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24/06/2013

Problématiques de l'écriture féminine

                        PROBLEMATIQUES DE L’ECRITURE FEMININE

 

[Ce texte a été élaboré par Gilles Negrello, professeur en hypokhâgne et en Math spé au Lycée Champollion de Grenoble ; il vient coiffer un ensemble de cours pendant lesquels avait été traitée la question des relations entre femmes et écriture. Je remercie l’auteur de m’avoir autorisé à faire figurer ce document sur mon blog. G.B.]

 

 

 

La littérature française a longtemps été presque exclusivement écrite par des hommes : à peine peut-on citer, pour les époques antérieures au XXe siècle, deux ou trois noms de femmes de lettres célèbres par siècle. La langue en atteste : le mot « écrivain » n’a pas de féminin, « écrivaine » ayant une consonance malencontreuse. On rencontre parfois « auteure », mais ce néologisme n’est pas très heureux, puisqu’il faut le prononcer « l’auteureux » pour le distinguer du masculin. Dans sa préface aux Poésies de Marceline Desbordes-Valmore, Yves Bonnefoy souligne combien il est plus difficile à une femme de prendre la plume pour s’exprimer dans une langue qui est réfractaire à la féminité : « Dans notre société, les hommes n’échangent plus tout à fait les femmes comme on ferait de biens matériels, ils n’en ont pas moins décidé entre eux des valeurs, des idées, des perceptions, des projets qui donnent structure à la langue ; et même sans y penser ils sont donc les seuls sujets libres d’un acte de la parole où la femme n’est qu’un objet. » Selon cette affirmation, l’ancienne domination des hommes sur les femmes ne s’exerce plus ostensiblement, au plan socio-économique, mais continue d’exister plus secrètement, inscrite dans les structures mêmes du langage. La tâche des femmes désireuses de s’exprimer est ainsi rendue plus compliquée que celles des hommes, qui, eux, ont un instrument à leur main : une langue conforme à une vision phallocratique du monde. Doit-on aller jusqu’à dire que le monopole historique des hommes sur la littérature a marqué la langue à une profondeur telle qu’une femme qui écrit ne peut pas être entièrement maîtresse de sa parole, au sens où elle doit user de formes du discours qui sont intrinsèquement marquées par une visée virile ? Il est incontestable qu’il existe, historiquement, une domination masculine sur la langue, particulièrement sur la langue écrite, dont les structures mêmes sont informées par un point de vue masculin qui s’est transmis de siècle en siècle à travers la littérature. Néanmoins, il existe des modes d’expression et des périodes historiques qui ont permis aux femmes de s’exprimer plus librement et d’introduire ainsi dans la langue des valeurs et des idées d’inspiration féminine, qui ont pris place dans le patrimoine littéraire. Mais la dichotomie masculin-féminin, en littérature, doit-elle être superposée à la différence des sexes ? Une sensibilité toute féminine n’est-elle pas évidente chez certains hommes de lettres et la plus authentique virilité ne se remarque-t-elle pas dans les œuvres de certaines femmes de lettres ?

 

 

