur graisse (qui est, comme dans les cultes de sacrifice, une sorte de vitalité sublimée en odeur)[43].  Et la « fête », rituel euphorique par lequel l’homme célèbre son accord avec le monde et avec lui-même, met fin à la terreur, en même temps que la terre redevient la terre-mère (p. 123) :

 

 L’équipe de garde autour du puits manœuvrait sans repos une corde de cent vingt mètres qui accouchait la terre de toutes nos vies.

 

         Le texte a livré plusieurs avatars du caractère inquiétant ou homicide du désert : pureté du ciel, incandescence du soleil, et vie souterraine secrètement accordée au rythme du cosmos et ignorée de l’homme (p. 421) :

 

    Car il est des marées souterraines d’eau douce. Et l’eau, quelques années durant, va pendant vers les puits du Nord. Lesquelles redeviennent sources de sang. Mais ce puits [vide] nous tenait comme un clou dans une aile[44].

 

         L’homme est maintenant de nouveau accordé au cosmos, comme l’indique la mention du puits plein, prolongée par une image de la terre nourricière  (p. 423) : « Une autre équipe distribuait l’eau à travers le camp comme elle l’eût fait pour des orangers dans la sécheresse »[45] ; l’ensemble est associé à une véritable résurrection : « J’allais ainsi, regardant revivre les hommes ». On voit que le désert est, un peu comme chez Doughty, l’espace privilégié de l’expérience d’une condition humaine dénudée, tendue entre les deux termes essentiels, la vie et la mort, avec leurs affects emblématiques de terreur et de joie sensuelle. L’homme d’abord subit un Dieu anthropophage avant de redécouvrir un Dieu auquel accorder sa « prière » (p. 423-4), totalisant ainsi les images fondamentales et antithétiques de la divinité : homicide et nourricière, terrorisante et miraculeuse. Parallèlement, le narrateur thématise une angoisse exupérienne déjà rencontrée dans la légende du visage sculpté par le vent : le désert est l’espace où l’homme comprend qu’il pourrait être « effacé de la terre » (p. 424, deux occurrences), un espace homicide, anthropophage anthropophobe, dans lequel, le puits, selon une image suggestive répétée p. 422 et 424, est « une fenêtre sur la vie ».

                                               ****

 

 Le lecteur de Citadelle est donc confronté à deux régimes de lecture et d’écriture : d’une part un texte englobant caractérisé par la platitude d’une littérature édifiante que les prétendus enjolivements d’un style poético-emphatique contribuent à discréditer ; d’autre part de brèves échappées narratives au cours desquelles la poétique du désert semble accoucher St-Ex d’une authentique écriture. Si l’allégorie carbure à la vérité et à la certitude, ce qui aplatit le texte, la légende carbure à la poésie et à l’angoisse, ce qui  confère au texte sa profondeur. Comment expliquer cette dérive féconde vers le légendaire ? On ne saurait parler de dispositif : Citadelle est le contraire d’un texte réflexif dans lequel St-Ex minerait à dessein le récit englobant ; ce travail ne pourrait être que celui d’un écrivain d’une tout autre force, et cet écrivain ne s’égarerait pas dans un récit aussi douteux et boursouflé.  Par ailleurs, St-Ex reprendrait volontiers à son compte le propos de son narrateur lorsqu’il dit « je hais l’ironie » (p. 31), or l’hypothétique dispositif dont nous parlons relèverait de l’ironie et de ses jeux de déprogrammation[46]. Mais, précisément, j’ai insisté à plusieurs reprises sur la place de l’ironie dans les deux légendes analysées, et l’on pourrait lui faire une place comparable dans les autres légendes (sauf peut-être dans la première). Alors ? La réponse est somme toute assez simple, d’aucuns diront sans doute décevante : c’est la rencontre entre la force intrinsèque de la poétique du désert et l’angoisse exupérienne (celle que Citadelle s’applique à conjurer) qui fait éclater le récit englobant, qui bouleverse la posture narrative et engendre ces récits de terreur, de fuite et de mort. Si l’ironie elle-même est de la partie, c’est parce qu’elle excelle à dire l’ébranlement des certitudes. A ce texte obsédé par ce que la philosophie nomme la mesure, le désert offre la chance de la démesure[47], dont le surgissement de l’ironie est comme un signal, qui est aussi celle d’une littérature digne de ce nom.

