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25/03/2014

Quelques mots à propos de la "durée" bergsonienne

DUREE BERGSONIENNE

 

         Pour se représenter plus facilement la « durée » bergsonienne, on peut dans  un premier temps considérer que l’essentiel est de mettre l’accent, comme lorsqu’on parle du courant de conscience, sur la fluidité et la vitesse des processus qui la constituent. Cette fluidité et cette vitesse, dans le cas de la durée bergsonienne, font que la conscience qu’on qualifiera d’ordinaire, celle qui est inséparable du langage et de ses capacités de représentation (et qui est très différente de la conscience des « données immédiates » bergsoniennes), ne peut appréhender la « durée ». Ces mêmes qualités (vitesse et fluidité) rendent caduque le découpage passé / présent / futur. Enfin, la fluidité dont il est question ici, qui désigne une sorte de transformation permanente, l’impossibilité de figer (voir ci-dessous) le contenu, ou plutôt la « forme », au sens aristotélicien du terme[1], qu’est la durée,  permet de comprendre un peu mieux ce que Bergson veut dire quand il parle de l’ « hétérog[énéité] » caractéristique de la « durée ».  

         Il est par ailleurs utile de savoir que Bergson va a posteriori, dans la suite de son œuvre,  faire de la durée un avatar de ce qu’il nomme l’« élan vital ». Il s’agit d’un concept à travers lequel Bergson pense l’ensemble du vivant : la vie, au sens biologique et métaphysique, se définit comme un « élan » qui certes se fige parfois dans des formes (d’un point de vue naturaliste, cela donne les espèces, dont certaines sont viables, d’autres pas, dont certaines évolueront – c’est encore l’élan vital – d’autres disparaîtront)  mais qui de toute façon est voué à se pérenniser comme élan. Si au contraire il se fige,  c’est la mort, ou bien diverses formes de dépérissement, ou bien des situations dans lesquelles l’homme trahit peu ou prou son être profond : par exemple, et pour revenir à notre sujet, quand il oublie la « durée » pour se rallier au temps « géométrique » ou « homogène ».

         Si on ne peut jamais arrêter, figer, ou découper la « durée », c’est parce qu’elle est une variété d’élan vital : quand la conscience  se « laisse vivre » et qu’elle accède à cette « donnée immédiate de la conscience » qu’est la « durée », c’est donc un flux animé par l’ « élan vital », qui est lui-même un « élan vital », qu’elle pénètre. Mais comme on le sait, ce qui caractérise l’homme, c’est l’exercice de la réflexivité ; celle-ci rend très difficile l’accès à la « durée »,  parce que l’intelligence (indissociable de la réflexivité) procède en introduisant la mesure, en séparant, en distinguant - en « figeant » donc - ,  autant d’opérations qui entrent en contradiction avec la nature de la « durée ».

         Woolf, en introduisant le lecteur au plus près du courant de conscience de ses personnages, en-deçà de l’exercice de leur réflexivité, en valorisant le flux de la conscience et  sa vocation digressive, en brouillant les frontières du présent, nous offrent quelque chose d’un peu analogue à la durée bergsonienne.

 

        



[1] Petit rappel : ce qu’Aristote nomme « forme », c’est à la fois la matière et la forme. Le marbre, dit-il, est une matière mais a nécessairement une forme, tout comme la statue est une forme qui ne saurait exister sans la matière qu’est le marbre.

 

        

15/03/2014

Les dispositifs textuels dans la lettre 125 des Liaisons dangereuses

 

[Le texte ci-dessous est celui d'une conférence prononcée devant les khâgneuses de l'option Lettres modernes Ulm du Lycée Champollion en février 2014. Merci à son auteur, Dominique Höltze, spécialiste de Crébillon et du libertinage, auteur de  Le Roman libertin du XVIIIe : une esthétique de la séduction (SVEC, 2012), d'en avoir autorisé la publication sur ce blog.]

 

 

Les dispositifs textuels dans la lettre 125 des Liaisons dangereuses

(Commentaire composé de la lettre 125 des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos)

 

 

Dominique Hölzle

 

 

            La lettre 125 qui ouvre la 4e partie des Liaisons dangereuses[1] est une lettre capitale dans l’économie narrative du roman. Elle devrait représenter le point culminant des entreprises de Valmont, puisque la chute de Madame de Tourvel est aussi censée annoncer une réunion avec la Marquise de Merteuil. Cette lettre est donc une lettre de victoire totale du séducteur, destinée à prouver sa capacité à triompher des préventions d’une femme sensible, et à renouer sa liaison galante avec sa correspondante. Cette victoire d’alcôve se double d’un apparent triomphe esthétique : par son maniement virtuose du récit, Valmont entend démontrer sa maîtrise de la poétique libertine, qui suppose vitesse, jeux intertextuels et connivence avec le destinataire, tout en faisant basculer la narration vers une dynamique purement théâtrale, le libertin se présentant en effet dans la lettre 125 à la fois comme un dramaturge habile, et comme un comédien accompli, qui rappelle l’artiste évoqué par Diderot dans son  Paradoxe. Or, une lecture attentive de cette proclamation de victoire révèle que si victoire du libertin, il y a, c’est bien une victoire à la Pyrrhus. On peut en effet se demander qui séduit qui dans ce texte, et si ce que nous raconte ici Valmont, ce n’est pas plutôt sa propre chute, tant il est manifeste que le tableau de la détresse de la Présidente capte le regard de Valmont, et le place dans la position d’un spectateur submergé par la puissance évocatrice de la scène qu’il a mis tant de soin à composer, si bien que l’image du libertin sûr de lui et de sa maîtrise de soi et des autres finit par voler en éclats. C’est cette tension entre une éthique libertine revendiquée, et dont la séduction de Madame de Tourvel représenterait le triomphe, et la réalité d’une contamination de l’écriture de Valmont par les signes de la poétique de la sensibilité qui fait tout l’intérêt d’une lettre qu’il faut bien évidemment lire à la lumière de la lutte que se livrent les deux grands libertins de Laclos ;  mais c’est aussi à partir de la confrontation entre deux esthétiques, qu’il faudra approcher le texte : une esthétique galante, prisée par la destinatrice, reposant sur les principes combinés du rythme, de la distanciation et de la virtuosité intertextuelle, et une esthétique sensible, qui repose au contraire sur une dilatation et même sur une suspension du temps, ainsi que sur une rhétorique des regards et des corps qui se situe dans un au-delà du langage. Pour cela, nous verrons dans la première partie comment Valmont s’emploie à construire son image de libertin dans la lettre ; nous verrons ensuite que cette lettre est aussi étrangement sincère, puisque le Vicomte met en scène ses débats, ses hésitations face à la figure singulière de la Présidente de Tourvel, qui échappe au principe taxinomique qu’affectionnent les libertins ; enfin, c’est en analysant la transformation des dispositifs esthétiques mis en place par le Vicomte dans la lettre que nous essaierons de trouver une clé propre à expliquer l’évolution de Valmont.

 

 

I UN AUTO-PORTRAIT DU VICOMTE EN LIBERTIN

 

 

            Rappelons-le, dans les Liaisons, Valmont poursuit deux objectifs principaux, étroitement liés : conquérir Madame de Tourvel, et renouer avec Madame de Merteuil. Mais pour convaincre la Marquise, il est nécessaire que Valmont mette en avant sa fidélité à une doxa et à une éthique libertine qui sont les fondements de son lien avec elle. C’est ce qu’il fait dans la lettre 125, en reprenant à son compte une théorie des rapports entre les sexes d’inspiration libertine, et qui doit se lire comme un détournement de l’esthétique galante ; en effet, cette théorie se fonde sur une perception des rapports intersexuels comme un champ de bataille, tout en postulant l’universelle faiblesse féminine. Valmont utilise par ailleurs cette lettre pour construire de lui-même une image de libertin accompli – ce que nous appellerons un « éthos libertin » – en nous proposant le portrait d’un personnage sûr de ses talents de séducteur, portrait aussi mobile et versatile que pouvait l’être celui que proposait la Marquise de Merteuil quand elle séduisait Belleroche. Mais cette lettre est aussi pour le scripteur l’occasion de démontrer sa virtuosité d’auteur libertin, et sa fidélité à une poétique libertine prisée par sa destinatrice.