Le langage n’est pas un matériau neutre qui se plierait avec plasticité à tout projet d’expression, quel qu’en soit le contenu. Au contraire, la langue est un médium qui retient dans sa configuration interne l’empreinte des idéologies qui ont accompagné sa formation et sa transmission. La langue française possède cette spécificité d’être intimement, depuis ses origines médiévales et tout au long de son développement, à l’écrit et plus particulièrement à la littérature. (L’habitude de faire les liaisons, dans un registre soutenu, révèle l’influence de l’écriture sur la prononciation.) Or la culture écrite est restée du Moyen Age au XIXe siècle un domaine quasiment réservé aux hommes, notamment en ce qui concerne les belles lettres. Il n’est qu’à consulter le sommaire d’une quelconque anthologie de littérature française : l’écrasante majorité des auteurs sont des hommes. Un élève peut suivre toutes ses études secondaires sans jamais rencontrer un auteur féminin en cours de français. Cependant, la femme n’est bien sûr pas absente de la littérature : il y a la Laure de Pétrarque, la Béatrice de Dante, la Phèdre de Racine, etc. Objets de passion, de culte ou d’horreur, les femmes n’ont longtemps existé en littérature qu’à titre d’objets de discours tenus par des hommes. Cet état de fait, resté globalement inchangé au cours des siècles, a fini par se naturaliser au point de n’être plus remarqué : la suprématie des hommes dans le patrimoine littéraire semble aller de soi. Cette idéologie, inconsciente d’elle-même, génère des tropismes qui perpétuent la domination masculine sur l’expression littéraire. Par exemple, le couple formé par Louis Aragon et Elsa Triolet est célèbre par les poèmes qu’Aragon a consacrés à sa compagne, comme celui qui conclut Le Crève-cœur : « Elsa je t’aime ». Aragon a immortalisé, est-on tenté de dire, le prénom de son épouse, en l’inscrivant au titre de ses recueils : Les Yeux d’Elsa ou Le Fou d’Elsa. Mais la gloire d’Aragon a aussi contribué, sans doute, à occulter l’œuvre de sa compagne, dont on se souvient à peine aujourd’hui qu’elle fut romancière et obtint le prix Goncourt en 1944 pour son livre Le Premier Accroc coûte deux cents francs. Elsa reste dans les mémoires non pas comme un auteur autonome, mais comme « la compagne d’Aragon », de même que Simone de Beauvoir est souvent associée à Sartre (ainsi dans le roman de Boris Vian, L’Ecume des jours, qui se moque d’eux en les appelant Jean-Sol Partre et la comtesse de Bouvouard) – ce qui dénonce la persistance d’un schéma patriarcal dans la structuration du patrimoine littéraire français, encore au XXe siècle.

Cette domination masculine est assise sur les conditions matérielles de production de la littérature : pour devenir écrivain, non seulement il faut avoir reçu une éducation livresque (ce qui a longtemps été réservé aux garçons), mais il faut aussi disposer de suffisamment de temps libre et d’argent pour pouvoir se consacrer à l’écriture. Or la plupart des femmes, outre la dépendance financière vis-à-vis des hommes où la société les a maintenues jusqu’à encore récemment, ne pouvaient pas disposer du temps nécessaire à la création d’une œuvre, parce qu’elles devaient s’occuper de leur ménage et de leurs enfants. Dans son article « Les femmes et le roman » (1929, in L’Art du roman, Seuil, coll. Points, 2009, p. 88-99), Virginia Woolf insiste sur un détail matériel de la plus haute importance : pour écrire, il faut disposer d’une chambre à soi, où l’on puisse être seul et au calme, et c’est un luxe dont la majorité des femmes étaient privées jusqu’au XXe siècle. Dans cet article, Virginia Woolf rejoint tout à fait Yves Bonnefoy : pour s’imposer dans l’art du roman, explique-t-elle, les femmes doivent d’abord inventer une grammaire qui leur convienne, car la forme même de la phrase porte l’empreinte masculine : « C’est une phrase faite par les hommes ; elle est trop lâche, trop lourde, trop pompeuse pour une femme. » Les romancières doivent ensuite mettre en avant les valeurs propres à l’expérience féminine du monde : par leur mode de vie et leur place dans la société, les femmes ont développé une sensibilité qui leur fait prêter attention à des choses que les hommes, de leur côté, négligent, les jugeant sans intérêt. Les structures sociales, qui déterminent la sujétion de la femme, ont donc des répercussions jusque sur les structures linguistiques, qui portent en leur forme même une vision masculine du monde.