 

                            Guy Barthèlemy (CPGE du Lycée Champollion, Grenoble ; membre du CHSIM, EHESS)

   



[1] Toutes les citations renvoient à l’édition folio (Paris Gallimard 1992 [1972]. Le texte a été édité pour la première fois en 1948.

[2] J’utilise constamment dans cette étude les termes « paradigme » et « paradigmatique » pour désigner la constitution de couples antithétiques.

[3] C’est dans Citadelle une image obsessionnelle et matricielle.

[4] Comme cela est dit explicitement aussi bien dans Terre des Hommes que dans Citadelle ; dans ce dernier récit, voir l’adresse du narrateur à la sentinelle : ce qui la menace est aussi ce qui la construit (p. 305).

[5] J’utilise le terme faute de mieux et, surtout, a contrario, sans me dissimuler la regrettable imprécision et la fâcheuse polysémie qui le caractérisent.

[6] Einaudi, 1974, trad. fr. 1974, rééd. Points Seuil 1996.

[7] « Les Villes et le désir », 5, éd. citée, p. 57-58.

[8] « Les Villes et le désir », 1, p. 13-14 ;

[9] Voyages dans l’Arabie Déserte, Karthala Paris,  2002 [Travels in Arabia Deserta , 1888] traduction et annotation de J. C. Reverdy.

[10]  Il conviendrait ici de parler d’ « estrangement ». Le terme est utilisé par les traducteurs de C. Ginzburg (A Distance, Paris : Gallimard, 2001) et de Stephen Greenblatt (Ces Merveilleuses possessions, Paris : Les Belles lettres, 1996). Il signifie « éloigner » en ancien français ; je le préfère à « aliénation », qui ne peut renvoyer au sens visé ici qu’au prix d’une recharge étymologique parfaitement légitime mais difficile du fait notamment de l’écran que constitue l’acception marxiste du terme, largement dominante.

[11] Doughty encore, dans le cadre de la description magistrale d’une veillée dans le désert et de son décor  (éd. citée, p. 594) :

Nulle route ne nous reliant à la cité terrestre, mille ans s’écoulent ici aussi vite qu’un jour. Nous sommes dans ce monde et nous n’y sommes pas, où Dame Nature a fait de l’homme sa propre énigme, et dans lequel un esprit maléfique a jeté les germes de la dissolution. Et, contemplant alors cet infini spectacle, il me semblait que la vie de la chair dilapidée refluait et que l’esprit agitait ses ailes de jeune faucon sur cette divine obscurité. 

[12] Dino Buzzati, Il Deserto dei Tartari, 1949.

[13] On connaît la polyvalence symbolique du sel, dont la notice du  Dictionnaire des symboles (éd. R. Laffont, 1982 [1969], coll. Bouquins, p. 858) nous livre l’essentiel : « Le sel est à la fois conservateur des aliments et destructeur par corrosion. Aussi son symbole s’applique-t-il à la loi des transmutations physiques comme à la loi des transmutations morales et spirituelles. Le porte-parole du Christ comme sel de la terre en est, certes, la force et la saveur, mais aussi le protecteur contre la corruption. […] Condiment essentiel et physiologiquement nécessaire à la nourriture, l’aliment du sel est évoqué dans la liturgie baptismale ; sel de la sagesse, il est par là même le symbole de la nourriture spirituelle. Le caractère pénitentiel qu’on lui attribue quelquefois en la circonstance est, sinon erroné, du moins secondaire. [….] Le sel peut [aussi] s’opposer à la fertilité. Ici la terre salée signifie la terre aride, durcie. Les Romains répandaient du sel sur la terre des villes qu’ils avaient rasées, pour rendre le sol à jamais stérile. Les mystiques comparent parfois l’âme à une terre salée, ou, au contraire, à une terre fertilisée par la rosée de la grâce. […] ». Rappelons en outre que la Mer Morte est censée recouvrir les vestiges des villes maudites détruites par Dieu (Sodome et Gomorrhe), et que nulle vie ne peut se développer dans cette étendue d’eau saline ; enfin, lors de l’épisode, précisément, de la destruction de Sodome et Gomorrhe, lorsque la femme de Loth, enfreignant l’interdit divin, se retourne, elle est changée en statue de sel. Enfin, rappelons que ce qui fascine Doughty dans le désert, pour des raisons idiosyncrasiques (« Doughty was only keen on life and death » a dit un  commentateur non-identifié), c’est sa capacité à dénuder le socle de la condition humaine, et à renvoyer en permanence le voyageur à ce socle : la vie et la mort.