 

A) Présence de la doxa libertine

 

            Le libertinage, tel qu’il est pratiqué et conceptualisé par le couple des Liaisons n’est pas théorie de l’amour libre qu’auraient découvert les auteurs du XVIIIͤ  siècle, pas plus qu’il n’est une continuation de la philosophie matérialiste des libertins érudits du siècle précédent, même si on peut retrouver des traces de la pensée de Cyrano de Bergerac ou de Gassendi dans les discours des personnages libertins.  En réalité, le libertinage mondain, celui décrit par Crébillon dans toute son œuvre, ce cadre dans lequel s’inscrit résolument Laclos, doit se comprendre comme un détournement de l’éthique et de l’esthétique galante, née dans la deuxième moitié du XVIIͤ  siècle à la cour de Louis XIV. La galanterie postule la supériorité morale de la femme et son pouvoir civilisateur. Importante avancée féministe dans les cercles aristocratiques, la théorie galante impose aux hommes une soumission de façade aux femmes, qu’il s’agit de respecter, et même, par certains aspects, d’imiter. Le projet des galants est le suivant : proposer un modèle harmonieux et apaisé de relation entre les sexes, dans un cadre essentiellement aristocratique, modèle qui permettrait d’atteindre à une certaine forme de bonheur en s’appuyant sur une théorie particulière du plaisir.         Dans un tel modèle, la place de la femme est prééminente, et la douceur, traditionnellement associée à la féminité, se trouve valorisée. À l’exhibition brutale d’une virilité proclamée, comme avec les Chevaliers, ou les héros de Corneille, le galant doit donc préférer une image de douceur, de modération, au nom d’un idéal de rapprochement entre les caractères des deux sexes, dont les différences se trouveraient en partie gommées par l’effet de l’expérience de la société galante. Dans cette perspective originelle, être galant, c’est faire siennes des valeurs traditionnellement perçues comme féminines. La délicatesse devient le principe sur lequel doit s’appuyer la conversation et le style. Les femmes sont censées être spontanément délicates, et donc se comporter et s’exprimer avec du naturel, de l’aisance, de la simplicité. Le galant homme se doit aussi de proclamer sa soumission à la femme, qui se trouve placée au cœur de la vie mondaine, ce qui constitue un renversement important, le pouvoir politique, juridique, spirituel et même artistique étant tout entier du côté du masculin. Dans la perspective galante, tous les rapports ne peuvent être placés que sous le signe de la séduction, un système de séduction généralisé dans lequel chacun s’emploie à mettre en exergue sa délicatesse et son attention à autrui, système sur lequel se fonde le plaisir galant.

            Il faut bien ici comprendre l’originalité de la conception du plaisir pour les galants. Loin d’être associé au péché comme dans le discours religieux, ou à la subversion comme dans le discours libertin, le plaisir galant est un érotisme « socialisé ». Le plaisir galant repose sur une démultiplication et une atténuation des sollicitations sensuelles, de sorte que l’érotisme, loin de menacer le corps social, vient le consolider. Cette recherche du plaisir est une valeur sociale qui participe à l’amélioration éthique des galants, à travers des phénomènes d'imitation, mais aussi de ce que l'on pourrait appeler une ‘contamination spontanée’ de l'honnêteté et de la galanterie. Devenir honnête homme au sens de l’époque classique ne reposerait plus alors sur une forme d’ascèse, mais sur la fréquentation de ces ‘honnêtes gens’, fréquentation motivée par le plaisir qu’on trouve à s’entretenir avec eux, et qui entraîne ‘naturellement’ une conversion à l’honnêteté, par mimétisme. Or le libertinage pratiqué par Valmont, mais aussi celui décrit dans tous les romans libertins mondains de l’époque, doit se lire comme un renversement complet des principes de la galanterie, renversement d’autant plus difficile à percevoir qu’il s’effectue de manière insidieuse et masquée. En effet, sur le grand théâtre du Monde, tous les libertins, et en particulier Valmont et Merteuil, doivent faire mine de respecter les préceptes galants qui gouvernent les relations mondaines. Le premier objectif du séducteur libertin n’est pas la satisfaction d’une pulsion libidineuse débordante, c’est avant tout de prouver par l’exemple que la prééminence du féminin sur lequel se fonde en apparence la société mondaine est fallacieuse. Pour cela, il suffit d’attaquer la prétention des femmes à la supériorité morale, prétention sur laquelle s’organisent les relations sociales. Dans cette perspective, quel meilleur moyen que de séduire les femmes qui justement fondent leur éthos sur la revendication d’une vertu supérieure, et que les libertins désignent sous le terme de « prudes » ? La fidélité à cette doxa libertine, conçue comme une subversion des valeurs de la galanterie, on la trouve dans le discours de Valmont sur deux plans : le thème de la guerre des sexes, et la reprise d’un postulat : l’universelle faiblesse féminine.

            Dès les premières lignes de la lettre, la séduction de Madame de Tourvel est présentée comme une victoire militaire, et le champ des relations intersexuelles est clairement marqué comme un champ de bataille : « La voilà donc vaincue, cette femme superbe qui avait osé croire qu'elle pourrait me résister ! Oui, mon amie, elle est à moi, entièrement à moi ; et depuis hier, elle n'a plus rien à m'accorder. » (p. 283).  Cette première phrase est conforme à l’éthos libertin : il s’agit de percevoir la séduction comme une tension entre des attaques et une résistance, avec pour finalité l’instauration d’une relation d’emprise sur la femme séduite (« entièrement à moi »), le tout révélant également un goût caractéristique pour l’implicite et le gazé (« elle n’a plus rien à m’accorder »).  Valmont s’inscrit résolument dans un contexte de guerre des sexes, si bien que son recours à un lexique militaire ne peut être uniquement interprété comme une démonstration de virtuosité stylistique, destiné à prouver l’habileté narrative du scripteur, mais  correspond à une volonté de révéler la violence que les libertins entendent réintroduire dans les relations intersexuelles.

             C’est ce que confirme le communiqué de victoire, donné dans les pages 288-89, après le tableau de la chute de la Présidente, où les références militaires abondent. Valmont parle « des vrais principes de cette guerre », de l’ « ennemi », évoque ses « savantes manœuvres », « le choix du terrain », et il affirme qu’il n’a engagé l'action qu'avec une retraite assurée ». Le champ lexical de la guerre, les allusions à des grands conquérants, comme Frédéric II ou Turenne, participent bien sûr d’une volonté de distanciation ironique, caractéristique des échanges entre les deux libertins, et renforcée par la connivence établie par l’interpellation en ouverture (« ma chère amie »). Cependant, ce lexique militaire a aussi pour fonction de renvoyer à une réalité dans le monde des roués, réalité exacerbée dans le cas de Merteuil et de Valmont : les allusions guerrières sont révélatrices de la volonté libertine de réintroduire le conflit dans cette utopie d’harmonie des sexes qui fondait le projet galant. Pour Valmont, triompher de la vertu de Tourvel, qu’il aime présenter comme une prude, c’est aussi d’une certaine manière réintroduire un principe de domination masculine dans la vie mondaine.