Cette prégnance de la domination masculine sur les formes du discours s’exerce à plusieurs niveaux. On la constate dans le vocabulaire, par exemple, dans les titres honorifiques impossibles à féminiser : « madame le professeur », « madame le maire »…. Mais elle travaille aussi les règles grammaticales : quand un adjectif ou un participe se rapporte à plusieurs noms de genres différents, on dit que « le masculin l’emporte », puisqu’il impose l’accord. Enfin, elle s’exerce sur ces formes matricielles du discours littéraire que sont les genres, les registres, les clichés et les mythes. En effet, l’héritage littéraire qui se transmet de siècle en siècle étant constitué pour l’essentiel d’œuvres écrites par des hommes, les modèles dont s’inspire tout écrivain (fût-il une femme) pour écrire son œuvre sont majoritairement masculins. Et il ne suffit pas, pour échapper à cet héritage, d’inverser purement et simplement le schéma, en mettant par exemple un personnage féminin à la place du héros traditionnel, comme font les scénaristes des films d’animation récents destinées prioritairement aux petites filles (Mulan ou Rebelle). La difficulté pour un auteur féminin de s’émanciper des références phallocentriques s’observe, par exemple, dans les Lais de Marie de France. Cet ensemble de nouvelles écrites au XIIe siècle constitue incontestablement une des plus anciennes œuvres féministes : l’auteure dénonce la condition des épouses soumises à de mauvais traitements par leur mari jaloux (« Guigemar », « « Yonec ») ; elle prône le droit des femmes à choisir leur partenaire amoureux, en racontant sans la moindre trace de réprobation morale les histoires de femmes qui ont eu un enfant hors-mariage (« Milon ») ou une liaison extraconjugale (« Le rossignol », « Le chèvrefeuille »). Pourtant, on remarque que sur les douze textes qui composent le recueil et qui mettent tous en scène un couple, un seul a pour titre le nom de l’héroïne (encore ce nom est-il un substantif de genre masculin : « Le Frêne »), tandis que sept sont titrés d’après le nom du héros (comme « Équitan » ou« Lanval »). Quand deux titres existaient pour le même conte, l’auteure a préféré celui qui désigne le héros : ainsi, dans la tradition orale dont il s’inspire, le lai « Éliduc » est parfois nommé « Guildeluec et Guilladon », du nom des deux personnages féminins qui en sont les héroïnes, mais c’est la figure masculine qui est devenue éponyme. Malgré l’attention qu’elle accorde à la condition féminine, Marie de France, véhicule tout de même des idées et des fantasmes qui paraissent essentiellement masculins. Par exemple, l’histoire du loup-garou « Bisclavret » contient des éléments traditionnels de satire misogyne : l’épouse du lycanthrope trahit son mari, l’empêchant de reprendre forme humaine, parce qu’elle est d’abord trop curieuse, puis apeurée. Elle se révèle dans la suite de l’histoire séductrice et inconstante. Au contraire, la relation du loup-garou, sous sa forme animale, avec le seigneur qui l’adopte comme bête de compagnie constitue une apologie des valeurs viriles de la féodalité : le lien vassalique et l’exercice en commun de la violence sous la forme de la chasse ou de la vendetta. Ces éléments idéologiques sont inscrits dans la trame même du conte dont Marie de France s’est inspirée pour écrire ce lai. L’ancien français de l’époque féodale et les schémas narratifs des légendes bretonnes, qui sont les matériaux langagiers des Lais, sont porteurs d’une certaine vision du monde, à laquelle Marie de France ne pouvait pas échapper – ce qui tend à confirmer que la femme ne pouvait pas être alors « le sujet libre d’un acte de la parole ».

Le langage, et en particulier la langue écrite de la littérature, sont ainsi imprégnés par une perception du monde typiquement masculine. Le point de vue féminin a beaucoup de mal à s’exprimer, parce qu’il ne peut le faire qu’en utilisant des structures linguistiques et des formes du discours forgées au cours du temps par l’autre sexe. Cependant, notre culture n’a pas constamment réduit les femmes au silence ; elles ont eu au contraire, dans la formation de la langue et de la littérature, un rôle primordial, quoique beaucoup moins visible que celui des hommes, parce qu’il s’est exercé à l’oral plus qu’à l’écrit.

 

La domination masculine sur la langue française, en particulier dans le domaine littéraire, n’a été ni absolue ni permanente : certaines époques historiques ont présenté des conditions favorables à l’expression des femmes, du moins dans les catégories sociales les plus favorisées. Mais le rôle des femmes dans la formation de la langue passe inaperçu, parce qu’il s’est exercé principalement dans le domaine de la culture orale. Par exemple, les « contes de bonnes femmes » sont une désignation méprisante du patrimoine folklorique, ce qui indique que celui-ci était transmis principalement par les femmes avant d’être mis par écrit, le plus souvent, par des hommes, comme Perrault, Andersen ou Grimm. Le cadre sociopolitique a longtemps été un obstacle à ce que les femmes écrivent et publient. Seules les femmes de la haute aristocratie (comme Madame de Sévigné), voire de rang princier (comme Marguerite de Navarre, sœur de François Ier) pouvaient accéder au statut d’écrivain. Mais pendant très longtemps, la chose reste si exceptionnelle voire scandaleuse, que les femmes-auteurs s’entourent de mille précautions. Ainsi, Madame de Lafayette n’a-t-elle signé aucune de ses œuvres (hormis le portrait de Madame de Sévigné inséré dans les Divers Portraits de Mademoiselle de Montpensier). Elle n’a jamais voulu reconnaître publiquement être l’auteur de La Princesse de Clèves. La légende lancée par les persifleurs de son temps et qui a encore cours, selon laquelle La Rochefoucauld aurait largement réécrit ce roman témoigne une fois de plus d’une propension plus ou moins inconsciente à vouloir réserver le domaine littéraire aux hommes. Mais cette exclusion des femmes de l’écrit et surtout de l’imprimé ne signifie pas que l’usage de la parole était réservé aux hommes qui auraient « décidé entre eux » du devenir de la langue. À plusieurs époques de son histoire, la littérature française s’est formée dans des milieux dominés par les femmes. Et si ce sont des hommes qui ont signé les œuvres qui sont restées de ces époques, ceux-ci avaient appris à écrire en écoutant des femmes parler. De plus, ils écrivaient souvent pour un public féminin, usant à cette fin d’un langage tout imprégné de valeurs et de sensibilité féminines. Deux courants illustrent particulièrement ce sous-bassement féminin de la littérature : la courtoisie au Moyen Age et la préciosité au XVIIe siècle. Nous y ajouterons un phénomène moins connu et plus difficile à cerner : l’influence, au XIXe siècle, de la chanson et en particulier de la romance sur la poésie.

