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31/01/2012

Pascal et la notion de justice - Qu'est-ce qu'une pensée juste?

[Extrait d'un cours sur Pascal élaboré par Isabelle Bucchioni, professeur en CPGE scientifiques au Lycée Champollion de Grenoble, que je remercie de m'avoir autorisé à publier ce travail. G.B.]

 

Pascal, Pensées

 Qu’est-ce qu’une pensée juste ?

Introduction

- La notion de justice possède une dimension intellectuelle. Nous avons déjà vu que dans l’Orestie, Athéna, déesse de la sagesse, est la figure qui incarne au final la justice. Certes, pour être juste, il ne suffit pas de penser juste ; mais la justesse de la pensée peut être une composante de la justice. L’impartialité, la mesure, la prudence (au sens aristotélicien, c’est-à-dire un mélange de finesse et de pragmatisme) sont des conditions de possibilité pour que justice soit rendue. Chez Platon, la figure du Juste se confond avec celle du philosophe. Il est donc pertinent, pour nous, d’analyser la façon dont Pascal conçoit la justesse de la pensée, d’autant plus que nous avons vu à quel point il souligne la faiblesse de la raison humaine, en faisant le lien entre cette faiblesse et l’injustice fondamentale du règne de la concupiscence.

- Nous avons déjà rencontré deux principes de la pensée juste chez Pascal. Tout d’abord, il établit à plusieurs reprises, et à plusieurs niveaux, l’hétérogénéité entre plusieurs ordres de réalité, et qualifie d’injuste la volonté de dominer hors de son ordre ; la pensée juste est donc la pensée de la distinction des ordres. D’autre part, il propose de nombreux paradoxes, opère des renversements du pour au contre en montrant que la réalité est souvent contradictoire et qu’elle possède plusieurs faces qu’il faut considérer simultanément : ainsi, les opinions du peuple, à propos des lois, sont à la fois vraies et fausses ; la concupiscence est à la fois un péché, et la source d’un ordre admirable, véritable tableau de la charité. Ainsi, le paradoxe et la distinction des ordres sont-ils deux principes de la pensée juste chez Pascal.

Nous allons examiner de plus près ces deux principes, pour répondre à la question suivante : comment penser, avec justesse, la condition de l’Homme ?

I) La pensée juste : une pensée qui pense chaque chose dans son ordre

1) Ordre des corps, des esprits, de la charité

a) Pascal expose cette distinction, fondamentale pour sa pensée, dans le fr 339. L’ordre des corps est le domaine de la chair, et plus largement des puissances matérielles : le pouvoir des grands, ou de l’argent. Les « grands, les riches, les capitaines » sont des « grands de chair ». L’ordre des esprits est le domaine de l’intellect : de la science et des savants. L’ordre de la charité est le domaine de la religion, du moins, si on la considère hors de sa dimension institutionnelle ; le domaine de la foi, de la « sagesse » au sens religieux du terme, des saints.
- Entre ces trois ordres, il y a une distance infinie : cela signifie qu’ils sont entièrement hétérogènes, qu’ils ne se recoupent pas. Ce qui relève de l’un ne relève pas de l’autre. La science n’est pas affaire de foi, ni ne peut être instrument de pouvoir, ni non plus soumise au pouvoir politique ou religieux par exemple. En conséquence, la censure qui s’est exercée sur Galilée (c’est nous qui prenons l’exemple) est injuste parce qu’elle constitue une confusion des ordres. Mais les savants n’ont pas non plus à intervenir dans les affaires religieuses, pas plus que dans les affaires politiques ; ainsi la pensée de Pascal permet de critiquer l’utopie platonicienne de la Cité juste gouvernée par les philosophes. Enfin le pouvoir royal ne saurait non plus trancher des querelles religieuses, comme celles qui affrontent les Jésuites et les Jansénistes.

b) On retrouve là d’une certaine façon la distinction qu’opère Pascal entre les « rois de concupiscence » et le « roi de charité » dans le troisième Discours. Il y explique que la justice du bon prince ne me rendra pas juste aux yeux de Dieu, car les deux justices sont de deux ordres différents. « Ce que je vous dit ne va pas bien loin ; et si vous en demeurez là, vous ne laisserez pas de vous perdre ; mais au moins vous vous perdrez en honnête homme ». On peut donc à la fois être honnête homme (selon la justice des hommes) et se perdre (selon la justice de Dieu) ; si l’ordre social est un tableau de la charité, il n’en est qu’un tableau, la distance infranchissable demeure.

c) Rappelons aussi que Pascal critique la volonté tyrannique d’être admiré hors de son ordre (fr 91 92). Les discours suivants sont faux et tyranniques : « Je suis beau, donc on doit me craindre. Je suis fort, donc on doit m’aimer », etc.