            Outre le thème de la guerre des sexes, on trouve dans la lettre 125 le topos libertin de l’universelle faiblesse féminine, manière pour Valmont de rassurer sa correspondante sur sa fidélité à ses principes. Dans l’anthropologie libertine, alors que l’homme est mû par une énergie et une volonté qui à tout moment doivent être canalisées par une maîtrise de soi qui peut confiner à l’ascèse, la femme est essentiellement désirante, créature sensuelle qui se pare d’une vertu factice pour masquer une faiblesse que les séducteurs prétendent universelle. Dominées par leurs sens, les femmes, même les plus prudes, ne peuvent que céder face à une attaque bien menée, lorsque les circonstances s’y prêtent : c’est la théorie du moment, élaborée en particulier par les héros de Crébillon, et reprise par Valmont. L’art du séducteur, c’est justement de savoir repérer ces moments de faiblesse, afin de triompher des prétentions à la vertu de la victime. Dans la lettre 125, Valmont propose à la Marquise le récit d’un de ces moments, qui vient en principe prouver que les principes vertueux mis en avant par la prude Présidente étaient factices.           

            C’est toujours dans le but de rassurer sa correspondante que Valmont souligne dans sa lettre sa fidélité à l’éthos libertin, et en se peignant sous les traits les plus divers, pour faire surgir dans son texte une figure protéiforme, aussi changeante qu’insaisissable, l’ambition étant de dissoudre l’être derrière une sarabande de masques aussi plaisants qu’inconséquents.

 

B) L’éthos intertextuel de Valmont

 

            Le goût pour la lutte et la domination s’étend jusqu’aux pratiques d’écriture des libertins. Les grands séducteurs de Crébillon, et plus encore les héros de Laclos, se caractérisent par le plaisir du texte, et par la volonté, dans leurs discours, d’afficher une virtuosité rhétorique et artistique propre à éblouir, et même à subjuguer leurs destinataires, et dans le cadre des romans épistolaires, leurs correspondants. Par un jeu subtil de citations, d’allusions, de détournements ou de pastiches, les roués construisent des images d’eux-mêmes kaléidoscopiques, aussi brillantes que fugaces, un éthos qu’on pourrait qualifier d’éthos intertextuel. Ce travail est manifeste dans la lettre 125. Si l’on a jusqu’ici interprété le détournement du lexique guerrier et héroïque dans le cadre de la guerre des sexes, ce détournement contribue aussi à l’élaboration d’un éthos intertextuel qui se constitue à travers un jeu avec le registre épique. Les deux libertins de Laclos aimant se peindre sous les images de grands conquérants ou de personnages mythiques (Les allusions à Frédéric II, à Alexandre pour Valmont, à Dalila pour la Marquise). Il n’est dès lors pas étonnant de retrouver des échos cornéliens dans les paroles du libertin, avec la phrase d’ouverture dont la première partie pourrait constituer un alexandrin tragique : « La voilà donc vaincue, cette femme superbe […] » (p. 283).

            Ce discours tragique est combiné avec des éléments du discours pathétique de la sensibilité, dont le modèle reste la Nouvelle Héloïse de Rousseau, afin de subjuguer Madame de Tourvel : « Ah ! Cruelle, me suis-je écrié, peut-il exister pour moi un bonheur que vous ne partagiez pas ? Où donc le retrouver loin de vous ? Ah ! Jamais ! Jamais ! (p. 286). La période haletante de la phrase, les alternances entre exclamatives et interrogatives, l’emphase du discours, les répétitions sont autant de caractéristiques d’un discours qui prétend épouser les contours d’une émotion censée être d’autant plus authentique qu’elle s’exprime de manière maladroite et heurtée.

            Valmont s’amuse aussi avec le goût des précieux pour l’hyperbole, lorsqu’il annonce :  « C'est après ces préliminaires, nécessaires à savoir, qu'hier Jeudi 28, jour préfix et donné par l'ingrate, je me suis présenté chez elle en esclave timide et repentant, pour en sortir en vainqueur couronné. » (p. 284)

            Dans la lettre 125, Valmont apparaît donc tour à tour comme un héros épique, irrésistible stratège militaire, comme un amant précieux et soumis, comme un héros sensible, puis, lors du point culminant de sa scène de séduction, comme un héros tragique prêt à mourir, lorsqu’il s’exclame : Hé bien ! La mort ! (p. 287)

 

C) Poétique libertine du récit

 

            Ces jeux intertextuels qui permettent au libertin de se constituer à travers un composé d’images aussi fluctuantes qu’inconséquentes sont caractéristiques de cette poétique d’écriture libertine qu’affectionne Merteuil, et que Valmont s’efforce de reprendre. On retrouve d’autres traits d’écriture dans la lettre du Vicomte qui sont autant de proclamations de fidélité à une esthétique libertine : goût pour l’allusion, souci du rythme, rapport ludique au langage, inclusion du destinataire… Il est ainsi intéressant de remarquer combien Valmont, bien plus que ne le fait Merteuil dans ses lettres, s’efforce d’inclure sa correspondante dans son récit, la convoquant tantôt comme témoin, tantôt comme complice, le plus souvent comme spectatrice. Cette volonté de Valmont est manifeste dès le début de la lettre. Après la captatio benevolentiae, ces deux pages de proclamation triomphale de victoire, qui reste cependant marquées par des ambiguïtés, on le verra plus tard, Valmont interrompt son exercice d’auto-glorification et s’exclame : « Mais déjà je vous parle de ma rupture ; et vous ignorez encore par quels moyens j'en ai acquis le droit ; lisez donc, et voyez à quoi s'expose la sagesse, en essayant de secourir la folie. » (p. 284) On retrouve ici  au moins deux caractéristiques de la poétique galante et libertine, pas si éloignée de celle que l’on trouve dans les Contes de La Fontaine, auteur que les libertins aiment à citer. Première caractéristique : le respect du destinataire, constamment inclus dans le récit. Derrière cela, c’est le modèle conversationnel qui apparaît en filigrane, modèle que l’on retrouve dans la plupart des grandes œuvres galantes. Deuxième caractéristique : la prédilection pour un ton ironique et léger, qui privilégie ouvertement le détournement. Avec son conseil (lisez donc, et voyez à quoi s’expose la sagesse…), Valmont singe le style des Contes Moraux de Marmontel, alors en vogue.

            Significativement, le début du récit de la séduction est conçu pour plaire à Merteuil. Le Vicomte commence par détourner le lexique religieux, lorsqu’il évoque le stratagème par lequel il a obtenu l’entrevue avec la Présidente, en désignant l’entremetteur, le confesseur de son « austère dévote », comme un « Saint personnage ». (284-85). Il poursuit sur ce ton sarcastique et désinvolte, qu’on retrouve chez les libertins de Crébillon :

Après avoir exposé, en peu de mots, que le Père Anselme l'avait dû informer des motifs de ma visite, je me suis plaint du traitement rigoureux que j'avais éprouvé ; et j'ai particulièrement appuyé sur le mépris qu'on m'avait témoigné. On s'en est défendu, comme je m'y attendais ; et, comme vous vous y attendiez bien aussi j'en ai fondé la preuve sur la méfiance et l'effroi que j'avais inspirés, sur la fuite scandaleuse qui s'en était suivie, le refus de répondre à mes Lettres, celui même de les recevoir, etc. (p. 285)

En utilisant un « on » impersonnel pour désigner la présidente, Valmont l’éloigne et la réduit, stratégie de dénigrement que ne peut qu’apprécier la Marquise. Quand Valmont écrit à Merteuil « et comme vous vous y attendiez bien aussi », il installe sa correspondante dans une position de spectatrice éclairée, et il place la correspondance sous le signe de cette connivence qui devait unir les deux libertins avant le début de l’intrigue des Liaisons. Par ailleurs, en ne reprenant pas directement les paroles prononcées, allant même jusqu’à conclure son texte par un etc., il accélère sa narration, et respecte des impératifs de rythme et de vitesse que Merteuil s’impose aussi dans sa propre prose.