La littérature courtoise est d’inspiration féminine, même si les troubadours, les trouvères et les rares auteurs médiévaux qui ont signé leur œuvre de leur nom (comme Chrétien de Troyes ou Guillaume de Lorris, l’auteur du premier Roman de la rose) sont quasiment tous des hommes (à l’exception de Marie de France et de Catherine de Pisan). En effet, la littérature courtoise est née dans les cours princières du Moyen Age classique (XIe-XIIIe siècles), qui étaient souvent dominées par une reine. Dans « La leçon de Ribérac » (postface au recueil de 1942, Les Yeux d’Elsa), Aragon souligne l’importance historique de la cour d’Aliénor d’Aquitaine, à Poitiers, où les troubadours de langue d’oc, porteurs de la tradition poétique des cours provençales, se sont mêlés à des trouvères de langue d’oïl, héritiers de la culture celte transmise par les bardes bretons. La civilisation courtoise émerge en Europe au moment où les croisades éloignent les seigneurs de leurs terres : le champ est alors laissé libre, pour un temps, aux dames, qui opposent aux valeurs viriles de l’ancienne société guerrière (la force, l’impétuosité, l’amitié) des valeurs nouvelles, d’inspiration féminine : l’élégance, la docilité, l’amour. Un personnage incarne ce nouvel idéal courtois, conforme à des perceptions et des projets typiquement féminins : c’est Lancelot du lac, qui apparaît pour la première fois dans le roman de Chrétien de Troyes, Lancelot ou le Chevalier de

 la charrette. Or ce livre est une œuvre de commande qui lui a été demandée par sa protectrice, Marie de Champagne, fille d’Aliénor d’Aquitaine. Le roman illustre l’idéal de vie qui s’élaborait à la cour de Champagne, autour de le Comtesse Marie, qui réunissait des « cours d’amour » (dont témoigne le Traité de l’amour courtois d’André Le Chapelain), où l’on débattait des principes de la fin’amor. Certains épisodes sont des réponses, apportées sous forme de récit, aux problèmes de casuistique amoureuse discutés à ces occasions, tels que : faut-il aller jusqu’à braver le déshonneur pour obéir à sa dame ? L’idéologie féminine de la courtoisie s’est ensuite diffusée à l’ensemble de la culture nationale par le biais de la langue. En effet, c’est dans les textes littéraires des XIIe et XIIIe siècles que s’élabore, sur la base du dialecte d’Ile-de-France, la « langue du roi » qui s’imposera progressivement à l’ensemble du royaume comme langue nationale. Les écrivains de langue française ont donc à leur disposition un instrument d’expression qui n’est pas complètement étranger au « goût du monde féminin, mundi muliebris » (selon l’expression de Baudelaire dans Les Paradis artificiels).