[14] Lettre à L. Bouilhet du 15 janvier 1850.

[15] C’est bien comme un « visage », ou à peu près, que Flaubert voyait le Sphinx, puisque celui-ci n’avait pas encore été désensablé par Mariette.

[16] Simple exploitation de la symbolique maléfique du noir, allusion à la conformation négroïde du visage du Sphinx ?

[17] On pense aux soldats d’Aellus Gallus dans le texte de Malraux, qui tentent de ramener à Rome leur dérisoire collecte de murex, dont la folie de leur général les a chargés, et dont, dit Malraux, on retrouve les squelettes, encore pris dans leur armure, les bras tendus vers le soleil, dans un geste d’offrande pour une divinité « inexpiable » dirait St-Exupéry.  Voir La Reine de Saba (textes des articles publiés en mai 1934 dans L'intransigeant) et le chapitre correspondant des Antimémoires, dans sa version du Miroir des Limbes (éd. Gallimard, Folio N°23, 1976, p. 67-86), ou l'édition de ce petit récit procurée par Jean Delpuech dans la collection Les Cahiers de la NRF (Gallimard, 1993).

[18] Même usage du motif du visage chez Doughty (op.cit, p. 513) :

 

      De chaque élévation du Harra, la vue plonge sur une désolation de fer. Quelle barbare noirceur et quel chaos inanimé de matière volcanique ! Visage pétrifié de la nature, sans jamais un sourire, horrible désert de matière informe, brûlante et rouilleuse. Quelle est l'existence solitaire qui n'aurait pas le coeur navré d'avoir à s'immiscer ici ? les cieux sont vides, la terre est un cauchemar ! Où trouverait-il une consolation? L'homme prend une conscience effarée de la petitesse (mesquin) et de la nature profane de son être, en présence de la divine stature du monde élémentaire ! Ce sommeil léonin des forces cosmogoniques, qui engloutit le moucheron de l'âme, ce bref mouvement et cette usurpation parasitaire qu'est l'infime accident de la vie dans la matière.

[19] Le vent joue ainsi un rôle central dans les deux légendes sélectionnées.

[20] On sait qu’à côté de la traduction canonique (« le souffle de Dieu / l’Esprit de Dieu planait à la surface des eaux »), une autre est possible, qui parle seulement de « vent violent ».

[21] Cette bipolarité structurante est explicitée par exemple aux p. 493-94 :

     Que ferai-je du sable s'il n'est point d'oasis inaccessible qui le parfume. Que ferai-je des limites de l'horizon s'il n'est point frontière de coutume barbare? (...) Que ferai-je des matériaux qui ne servent point un visage?

[22] Un Eté dans le Sahara (1857), chapitre 7 de la deuxième partie (Ed Le Sycomore, Paris, 1981, P.186-187):

                […] ce sont quinze ou vingt lieues d'un pays uniforme et plat comme un plancher. Il semble que le plus petit objet saillant devrait y apparaître, pourtant on n'y découvre rien; même, on ne saurait plus dire où il y a du sable, de la terre, ou des parties pierreuses, et l'immobilité de cette mer solide devient alors plus frappante que jamais. On se demande, en le voyant commencer à ses pieds, puis s'étendre, s'enfoncer vers le Sud, vers l'Est, vers l'Ouest, sans route tracée, sans inflexion, quel peut être ce pays silencieux, revêtu d'un ton douteux qui semble la couleur du vide; d'où personne ne vient, où personne ne s'en va, et qui se termine par une raie si droite et si nette sur le ciel. L'ignorât-on, on sent qu'il ne finit pas là et que ce n'est, pour ainsi dire, que l'entrée de la haute mer.