 

 

II DÉNÉGATIONS, CONFUSIONS, CONTRADICTIONS

 

 

            Cette assurance de Valmont, sûr de sa plume libertine et de ses effets, s’entretenant avec Merteuil sur un ton à la fois joueur et complice, on la retrouve à bien d’autres endroits de la lettre. Pour autant, cet éthos libertin n’est pas la seule image que le Vicomte élabore dans son texte. Dans de nombreux passages, l’image du conquérant distancié et sûr de lui se fissure, et s’ouvrent dans le texte des interrogations qui témoignent d’une sincérité paradoxale du roué dans sa correspondance avec la Marquise. Le Valmont de la Lettre 125 est un héros qui doute, qui hésite et surtout qui s’interroge sur la nature de l’expérience qu’il vient de vivre avec Madame de Tourvel. Ce doute se traduit par d’inhabituels exercices d’introspection, et il s’explique par la singularité absolue du personnage de la Présidente, qui bouleverse les repères d’un libertin qui ne cesse de s’éloigner de la Marquise, son ancienne complice.

 

A) La valse des aveux de Valmont

 

            Valmont ouvre sa lettre en reconnaissant la singularité de l’expérience qu’il vient de vivre : « Je suis encore trop plein de mon bonheur, pour pouvoir l'apprécier, mais je m'étonne du charme inconnu que j'ai ressenti. Serait−il donc vrai que la vertu augmentât le prix d'une femme, jusque dans le moment même de sa faiblesse ? » (p. 283) On peut ici remarquer la double modalisation (conditionnel présent puis subjonctif. Imparfait), qui permet de mettre à distance une proposition hérétique dans le catéchisme libertin : la vertu reste présente même lors de la chute, alors que l’objet de la séduction libertine est justement de détruire la prétention à la vertu des femmes en séduisant les plus prudes, et en publiant ensuite cet exploit. Une telle proposition étant susceptible de mettre à bas tout l’édifice de la doxa libertine, fondé sur le double postulat de la corruption et de la faiblesse de la femme, le Vicomte s’empresse de la repousser, et la suite peut se lire comme un rétropédalage aussi frénétique que maladroit, pour contrer l’énormité de ce qui vient être dit :  « Mais reléguons cette idée puérile avec les contes de bonnes femmes. » (p. 283)

            Le Vicomte continue en revenant à un double principe de l’orthodoxie libertine : la dissimulation et la faiblesse féminine : « Ne rencontre-t-on pas presque partout une résistance plus ou moins bien feinte au premier triomphe ? » (p. 283) Mais ce retour, prenant la forme d’une question, perd de sa force, et ne permet pas de dissiper le doute qui s’est installé. Le Vicomte poursuit d’ailleurs avec une dénégation qui pourrait avoir valeur d’aveu sur la nature du charme qu’il vient d’éprouver (« ce n'est pourtant pas non plus celui de l'amour », p. 283). Valmont conserve une sincérité déconcertante : « Car enfin, si j'ai eu quelquefois auprès de cette femme étonnante des moments de faiblesse qui ressemblaient à cette passion pusillanime, j'ai toujours su les vaincre et revenir à mes principes » (p. 283). Une fois encore, il fait un demi aveu, puisqu’après avoir parlé d’amour, il parle de « passion », demi-aveu qu’il contre par une proclamation de fidélité aux principes libertins (ascèse et observation de règles de maîtrise de soi). La suite est tout aussi problématique : « Quand même la scène d'hier m'aurait, comme je le crois, emporté un peu plus loin que je ne comptais ; quand j'aurais, un moment, partagé le trouble et l'ivresse que je faisais naître : cette illusion passagère serait dissipée à présent ; et cependant le même charme subsiste. » (p. 283). Les efforts de Valmont sont manifestes dans ce passage. Il enchaine deux concessions, puis ajoute une modalisation, autant de manière à éloigner le sentiment. L’entreprise est cependant vaine, puisqu’il continue avec une nouvelle concession « cependant », suivi d’un indicatif : le charme subsiste. » Cette pente entraine le Vicomte, qui continue à s’interroger sur ce sentiment : « J'aurais même, je l'avoue, un plaisir assez doux à m'y livrer, s'il ne me causait quelque inquiétude. Serai−je donc, à mon âge, maîtrisé comme un écolier, par un sentiment involontaire et inconnu ? » (p. 283). On retrouve la peur d’être maîtrisé par le sentiment, qui équivaut à une forme d’infantilisation, caractéristique du discours des libertins qui associent puérilité et sensibilité. Aussi le séducteur convoque-t-il toute son énergie, pour affirmer sa détermination  à rester fidèle à l’éthique libertine : « Non : il faut, avant tout, le combattre et l'approfondir. » (p. 283)

            Pour dépasser ce sentiment envahissant, il a recours au champ lexical de la guerre, déjà étudié, et parle d’un triomphe, ainsi que du sentiment de la « gloire » (p. 284). Cependant, ces Proclamations triomphales sont suivies par un nouvel aveu de faiblesse.

Je chéris cette façon de voir, qui me sauve l'humiliation de penser que je puisse dépendre en quelque manière de l'esclave même que je me serais asservie ; que je n'aie pas en moi seul la plénitude de mon bonheur ; et que la faculté de m'en faire jouir dans toute son énergie soit réservée à telle ou telle femme, exclusivement à toute autre Ici, Valmont Reconnaît un sentiment si fort qu’il asservit les deux amants. Bonheur forcément intersubjectif, partagé, contraire au plaisir libertin auto-centré. (p. 284)

On le voit, Valmont est un personnage qui a perdu ses repères, qui a du mal à comprendre ses propres mouvements intérieurs, hanté et en même temps tenté par cette perspective nouvelle d’un bonheur fondé sur une union des corps et des consciences. Ce bouleversement est causé par la présence d’un personnage qui échappe à toutes les velléités de catégorisation, et qui vient ainsi déjouer la passion taxinomique des libertins. En effet, pour eux, la subjectivité féminine peut se réduire à quelques grands types : la sensuelle, la coquette, la courtisane, la prude… Chacun de ces types est mû par des passions simples, comme la volupté ou la vanité, et elles sont pour les libertins aisément manipulables. Pensant avoir affaire à une prude, le séducteur est vite déconcerté. Il semble dès lors avoir de réelles difficultés à cerner sa victime. Cette maladresse

 

B) Les hésitations et les maladresses du Vicomte

 

            Valmont avoue sa surprise dès la première page de la lettre, face à la résistance inhabituelle de Mme de Tourvel :

Dans la foule des femmes auprès desquelles j'ai rempli jusqu'à ce jour le rôle et les fonctions d'Amant, je n'en avais encore rencontré aucune qui n'eût, au moins, autant d'envie de se rendre que j'en avais de l'y déterminer ; je m'étais même accoutumé à appeler prudes celles qui ne faisaient que la moitié du chemin, par opposition à tant d'autres, dont la défense provocante ne couvre jamais qu'imparfaitement les premières avances qu'elles ont faites. (p. 283)

Une fois ces résistances levées, non sans une violence qui s’apparente au viol, puisqu’il profite de l’inconscience de sa victime, Valmont s’avoue pareillement surpris : « Je m'attendais bien qu'un si grand événement ne se passerait pas sans les larmes et le désespoir d'usage ; et si je remarquai d'abord un peu plus de confusion, et une sorte de recueillement, j'attribuai l'un et l'autre à l'état de Prude. » (p. 289)On le verra par la suite, tout, dans le comportement de la Présidente, va  venir invalider ce caractère de prude. La Présidente est fascinante justement parce qu’elle échappe à toute tentative de catégorisation, et Valmont semble désemparé.