L’influence des femmes sur la formation de la langue française se fait de nouveau fortement sentir au XVIIe siècle, avec le courant précieux. Le versant écrit de la préciosité n’est pas ici le plus important. Certes, des femmes de lettres publient alors des œuvres qui connaissent un large succès, comme les romans de Mademoiselle de Scudéry (Le Grand Cyrus, Clélie où figure la fameuse « carte du Tendre ») ou les Lettres de Madame de Sévigné. Mais c’est au plan de la culture orale que la préciosité a eu la postérité la plus durable, en imposant à toute l’Europe un modèle de sociabilité dont le prestige durera jusqu’au XIXe siècle : la culture de salon. Le nom de la fondatrice du courant précieux, Madame de Rambouillet, n’est d’ailleurs pas associé à une œuvre, mais à un salon : l’hôtel de Rambouillet, modèle d’autres lieux de réunion semblables, toujours tenus par des femmes, où s’élaborent la culture et la langue classiques. Le salon est un endroit où se rencontrent périodiquement (généralement un jour par semaine) des femmes du monde et des savants, des écrivains, des beaux esprits. La présence des dames impose une manière de s’exprimer raffinée : si la badinerie est prisée, la gauloiserie est exclue, tout comme les longs discours préparés d’avance, auxquels on préfère les impromptus. Les dames n’étant pas formées au latin dans les universités (qui leur sont fermées), le salon n’est pas une académie : on s’y exprime sans pédantisme. Comme on est en compagnie, il serait impoli de monopoliser la parole : l’art de la conversation impose la brièveté et la rapidité. Ainsi le salon impose-t-il, contre les modèles masculins issus de la culture latine (celle de la scolastique ou celle de l’humanisme), de nouvelles façons de s’exprimer, marquées par l’influence féminine. La recherche de clarté et d’élégance aboutit à la rédaction de codes du bon usage, comme les Remarques sur la langue française de Vaugelas, qui influenceront profondément la grammaire française. Voilà comment à l’âge classique, par l’entremise d’une culture essentiellement orale, les femmes ont de nouveau marqué la langue française de leur sensibilité et de leur vision du monde.

Le XIXe, siècle bourgeois, est peut-être le plus phallocratique de notre histoire littéraire : les privilèges de l’aristocratie avaient été abolis (et avec eux la possibilité pour les femmes de la haute société d’accéder à la création littéraire) ; mais l’émancipation des femmes n’avait pas encore eu lieu – ce qui fait qu’une uniforme suprématie masculine caractérise les principaux courants littéraires du temps : le romantisme, le naturalisme et le symbolisme. Le seul écrivain féminin célèbre qui vient à l’esprit quand on pense au XIXe siècle français (alors que l’Angleterre a Jane Austen, Charlotte et Emilie Brontë, Marie Shelley) a pris un nom d’homme pour publier ses livres : c’est George Sand (Aurore Dupin de son vrai nom), raillée par Barbey d’Aurevilly, qui lui attribue le qualificatif de « bas bleu » par lequel il désigne péjorativement toute femme de lettres. Pourtant, même en ce siècle pesamment misogyne, les femmes n’étaient pas réduites au silence. C’est dans le domaine de la chanson, et plus particulièrement dans le genre de la romance, très à la mode à l’époque romantique, que des femmes ont pu s’exprimer et faire entendre un registre typiquement féminin, qui va influencer la littérature et la langue françaises par l’intermédiaire de la poésie. La poétesse Marceline Desbordes-Valmore était chanteuse et actrice avant de se fait connaître par ses écrits. L’originalité de sa poésie, parue dans les années 1830-1850 mais atypique par rapport aux canons de la poésie romantique, s’explique peut-être par l’influence de la romance, qui l’a incitée à adopter un ton d’une grande simplicité, en pratiquant une écriture délibérément rudimentaire faite de phrases courtes, de parataxe et de répétitions :

« Veux-tu l’acheter ?

Mon cœur est à vendre.

Veux-tu l’acheter,

Sans nous disputer ?

(« La sincère », in Les Pleurs, 1833)

Ce style presque relâché et pourtant très musical a valu à Marceline Desbordes-Valmore d’être redécouverte à la fin du siècle par les poètes symbolistes. Verlaine (qui l’a lue sur la recommandation de Rimbaud) lui consacre en 1888 un chapitre de ses Poètes maudits. C’est à elle que ces deux poètes ont emprunté l’hendécasyllabe, que Verlaine utilise pour la première fois dans la quatrième des « Ariettes oubliées », poème où — est-ce un hasard ou un hommage ? — se fait entendre une voix féminine :

« Il faut, voyez-vous, nous pardonner les choses.

De cette façon, nous serons bien heureuses […] »

Les rythmes naïfs des « Derniers vers » de Rimbaud, l’allure de berceuse alanguie des Romances sans paroles de Verlaine doivent beaucoup à cette influence féminine, qui les a aidés à renouveler l’écriture poétique grâce à des procédés, comme le refrain, empruntés à la chanson.