2) Grandeurs d’établissements et grandeurs naturelles

a) Là aussi, on retrouve l’idée de la nécessaire distinction des ordres. Les qualités en vertu desquelles certains ont le pouvoir ne sont pas des qualités qui leur sont intrinsèques, comme la force, la vertu, le savoir ; mais des titres qui leur sont échus de façon doublement arbitraire : parce que le hasard les a fait naître dans telle ou telle condition sociale ; et parce que l’imagination capricieuse des hommes a proposé tel ou tel critère d’attribution du pouvoir. Ces grandeurs ne sont donc qu’ « établies », et l’on a oublié l’usurpation (nécessaire celle-ci, car basée sur la force) qui les a fait naître.

b) Ainsi on ne doit pas confondre le respect et l’estime, qui ne sont pas dus aux mêmes grandeurs ; et il serait injuste de les réclamer alors qu’ils ne sont pas dus.

3) Force et droit

a) Dans le fr 135, Pascal distingue deux ordres hétérogènes et néanmoins complémentaires : celui du droit et celui de la force. Le droit est absolu et constitue une valeur ; la force est relative et constitue une donnée de fait. Le droit est sujet à dispute ; la force est indiscutable. Il ne faut donc ni confondre les deux,  ni croire que les lois sont fondées absolument en justice ; sinon on court le risque du retour à la violence, par la tentation révolutionnaire. La force de la loi relève non pas de la violence, mais du pouvoir, qui est l’institutionnalisation et le dépassement d’une violence première.

b) La pensée juste est la pensée « de derrière » qui obéit aux lois par un légalisme bien compris, mais sans illusions. Elle n’est ni la pensée naïve du peuple, ni la pensée cynique des demi-habiles.

Pourquoi est-ce si difficile de penser l’hétérogénéité des ordres ? Parce que cela demande une auto-limitation, or nous sommes tellement centrés sur notre moi que nous sommes toujours tentés de déborder les limites en en faisant le centre de tout.
D’autre part, nous sommes fondamentalement des êtres composés, à la fois corps et esprits : cela nous rend difficile la pensée juste qui est pensée de la distinction. Notre pensée est naturellement confuse ; dans le fr 78, Pascal prend l’image d’un outil mal taillé : « la justice et la vérité sont deux pointes si subtiles que nos instruments sont trop mousses pour y toucher exactement. Si ils y arrivent, ils en écachent la pointe et appuient tout autour plus sur le faux que sur le vrai ».

De même, et paradoxalement, nous ne voyons qu’une face des problèmes alors qu’ils en ont toujours deux. D’où le second principe de la pensée juste.

II) La pensée juste : une pensée qui considère et dépasse les contradictions

1) L’homme, à la fois grand et misérable

a) La faiblesse de la raison se traduit entre autres par le fait qu’elle ne sait pas appréhender la contradiction ; elle obéit à une logique trop frustre. Elle ne peut pas affirmer en même temps une chose et son contraire. Bien sûr, la raison possède d’autres limites : notamment, elle est finie, comme tout ce qui est humain ; elle est donc incapable d’appréhender l’infini de l’univers (matériel), comme l’infini de Dieu (immatériel). C’est ce que Pascal explique dans le fragment intitulé « disproportion de l’homme ».
- Or, la condition humaine est profondément contradictoire et on ne peut pas l’appréhender avec justesse si l’on ne regarde à chaque fois qu’une seule face de la vérité. L’homme est en effet à la fois grand et misérable. Il est misérable par la concupiscence ; mais il le sait, il en a conscience ; et par là il est grand, car la conscience est une marque de grandeur. Pascal rend cette contradiction par l’image du roseau pensant. Dans le fr 146, on trouve aussi un jeu de mots paradoxal sur les deux sens du mot « comprendre »: « Par l’espace l’univers me comprend et m’engloutit comme un point, par la pensée je le comprends ».
- La grandeur de l’homme réside en sa pensée : c’est-à-dire en ce qu’il a conscience de lui-même. Les animaux, au contraire, ne pensent pas, ce sont de purs automates comme l’affirme Descartes (fr 143). Ils ne sont donc pas vraiment misérables, ils sont des êtres de pure nature, alors que l’homme garde une trace de sa nature première, qui est la conscience : il se sent comme un roi dépossédé, écrit Pascal, il sent qu’il était destiné à une condition meilleure s’il n’y avait pas eu le péché. Sa misère ne réside pas seulement en sa faiblesse, mais dans le fait qu’il n’était pas destiné à être faible, qu’il le sait, et donc qu’il en souffre. L’homme est donc, paradoxalement, misérable en ce qu’il est grand, et grand en ce qu’il est misérable : ce qui est contradictoire. Résumé de cette contradiction dans le fr 146.