            Ce désarroi pourrait venir expliquer l’étrange sincérité, et, pour tout dire, l’extraordinaire maladresse dont il fait preuve dans ses échanges avec la Marquise.Nous en arrivons ici à un problème majeur de la lettre 125. La maîtrise de soi, la sublimation du sentiment et la défiance à l’égard des emportements du cœur sont au fondement de l’éthique libertine, comme le montre de manière exemplaire la lettre 81 de Merteuil. Comment dès lors expliquer, alors que les relations entre les deux anciens complices sont déjà sérieusement compromises, cette sincérité de Valmont, dont les atermoiements ne peuvent être interprétés que comme un aveu de faiblesse, et ce portrait flatteur de la Présidente qui va forcément exaspérer sa correspondante ?

            La première piste est que Valmont, désemparé, en appelle à Merteuil pour lutter contre un sentiment qu’il perçoit comme aliénant. Une deuxième lecture possible de la lettre est de la lire sur le mode du persiflage : l’apparente sincérité de Valmont doit se comprendre alors dans le cadre de la lutte entre les deux libertins, et chaque proclamation d’attachement à l’égard de la Présidente devient un coup de poignard qui dévalorise du même coup la relation que le Vicomte entretenait auparavant avec la Marquise. Nous allons cependant voir qu’il existe une troisième hypothèse, qui tiendrait aux dispositifs esthétiques mis en place dans la lettre. En essayant de sublimer sa passion par le récit, Valmont met en place à son insu un mécanisme qui va au contraire agir comme un catalyseur de cette même passion, et qui explique qu’il perde sa maîtrise discursive, contaminé qu’il est par le sentiment.

 

III LES DISPOSITIFS ESTHÉTIQUES MIS EN PLACE PAR VALMONT DANS LA LETTRE 125

 

A) Valmont dramaturge et comédien

 

On le voit, la lettre 125 se caractérise par son caractère hybride et insaisissable : à la fois proclamation de fidélité à l’éthique libertine et aveu d’amour, récit d’un viol et naissance d’une passion fusionnelle, démonstration de maîtrise stylistique qui laisse souvent la place au désarroi de l’épistolier, la lettre est parcourue par des forces contradictoires qui en font toute la richesse. Or cette complexité ne se limite pas uniquement à un éblouissant exercice de virtuosité stylistique de Laclos, et la tension, les ruptures qui parsèment le texte peuvent s’expliquer si on lit la prose de Valmont à travers un prisme esthétique. La recherche de l’émotion esthétique constitue en effet l’ambition première des roués. Il est nécessaire d’expliquer cette importance des questions esthétiques dans le cadre des romans libertins mondains.

            Les roués ont un rapport esthétique au monde et aux autres. En perpétuelle représentation sur la scène sociale où la quête de gloire les conduit à multiplier les aventures scandaleuses et les coups d'éclat, les roués orchestrent leurs entreprises de séduction comme des pièces de théâtre. Cette mise en fiction du réel leur confère une maîtrise sur les événements et sur eux-mêmes qui leur permet non seulement d'échapper à l'ennui mais surtout d'échapper au sentiment, perçu par les roués comme une force aliénante. Cette esthétisation du réel, qui consiste à appréhender les événements comme des fictions et des œuvres d'art, s'opère en deux temps. Tout d'abord, elle passe par la préparation minutieuse des entreprises de séduction que les libertins règlent comme s'il s'agissait d'une pièce de théâtre ou d'un tableau de peinture dont ils arrangeraient la composition, ce qui est manifeste dans le rituel de séduction décrit dans la lettre 125, qui repose sur une scénographie précise maîtrisée par Valmont et sur un travail rigoureux de comédien. Ensuite, les roués procèdent à une seconde esthétisation en mettant en récit leurs aventures, ce qui leur permet de construire leur personnage de libertin et de présenter leurs victimes comme des héroïnes de roman. Ceci explique que les lettres des libertins soient le lieu d'une vaste intertextualité, les roués utilisant par exemple les citations pour comparer leurs entreprises de séduction à des fictions. C'est dans le même esprit qu'ils pastichent les œuvres littéraires pour souligner la dimension esthétique de leurs aventures. En esthétisant ainsi leurs rapports aux autres, les libertins pensent créer une distance qui leur épargne toute implication affective. Mais ce n'est qu'un leurre car ils ne sont pas simplement auteurs de leurs lettres : ils en sont aussi les premiers lecteurs et, en tant que tels, ils finissent par être touchés par les souffrances des belles-âmes et les scènes pathétiques dont ils sont les investigateurs. Ce paradoxe de l'écriture libertine est celui qui explique la dynamique profonde de la lettre 125.

            La séduction de Madame de Tourvel est conçue comme entreprise théâtrale, dans laquelle Valmont se met en scène, à la fois comme démiurge et comme comédien habile, et il prend soin, dans le récit qu’il propose à la Marquise, de souligner la théâtralité de l’ensemble. Pour cela, il exploite un dispositif esthétique complexe, de manière à mettre en place cette mise en fiction du réel qui est censé lui permettre de jouir de « fantômes de passions », ou d’émotions virtualisées par leur représentation. L’objectif est double : impressionner Merteuil par la virtuosité de ses talents de dramaturge, de comédien et d’écrivain, mais aussi essayer, en sublimant l’émotion par le récit, de mettre en place un mécanisme cathartique qui est censé déréaliser les sentiments qui l’entrainent vers Tourvel, et dont il sent le potentiel aliénant. Le récit de Valmont est conçu en fonction du point culminant, un tableau dramatique caractéristique de l’esthétique théâtrale de la deuxième moitié du XVIIIͤ siècle, tableau dans lequel il met en scène son propre désespoir, pour convaincre la Présidente de céder, et dans lequel il exhibe ses talents de comédien, pour captiver sa victime, et pour éblouir Merteuil. Pourtant, ce n’est pas ce tableau du désespoir feint de Valmont qui sera le tableau le plus puissant de la lettre. L’absolue détresse de Tourvel lors de son réveil, après que Valmont eut abusé d’elle, devient un spectacle fascinant pour le Vicomte, qui se laisse tout entier absorber par la rhétorique purement corporelle de la femme séduite et bouleversée. Le séducteur entreprenant bascule alors dans une position de spectateur, un spectateur capté, profondément ému, comme si l’émotion esthétique ressentie devant la puissance silencieuse de la scène pathétique, loin d’être inconséquente, agissait comme un catalyseur de ses sentiments.

         Dans la lettre 125, la dramatisation du récit passe par un recours au dialogue, assez rare dans le roman, et par une utilisation de tableaux pathétiques. Après avoir détaillé les circonstances de l’entrevue, il passe rapidement – au discours indirect – sur le début de la conversation, et en arrive au dialogue de séduction proprement dit, dont il paraît reprendre l’intégralité, la lettre devenant alors une scène de théâtre, les dialogues étant uniquement interrompues par des précisions qui sont autant de didascalies. Il commence par une « cajolerie », qui reste influencée par le ton de la galanterie : « Si tant de charmes, ai-je donc repris, ont fait sur mon cœur une impression si profonde, tant de vertus n'en ont pas moins fait sur mon âme. » (p. 285) La maladresse des réponses de la Présidente, ses hésitations, sont autant de signes de son trouble, et de l’efficacité de la stratégie de Valmont, signes que le Vicomte, en bon comédien, toujours vigilant et observateur, perçoit immédiatement. A l’instar des héroïnes du sentiment, l’agitation se traduit immédiatement physiquement, et son corps est parfaitement lisible pour le roué : « [L]a voix de la tendre Prude était oppressée, et […] ses yeux ne s’élevaient pas jusqu’à moi. » (p. 286)