            Même si les hommes trouvent plus facilement leur place en littérature, vu la longue tradition de monopole masculin sur l’écriture, l’idée selon laquelle la langue serait informée par des représentations et des valeurs typiquement masculines est donc à nuancer. Les femmes ont joué à diverses époques un rôle de premier plan dans la vie culturelle, mais l’incidence sur la langue de la sensibilité féminine est moins visible, du fait qu’elle s’est exercée principalement à l’oral. D’ailleurs, face aux institutions longtemps restées aux mains des hommes — les belles lettres, l’école, l’université, entre autres — se dresse le fait fondamental de « la langue maternelle », qui contredit l’hypothèse de structures linguistiques forgées par les hommes. Pendant la majeure partie de notre histoire littéraire, du Moyen Age au XVIIe siècle, au moins (où le changement commence avec les Petites Ecoles de Port-Royal), les garçons apprenaient à parler en français (ou dans un dialecte comme l’occitan), d’abord sur les genoux de leur nourrice, puis dans leur famille, avant de commencer à apprendre à lire et à écrire en latin. Le choix d’écrire en latin ou en français existe jusqu’à la Renaissance en littérature (Du Bellay a encore une œuvre double, partie en français, partie en latin), jusqu’à l’âge classique en philosophie (Descartes est le premier à écrire un ouvrage philosophique en français). Donc, avant les XVIe-XVIIe siècles, ceux qui composaient leur œuvre en français avaient fait le choix d’une langue plutôt marquée par un ascendant féminin, contre le latin, ancré dans des références masculines (les Romains, l’Eglise). Ces considérations indiquent que le genre tel qu’il se manifeste dans la parole tient moins au sexe biologique de la personne qui s’exprime qu’à l’histoire de la langue, ainsi qu’à la manière dont chaque individu s’approprie sa langue au cours de son histoire personnelle.

 

Il n’y a pas lieu d’opposer les hommes, qui seraient « les seuls sujets libres d’un acte de la parole » aux femmes, condamnées à s’y voir réduites au statut d’« objet », parce qu’il n’y a pas de continuité du sexe biologique à l’orientation masculine ou féminine d’un discours. Il existe effectivement des paroles, notamment littéraires, nettement marquées en genre. Ainsi, aucun document n’atteste l’existence historique d’un personnage féminin prénommé Marie et originaire d’Ile-de-France, qui aurait composé à la fin du XIIe siècle, à la cour d’Angleterre et en dialecte anglo-normand, un ensemble d’œuvres, dont un recueil de Lais. La signature qui apparaît dans les textes attribués à cet auteur pourrait n’être qu’un artifice littéraire de la part d’un clerc qui se serait caché derrière ce prénom féminin. Pourtant, cette hypothèse ne résiste pas à l’impression que produit la lecture des Lais, qui sont une œuvre éminemment féminine dans son propos, dans sa sensibilité et même dans son ton. Il existe donc une parole féminine, que l’on reconnaît comme telle, en la différenciant instinctivement de la parole masculine majoritaire. Mais cette empreinte du genre sur la parole ne coïncide pas avec la différence des sexes. En effet, une voix profondément et authentiquement féminine peut se faire entendre sous la plume d’un auteur de sexe masculin, de même que les femmes artistes peuvent exprimer leur part de virilité — chaque individu étant psychiquement porteur des deux genres et susceptible d’actualiser dans des proportions variables l’une ou l’autre de ces deux composantes de son identité. L’œuvre de Marivaux, où figurent tant de personnages féminins « plus vrais que nature », peut servir d’exemple pour illustrer notre propos. Son roman, La Vie de Marianne, écrit sous forme de pseudo-mémoires, fait s’exprimer à la première personne une femme qui raconte ses souvenirs. Si la fiction permet au narrateur de revêtir de façon convaincante cette identité féminine, de s’exprimer d’une manière qui impose l’illusion d’une présence féminine, c’est que quelque chose dans l’esprit du romancier lui a permis cette projection : pas seulement une sympathie pour la cause des femmes, évidente dans toute l’œuvre de cet écrivain féministe, mais une véritable androgynie psychique. Cette hypothèse nous paraît seule pouvoir rendre compte de la réussite saisissante du personnage d’Araminte dans Les Fausses Confidences. La pièce aurait-elle pu montrer un personnage plus authentiquement féminin si elle avait été écrite par une femme ? Chacune des réactions d’Araminte semble émaner spontanément d’un tempérament typiquement féminin : l’attirance immédiate qu’elle ressent à l’égard de Dorante ; la jalousie qu’elle éprouve vis-à-vis de sa suivante, Marton, qu’elle croit sa rivale ; les scrupules moraux et les préjugés sociaux qui l’empêchent de se laisser aller à son penchant ; sa révolte contre les prétentions de sa mère qui veut lui faire épouser un Comte pour son titre… L’ensemble de ces traits forme un magnifique portrait de femme, d’un naturel qui transparaît dans des mots comme saisis sur le vif. Ainsi cet aveu final prononcé sans aucune affectation :