     Alors, ajoute à toutes ces rêveries le prestige des noms qu'on a vus sur la carte, des lieux qu'on sait être là-bas, dans telle ou telle direction, à cinq, à dix, à vingt, à cinquante journées de marche, les uns connus, les autres seulement indiqués, puis d'autres de plus en plus obscurs: - d'abord, droit au plein Sud, les Beni-M'zab, avec leur confédération de sept villes, dont trois sont, dit-on, aussi grandes qu'Alger, qui comptent leurs palmiers par cent mille, et nous apportent leurs dattes, les meilleurs du monde; puis les Chamba, colporteurs et marchands, voisins du Touat; puis le Touat, immense archipel saharien, fertile, arrosé, populeux, qui confine aux Touareks; puis les Touareks, qui remplissent vaguement ce grand pays de dimension inconnue dont on a fixé seulement les extrémités, Tembektou et Ghadmes, Timimoun et le Haoussa; puis le pays nègre dont on n'entrevoit que le bord; deux ou trois noms de villes, avec une capitale comme pour un royaume; des lacs, des forêts, une grande mer à gauche, peut-être de grands fleuves, des intempéries extraordinaires sous l'équateur, des produits bizarres, des animaux monstrueux, des moutons à poils, des éléphants; et puis quoi? plus rien de distinct, des distances qu'on ignore, une incertitude, une énigme. J'ai devant moi le commencement de cette énigme, et le spectacle est étrange sous ce clair soleil de midi. C'est ici que je voudrais voir le sphinx égyptien.

[23] Tout comme l’une des représentations de la profondeur de l’univers consiste à rappeler que lorsque la terre reçoit la lumière d’une étoile, celle-ci a souvent cessé d’exister.

[24] On connaît l’importance au XIXe et encore début XXe du motif des cités englouties par le désert, par exemple chez Sven Hedin, l’explorateur suédois du désert de Gobi, ou par la forêt – qu’il s’agisse des cités mayas ou des temples d’Angkor.

[25] Le pendant symétrique de cette vision : celle de la ville du désert qui polarise les désirs / fantasmes des voyageurs : de la Tombouctou de René Caillié à Aghadès dans Sous l’étendard vert de J. Peyré (1934).

[26] Elle rappelle aussi diverses légendes qui portent sur les relations entre les Pères du désert et les animaux. J’aime beaucoup l’histoire du corbeau qui apporte tous les jours à tel saint ermite un demi-pain ; un jour un copain ermite rend visite à celui-ci, et notre héros est très embêté – mais le corbeau arrive cette fois-ci avec un pain entier. L’anecdote est citée par J. Lacarrière dans Les Hommes ivres de Dieu (Points, seuil, 1983 [1975 Arthème Fayard]).

[27] Pour une illustration dramatique de celle-ci, voir la première légende, celle de la « contrée du miroir », p. 18-19.

[28] Le dénombrement est une forme caractéristique du texte légendaire, mythique ou épique.

[29] Cette ironie est inscrite dans la langue : la récolte / la moisson sont symbole de vie, mais aussi de mort – la mort elle aussi moissonne, fauche : l’homme qui récolte est lui aussi récolté, et ce retournement ironique signifie par lui-même l’incommensurable et l’horreur caractéristiques du désert.

[30] Chez Doughty par exemple.

[31] Le désert ne bénéficie même plus de cette stérilité aseptique vantée par les Bédouins et que goûtait Lawrence, lui qui lorsqu’on lui demandait pourquoi il aimait le désert répondait : « It’s clean ».

[32] Dans le Voyage en Orient, Œuvres complètes T. 2, Bibl. de La Pléiade, Paris Gallimard 1984, p. 515.  On en trouverait une variante dans le poème 39 des Orientales de Hugo, «Buonaberdi ».

[33] Je reprends ici une terminologie qu’on applique par exemple à certaines évocations de la méditerranée (désignée alors comme « les mers » ; il s’agit de souligner l’horreur de la distance et de la séparation) dans Bérénice de Racine. Le procédé relève plus généralement de ce que l’on appelle les augmentatifs.

[34] Voir  les débris des bateaux rejetés par le Maelström dans le récit de Poe intitulé Une descente dans le Maelström.

[35] Ce qui nous ramène à la légende du visage sculpté par le vent ; la juxtaposition des deux épisodes souligne d’ailleurs  une belle antithèse digne de la créativité maléfique du désert : dans un cas, ce maléfice a la consistance de la minéralité géologique, dans un autre l’inconsistance de l’illusion optique.

[36] La première des cinq légendes, racontée p. 18-19.

[37] Cette « lumière tumultueuse » s’oppose aux « cités limpides » du mirage ; St-Ex souligne ici encore la créativité inhérente au maléfice désertique. Par ailleurs, son mouvement paroxystique et morbide me semble proche à tous égards de celui du tourbillon du Maelström de Poe.