Afin de profiter de l’occasion, le Vicomte décide alors d’organiser un tableau pathétique, et de jouer une de « ces scènes de désespoir » (p. 287) pour vaincre les résistances de la Présidente. Après avoir menacé sa victime d’une séparation irrémédiable (évoquant même implicitement la perspective du suicide), il se précipite aux genoux de la jeune femme, reprenant une pose classique dans les entreprises de séduction libertine, et en essayant – vainement – de pleurer, révélant ainsi, par ailleurs, ses limites de comédien. En l’absence de larmes, il décide, par une réplique, de faire basculer la scène dans le tragique : « Oui, […] j’en fais le serment à vos pieds, vous posséder ou mourir ». La vive réaction de la jeune femme, que lui confirme un échange de regards, lui indique la validité de sa stratégie, aussi décide-t-il d’ajouter, ‘d’un ton bas et sinistre, mais de façon qu’elle pût [l]’entendre : “Hé bien ! La mort !” » (p. 287)  Observant le corps de Madame de Tourvel, il s’aperçoit qu’il trahit ses tourments, mais il est trop éloigné d’elle pour profiter de sa faiblesse, aussi choisit-il de passer du registre tragique à un registre plus sentimental, en jouant le désarroi de l’amant éconduit, ce qui lui permet de se situer dans une temporalité plus longue et de se rapprocher. Le Vicomte se risque à une proclamation sentimentale : « Femme adorable, lui dis-je en risquant l'enthousiasme, vous n'avez pas d'idée de l'amour que vous inspirez ; vous ne saurez jamais à quel point vous fûtes adorée, et de combien ce sentiment m'était plus cher que l'existence! […] Adieu. » Les palpitations du cœur de la jeune femme, l’ « altération de sa figure » (p. 288), les larmes qui la suffoquent, témoignent de la réussite de la mise en scène pathétique du roué.

            Une fois la Présidente subjuguée par sa mise en scène, il peut faire mine de s’éloigner. Les supplications de sa victime, puis son évanouissement, sont pour le roué le signal de son triomphe. Aussi la porte-t-il vers « le lieu précédemment désigné pour le champ de [sa] gloire », identifié par Jean Goldzink comme étant le fauteuil,  si bien que, lorsqu’elle revient à elle, elle a déjà été « livrée à son heureux vainqueur ». Tout au long de cette scène de séduction, il s’assure de l’efficacité de sa séduction en mettant en scène sa propre souffrance, pour  impressionner sa spectatrice première, la Présidente. Dans le récit qu’il fait de l’épisode, il a cependant recours aux caractéristiques de l’écriture libertine (commentaires ironiques, périphrases, ellipses, inclusion complice du destinataire), pour impressionner une autre spectatrice, Madame de Merteuil, laquelle, à la différence de Madame de Tourvel, ignorante de l’artificialité de la scène, peut goûter au spectacle donné sur la scène épistolaire en esthète complice.

 

B) Le tableau du désespoir de la Présidente

 

Après cette démonstration, le Vicomte anticipe une réaction traditionnelle de sa victime, « les larmes et le désespoir d’usage », première étape de « la grande route des consolations. » (p 289) Mais, au lieu d’une réconciliation amenée par des contacts physiques répétés, comme il s’y attendait, il se trouve confronté à un singulier tableau, dont il ne contrôle aucun des éléments :

Figurez-vous une femme assise, d'une raideur immobile, et d'une figure invariable ; n'ayant l'air ni de penser, ni d'écouter, ni d'entendre ; dont les yeux fixes laissent échapper des larmes assez continues, mais qui coulent sans effort. Telle était Madame de Tourvel, pendant mes discours ; mais si j'essayais de ramener son attention vers moi par une caresse, par le geste même le plus innocent, à cette apparente apathie succédaient aussitôt la terreur, la suffocation, les convulsions, les sanglots, et quelques cris par intervalles, mais sans un mot articulé. (p. 289)

Au tableau théâtral du désespoir du Vicomte, joué, succède donc le tableau autrement puissant – parce qu’authentique – de la détresse de la Présidente. Alors que dans le premier tableau, l’insincérité affichée, l’outrance soulignée des poses et des discours trahissent une ironie que Madame de Merteuil ne peut que goûter, et sont le signe de la volonté de maîtrise dramaturgique du roué, le portrait de Madame de Tourvel suffoquant, indique le changement de position de Valmont : de démiurge accompli, d’acteur enjoué et sûr de ses moyens, le voilà devenu spectateur fasciné par la puissance pathétique du tableau qui marque le couronnement de son entreprise. À la rhétorique tragique et sentimentale exploitée habilement par Valmont répond une rhétorique entièrement corporelle, inédite, surprenante. Conformément aux principes de l’esthétique du sentiment, le corps se donne à lire, et trahit les mouvements du cœur. Le traumatisme qui fait suite au viol se trouve signifié par l’immobilité et l’absence d’expression, tandis que l’authenticité des bouleversements et du désespoir est attestée par « la suffocation, les convulsions, les sanglots » (p 289), mais surtout par la désarticulation du langage. Valmont se trouve face à un tableau dramatique. La Présidente, toute entière à sa détresse, semble désormais ignorer son spectateur, plongée dans un absorbement manifeste. Confronté à une telle scène, déconcertante parce qu'inédite, le Vicomte ne sait plus comment réagir, il puise donc dans son répertoire des « lieux communs d’usage », et il ne trouve « que celui-ci » : « Et vous êtes dans le désespoir, parce que vous avez fait mon bonheur ? » (p 289). Une nouvelle fois, la réaction est inattendue :

A ce mot, l'adorable femme se tourna vers moi ; et sa figure, quoique encore un peu égarée, avait pourtant déjà repris son expression céleste. ‘Votre bonheur’, me dit-elle. Vous devinez ma réponse. – ‘Vous êtes donc heureux ?’ Je redoublai les protestations. – ‘Et heureux par moi !’ J'ajoutai les louanges et les tendres propos. Tandis que je parlais, tous ses membres s'assouplirent ; elle retomba avec mollesse, appuyée sur son fauteuil ; et m'abandonnant une main que j'avais osé prendre : - ‘Je sens, dit-elle, que cette idée me console et me soulage. (p. 289)

L’envahissement de la scène épistolaire par le corps de la Présidente a ici pour corollaire le retrait de Valmont, pourtant héros du premier tableau, désormais spectateur et non plus acteur. Significativement, sa voix s’estompe dans le récit, puisqu’il ne prend plus la peine de transcrire ses paroles, alors que les mots prononcés par la jeune femme sont eux repris au discours direct. La perspective d’un bonheur fondé sur l’intersubjectivité, le bonheur de l’amant engendrant celui de la maîtresse, est à l’origine d’une nouvelle transformation physique de la Présidente, et son amollissement vient traduire la fin de ses déchirements intérieurs, l’acceptation d’une union des consciences qui suppose un don total de soi. Ce don de soi entraîne un abandon et une union des corps qui n’a plus rien à voir avec l’instant d’égarement des femmes victimes d’un « moment », mais qui apparaît au contraire comme un acte de volonté, l’affirmation d’une force toute entière tournée vers l’autre. La communication des corps, directe, intense, débarrassée de tous les artifices rhétoriques qui l’accompagnent habituellement dans les rituels de la galanterie, suscite chez le libertin une ivresse inconnue :

Ce fut avec cette candeur naïve ou sublime qu'elle me livra sa personne et ses charmes, et qu'elle augmenta mon bonheur en le partageant. L'ivresse fut complète et réciproque ; et, pour la première fois, la mienne survécut au plaisir. Je ne sortis de ses bras que pour tomber à ses genoux, pour lui jurer un amour éternel ; et, il faut tout avouer, je pensais ce que je disais. Enfin, même après nous être séparés, son idée ne me quittait point, et j'ai eu besoin de me travailler pour m'en distraire.

Le plaisir dont parle Valmont ici n’est plus cette succession de sensations aussi vives qu’instantanées que recherche la Marquise, et qui correspond à l’idéal érotique de la galanterie : il a plus à voir avec le plaisir du sentiment, qui suppose durée et abandon mutuel des consciences et des corps, d’où un accès de sincérité, aussi bien à l’égard de Madame de Tourvel (l’aveu de l’ « amour éternel ») qu’à celui de sa correspondante (« et, il faut tout avouer, je pensais ce que je disais »). Significativement, le dispositif esthétique du tableau se trouve ici dépassé, puisque Valmont n’est plus un spectateur fasciné par le sujet sensible, il se trouve pris dans un rapport fusionnel qui abolit toute distance. L’expérience de sublimation des émotions par la mise en place d’une relation esthétique censée anéantir les potentialités aliénantes de la liaison avec la Présidente se trouve mise en échec.