« Dorante : Que vous m’aimez, Madame ! Quelle idée ! qui pourrait se l’imaginer ?

Aramine (d’un ton vif et naïf) : Et voilà pourtant ce qui m’arrive. »

Il semble que la pièce, quoique écrite par un homme, exprime « des valeurs, des idées, des perceptions, des projets » caractéristiques d’une femme de la haute bourgeoisie du XVIIIe siècle. Il est d’ailleurs remarquable que cette irruption de la féminité au théâtre s’accompagne d’innovations dans la structure même de la pièce : non seulement Marivaux adopte la forme inhabituelle d’une comédie en trois actes, mais aussi il invente un théâtre sans action et sans péripéties, où la situation reste quasi-inchangée de l’exposition au dénouement, et où tout se passe au plan psychologique.

Si des auteurs masculins peuvent adopter une vision féminine du monde et le langage qui en découle, à l’inverse, certains auteurs féminins (comme Emilie Brontë dans Les Hauts de Hurlevent) déjouent absolument les clichés que l’on associe à la féminité et expriment leur talent dans un registre inattendu, où priment la force, la rudesse et la violence. La virilité se trouve dans des œuvres de femmes-écrivains aussi bien que la féminité chez des hommes de lettres. Ainsi, les nouvelles de Marguerite de Navarre réunies dans L’Heptaméron frappent le lecteur par l’omniprésence de la violence et par une vision très dure, très noire, de la nature humaine. En particulier, le livre révèle une véritable obsession du viol, thème récurrent qui apparaît dans de très nombreuses nouvelles, soit au centre du scénario soit comme épisode secondaire, sans que l’on sache si cette omniprésence traduit la réalité sociologique des relations entre les sexes au début du XVIe siècle, ou si c’est un thème personnel à l’auteur (qui raconte dans la quatrième nouvelle, sous des noms d’emprunt, une tentative de viol dont elle a été elle-même victime). Mais ce qui frappe, c’est que le positionnement moral du texte sur cette question des relations sexuelles imposées par la force est complexe, sinon ambigu. Plusieurs nouvelles, en effet, racontent l’histoire de jeunes hommes amoureux qui n’ont jamais vu leur flamme couronnée par une union, parce qu’ils étaient trop timorés dans leur volonté de conquérir leur belle : c’est tantôt un prétendant écarté par la mère de sa promise et qui meurt de tristesse ; tantôt un fiancé trop pauvre qui se retire dans un monastère quand il se voit refuser le mariage. Et à chaque fois, les « devisants » qui commentent l’histoire (en tout cas une partie d’entre eux, le plus souvent les hommes) rendent l’homme responsable de l’échec de son projet amoureux : il ne s’est pas montré suffisamment conquérant, il n’a pas fait preuve de la « virtu » (force, courage) qui lui aurait permis d’arriver à son but. Au contraire, la dixième nouvelle, la plus longue du recueil, raconte l’histoire des tentatives du pauvre gentilhomme Amadour pour conquérir Floride, une jeune fille de haut rang dont il est amoureux depuis la première fois qu’il l’a vue. Amadour est constamment présenté par le récit (fait par Parlamente, personnage dont tout le monde s’accorde à dire qu’il représente Marguerite elle-même dans le livre) comme un modèle de vertu : grand guerrier, habile conseiller, chevalier accompli, il ne se décourage jamais dans l’adversité (même quand il est fait prisonnier par les pirates barbaresques et menacé du pal). Or ce parangon de vertu tente par deux fois, et de manière préméditée avec un certain machiavélisme, de violer Floride, qui se refuse obstinément à lui. Il semblerait que dans l’univers aristocratique qui est celui de Marguerite de Navarre, les valeurs guerrières (la volonté de puissance, la combativité, la constance) soient plus valorisées que les normes morales qui commandent d’inhiber ses pulsions. Les nouvelles font l’éloge de l’héroïsme des femmes qui résistent jusqu’à la mort aux assauts de valets brutaux ou déjouent les entreprises de moines libidineux ; mais rapportent aussi avec une pointe d’admiration les entreprises gaillardes de princes ou de simples bourgeois qui ne manquent pas une occasion de satisfaire leurs instincts. Au fond, la valeur qui semble primer dans de L’Heptaméron est celle de l’énergie vitale, selon un point de vue sur le monde que l’on associe plus spontanément au pôle masculin qu’au pôle féminin.