b) Or les philosophes ne pensent pas juste, parce qu’ils ne voient qu’une facette de la condition humaine. En gros, pour Pascal, on peut regrouper toutes les écoles de philosophie en deux tendances. D’un côté, les « sceptiques » ou pyrrhoniens. Ceux-ci, qui doutent de tout, qui affirment qu’il n’existe absolument aucune vérité certaine, ne voient que la misère de l’homme et ignorent sa grandeur ; en quelque sorte, ils l’humilient. Ils ignorent, par exemple, les réussites indéniables de la raison dans son ordre, ils ignorent aussi que le cœur peut être source de certitudes. D’un autre côté, ceux que Pascal appelle les « dogmatistes » affirment qu’il existe de nombreuses vérités certaines que la raison peut connaître ; et même, pour certains comme les stoïciens, que cette même raison peut mener l’homme à la vertu, peut lui permettre d’être un Juste. Les dogmatistes ne voient que la grandeur : ils proposent une image mensongère, très orgueilleuse de l’homme.

c) Pascal entend dépasser cette double cécité, pour affirmer la vérité profondément contradictoire de l’homme. Ainsi, comme le dit l’aphorisme du fr 163 : « S’il se vante, je l’abaisse ; S’il s’abaisse, je le vante Et le contredis toujours Jusqu’à ce qu’il comprenne Qu’il est un monstre incompréhensible ». La même idée se retrouve au fr 164, plus longuement développée, autour de l’affirmation « l’homme passe l’homme ».
- Et comment la dépasse-t-il ? Comment penser avec justesse la condition humaine ? C’est la « sagesse de Dieu » qui va la donner, autrement dit, le dogme chrétien du péché originel. Suite du fr 164. Dans ce passage, Pascal reconnaît que le dogme du péché originel est incompréhensible ; mais il affirme que sans lui, la condition humaine est encore plus incompréhensible : « l’homme est plus inconcevable sans ce mystère, que ce mystère n’est inconcevable à l’homme ». C’est donc la théologie, et non pas la philosophie, qui offre le modèle de la pensée juste. Autre fr sur le même thème : 182.

2) Dieu est caché mais se manifeste par des signes

- Nous irons plus vite sur les deux autres contradictions, que nous avons déjà vues plus haut dans le cours. Le fait que Dieu soit caché, mais qu’il se manifeste tout de même par des signes, entraîne que sa justice se manifeste à notre égard de façon contradictoire : il nous abat en humiliant notre orgueil et en nous plongeant dans l’obscurité, et en même temps il nous promet, par amour, une rédemption toujours possible, et exige alors de nous que nous nous haussions à la hauteur de l’amour de Dieu, pour ne pas le décevoir.
- Ainsi, au fr 383 : « le christianisme est étrange » c’est-à-dire qu’il défie le principe de non contradiction. La même idée est plus longuement développée au fr 240. « Ainsi donnant à trembler à ceux qu’elle justifie et consolant ceux qu’elle condamne, elle tempère avec tant de justesse la crainte avec l’espérance » …

3) L’amour-propre est ce qui perd l’homme, mais aussi ce qui le sauve socialement

- C’est aussi une idée que l’on a vu : renversement du pour au contre et réhabilitation de la concupiscence. C’est par elle que nous ne voulons pas détruire autrui dont nous avons besoin comme d’un miroir flatteur ; c’est par elle que nous vivons dans un monde de signes (plutôt que de qualités réelles) dont nous avons besoin pour établir un ordre social incontestable dans lequel les titres qui attirent le respect sont bien visibles.
- Ainsi, ce qui rend l’institution judiciaire ridicule (le règne du costume) est en même temps ce qui la rend vénérable, en lui attirant le respect.