Le Vicomte se rend d’ailleurs compte qu’il trahit l’éthos libertin : aussi convoque-t-il la figure de Madame de Merteuil, en gage de fidélité à ses anciens principes : « Ah ! Pourquoi n'êtes-vous pas ici, pour balancer au moins le charme de l'action par celui de la récompense ? Mais je ne perdrai rien pour attendre, n'est-il pas vrai ? Et j'espère pouvoir regarder, comme convenu entre nous, l'heureux arrangement que je vous ai proposé dans ma dernière Lettre. » (p 290) La réunion avec la Marquise n’est plus le couronnement de l’entreprise libertine qu’elle espérait, elle devient un expédient pour lutter contre une passion qui devient envahissante. La proposition du roué est donc singulièrement humiliante pour sa complice, qui ne s’y trompe d’ailleurs pas, puisque sa réponse dans la lettre 127 sera cinglante, lorsqu’elle explique qu’elle n’accepte guère les seconds rôles. Si l’on peut interpréter cette maladresse comme un camouflet voulu par le Vicomte, on peut aussi se demander si l’influence de Madame de Tourvel n’a pas modifié le rapport au langage du Vicomte, qui ne parvient plus à dissimuler ses intentions derrière des artifices rhétoriques. Il y aurait alors conversion de Valmont au sentiment, sous l’influence des discours, mais surtout de la rhétorique corporelle de Madame de Tourvel.

 

C) La conversion de Valmont ?

 

Une telle analyse pourrait d’ailleurs être confirmée par certaines ambiguïtés dans le premier tableau, dans lequel Valmont décrivait ironiquement la mise en scène de son désespoir face à la Présidente. Il est en effet permis de douter du prétendu sang-froid du roué. Il admet que la réaction violente de la Présidente suit, non pas la réplique théâtrale (« vous posséder ou mourir »), mais un échange de regards, que le Vicomte décrit ainsi : « En prononçant ces dernières paroles, nos regards se rencontrèrent. Je ne sais ce que la timide personne vit ou crut voir dans les miens, mais elle se leva d'un air effrayé, et s'échappa de mes bras dont je l'avais entourée. » (p 287) Implicitement, il avoue ici ne pas contrôler ses regards, et on peut légitimement se demander si ce n’est pas l’authenticité du désespoir de Valmont, qu’elle aurait vu ou cru voir dans ses yeux, qui s’exprimerait dans une transparence des regards et des corps, conformément à une poétique de la sensibilité, plus que dans une habileté rhétorique revendiquée, qui achève de convaincre la jeune femme. Cette possibilité est confirmée par le choix curieux de mots effectué par Valmont pour décrire la modification de son jeu pour profiter de l'émotion de sa victime. En expliquant qu'il risque « l'enthousiasme », il souligne en effet l'abandon d'un jeu maîtrisé, celui du comédien du Paradoxe de Diderot, maître de ses gestes et de ses regards, toujours conscient d'être en scène, au profit d'un débordement d'énergie qui peut signifier une aliénation, qui évoquerait alors les transes du Neveu de Rameau.

            On peut dès lors se demander si la force de conviction de Valmont ne tient pas au fait que justement il ne joue plus, et si ce n'est pas la sincérité du séducteur, plus que son art consommé de la feinte, qui achève de convaincre Madame de Tourvel. Dès lors, le premier tableau du désespoir de Valmont, loin d’être le signe d’une remarquable maîtrise des codes fictionnels de la représentation pathétique, pourrait devenir au contraire un aveu indirect des emportements sentimentaux du libertin, emportements qu’il s’efforcerait de dissimuler par une narration épistolaire par laquelle il veut mettre en avant sa capacité à produire des fictions tout en s’en distanciant.

 

 

 

            La lettre 125 occupe bien une position centrale dans le texte des Liaisons. Elle peut à la fois se lire comme le triomphe de Valmont et comme le signe de sa défaite. Si triomphe il y a, ce n’est pas uniquement le triomphe du séducteur, c’est aussi un triomphe esthétique, tant sa maîtrise du récit et des jeux avec les codes du théâtre apparaît éblouissante. Il démontre sa versatilité d’auteur mais aussi de comédien, ainsi que sa maîtrise des principes de la poétique galante que prise Madame de Merteuil. Et pourtant, même si l’ambition du Vicomte est de se peindre devant sa correspondante en libertin accompli, sûr de sa technique et de son écriture, la lettre devient un étrange exercice d’introspection, le libertin mettant en scène ses doutes avec une sincérité déconcertante. Il est manifeste que sa rencontre avec la Présidente –  dont aucune des réactions ne peut se lire avec la grille d’analyse libertine dont il use habituellement pour jauger ses conquêtes –  a bouleversé ses certitudes, et l’a touché plus qu’il ne veut l’admettre. C’est en étudiant les dispositifs esthétiques mis en place par le roué dans ce texte que l’on peut mesurer l’évolution du personnage. S’il s’est amusé à présenter sa lettre comme une scène de théâtre, occasion pour lui de montrer à sa destinatrice ses talents de comédien comme de dramaturge, il a aussi fait de cette dynamique dramaturgique la clé de voute de son opération de séduction, qui culmine avec le tableau joué de son désespoir feint, afin de persuader sa victime de l’authenticité de ses sentiments. A ce tableau dramatique se substitue cependant un autre tableau, qui échappe au contrôle de Valmont, lorsqu’il se trouve réduit à un statut de spectateur fasciné devant le spectacle saisissant parce qu’authentique du désespoir absolu de la Présidente. Dès lors, il se trouve absorbé dans ce tableau, au point d’en oublier les principes de maîtrise de soi et de domination d’autrui qui fondent son éthos libertin. Le dispositif esthétique se trouve anéanti, et le Vicomte découvre un mode de relation intersubjectif non médié par la représentation, et reposant sur la transparence des cœurs et des consciences, caractéristique de cette esthétique de la sensibilité explorée quelques années auparavant par Rousseau dans sa Nouvelle Héloïse.

 

 

 



[1] Édition utilisée : Laclos, Les Liaisons dangereuses, éd. René Pomeau, Paris, GF Flammarion, 1981.

14/03/2014

Que faut-il penser d'une société dans laquelle le surmoi s'affaiblit ?

[Voici un exemple de colle  – plus précisément du deuxième exercice constitutif  de l’épreuve, consacré au traitement d’un sujet proposé dans le prolongement du texte dont l’analyse en constitue le premier temps ; en l’occurrence, le texte était un article du Monde évoquant la « désinhibition » qui a rendu possible la banalisation dans la sphère publique  des discours racistes (voir l’affaire Taubira). Le candidat a réussi à élaborer une démarche d’ensemble pertinente (simple mais efficace) et à nourrir de ses connaissances (historiques et philosophiques) un exposé convaincant. Il m’a semblé plus intéressant de fournir cet exemple d’une très bonne prestation plutôt qu’un « corrigé professoral ». Pour apprécier pleinement cet exposé (certes un peu réécrit par son auteur et par votre serviteur), il faut se rappeler que les candidats ne disposent au total que de 30 mn pour élaborer l’analyse (i.e. un résumé un peu schématique, dans lequel on met l’accent sur la progression logique du texte) et le commentaire, ce qui est très peu. J’ajoute pour finir que la prestation orale de Yunus (qu’il s’agisse de son maintien, du rythme, de la capacité à souligner les points les plus importants, puis, après l’exposé,  à entrer en discussion avec le jury) était elle aussi conforme aux normes  qui prévalent en la matière.]