Même en admettant avec Yves Bonnefoy que les structures du langage sont marquées d’une empreinte masculine — et ce n’est pas impossible, étant donné que « les textes fondateurs » comme la Bible, la littérature grecque antique, les chansons de gestes, etc. ont tous été écrits par des hommes —, on ne peut pas en déduire que la parole soit réfractaire à l’expression libre et autonome des femmes. Car celles-ci, en s’emparant de formes du discours inventées par des hommes (comme Marguerite de Navarre s’inspirant du Décaméron de Boccace), les font dévier dans une direction nouvelle, peut-être inspirée par leur féminité. Ainsi, pour écrire La Princesse de Clèves, Madame de Lafayette s’empare-t-elle d’un genre littéraire à la mode dans les années 1560 : la nouvelle historique, qui raconte le plus souvent une histoire de passion tragique, située dans un passé récent et mettant en scène des personnes ayant réellement existé (comme Don Carlos de Saint-Réal, paru en 1672). Mais elle introduit dans ce genre une innovation fondamentale : elle mêle aux personnages et aux événements historiques des personnages fictifs (comme Madame de Chartres et sa fille, la future Madame de Clèves) et une histoire d’amour imaginaire. Cette greffe a pour effet d’associer le souci de vraisemblance caractéristique de la nouvelle historique aux descriptions des méandres de l’amour qui avaient fait le succès du roman précieux à la manière de L’Astrée. Madame de Lafayette donne ainsi naissance à un genre nouveau, baptisé par Paul Bourget « le roman d’analyse », et qui sera illustré par l’abbé Prévost dans Manon Lescaut, Benjamin Constant dans Adolphe, Balzac dans Le Lys dans la vallée ou encore Radiguet, qui s’inspire directement de La Princesse de Clèves dans Le Bal du comte d’Orgel. Les innovations introduites par des femmes aboutissent donc à l’apparition de formes nouvelles qui sont versées au fonds commun des moyens d’expression, lequel est au final, par ces apports masculins et féminins mélangés, indéterminé au point de vue du genre.

 

 

Yves Bonnefoy, en présentant l’œuvre méconnue de Marceline Desbordes-Valmore, a raison d’attirer l’attention du lecteur sur la situation faite aux femmes dans le domaine de la littérature. Une femme qui se lance dans la carrière des lettres pénètre dans un univers dominé de longue date par les hommes, qui en ont établi tous les codes, y compris les codes linguistiques. De telle sorte que dans les formes littéraires instituées, la femme est toujours l’objet, mais jamais le sujet du discours. Cependant, c’est sur l’écriture que s’est exercée la mainmise masculine au cours de l’histoire, plus que sur la littérature, dont le domaine est plus vaste, car il inclut aussi des formes d’expression orale comme le folklore, la conversation ou la chanson. Derrière le long monopole masculin sur l’acte d’écrire et de publier des textes, existe une réalité plus diffuse : l’expression pratiquée par plaisir, l’usage esthétique de la parole — où les femmes ont joué un rôle important depuis les origines de la littérature française, au Moyen Age. Une imprégnation féminine de la langue française peut donc être supposée avant même que les femmes n’aient la possibilité de devenir écrivains. Mais ce point de vue historique occulte en partie la réalité psychique du phénomène du genre tel qu’il se manifeste dans la parole et plus particulièrement dans l’œuvre littéraire : les parts respectives du féminin et du masculin ne recouvrent pas l’opposition des sexes parmi les écrivains. Il paraît même difficile d’expliquer l’existence de la fécondité spirituelle nécessaire à l’acte créateur sans supposer une co-présence du féminin et du masculin dans l’esprit de tout écrivain, homme ou femme.