[38]  La question morale de la justice et de la responsabilité individuelle est annulée par le maléfice désertique qui révèle à l’être humain sa condition.

[39] Ce motif de l’ironie stellaire – et géologique – est récurrent dans le Démon de l’absolu, de Malraux. Le spectacle du ciel étoilé du désert, commenté dans une perspective métaphysique, prend aussi chez Doughty une intensité dramatique. Cette ironie joue aussi (notamment dans notre citation) sur un plan plus trivial : ces étoiles « nourrissent » sans doute le sens de la beauté des hommes, mais ceux-ci risquent de mourir de soif et d’inanition.

[40] Ajoutons qu’il était déjà question, avec une valeur ironique comparable, d’un diamant dans la légende du visage sculpté par le vent ; l’image caractérisait les affleurements rocheux, décrits comme un« diamant noir » d’ébène ; ceux-ci contrastaient, dans un chromatisme très agressif, avec le blanc des salines et anticipaient sur le terrifiant visage noir.

[41] Nous avons vu avec la légende du visage sculpté par le vent le sens que peut prendre le jour de « colère » dans le désert.

[42] Deux références me viennent à l’esprit ; l’une est anisotopique et relativement arbitraire, c’est la fameuse gravure de Goya « Le Sommeil de la raison engendre des monstres »,  dans laquelle le vol de chouettes, organisé en tourbillon ascendant au-dessus du corps de l’homme endormi, évoque l’inquiétante expansion du cauchemar. La seconde est plus proche de notre texte, puisqu’il s’agit d’un épisode des Sept Piliers de la sagesse dans lequel il est question d’oiseaux qui surgissent tout à coup. Voici la restitution de cet épisode par Malraux dans Le Démon de l’absolu (tome II des Œuvres Complètes de Malraux, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1996, p. 1037) :

 

La paix préhistorique montait du désert blafard, et sous la lune éclatante le vent encore chaud venait du Djebel Druse en fleurs. Tout à coup, quelques oiseaux de nuit se levèrent devant les chameaux; et après quelques minutes les chouettes des sables montèrent du sol par milliers, tournoyèrent autour des chameliers comme les plumes d'un édredon crevé, dans un silence absolu. Les hommes terrifiés commencèrent à tirer dans la palpitation feutrée qui les emprisonnait, mais ce n'est qu'après une heure qu'ils retrouvèrent le sable vide sous la lune jusqu'à l'horizon.

 

                Voici maintenant la version de Lawrence lui-même (Les Sept Piliers de la sagesse, Livre de Poche, coll. La Pochothèque (1995), trad. et annotation  par Renée et André Guillaume, p. 633) :

 

     Avançant en silence, nous perçûmes peu à peu la présence d’oiseaux de nuit. Ils s’envolaient sous nos pieds, par myriades, noirs, immenses. Il y en eut davantage, jusqu’à ce que la terre parût tapissée d’oiseaux tant ils s’élevaient drus, mais dans un silence de mort ; ils tournaient autour de nous en cercles vertigineux, tels des plumes dans les tourbillons d’un cyclone muet. Les courbes qu’ils entrelaçaient dans leur vol dément tournoyaient dans ma tête. Le nombre énorme de ces oiseaux sans voix terrifiait mes hommes. Ils décrochèrent leurs fusils pour lâcher balle sur balle dans cette masse palpitante. Au bout de trois kilomètres, la nuit se vida de nouveau.             

[43] Il faut sans doute voir dans ce chiasme un avatar de la méditation exupérienne sur les signes, dont l’analyse doit toujours tenir compte de l’ « imprévisibilité » du réel. Il joue donc dans un premier temps contre les logiciens ; mais une autre leçon s’impose dans un second temps, et c’est à nouveau celle de la hantise d’un monde qui n’est pas à la mesure (au sens philosophique du terme) de l’homme, lequel doit donc  l’interpréter.

[44] On notera ce retour significatif d’une image aviaire.

[45] Il faudrait développer l’opposition entre ces « orangers » - y compris leurs suggestions chromatiques et olfactives – et les « diamants noirs » que sont les étoiles p. 422.

[46] Voir le livre de Philippe Hamon, L’Ironie littéraire, Hachette supérieur Paris 1996.

[47] Qu’il faudrait aussi écrire coquettement dé-mesure.  Tous ceux qui travaillent sur les représentations du désert savent que cette dé-mesure explique les affinités entre le désert et le registre légendaire.