 

COSKUN Yunus (relecture : Guy Barthèlemy)

MP

 

Commentaire : Que faut-il penser d'une société dans laquelle le surmoi s'affaiblit ?

 

Plan :

I/. De la nécessité de développer le surmoi pour vivre en société

II/. De la nécessité d'affaiblir un surmoi mal construit

III/. De la difficulté d’instaurer un surmoi moral et républicain dans les sociétés actuelles

 

I/. De la nécessité de développer le surmoi pour vivre en société :

ñ     Rappel de la structure  de la « topique freudienne » : le surmoi, le moi et le soi.

Rappel de la définition du « surmoi », en opposition au « ça ».

Le « ça » est l'instance des pulsions, des appétits, du désir charnel. Le surmoi est l'instance qui impose le renoncement aux pulsions, l'instance qui censure, qui interdit. Il pousse l'individu à obéir à un ensemble de règles. Le moi est un équilibre instable négocié en permanence avec le ça et le surmoi.

ñ     Le vivre ensemble, la vie en société implique la soumission et l'obéissance à une instance supérieure commune. Pour ce faire, la société doit conditionner l'individu à obéir, lui transmettre des valeurs,  façonner son esprit.

ñ     Le désir précède le jugement. Selon Spinoza, l'homme pense qu'il désire ce qu'il juge être bon, mais en réalité il juge bon ce qu'il désire. Exemple : un individu juge qu'un Iphone est bon parce qu'il le désire (et René Girard nous apprend que ce désir est le fruit du « mimétisme » : on désire ce que les autres désirent), mais il pense qu'il le désire parce qu'il le juge bon (ce qui n'est pas le cas). Le jugement de l'individu est ainsi entravé par le désir. On comprend par là que c’est la société  qui régule le désir de l'individu, qui lui indique ce qu’il convient de désirer, et ce indépendamment du jugement. L’aliénation peut être au bout de ce processus. La démocratie prône  la liberté de jugement, mais la société conditionne l'individu de manière à ce qu'il juge bon ce la société veut qu'il juge bon. Le désir précédant le jugement, on soumet l'individu à une dictature du désir qui a un impact sur sa manière de juger.

è    La société développe le surmoi de l'individu pour qu'il respecte les lois qui lui sont  imposées, qu'il s'abstienne de transgresser les interdits,  ce qui permet la vie en société.

è    L'individu doit obéir.

ñ     Inhibition des pulsions pour garantir la liberté de chacun. « L'impulsion du seul appétit est esclavage, l'obéissance à la loi qu'on s'est fixée est liberté » (Diderot). La liberté consiste à s’autoriser  tout ce qui ne nuit pas à autrui. La liberté des uns s’arrête la où la liberté des autres commence. Développer le surmoi permet la maîtrise de ses pulsions et l'obéissance des lois, ce qui garantit la liberté et l'ordre dans un état. Autrui prime sur l’imposition de soi et de son ego

è    surmoi nécessaire dans le rapport à autrui

 

Transition : Certes la société doit développer le surmoi de l'individu. Encore faut-il que l'ensemble des règles intériorisées par l'individu ne soit pas immorales. Quels modèles imposer ? Quels idéaux ?

 

II/. De la nécessité d'affaiblir un surmoi mal construit

ñ     La société peut conditionner l'individu à être immoral, à accepter l'immoralité comme une nécessité.

Exemple du nazisme: mise en place d’une  propagande qui est une machine à décerveler (Gubbels s'inspire de la publicité américaine poussant à consommer), qui doit produire l’intériorisation des valeurs nazis. Est bon ce que le Führer juge bon.

è    Risque d'accepter l'inacceptable à cause  d'un surmoi mal construit, abusif.

ñ     Le surmoi peut être développé jusqu'à l'obéissance aveugle de l'individu (esprits grégaires).

Hannah Arendt dans Eichmann à Jérusalem : Eichmann est un bon fonctionnaire (dans le Reich nazi), il est méticuleux dans son travail et exigeant. Jugé pour avoir servi le nazisme, il répond : « Je n'ai fait qu'obéir ».

è    Risque d'aveuglement de l'individu dans l'obéissance à cause d'un surmoi hypertrophié.

ñ     Il est nécessaire de faire preuve d'esprit critique,  d’autonomie (étymologiquement : se donner sa propre loi) ; valeurs des Lumières : il faut être critique et auto-critique. Il faut être capable de s'interroger sur les valeurs auxquelles on adhère et sur le sens que l’on donne à ses actes. Il fut être en mesure de se défaire d'un surmoi mal construit, de penser contre soi-même.

 

Transition : le phénomène historique de la  banalisation d’un racisme d’état homicide relayé par des citoyens ordinaires  témoigne  des ravages que peut occasionner un surmoi mal construit ; il est nécessaire d'instaurer un surmoi moral et républicain dans nos sociétés actuelles.

 

III/. De la difficulté d'instaurer un surmoi moral et républicain dans nos sociétés actuelles

ñ     Berceau des droits de l'homme et du citoyen, notre société démocratique doit instaurer un surmoi moral et républicain, un surmoi indissociable de l’intériorisation de valeurs humanistes.

Kant dans La métaphysique des mœurs (pour comprendre la morale):

La morale implique le jugement, elle peut être discutée. Il s'agit du respect du devoir au mépris de nos inclinaisons et de nos désirs. L'instauration du surmoi moral est l'intériorisation même du respect du devoir. L’exigence morale implique le développement du surmoi (qui pousse au respect des autres fût-ce au détriment  de soi)

ñ     Notre société capitaliste cherche à susciter le désir de consommer. Pour cela, l'individu est soumis à un bombardement  publicitaire. Elle impose un bonheur conformiste, celui de la consommation, à l’individu. On pousse l'individu à penser à son confort, à son bien-être, à son apparence (individualisme). Pour cela, on développe le « ça » de l'individu pour que celui-ci cède à la tentation de consommer qui est branchée sur la sphère de la pulsion. C’est donc en définitive une exigence économique qui conduit à encourager  le développement du ça (qui pousse à se centrer sur son ego au mépris des autres).

Donc : contradiction entre exigences  républicaines et capitalisme.

ñ     Le surmoi de l'individu est modelé par son environnement. Soumis aux médias de masse, l'individu est abruti par la télévision. Le racisme et la violence affichés dans les films conduisent  à la banalisation  de comportements qui transgressent la morale républicaine. Les grands criminels sont présentés comme des héros : comment les enfants et les adolescents peuvent-ils accéder à la conscience du Bien ? De plus, les médias nourrissent l'individu de préjugés : stigmatisation de l'islam, polémique sur l'identité nationale

 

Conclusion :

            Il est nécessaire que la société rende possible la formation d’un surmoi permettant le vivre ensemble. Cependant, l'individu doit se doter d'un esprit critique permettant de se remettre en question et d'être critique vis-à-vis de la société  afin de ne pas tomber dans une obéissance aveugle aliénante, dans une ignorance qui s’ignorerait. L'esprit critique peut permettre de reconstruire son surmoi en prenant conscience des distorsions qu’il a subies. Entre exigences républicaines et capitalistes, la société doit instituer des priorités et tendre vers un capitalisme moral afin d'instaurer un surmoi vertueux chez les individus. En effet, le capitalisme a un impact direct sur la formation de l'inconscient et aboutit à des formes de  mystification. L’'éducation (par les médias et par l'école de la République) doit aider les individus à conquérir leur autonomie.

            A l'image d'un alchimiste qui cherche à transformer les métaux vils en métaux nobles, le plus grand combat d'un individu vise à transmuter ses pulsions : c’est ce qu’on nomme la sublimation (ex. : conversion de l’agressivité en créativité). C'est un travail individuel, personnel,  qui peut permettre d'évoluer vers une société plus vertueuse.